Kitabı oku: «Le nez d'un notaire», sayfa 4
IV
CHÉBACHTIEN ROMAGNÉ
IL s’appelait Romagné, du nom de son père. Son parrain et sa marraine l’avaient baptisé Sébastien; mais, comme il était natif de Frognac-lès-Mauriac, département du Cantal, il invoquait son patron sous le nom de chaint Chébachtien. Tout porte à croire qu’il aurait écrit son prénom par un Ch; mais heureusement il ne savait pas écrire. Cet enfant de l’Auvergne était âgé de vingt-trois ou vingt-quatre ans, et bâti comme un hercule: grand, gros, trapu, ossu, corsu, haut en couleur; fort comme un bœuf de labour, doux et facile à mener comme un petit agneau blanc. Imaginez la plus solide pâte d’homme, la plus grossière et la meilleure.
Il était l’aîné de dix enfants, garçons et filles, tous vivants, bien portants et grouillants sous le toit paternel. Son père avait une cabane, un bout de champ, quelques châtaigniers dans la montagne, une demi-douzaine de cochons, bon an mal an, et deux bras pour piocher la terre. La mère filait du chanvre, les petits garçons aidaient au père, les petites avaient soin du ménage et s’élevaient les unes les autres, l’aînée servant de bonne à la cadette et ainsi de suite jusqu’au bas de l’échelle.
Le jeune Sébastien ne brilla jamais par l’intelligence, ni par la mémoire, ni par aucun don de l’esprit; mais il avait du cœur à revendre. On lui apprit quelques chapitres du catéchisme, comme on enseigne aux merles à siffler J’ai du bon tabac; mais il eut et conserva toujours les sentiments les plus chrétiens. Jamais il n’abusa de sa force contre les gens ni contre les bêtes; il évitait les querelles et recevait bien souvent des taloches sans les rendre. Si M. le sous-préfet de Mauriac avait voulu lui faire donner une médaille d’argent, il n’aurait eu qu’à écrire à Paris; car Sébastien sauva plusieurs personnes au péril de sa vie, et notamment deux gendarmes qui se noyaient avec leurs chevaux dans le torrent de la Saumaise. Mais on trouvait ces choses-là toutes naturelles, attendu qu’il les faisait d’instinct, et l’on ne songeait pas plus à le récompenser que s’il eût été un chien de Terre-Neuve.
A l’âge de vingt ans, il satisfit à la loi et tira un bon numéro, grâce à une neuvaine qu’il avait faite en famille. Après quoi, il résolut de s’en aller à Paris, suivant les us et coutumes de l’Auvergne, pour gagner un peu d’argent blanc et venir en aide à ses père et mère. On lui donna un costume de velours et vingt francs, qui sont encore une somme dans l’arrondissement de Mauriac, et il profita de l’occasion d’un camarade qui savait le chemin de Paris. Il fit la route à pied, en dix jours, et arriva frais et dispos avec douze francs cinquante dans la poche et ses souliers neufs à la main.
Deux jours après, il roulait un tonneau dans le faubourg Saint-Germain en compagnie d’un autre camarade qui ne pouvait plus monter les escaliers parce qu’il s’était donné un effort. Il fut, pour prix de ses peines, logé, couché, nourri et blanchi à raison d’une chemise par mois, sans compter qu’on lui donnait trente sous par semaine pour faire le garçon. Sur ses économies, il acheta, au bout de l’année, un tonneau d’occasion et s’établit à son compte.
Il réussit au delà de toute espérance. Sa politesse naïve, sa complaisance infatigable et sa probité bien connue lui concilièrent les bonnes grâces de tout le quartier. De deux mille marches d’escalier qu’il montait et descendait tous les jours, il s’éleva graduellement à sept mille. Aussi envoyait-il jusqu’à soixante francs par mois aux bonnes gens de Frognac. La famille bénissait son nom et le recommandait à Dieu soir et matin dans ses prières; les petits garçons avaient des culottes neuves, et il ne s’agissait de rien moins que d’envoyer les deux derniers à l’école!
L’auteur de tous ces biens n’avait rien changé à sa manière de vivre; il couchait à côté de son tonneau sous une remise, et renouvelait quatre fois par an la paille de son lit. Le costume de velours était plus rapiécé qu’un habit d’arlequin. En vérité, sa toilette eût coûté bien peu de chose sans les maudits souliers, qui usaient tous les mois un kilogramme de clous. Ses dépenses de table étaient les seules sur lesquelles il ne lésinât point. Il s’octroyait sans marchander quatre livres de pain par jour. Quelquefois même il régalait son estomac d’un morceau de fromage ou d’un oignon, ou d’une demi-douzaine de pommes achetées au tas sur le pont Neuf. Les dimanches et fêtes, il affrontait la soupe et le bœuf, et s’en léchait les doigts toute la semaine. Mais il était trop bon fils et trop bon frère pour s’aventurer jusqu’au verre de vin. «Le vin, l’amour et le tabac» étaient pour lui des denrées fabuleuses; il ne les connaissait que de réputation. A plus forte raison ignorait-il les plaisirs du théâtre, si chers aux ouvriers de Paris. Mon gaillard aimait mieux se coucher gratis à sept heures que d’applaudir M. Dumaine pour dix sous.
Tel était au physique et au moral l’homme que M. Bernier héla dans la rue de Beaune pour qu’il vînt prêter de sa peau à M. L’Ambert.
Les gens de la maison, avertis, l’introduisirent en hâte.
Il s’avança timidement, le chapeau à la main, levant les pieds aussi haut qu’il pouvait, et n’osant les reposer sur le tapis. L’orage du matin l’avait crotté jusqu’aux aisselles.
– Chi ch’est pour de l’eau, dit-il en saluant le docteur, je …
M. Bernier lui coupa la parole.
– Non, mon garçon: il ne s’agit pas de votre commerce.
– Alors, mouchu, ch’est donc pour auchtre choge?
– Pour une tout autre chose. Monsieur que voici a eu le nez coupé ce matin.
– Ah! chaprichti, le pauvre homme! Et qui est-che qui lui a fait cha?
– Un Turc; mais il n’importe.
– Un chauvage! On m’avait bien dit que les Turcs étaient des chauvages; mais je ne chavais pas qu’on les laichait venir à Paris. Attendez cheulement un peu; je vas charcher le chargent de ville!
M. Bernier arrêta cet élan de zèle du digne Auvergnat et lui expliqua en peu de mots le service qu’on attendait de lui. Il crut d’abord qu’on se moquait, car on peut être un excellent porteur d’eau et n’avoir aucune notion de rhinoplastie. Le docteur lui fit comprendre qu’on voulait lui acheter un mois de son temps et environ cent cinquante centimètres carrés de sa peau.
– L’opération n’est rien, lui dit-il, et vous n’avez que fort peu à souffrir; mais je vous préviens qu’il vous faudra énormément de patience pour rester immobile un mois durant, le bras cousu au nez de monsieur.
– De la pachienche, répondit-il, j’en ai de rechte; ch’est pas pour rien qu’on est Oubergnat. Mais chi je pâche un mois chez vous pour rendre cherviche à che pauvre homme, il faudra me payer mon temps che qu’il vaut.
– Bien entendu. Combien voulez-vous?
Il médita un instant et dit:
– La main chur la conschienche, cha vaut une pièce de quatre francs par jour.
– Non, mon ami, reprit le notaire: cela vaut mille francs pour le mois, ou trente-trois francs par journée.
– Non, répliqua le docteur avec autorité, cela vaut deux mille francs.
M. L’Ambert inclina la tête et ne fit point d’objection.
Romagné demanda la permission de finir sa journée, de ramener son tonneau sous la remise et de chercher un remplaçant pour un mois.
– Du rechte, disait-il, che n’est pas la peine de commencher aujourd’hui, pour une demi-journée.
On lui prouva que la chose était urgente, et il prit ses mesures en conséquence. Un de ses amis fut mandé et promit de le suppléer durant un mois.
– Tu m’apporteras mon pain tous les choirs, dit Romagné.
On lui dit que la précaution était inutile, et qu’il serait nourri dans la maison.
– Cha dépend de che que cha coûtera.
– M. L’Ambert vous nourrira gratis.
– Gratiche! ch’est dans mes prix. Voichi ma peau. Coupez tout de chuite!
Il supporta l’opération comme un brave, sans sourciller.
– Ch’est un plaigir, disait-il. On m’a parlé d’un Oubergnat de mon pays qui che faigeait pétrifier dans une chourche à vingt chous l’heure. J’aime mieux me faire couper par morcheaux. Ch’est moins achujettichant, et cha rapporte pluche.
M. Bernier lui cousit le bras gauche au visage du notaire, et ces deux hommes restèrent, un mois durant, enchaînés l’un à l’autre. Les deux frères siamois qui amusèrent jadis la curiosité de l’Europe n’étaient pas plus indissolubles. Mais ils étaient frères, accoutumés à se supporter dès l’enfance, et ils avaient reçu la même éducation. Si l’un avait été porteur d’eau et l’autre notaire, peut-être auraient-ils donné le spectacle d’une amitié moins fraternelle.
Romagné ne se plaignit jamais de rien, quoique la situation lui parût tout à fait nouvelle. Il obéit en esclave, ou mieux, en chrétien, à toutes les volontés de l’homme qui avait acheté sa peau. Il se levait, s’asseyait, se couchait, se tournait à droite et à gauche, selon le caprice de son seigneur. L’aiguille aimantée n’est pas plus soumise au pôle nord que Romagné n’était soumis à M. L’Ambert.
Cette héroïque mansuétude toucha le cœur du notaire, qui pourtant n’était pas tendre. Pendant trois jours, il eut une sorte de reconnaissance pour les bons soins de sa victime; mais il ne tarda guère à le prendre en dégoût, puis en horreur.
Un homme jeune, actif et bien portant ne s’accoutume jamais sans effort à l’immobilité absolue. Qu’est-ce donc lorsqu’il doit rester immobile dans le voisinage d’un être inférieur, malpropre et sans éducation? Mais le sort en était jeté. Il fallait ou vivre sans nez ou supporter l’Auvergnat avec toutes ses conséquences, manger avec lui, dormir avec lui, accomplir auprès de lui, et dans la situation la plus incommode, toutes les fonctions de la vie.
Romagné était un digne et excellent jeune homme; mais il ronflait comme un orgue. Il adorait sa famille, il aimait son prochain; mais il ne s’était jamais baigné de sa vie, de peur d’user en vain la marchandise. Il avait les sentiments les plus délicats du monde; mais il ne savait pas s’imposer les contraintes les plus élémentaires que la civilisation nous recommande. Pauvre M. L’Ambert! et pauvre Romagné! quelles nuits et quelles journées! quels coups de pied donnés et reçus! Inutile de dire que Romagné les reçut sans se plaindre: il craignait qu’un faux mouvement ne fît manquer l’expérience de M. Bernier.
Le notaire recevait bon nombre de visites. Il lui vint des compagnons de plaisir qui s’amusèrent de l’Auvergnat. On lui apprit à fumer des cigares, à boire du vin et de l’eau-de-vie. Le pauvre diable s’abandonnait à ces plaisirs nouveaux avec la naïveté d’un Peau-Rouge. On le grisa, on le soûla, on lui fit descendre tous les échelons qui séparent l’homme de la brute. C’était une éducation à refaire; les beaux messieurs y prirent un plaisir cruel. N’était-il pas agréable et nouveau de démoraliser un Auvergnat?
Certain jour, on lui demanda comment il pensait employer les cent louis de M. L’Ambert lorsqu’il aurait fini de les gagner:
– Je les placherai à chinq pour chent, répondit-il, et j’aurai chent francs de rente.
– Et après? lui dit un joli millionnaire de vingt-cinq ans. En seras-tu plus riche? en seras-tu plus heureux? Tu auras six sous de rente par jour! Si tu te maries, et c’est inévitable, car tu es du bois dont on fait les imbéciles, tu auras douze enfants, pour le moins.
– Cha, ch’est possible!
– Et, en vertu du Code civil, qui est une jolie invention de l’Empire, tu leur laisseras à chacun deux liards à manger par jour. Tandis qu’avec deux mille francs tu peux vivre un mois comme un riche, connaître les plaisirs de la vie et t’élever au-dessus de tes pareils!
Il se défendait comme un beau diable contre ces tentatives de corruption; mais on frappa tant de petits coups répétés sur son crâne épais, qu’on ouvrit un passage aux idées fausses, et le cerveau fut entamé.
Les dames vinrent aussi. M. L’Ambert en connaissait beaucoup, et de tous les mondes. Romagné assista aux scènes les plus diverses; il entendit des protestations d’amour et de fidélité qui manquaient de vraisemblance. Non seulement M. L’Ambert ne se privait pas de mentir richement devant lui, mais il s’amusait quelquefois à lui montrer dans le tête-à-tête toutes les faussetés qui sont, pour ainsi dire, le canevas de la vie élégante.
Et le monde des affaires! Romagné crut le découvrir comme Christophe Colomb, car il n’en avait aucune idée. Les clients de l’étude ne se gênaient pas plus devant lui qu’on ne se prive de parler en présence d’une douzaine d’huîtres. Il vit des pères de famille qui cherchaient les moyens de dépouiller légalement leurs fils au profit d’une maîtresse ou d’une bonne œuvre; des jeunes gens à marier qui étudiaient l’art de voler par contrat la dot de leur femme; des prêteurs qui voulaient dix pour cent sur première hypothèque, des emprunteurs qui donnaient hypothèque sur le néant!
Il n’avait point d’esprit, et son intelligence n’était pas de beaucoup supérieure à celle des caniches; mais sa conscience se révolta quelquefois. Il crut bien faire, un jour, en disant à M. L’Ambert:
– Vous n’avez pas mon echtime.
Et la répugnance que le notaire avait pour lui se changea en haine déclarée.
Les huit derniers jours de leur intimité forcée furent remplis par une série de tempêtes. Mais enfin M. Bernier constata que le lambeau avait pris racine, malgré des tiraillements sans nombre. On détacha les deux ennemis; on modela le nez du notaire dans la peau qui n’appartenait plus à Romagné. Et le beau millionnaire de la rue de Verneuil jeta deux billets de mille francs à la figure de son esclave en disant:
– Tiens, scélérat! L’argent n’est rien; tu m’as fait dépenser pour cent mille écus de patience. Va-t’en, sors d’ici pour toujours, et fais en sorte que je n’entende jamais parler de toi!
Romagné remercia fièrement, but une bouteille à l’office, deux petits verres avec Singuet et s’en alla titubant vers son ancien domicile.
V
GRANDEUR ET DÉCADENCE
M. L’AMBERT rentra dans le monde avec succès; on pourrait dire avec gloire. Ses témoins lui rendaient très ample justice en disant qu’il s’était battu comme un lion. Les vieux notaires se trouvaient rajeunis par son courage.
– Eh! eh! voilà comme nous sommes quand on nous pousse aux extrémités; pour être notaire, on n’en est pas moins homme! Maître L’Ambert a été trahi par la fortune des armes; mais il est beau de tomber ainsi; c’est un Waterloo. Nous sommes encore des lurons, quoi qu’on dise!
Ainsi parlaient le respectable maître Clopineau, et le digne maître Labrique, et l’onctueux maître Bontoux, et tous les nestors du notariat. Les jeunes maîtres tenaient à peu près le même langage, avec certaines variantes inspirées par la jalousie:
– Nous ne voulons pas renier maître L’Ambert: il nous honore, assurément, quoiqu’il nous compromette un peu; – chacun de nous montrerait autant de cœur, et peut-être moins de maladresse. – Un officier ministériel ne doit pas se laisser marcher sur le pied: reste à savoir s’il doit se donner les premiers torts. On ne devrait aller sur le terrain que pour des motifs avouables. Si j’étais père de famille, j’aimerais mieux confier mes affaires à un sage qu’à un héros d’aventures, etc., etc.
Mais l’opinion des femmes, qui fait loi, s’était prononcée pour le héros de Parthenay. Peut-être eût-elle été moins unanime si l’on avait connu l’épisode du chat; peut-être même le sexe injuste et charmant aurait-il donné tort à M. L’Ambert s’il s’était permis de reparaître sans nez sur la scène du monde. Mais tous les témoins avaient été discrets sur le ridicule incident; mais M. L’Ambert, loin d’être défiguré, paraissait avoir gagné au change. Une baronne remarqua que sa physionomie était beaucoup plus douce depuis qu’il portait un nez droit. Une vieille chanoinesse, confite en malices, demanda au prince de B … s’il n’irait pas bientôt chercher querelle au Turc? L’aquilin du prince de B … jouissait d’une réputation hyperbolique.
On se demandera comment les femmes du vrai monde pouvaient s’intéresser à des dangers qu’on n’avait point courus pour elles? Les habitudes de maître L’Ambert étaient connues et l’on savait quelle part de son temps et de son cœur se dépensait à l’Opéra. Mais le monde pardonne aisément ces distractions aux hommes qui ne s’y livrent point tout entiers. Il fait la part du feu, et se contente du peu qu’on lui donne. On savait gré à M. L’Ambert de n’être qu’à moitié perdu, lorsque tant d’hommes de son âge le sont tout à fait. Il ne négligeait point les maisons honorables, il causait avec les douairières, il dansait avec les jeunes filles et faisait, à l’occasion, de la musique passable; il ne parlait point des chevaux à la mode. Ces mérites, assez rares chez les jeunes millionnaires du faubourg, lui conciliaient la bienveillance des dames. On dit même que plus d’une avait cru faire œuvre pie en le disputant au foyer de la danse. Une jolie dévote, madame de L … lui avait prouvé, trois mois durant, que les plaisirs les plus vifs ne sont pas dans le scandale et la dissipation.
Toutefois, il n’avait jamais rompu avec le corps de ballet; la sévère leçon qu’il avait reçue ne lui inspira aucune horreur pour cette hydre à cent jolies têtes. Une de ses premières visites fut pour le foyer où brillait mademoiselle Victorine Tompain. C’est là qu’on lui fit une belle entrée! Avec quelle curiosité amicale on courut à lui! Comme on l’appela très cher et bien bon! Quelles poignées de main cordiales! Quels jolis petits becs se tendirent vers lui pour recevoir un baiser d’ami, sans conséquence! Il rayonnait. Tous ses amis des jours pairs, tous les dignitaires de la franc-maçonnerie du plaisir, lui firent compliment de sa guérison miraculeuse. Il régna durant tout un entr’acte dans cet agréable royaume. On écouta le récit de son affaire; on lui fit raconter le traitement du docteur Bernier; on admira la finesse des points de suture qui ne se voyaient presque plus!
– Figurez-vous, disait-il, que cet excellent M. Bernier m’a complété avec la peau d’un Auvergnat. Et de quel Auvergnat, bon Dieu! Le plus stupide, le plus épais, le plus sale de l’Auvergne! On ne s’en douterait pas à voir le lambeau qu’il m’a vendu. Ah! l’animal m’a fait passer bien des quarts d’heure désagréables!.. Les commissionnaires du coin des rues sont des dandies auprès de lui. Mais j’en suis quitte, grâce au ciel! Le jour où je l’ai payé et jeté à la porte, je me suis soulagé d’un grand poids. Il s’appelait Romagné, un joli nom! Ne le prononcez jamais devant moi. Qu’on ne me parle pas de Romagné, si l’on veut que je vive! Romagné!!!
Mademoiselle Victorine Tompain ne fut pas la dernière à complimenter le héros. Ayvaz-Bey l’avait indignement abandonnée en lui laissant quatre fois plus d’argent qu’elle ne valait. Le beau notaire se montra doux et clément envers elle.
– Je ne vous en veux pas, lui dit-il; je n’ai pas même de rancune contre ce brave Turc. Je n’ai qu’un ennemi au monde, c’est un Auvergnat du nom de Romagné.
Il disait Romagné avec une intonation comique qui fit fortune. Et je crois que, même aujourd’hui, la plupart de ces demoiselles disent: «Mon Romagné», en parlant de leur porteur d’eau.
Trois mois se passèrent; trois mois d’été. La saison fut belle; il resta peu de monde à Paris. L’Opéra fut envahi par les étrangers et les gens de province; M. L’Ambert y parut moins souvent.
Presque tous les jours, à six heures, il dépouillait la gravité du notaire et s’enfuyait à Maisons-Laffitte, où il avait loué un chalet. Ses amis l’y venaient voir, et même ses petites amies. On jouait, dans le jardin, à toute sorte de jeux champêtres, et je vous prie de croire que la balançoire ne chômait pas.
Un des hôtes les plus assidus et les plus gais était M. Steimbourg, agent de change. L’affaire de Parthenay l’avait lié plus étroitement avec M. L’Ambert. M. Steimbourg appartenait à une bonne famille d’israélites convertis; sa charge valait deux millions, et il en possédait un quart à lui tout seul: on pouvait donc contracter amitié avec lui. Les maîtresses des deux amis s’accordaient assez bien ensemble, c’est-à-dire qu’elles se querellaient au plus une fois par semaine. Que c’est beau, quatre cœurs qui battent à l’unisson! Les hommes montaient à cheval, lisaient le Figaro, ou racontaient les cancans de la ville; les dames se tiraient les cartes à tour de rôle avec infiniment d’esprit: l’âge d’or en miniature!
M. Steimbourg se fit un devoir de présenter son ami dans sa famille. Il le conduisit à Biéville, où le père Steimbourg s’était fait construire un château. M. L’Ambert y fut reçu cordialement par un vieillard très vert, une dame de cinquante-deux ans qui n’avait pas encore abdiqué, et deux jeunes filles tout à fait coquettes. Il reconnut au premier coup d’œil qu’il n’entrait pas chez des fossiles. Non; c’était bien la famille moderne et perfectionnée. Le père et le fils étaient deux camarades qui se plaisantaient réciproquement sur leurs fredaines. Les jeunes filles avaient vu tout ce qui se joue sur le théâtre et lu tout ce qui s’écrit. Peu de gens connaissaient mieux qu’elles la chronique élégante de Paris; on leur avait montré, au spectacle et au bois de Boulogne, les beautés les plus célèbres de tous les mondes; on les avait conduites aux ventes des riches mobiliers, et elles dissertaient fort agréablement sur les émeraudes de mademoiselle X … et les perles de mademoiselle Z … L’aînée, mademoiselle Irma Steimbourg, copiait avec passion les toilettes de mademoiselle Fargueil; la cadette avait envoyé un de ses amis chez mademoiselle Figeac pour demander l’adresse de sa modiste. L’une et l’autre étaient riches et bien dotées. Irma plut à M. L’Ambert. Le beau notaire se disait de temps en temps qu’un demi-million de dot et une femme qui sait porter la toilette ne sont pas choses à dédaigner. On se vit assez souvent, presque une fois par semaine, jusqu’aux premières gelées de novembre.
Après un automne doux et brillant, l’hiver tomba comme une tuile. C’est un fait assez commun dans nos climats; mais le nez de M. L’Ambert fit preuve en cette occasion d’une sensibilité peu commune. Il rougit un peu, puis beaucoup; il s’enfla par degrés, au point de devenir presque difforme. Après une partie de chasse égayée par le vent du nord, le notaire éprouva des démangeaisons intolérables. Il se regarda dans un miroir d’auberge et la couleur de son nez lui déplut. Vous auriez dit une engelure mal placée.
Il se consolait en pensant qu’un bon feu de fagots lui rendrait sa figure naturelle, et, de fait, la chaleur le soulagea et le déteignit en peu d’instants. Mais la démangeaison se réveilla le lendemain, et les tissus se gonflèrent de plus belle, et la couleur rouge reparut avec une légère addition de violet. Huit jours passés au logis, devant la cheminée, effacèrent la teinte fatale. Elle reparut à la première sortie, en dépit des fourrures de renard bleu.
Pour le coup, M. L’Ambert prit peur; il manda M. Bernier en toute hâte. Le docteur accourut, constata une légère inflammation et prescrivit des compresses d’eau glacée. On rafraîchit le nez, mais on ne le guérit point. M. Bernier fut étonné de la persistance du mal.
– Après tout, dit-il, Dieffenbach a peut-être raison. Il prétend que le lambeau peut mourir par excès de sang et qu’on y doit appliquer des sangsues. Essayons!
Le notaire se suspendit une sangsue au bout du nez. Lorsqu’elle tomba, gorgée de sang, on la remplaça par une autre et ainsi de suite, durant deux jours et deux nuits. L’enflure et la coloration disparurent pour un temps; mais ce mieux ne fut pas de longue durée. Il fallut chercher autre chose. M. Bernier demanda vingt-quatre heures de réflexion, et en prit quarante-huit.
Lorsqu’il revint à l’hôtel de Monsieur L’Ambert il était soucieux et même timide. Il dut faire un effort sur lui-même avant de dire à M. L’Ambert:
– La médecine ne rend pas compte de tous les phénomènes naturels, et je viens vous soumettre une théorie qui n’a aucun caractère scientifique. Mes confrères se moqueraient peut-être de moi si je leur disais qu’un lambeau détaché du corps d’un homme peut rester sous l’influence de son ancien possesseur. C’est votre sang, lancé par votre cœur, sous l’action de votre cerveau, qui afflue si malheureusement à votre nez. Et pourtant je suis tenté de croire que cet imbécile d’Auvergnat n’est pas étranger à l’événement.
M. L’Ambert se récria bien haut. Dire qu’un vil mercenaire que l’on avait payé, à qui l’on ne devait rien, pouvait exercer une influence occulte sur le nez d’un officier ministériel, c’était presque de l’impertinence!
– C’est bien pis, répondit le docteur, c’est de l’absurdité. Et pourtant je vous demande la permission de chercher le Romagné. J’ai besoin de le voir aujourd’hui, ne fût-ce que pour me convaincre de mon erreur. Avez-vous gardé son adresse?
– A Dieu ne plaise!
– Eh bien, je vais me mettre en quête. Prenez patience, gardez la chambre, et ne vous traitez plus.
Il chercha quinze jours. La police lui vint en aide et l’égara durant trois semaines. On mit la main sur une demi-douzaine de Romagné. Un agent subtil et plein d’expérience découvrit tous les Romagné de Paris, excepté celui qu’on demandait. On trouva un invalide, un marchand de peaux de lapin, un avocat, un voleur, un commis de mercerie, un gendarme et un millionnaire. M. L’Ambert grillait d’impatience au coin du feu, et contemplait avec désespoir son nez écarlate. Enfin, l’on découvrit le domicile du porteur d’eau, mais il n’y demeurait plus. Les voisins racontèrent qu’il avait fait fortune et vendu son tonneau pour jouir de la vie.
M. Bernier battit les cabarets et autres lieux de plaisir, tandis que son malade restait plongé dans la mélancolie.
Le 2 février, à dix heures du matin, le beau notaire se chauffait tristement les pieds et contemplait en louchant cette pivoine fleurie au milieu de son visage, lorsqu’un tumulte joyeux ébranla toute la maison. Les portes s’ouvrirent avec fracas, les valets crièrent de surprise, et l’on vit paraître le docteur, traînant Romagné par la main.
C’était le vrai Romagné, mais bien différent de lui-même! Sale, abruti, hideux, l’œil éteint, l’haleine fétide, puant le vin et le tabac, rouge de la tête aux pieds comme un homard cuit: c’était moins un homme qu’un érysipèle vivant.