Kitabı oku: «L'homme à l'oreille cassée», sayfa 2
III – Le crime du savant professeur Meiser
– Mesdames, dit Léon, le professeur Meiser n'était pas un malfaiteur vulgaire, mais un homme dévoué à la science et à l'humanité. S'il tua le colonel français qui repose en ce moment sous les basques de ma redingote, c'était d'abord pour lui conserver la vie, ensuite pour éclaircir une question qui vous intéresse vous-mêmes au plus haut, point.
«La durée de notre existence est infiniment trop courte. C'est un fait que nul homme ne saurait contester. Dire que dans cent ans aucune des neuf ou dix personnes qui sont réunies dans cette maison n'habitera plus à la surface de la terre! N'est-ce pas une chose navrante?
Mlle Sambucco poussa un gros soupir. Léon poursuivit:
«Hélas! mademoiselle, j'ai bien des fois soupiré comme vous, à l'idée de cette triste nécessité. Vous avez une nièce, la plus jolie et la plus adorable de toutes les nièces, et l'aspect de son charmant visage vous réjouit le coeur. Mais vous désirez quelque chose de plus; vous ne serez satisfaite que lorsque vous aurez vu courir vos petits-neveux. Vous les verrez, j'y compte bien. Mais verrez-vous leurs enfants? c'est douteux. Leurs petits-enfants? C'est impossible. Pour ce qui est la dixième, vingtième, trentième génération, il n'y faut pas songer.
«On y songe pourtant, et il n'est peut-être pas un homme qui ne se soit dit au moins une fois dans sa vie: «Si je pouvais renaître dans deux cents ans!» Celui-ci voudrait revenir sur la terre pour chercher des nouvelles de sa famille, celui-là de sa dynastie. Un philosophe est curieux de savoir si les idées qu'il a semées auront porté des fruits; un politique si son parti aura pris le dessus; un avare, si ses héritiers n'auront pas dissipé la fortune qu'il a faite; un simple propriétaire, si les arbres de son jardin auront grandi. Personne n'est indifférent aux destinées futures de ce monde que nous traversons au galop dans l'espace de quelques années et pour n'y plus revenir. Que de gens ont envié le sort d'Épiménide qui s'endormit dans une caverne et s'aperçut en rouvrant les yeux que le monde avait vieilli! Qui n'a pas rêvé pour son compte la merveilleuse aventure de la Belle au bois dormant?
«Hé bien! mesdames, le professeur Meiser, un des hommes les plus sérieux de notre siècle, était persuadé que la science peut endormir un être vivant et le réveiller au bout d'un nombre infini d'années, arrêter toutes les fonctions du corps, suspendre la vie, dérober un individu à l'action du temps pendant un siècle ou deux, et le ressusciter après.
– C'était donc un fou? s'écria Mme Renault.
– Je n'en voudrais pas jurer. Mais il avait des idées à lui sur le grand ressort qui fait mouvoir les êtres vivants. Te rappelles- tu, ma bonne mère, la première impression que tu as éprouvée étant petite fille, lorsqu'on t'a fait voir l'intérieur d'une montre en mouvement? Tu as été convaincue qu'il y avait au milieu de la boîte une petite bête très remuante qui se démenait vingt-quatre heures par jour à faire tourner les aiguilles. Si les aiguilles ne marchaient plus, tu disais: «C'est que la petite bête est morte.» Elle n'était peut-être qu'endormie.
«On t'a expliqué depuis que la montre renfermait un ensemble d'organes bien adaptés et bien huilés qui se mouvaient spontanément dans une harmonie parfaite. Si un ressort vient à se rompre, si un rouage est cassé, si un grain de sable s'introduit entre deux pièces, la montre ne marche plus, et les enfants s'écrient avec raison: «La petite bête est morte.» Mais suppose une montre solide, bien établie, saine de tout point, et arrêtée parce que les organes ne glissent plus faute d'huile, la petite bête n'est pas morte: il ne faut qu'un peu d'huile pour la réveiller.
«Voici un chronomètre excellent, de la fabrique de Londres. Il marche quinze jours de suite sans être remonté. Je lui ai donné un tour de clef avant-hier, il a donc treize jours à vivre. Si je le jette par terre, si je casse le grand ressort, tout sera dit. J'aurai tué la petite bête. Mais suppose que, sans rien briser, je trouve moyen de soutenir ou de sécher l'huile fine qui permet aux organes de glisser les uns sur les autres, la petite bête sera-t- elle morte? non, elle dormira. Et la preuve, c'est que je peux alors serrer ma montre dans un tiroir, la garder là vingt-cinq ans, et si j'y remets une goutte d'huile après un quart de siècle, les organes rentreront en jeu. Le temps aura passé sans vieillir la petite bête endormie. Elle aura encore treize jours à marcher depuis l'instant de son réveil.
«Tous les êtres vivants, suivant l'opinion du professeur Meiser, sont des montres ou des organismes qui se meuvent, respirent, se nourrissent et se reproduisent pourvu que leurs organes soient intacts et huilés convenablement. L'huile de la montre est représentée chez l'animal par une énorme quantité d'eau. Chez l'homme, par exemple, l'eau fournit environ les quatre cinquièmes du poids total. Étant donné un colonel du poids de cent cinquante livres, il y a trente livres de colonel et cent vingt livres ou soixante litres d'eau. C'est un fait démontré par de nombreuses expériences. Je dis un colonel comme je dirais un roi: tous les hommes sont égaux devant l'analyse.
«Le professeur Meiser était persuadé, comme tous les savants, que casser la tête d'un colonel, ou lui percer le coeur, ou séparer en deux sa colonne vertébrale, c'est tuer la petite bête, attendu que le cerveau, le coeur, la moelle épinière sont des ressorts indispensables sans lesquels la machine ne peut marcher. Mais il croyait aussi qu'en soutirant soixante litres d'eau d'une personne vivante, on endormait la petite bête sans la tuer; qu'un colonel desséché avec précaution pouvait se conserver cent ans, puis renaître à la vie, lorsqu'on lui rendrait la goutte d'huile, ou mieux les soixante litres d'eau sans lesquels la machine humaine ne saurait entrer en mouvement.
«Cette opinion qui vous paraît inacceptable et à moi aussi, mais qui n'est pas rejetée absolument par notre ami le docteur Martout, se fondait sur une série d'observations authentiques, que le premier venu peut encore vérifier aujourd'hui.
«Il y a des animaux qui ressuscitent: rien n'est plus certain ni mieux démontré. Mr Meiser, après l'abbé Spallanzani et beaucoup d'autres, ramassait dans la gouttière de son toit de petites anguilles desséchées, cassantes comme du verre, et il leur rendait la vie en les plongeant dans l'eau. La faculté de renaître n'est pas le privilège d'une seule espèce: on l'a constatée chez des animaux nombreux et divers. Les volvox, les petites anguilles ou anguillules du vinaigre, de la boue, de la colle gâtée, du blé niellé; les rotifères, qui sont de petites écrevisses armées de carapace, munies d'un intestin complet, de sexes séparés, d'un système nerveux, avec un cerveau distinct, un ou deux yeux, suivant les genres, un cristallin et un nerf optique; les tardigrades, qui sont de petites araignées à six et huit pattes, sexes séparés, intestin complet, une bouche, deux yeux, système nerveux bien distinct, système musculaire très développé; tout cela meurt et ressuscite dix et quinze fois de suite, à la volonté du naturaliste. On sèche un rotifère, bonsoir! on le mouille, bonjour! Le tout est d'en avoir bien soin quand il est sec. Vous comprenez que si on lui cassait seulement la tête, il n'y aurait ni goutte d'eau, ni fleuve, ni océan capable de le ressusciter.
«Ce qui est merveilleux, c'est qu'un animal qui ne saurait vivre plus d'un an, comme l'anguillule de la nielle, peut rester vingt-huit ans sans mourir, si l'on a pris la précaution de le dessécher. Needham en avait recueilli un certain nombre en 1743; il en fit présent à Martin Folkes, qui les donna à Baker, et ces intéressants animaux ressuscitèrent dans l'eau en 1771. Ils jouirent de la satisfaction bien rare de coudoyer leur vingt- huitième génération! Un homme qui verrait sa vingt-huitième génération ne serait-il pas un heureux grand-père?
«Un autre fait non moins intéressant, c'est que les animaux desséchés ont la vie infiniment plus dure que les autres. Que la température vienne à baisser subitement de trente degrés dans le laboratoire où nous sommes réunis, nous prendrons tous une fluxion de poitrine. Qu'elle s'élève d'autant, gare aux congestions cérébrales! Eh bien! un animal desséché, qui n'est pas définitivement mort, qui ressuscitera demain si je le mouille, affronte impunément des variations de quatre-vingt-quinze degrés six dixièmes. Mr Meiser et bien d'autres l'ont prouvé.
«Reste à savoir si un animal supérieur, un homme par exemple, peut être desséché sans plus d'inconvénient qu'une anguillule ou un tardigrade. Mr Meiser en était convaincu; il l'a écrit dans tous ses livres, mais il ne l'a pas démontré par l'expérience. Quel dommage, mesdames! Tous les hommes curieux de l'avenir, ou mécontents de la vie, ou brouillés avec leurs contemporains, se mettraient eux-mêmes en réserve pour un siècle meilleur, et l'on ne verrait plus de suicides par misanthropie! Les malades que la science ignorante du dix-neuvième siècle aurait déclarés incurables, ne se brûleraient plus la cervelle: ils se feraient dessécher et attendraient paisiblement au fond d'une boîte que le médecin eût trouvé un remède à leurs maux. Les amants rebutés ne se jetteraient plus à la rivière: ils se coucheraient sous la cloche d'une machine pneumatique; et nous les verrions, trente ans après, jeunes, beaux et triomphants, narguer la vieillesse de leurs cruelles et leur rendre mépris pour mépris. Les gouvernements renonceraient à l'habitude malpropre et sauvage de guillotiner les hommes dangereux. On ne les enfermerait pas dans une cellule de Mazas pour achever de les abrutir; on ne les enverrait pas à l'école de Toulon pour compléter leur éducation criminelle: on les dessécherait par fournées, celui-ci pour dix ans, celui-là pour quarante, suivant la gravité de leurs forfaits. Un simple magasin remplacerait les prisons, les maisons centrales et les bagnes. Plus d'évasions à craindre, plus de prisonniers à nourrir! une énorme quantité de haricots secs et de pommes de terre moisies serait rendue à là consommation du pays.
«Voilà, mesdames, un faible échantillon des bienfaits que le docteur Meiser a cru répandre sur l'Europe en inaugurant la dessiccation de l'homme. Il à fait sa grande expérience en 1813 sur un colonel français, prisonnier, m'a-t-on dit, et condamné comme espion par un conseil de guerre. Malheureusement, il n'a pas réussi; car j'ai acheté le colonel et sa boîte au prix d'un cheval de remonte dans la plus sale boutique de Berlin.
IV – La victime
– Mon cher Léon, dit Mr Renault, tu viens de me rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté ta dissertation comme on écoute le discours latin du professeur de rhétorique; il y a toujours dans l'auditoire une majorité qui n'y apprend rien et une minorité qui n'y comprend rien. Mais tout le monde écoute patiemment en faveur des émotions qui viendront à la suite. Mr Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiser et de son digne élève, Mr Pouchet; tu en as donc trop dit si tu as cru parler à notre adresse; tu n'en as pas dit assez pour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien aux discussions pendantes sur le vitalisme et l'organicisme: La vie est-elle un principe d'action qui anime les organes et les met en jeu? N'est-elle, au contraire, que le résultat de l'organisation, le jeu des diverses propriétés de la matière organisée? C'est un problème de la plus haute importance, qui intéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardiment devant elles. Il suffirait de leur dire: «Nous cherchons s'il y a un principe vital, source et commencement de tous les actes du corps, ou si la vie n'est que le résultat du jeu régulier des organes? Le principe vital, aux yeux de Meiser et de son disciple, n'est pas; s'il existait réellement, disent-ils, on ne comprendrait point qu'il pût sortir d'un homme et d'un tardigrade lorsqu'on les sèche, et y rentrer lorsqu'on les mouille. Or, si le principe vital n'est pas, toutes les théories métaphysiques et morales qu'on a fondées sur son existence sont à refaire.» Ces dames t'ont patiemment écouté, c'est une justice à leur rendre; tout ce qu'elles ont pu comprendre à ce discours un peu latin, c'est que tu leur donnais une dissertation au lieu du roman que tu leur avais promis. Mais on te pardonne en faveur de la momie que tu vas nous montrer; ouvre la boîte du colonel!
– Nous l'avons bien gagné! s'écria Clémentine en riant.
– Et si vous alliez avoir peur?
– Sachez, monsieur, que je n'ai peur de personne, pas même des colonels vivants!
Léon reprit son trousseau de clefs et ouvrit la longue caisse de chêne sur laquelle il était assis. Le couvercle soulevé, on vit un gros coffre de plomb qui renfermait une magnifique boîte de noyer soigneusement polie au dehors, doublée de soie blanche et capitonnée en dedans. Les assistants rapprochèrent les flambeaux et les bougies, et le colonel du 23ème de ligne apparut comme dans une chapelle ardente.
On eût dit un homme endormi. La parfaite conservation du corps attestait les soins paternels du meurtrier. C'était vraiment une pièce remarquable, qui aurait pu soutenir la comparaison avec les plus belles momies européennes décrites par Vicq d'Azyr en 1779, et par Puymaurin fils en 1787.
La partie la mieux conservée, comme toujours, était la face. Tous les traits avaient gardé une physionomie mâle et fière. Si quelque ancien ami du colonel eût assisté à l'ouverture de la troisième boîte, il aurait reconnu l'homme au premier coup d'oeil.
Sans doute le nez avait la pointe un peu plus effilée, les ailes moins bombées et plus minces, et le méplat du dos un peu moins prononcé que vers l'année 1813. Les paupières s'étaient amincies, les lèvres s'étaient pincées, les coins de la bouche étaient légèrement tirées vers le bas, les pommettes ressortaient trop en relief; le cou s'était visiblement rétréci, ce qui exagérait la saillie du menton et du larynx. Mais les yeux, fermés sans contraction, étaient beaucoup moins caves qu'on n'aurait pu le supposer; la bouche ne grimaçait point comme la bouche d'un cadavre; la peau, légèrement ridée, n'avait pas changé de couleur: elle était seulement devenue un peu plus transparente et laissait deviner en quelque sorte la couleur des tendons, de la graisse et des muscles partout où elle les recouvrait d'une manière immédiate. Elle avait même pris une teinte rosée qu'on n'observe pas d'ordinaire sur les cadavres momifiés. Mr le docteur Martout expliqua cette anomalie en disant que, si le colonel avait été desséché tout vif, les globules du sang ne s'étaient pas décomposés, mais simplement agglutinés dans les vaisseaux capillaires du derme et des tissus sous-jacents; qu'ils avaient donc conservé leur couleur propre, et qu'ils la laissaient voir plus facilement qu'autrefois, grâce à la demi-transparence de la peau desséchée.
L'uniforme était devenu beaucoup trop large; on le comprend sans peine; mais il ne semblait pas à première vue que les membres se fussent déformés. Les mains étaient sèches et anguleuses; mais les ongles, quoique un peu recourbés vers le bout, avaient conservé toute leur fraîcheur. Le seul changement très notable était la dépression excessive des parois abdominales, qui semblaient refoulées au-dessous des dernières côtes; à droite, une légère saillie laissait deviner la place du foie. Le choc du doigt sur les diverses parties du corps rendait un son analogue à celui du cuir sec. Tandis que Léon signalait tous ces détails à son auditoire et faisait les honneurs de sa momie, il déchira maladroitement l'ourlet de l'oreille droite et il lui resta dans la main un petit morceau de colonel.
Cet accident sans gravité aurait pu passer inaperçu, si Clémentine, qui suivait avec une émotion visible tous les gestes de son amant, n'avait laissé tomber sa bougie en poussant un cri d'effroi. On s'empressa autour d'elle; Léon la soutint dans ses bras et la porta sur une chaise; Mr Renault courut chercher des sels: elle était pâle comme une morte et semblait au moment de s'évanouir.
Elle reprit bientôt ses forces et rassura tout le monde avec un sourire charmant.
– Pardonnez-moi, dit-elle, un mouvement de terreur si ridicule; mais ce que Mr Léon nous avait dit… et puis… cette figure qui paraît endormie… il m'a semblé que ce pauvre homme allait ouvrir la bouche en criant qu'on lui faisait mal.
Léon s'empressa de refermer la boîte de noyer, tandis que Mr Martout ramassait le fragment d'oreille et le mettait dans sa poche. Mais Clémentine tout en continuant à s'excuser et à sourire, fut reprise d'un nouvel accès d'émotion et se mit à fondre en larmes. L'ingénieur se jeta à ses pieds, se répandit en excuses et en bonnes paroles, et fit tout ce qu'il put pour consoler cette douleur inexplicable. Clémentine séchait ses larmes, puis repartait de plus belle, et sanglotait à fendre l'âme, sans savoir pourquoi.
«Animal que je suis! murmurait Léon en s'arrachant les cheveux. Le jour où je la revois après trois ans d'absence, je n'imagine rien de plus spirituel que de lui montrer des momies!»
Il lança un coup de pied dans le triple coffre du colonel en disant:
– Je voudrais que ce maudit colonel fût au diable!
– Non! s'écria Clémentine avec un redoublement de violence et d'éclat. Ne le maudissez pas, monsieur Léon! Il a tant souffert! Ah! pauvre! pauvre malheureux homme!
Mlle Sambucco était un peu honteuse. Elle excusait sa nièce et protestait que jamais, depuis sa plus tendre enfance, elle n'avait laissé voir un tel excès de sensibilité. Mr et Mme Renault qui l'avaient vue grandir, le docteur Martout qui remplissait auprès d'elle la sinécure de médecin, l'architecte, le notaire, en un mot, toutes les personnes présentes étaient plongées dans une véritable stupéfaction. Clémentine n'était pas une sensitive: ce n'était pas même une pensionnaire romanesque. Sa jeunesse n'avait pas été nourrie d'Anne Radcliffe; elle ne croyait pas aux revenants; elle marchait fort tranquillement dans la maison à dix heures du soir, sans lumière. Quelques mois avant le départ de Léon, lorsque sa mère était morte, elle n'avait voulu partager avec personne le triste bonheur de veiller en priant dans la chambre mortuaire.
– Cela nous apprendra, dit la tante, à rester sur pied passé dix heures; que dis-je! il est minuit moins un quart. Viens, mon enfant; tu achèveras de te remettre dans ton lit.
Clémentine se leva avec soumission, mais au moment de sortir du laboratoire elle revint sur ses pas, et, par un caprice encore plus inexplicable que sa douleur, elle voulut absolument revoir la figure du colonel. Sa tante eut beau la gronder; malgré les observations de Mlle Sambucco et de tous les assistants, elle rouvrit la boîte de noyer, s'agenouilla devant la momie et la baisa sur le front.
– Pauvre homme! dit-elle en se relevant; comme il a froid! Monsieur Léon, promettez-moi que s'il est mort, vous le ferez mettre en terre sainte!
– Comme il vous plaira, mademoiselle. Je comptais l'envoyer au musée anthropologique, avec la permission de mon père; mais, vous savez que nous n'avons rien à vous refuser.
On ne se sépara pas aussi gaiement à beaucoup près qu'on ne s'était abordé. Mr Renault et son fils reconduisirent Mlle Sambucco et sa nièce jusqu'à leur porte et rencontrèrent ce grand colonel de cuirassiers qui honorait Clémentine de ses attentions. La jeune fille serra tendrement le bras de son fiancé et lui dit:
– Voici un homme qui ne me voit jamais sans soupirer. Et quels soupirs, grand Dieu! Il n'en faudrait pas deux pour enfler les voiles d'un vaisseau. Avouez que la race des colonels a bien dégénéré depuis 1813! On n'en voit plus d'aussi distingués que notre malheureux ami!
Léon avoua tout ce qu'elle voulut. Mais il ne s'expliquait pas clairement pourquoi il était devenu l'ami d'une momie qu'il avait payée vingt-cinq louis. Pour détourner la conversation, il dit à Clémentine:
– Je ne vous ai pas montré tout ce que j'apportais de mieux. S.M. l'empereur de toutes les Russies m'a fait présent d'une petite étoile en or émaillé qui se porte au bout d'un ruban. Aimez-vous les rubans qu'on met à la boutonnière?
– Oh! oui, répondit-elle, le ruban rouge de la Légion d'honneur! Vous avez remarqué? Le pauvre colonel en a encore un lambeau sur son uniforme, mais la croix n'y est plus. Ces mauvais Allemands la lui auront arrachée lorsqu'ils l'ont fait prisonnier!
– C'est bien possible, dit Léon.
Comme on était arrivé devant la maison de Mlle Sambucco, il fallut se quitter. Clémentine tendit la main à Léon, qui aurait mieux aimé la joue.
Le père et le fils retournèrent chez eux, bras-dessus, bras- dessous, au petit pas, en se livrant à des conjectures sans fin sur les émotions bizarres de Clémentine.
Mme Renault attendait son fils pour le coucher: vieille et touchante habitude que les mères ne perdent pas aisément. Elle lui montra le bel appartement qu'on avait construit pour son futur ménage, au-dessus du salon et de l'atelier de Mr Renault.
– Tu seras là dedans comme un petit coq en pâte, dit-elle en montrant une chambre à coucher merveilleuse de confort. Tous les meubles sont moelleux, arrondis, sans aucun angle: un aveugle s'y promènerait sans craindre de se blesser. Voilà comme je comprends le bien-être intérieur; que chaque fauteuil soit un ami. Cela te coûte un peu cher; les frères Penon sont venus de Paris tout exprès. Mais il faut qu'un homme se trouve bien chez lui, pour qu'il n'ait pas la tentation d'en sortir.
Ce doux bavardage maternel se prolongea deux bonnes heures, et il fut longuement parlé de Clémentine, vous vous en doutez bien. Léon la trouvait plus jolie qu'il ne l'avait rêvée dans ses plus doux songes, mais moins aimante.
«Diable m'emporte! dit-il en soufflant sa bougie; on croirait que ce maudit colonel empaillé est venu se fourrer entre nous!»