Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 3», sayfa 11
SALON DE MADAME DE STAËL
SOUS LE DIRECTOIRE
Madame de Staël est une personne qu'il faut suivre dans toute sa vie, parce que sa vie tient à des événements politiques d'un côté, quel qu'il soit. Il lui fallait influer sur ce qui l'entourait, et si ce n'est les deux années 93 et 94, où elle fut proscrite par la force des choses qui se passaient en France alors, elle fut toujours activement intéressée dans les affaires. Elle revint à Paris aussitôt que la tourmente révolutionnaire se fut apaisée. Elle ne pouvait vivre loin de la France, et surtout de Paris… tout lui était exil, tout lui était odieux loin de lui… Elle avait une activité morale qui ne trouvait d'aliment qu'en France. Il y avait alors une sorte d'action exercée sur tout son être qui rétablissait l'équilibre dérangé par un long séjour en Suisse ou en Angleterre… Elle était un jour sur les bords du lac de Genève; quelqu'un voulut lui faire admirer la beauté du spectacle qu'ils avaient sous les yeux…
– Ah! laissez toutes ces beautés qui ne me touchent point! s'écria-t-elle; j'aime mieux la rue du Bac, où je serais logée dans une triste maison à un quatrième étage, n'ayant pour fortune que mille écus de rentes, que d'être ici loin de Paris et de mes amis, dans ce beau château, avec toute ma fortune.
Cette femme avait un cœur et une âme créés pour aimer et être aimée.
Il est des gens qui en veulent toujours aux génies comme celui de madame de Staël… des médiocrités qui se croient bien hautes pour jeter du venin sur de grandes gloires; – qui vous disent, par exemple, que Robespierre était un honnête homme et Louis XVI un misérable, – que madame de Staël est inférieure à madame Sand102, et d'autres billevesées de ce goût-là. C'est tout simplement une manie dénigrante qui tient à notre esprit de contradiction. Il nous faut une victime, et nous aimons mieux pour holocauste la plus élevée et la plus digne. J'ai entendu, par exemple, des gens qui n'avaient jamais vu madame de Staël dire d'elle qu'elle n'était pas Française, qu'elle ne l'était ni de cœur ni de naissance103: et voilà comment on écrit l'histoire, c'est là le cas de le dire. Si elle n'avait pas été Française, et Française dans le cœur, eût-elle répondu comme elle le fit un jour à M. Canning en 1816?
Ils étaient tous deux chez le gentilhomme de la chambre aux Tuileries. – M. Canning, sans faire attention au lieu où il se trouvait, dit à madame de Staël:
– Il ne faut plus se le dissimuler, madame, la France nous est soumise, et nous vous avons vaincus.
– Oui, répondit madame de Staël, parce que vous aviez avec vous l'Europe et les Cosaques. Mais accordez-nous le tête-à-tête, et nous verrons!
L'occupation de la France par les troupes étrangères lui causait une telle douleur, qu'elle écrivait à son gendre, le duc de Broglie:
– Combien il faut de bonheur dans les affections privées pour supporter la situation de la France dans l'état où elle est vis-à-vis des étrangers!
Mais elle ne voyait pas les choses si tristement lorsqu'elle revint en France sous le Directoire; elle avait même de l'estime pour ce gouvernement, ce que je ne puis concevoir avec la noblesse et la grandeur de son âme. Ainsi, par exemple, elle trouve que la République a vraiment existé sous le Directoire jusqu'au 18 fructidor. Moi, j'aurais cru au contraire que la République avait été vraiment établie depuis le 9 thermidor jusqu'au Directoire. Le Directoire abusa de sa puissance, comme l'avaient fait les comités, et nous fûmes malheureux, au nom de la liberté, sous les cinq directeurs, comme nous l'avions été sous les hommes des comités, à l'exception près que le sang coulait moins; cependant, si l'on veut consulter le Moniteur et les journaux du temps, on y verra que d'hommes fusillés à la plaine de Grenelle… que de victimes déportées… que de malheurs aux armées! que de morts!.. que de victimes sacrifiées à l'ineptie des directeurs ou à leur vénalité!.. Ah! ce temps fut misérable!..
Sous le Directoire, la société de Paris, qui s'était un peu réunie, avait une couleur assez particulière; c'était de n'avoir au milieu d'elle aucuns des gouvernants. Les directeurs n'allaient jamais dans une maison étrangère, et les députés ne sortaient guère de chez eux que pour aller au Directoire ou dans leurs familles. Il y avait des exceptions; mais là comme partout, elles ne faisaient que confirmer la règle.
Cette séparation avait des inconvénients; d'un autre côté la société en était plus libre. Comme le gouvernement n'était ni aimé ni à la mode, il y avait bien autant d'intrigues pour obtenir des places, mais moins de mécomptes de ne pas en obtenir. – Madame de Staël, alors à Paris comme femme de l'ambassadeur de Suède, écrivit peut-être sous l'influence du contentement qu'elle éprouva en revoyant ce pays qu'elle regardait comme sa patrie, et qu'elle admirait au moment du calme après la tempête, avec une prédilection qui, je crois, venait de cette même joie du retour.
Un jour, madame de Staël était seule chez elle: c'était le soir, il était neuf heures; elle avait dîné en ville et venait de rentrer, lorsqu'on annonça le général Milet-Mureau104: c'était un homme de talent comme administrateur, consciencieux, et dans ce même moment, ministre de la Guerre. Il avait été député de Toulon aux États-Généraux, mais point à la Convention. Il était officier du génie, homme de bonne compagnie, et plaisait fort à madame de Staël, qui avait un goût prononcé pour tout ce qui y tenait et en était.
– Eh bien! mon cher général, quelles nouvelles m'apportez-vous? J'entends des nouvelles que vous me puissiez dire; elles sont toutes intéressantes, au reste, en ce moment, et cependant tout à l'heure, chez Gohier, où j'ai dîné, on était aussi éloigné d'une conversation causante que si lui et sa maison étaient de l'ordre de la Trappe. Il faut sans doute de la mesure, mais à ce point c'est une réserve inquiétante pour qui observe les événements.
– Je crois, répondit le général, que les affaires de l'ouest sont dans un état assez rassurant. Le général Michaud, qu'on a fait aller de la Hollande dans le département d'Ille-et-Vilaine, m'a écrit aujourd'hui qu'il vient de mettre en état de siége Lapoterie, Rieux et Allaire… Eh bien! ces nouvelles étaient bonnes, et puis…
– Eh quoi! en est-il venu d'autres depuis ce matin?
– Non, mais… on m'a donné l'ordre d'envoyer Michaud commander, par intérim, l'armée d'Angleterre… Sans doute il aura l'œil sur les opérations de l'ouest, mais c'est une grande différence, et toutes ces mutations sont funestes à la marche des choses.
Madame de Staël fit un signe de tête pour approuver ce que disait Milet-Mureau, qui demeura quelque temps soucieux et la tête appuyée sur sa main. Il pensait déjà à donner sa démission, et en effet, quelques semaines après, il fut remplacé au ministère de la Guerre par Dubois de Crancé. Madame de Staël demeura également pensive, et, pendant quelques minutes, on aurait pu croire que la chambre était inhabitée; dans ce moment, la porte s'ouvrit, et on annonça Benjamin Constant:
– Comme vous étiez silencieux, dit-il à madame de Staël… Faisiez-vous donc un examen de conscience?..
– Non, répondit-elle, mais le général et moi nous réfléchissions, et, en vérité, il y a sujet de le faire. Et vous, qui avez si bien écrit sur les Réactions politiques105, vous devez comprendre mieux qu'un autre que tout ce qui peut faire craindre un retour de 93 est bien suffisant pour faire réfléchir.
– Mais, dit en souriant Milet-Mureau, il me semble que nous n'avons rien dit qui pût ainsi nous faire voyager dans des régions aussi sombres.
Madame de Staël se mit à rire.
– C'est encore un des tours de ma folle imagination; elle fait faire bien du chemin à mon esprit en peu de temps lorsqu'on lui présente, comme vous l'avez fait tout à l'heure, un motif suffisant, au reste; car vous avez beau dire, mon cher général, poursuivit-elle toujours en riant, vous avez esquissé ce que, moi, j'ai ensuite formulé plus largement.
– Est-il vrai que vous ayez des nouvelles d'Égypte, général? demanda Benjamin Constant…
– Oui, nous avons reçu hier la nouvelle de la prise d'Alexandrie; c'est un rapport du général Alexandre Berthier, chef d'état-major de l'armée d'Orient, qui nous l'apprend.
– Le général Bonaparte a-t-il écrit?
– Je l'ignore; le rapport du général Berthier est arrivé seul, et nous sommes encore fort heureux qu'il soit échappé aux Anglais, qui font bonne garde. Je crois cependant que le citoyen Barras aura eu quelques nouvelles particulières. Je le crois d'autant plus, qu'il a envoyé, aussitôt après l'arrivée du courrier de Toulon, un exprès à la Malmaison à madame Bonaparte.
Madame de Staël sourit en ce moment et parut vouloir parler; mais elle se contint et dit à Benjamin Constant:
– Connaissez-vous Chasset? Qu'est-ce que cet homme?
– Mais c'est un homme habile; il a été député de Villefranche aux États-Généraux, et alors il se fit remarquer par une assez forte haine pour le clergé, qu'il poursuivit dans ce qu'il avait de plus cher, ses dîmes.
– Ah! je me souviens de cet homme! s'écria madame de Staël. C'est lui qui reçut une lettre anonyme, écrite par un ecclésiastique, qui le menaçait de la vengeance des prêtres!
– Précisément; mais que voulez-vous faire de Chasset?
– C'est qu'on doit me le présenter ce soir, et que Millin, qui m'a demandé cette permission, m'a promis monts et merveilles de son savoir-faire en fait de conversation.
Benjamin Constant sourit.
– Je ne sais pas ce qu'il sait faire comme causeur, dit-il; ce que je sais de lui, c'est que sa carrière a toujours été consacrée à la poursuite du clergé… Cependant, une des choses capitales des États-Généraux fut provoquée par Chasset, il faut le dire.
– Laquelle? demanda madame de Staël, fort étonnée qu'une chose importante de cette époque ne lui fût pas présente.
– Mais la formation des trois comités pour préparer l'exécution de l'arrêté du 4 août.
– Oui, vraiment! dit madame de Staël… mais je ne l'avais pas oublié!.. Oui, sans doute, je me rappelle maintenant parfaitement cet homme!.. Ce fut lui qui rappela à l'ordre ce monstre de Billaud-Varennes, lorsque celui-ci demanda dans la Convention que tous les tribunaux fussent supprimés en France!.. Quel temps! quelles horreurs! et de pareilles folies, de semblables infamies chez un peuple bon et facile dans ses relations! un peuple loyal et brave!.. Oh! de pareils souvenirs font bien mal.
On annonça M. de Talleyrand… C'était un des habitués de la maison, et, depuis qu'il n'était plus ministre, il causait beaucoup mieux et plus. Plusieurs autres personnes survinrent: c'étaient des députés, des hommes importants de l'époque où l'on était alors; car madame de Staël ne pouvait en aucun temps, en aucun lieu, se trouver avec des médiocrités. – Elle aimait mieux être seule, disait-elle, et elle avait bien raison! On vit arriver successivement Jouenne-Lonchamps106, Jolivet107, Jard-Panvilliers108. Jard-Panvilliers eût été douloureusement indigné à la vue de l'affaire qui vient de se passer à la Chambre de 1838!.. cette affaire de M. de Sivry, où nous avons vu les droits du citoyen et du député violés. Combien il eût pleuré sur cette foule d'outrages faits et soufferts! surtout en voyant quel est l'homme auquel on s'est adressé. Quoi qu'il en soit jamais de cette affaire, les amis de M. de Sivry ont pu être affectés de la peine qu'il en a éprouvée; mais sa noble et loyale conduite a été de nature à les rendre fiers de son amitié pour eux.
109, Joubert de l'Hérault110, Jacqueminot, Boulaypaty111, dont le patriotisme était vrai, mais souvent l'entraînait trop loin… plusieurs autres députés, et puis des généraux, et quelques femmes. À dix heures, on annonça Millin, qui vint seul…
– Eh bien! lui dit madame de Staël, et votre député?
– Il est nommé secrétaire d'une commission, répondit Millin, et il ne peut venir ce soir… Mais c'est une partie remise, et nous aurons cet honneur dans la semaine.
– Qui donc présentez-vous à madame de Staël, demanda Dupont de Nemours, et dont vous paraissez tant regretter la perte?
– C'est Chasset, député de Villefranche, répondit Millin.
– Oh! oh! c'est un homme de bien, mais un peu ennuyeux.
– Ah! mon Dieu! s'écria madame de Staël, vous ne m'aviez pas dit cela, Millin…?
– Mais, répondit Millin, vous ne me l'avez pas demandé.
On se mit à rire… Dans ce moment, on prononça un nom qui produisit un effet magique dans le salon… le valet de chambre annonça:
– Le général Kosciusko!
C'était dans de pareils moments qu'il fallait voir madame de Staël, et surtout l'entendre!.. Passionnée pour tout ce qui était noble et grand, bonne par essence, capable d'apprécier de hautes pensées, on doit se faire une idée juste de ce qu'elle éprouva lorsqu'elle vit Kosciusko, ce martyr d'une noble cause, venir demander asile et refuge à la France; la France, ce pays qui, quelques années avant, avait aussi jeté le grand cri de l'appel à la liberté. Aussi fut-elle pour Kosciusko ce qu'elle était pour tous ceux qui lui plaisaient, une personne irrésistible; et, dès qu'elle avait vu Kosciusko, elle l'avait conquis pour jamais. C'était un homme âgé de quarante ans à peu près, d'une taille imposante, et dont la physionomie était bien celle d'un homme tel que lui. Sa tournure, gracieuse comme celle de presque tous les Polonais, avait en même temps une expression militaire qui montrait que le Polonais fugitif avait longtemps vécu sous la tente. Dès qu'il fut entré, chacun l'entoura; il y avait peu de temps qu'il était à Paris, et l'intérêt que nous éprouvons toujours pour une nouvelle infortune ou une nouvelle gloire était dans toute sa nouveauté. Dupont de Nemours, qui le connaissait particulièrement, lui demanda s'il était toujours aussi fatigué par les invitations qu'il recevait.
– Je ne saurais m'en plaindre, répondit le général Kosciusko en souriant, car c'est un excès de bienveillance en ma faveur dont je vous jure que je sens tout le prix, et c'est mon cœur qui éprouve toute la reconnaissance que m'inspire une aussi noble hospitalité.
– Oui, dit madame de Staël les yeux tout humides de larmes, la France est une noble nation!..
Kosciusko est un homme supérieur dont la Pologne doit être fière, et que pourtant quelques Polonais n'aiment pas. Mais on sait que les Polonais entre eux sont assez désunis pour tirer le sabre dans les rues mêmes de Varsovie, et même, autrefois, jusque dans la diète. Défenseur de la liberté de son pays contre la Russie, il reçut dans les premiers instants des témoignages d'estime publique qui durent l'encourager plus que les dons matériels qui lui furent offerts, tels que celui d'une terre que lui donna la comtesse Kossakowska. Nommé commandant en chef des troupes polonaises, il marche contre l'armée commandée par Denizow et le défait… Au milieu de son triomphe, un chanoine de Cracovie attente à sa vie et veut l'assassiner. Combattant toujours malgré cette ingratitude, formulée à la vérité par un seul, mais qui dut lui être plus pénible que si le poignard eût atteint son cœur, il livre une bataille aux Russes, presque certain cette fois de les défaire pour toujours. Mais la désunion s'était mise entre plusieurs Polonais considérables; la bataille fut moins heureuse, et Kosciusko fut fait prisonnier. Cette nouvelle fut reçue avec larmes et douleur par un peuple qui savait cependant aimer la main qui combattait pour lui. Le peuple polonais implora sa cruelle persécutrice pour qu'elle lui rendit son défenseur, ou plutôt encore son frère, son ami; car Kosciusko savait aussi bien gémir avec un de ses frères malheureux qu'il savait les défendre contre leurs oppresseurs. Catherine savait punir; mais elle pardonnait peu et n'oubliait jamais. Kosciusko, dans ses mains, était à la fois un otage et une certitude de tranquillité. Il ne fut pas rendu; et, aussitôt arrivé à Pétersbourg, il fut envoyé dans la prison humide et sombre de Schlusselbourg, cette même prison dont les dalles grises conservaient les taches toutes fraîches encore du sang du pauvre Ivan! – Kosciusko, jeté dans cette prison, souffrit tous les maux qu'il fut possible d'inventer pour lui et ses compagnons d'infortune. Enfin Catherine devint moins cruelle, et la prison de Schlusselbourg fut moins rude aux prisonniers; ils purent espérer. Une pension que l'Amérique faisait à Kosciusko lui parvint jusque dans Schlusselbourg. Enfin Catherine mourut. À l'avénement de Paul Ier, il fit sortir Kosciusko de son humide cachot, et lui rendit la liberté. Une maison et une pension de douze mille roubles furent données généreusement à celui à qui on avait tout pris! Kosciusko partit pour l'Amérique: la patrie de Washington devait en effet l'attirer. Il alla à Philadelphie, mais y demeura peu de temps, et vint en France, où il débarqua à Bayonne. La réception que le Directoire lui fit est remarquable, en ce qu'elle honore doublement le caractère français: elle prouvait notre respect pour le malheur et le courage, et le peu de crainte que la Russie nous inspirait, puisque nous accueillions un proscrit de l'autorité czarienne. Arrivé à Paris, le Directoire le reçut avec une pompe tout honorable… Un banquet lui fut donné le jour du 18 août, pour fêter doublement cet anniversaire… Chacun voulut le voir; et, pendant plusieurs mois, toute autre idée fut remplacée par celle de Kosciusko.
Chaque fois que madame de Staël voyait le général polonais, elle le questionnait toujours sur la cour de Russie: il n'avait pas le prisme de l'affection pour éclairer ses tableaux; aussi quelquefois Dupont de Nemours lui-même le rappelait-il à des paroles plus douces envers ses ennemis.
– J'ai reçu ce matin même des nouvelles de l'un de vos compatriotes, général, dit à Kosciusko un grand homme pâle et marqué de petite vérole, au regard profond, et dont l'expression n'était jamais souriante: cet homme était Salicetti.
Kosciusco s'inclina; madame de Staël lui nomma le député Salicetti.
– C'est du général Kniawitz112 que je veux parler, reprit-il; vous savez qu'il est au service de France, et, en ce moment, il est en Corse et devant la ville de Calvi.
– Oui, dit Kosciusko avec une expression mélancolique, il vous a dévoué le reste de sa vie; il est heureux de sentir encore en son âme un peu de ce feu qui fait vouloir… Pour moi, je ne sais plus rien demander au sort…; la Pologne était ma maîtresse et ma vie… Je porte le deuil de ma patrie, et n'en puis chercher une nouvelle…
Salicetti fronça le sourcil, et s'éloigna sans répondre.
– Oui, vous avez beaucoup souffert, dit madame de Staël au proscrit; mais enfin, pourquoi repousser l'espoir?
– Parce que je n'en puis conserver…
MADAME DE STAËL
Vous avez connu personnellement Paul Ier, n'est-ce pas, général?
KOSCIUSKO
Oui, madame.
MADAME DE STAËL
Est-il vrai qu'il soit aussi laid qu'on le représente dans tous ses portraits?
KOSCIUSKO
Peut-être plus: il ressemble beaucoup à son père, et j'avoue que je trouve que Paul a dans le regard quelque chose d'égaré qui lui donne une expression plus désagréable que son père Pierre III. Au reste, tous deux ont des signes malheureux dans les linéaments du visage.
DUPONT DE NEMOURS
L'aviez-vous vu avant d'entrer à Schlusselbourg?
KOSCIUSKO
Non; je ne vis que mes gardes et mes geôliers. Catherine, plus sévère que son fils, empêchait toute communication avec le dehors; pendant notre captivité, nous n'avons vu personne, et nous n'avions pour distraction que les souvenirs d'Ivan… Lorsque ma liberté me fut rendue, on me jeta dans une barque113, et l'on me conduisit à Pétersbourg; là, un aide-de-camp de l'Empereur vint me trouver, et me dit que Sa Majesté voulait me voir… Je le suivis… Que pouvais-je faire? je n'étais pas leur esclave; mais j'étais leur prisonnier!.. Je trouvai l'Empereur seul, dans son cabinet; il était revêtu d'un uniforme sans aucune broderie d'or ou d'argent, et la plus grande austérité régnait autour de lui. En me voyant, il fit un mouvement que j'ai compris être de pitié: ce fut sans doute de voir un homme si maigre et si pâle. S'imaginait-il donc qu'on pût vivre dans l'horrible cloaque où ils m'avaient jeté!.. Et mes compagnons!.. trois sont morts dans cet humide tombeau…
Il fut obligé de s'arrêter, car son émotion le suffoquait.
MADAME DE STAËL, se levant précipitamment et allant prendre la main de Kosciusko qu'elle serre fortement dans les siennes.
Mon Dieu! que vous avez souffert!
KOSCIUSKO
Oui… j'ai bien souffert en effet…; et la plus cruelle douleur ne fut pas celle que me firent éprouver la prison, le cachot, les fers! et cependant… (il montrait ses cicatrices); ce fut, voyez-vous, de me trouver devant le fils de celle qui avait ravagé ma patrie et fait passer la charrue sur de nobles et antiques demeures. Cet homme, avec sa figure ridiculement repoussante, ne me paraissait pas fait pour ramener la paix et le bonheur dans nos villes, et l'abondance dans nos campagnes. Cependant je ne voulus rien précipiter; ses vues pouvaient être bienfaisantes après tout, et je ne voulais pas attirer sur mon pays une persécution que peut-être il n'aurait pas eue, en brisant moi-même le lien qui se préparait. Je saluai donc le Czar!.. je ployai presque le genou DEVANT L'EMPEREUR DE RUSSIE!.. – Kosciusko, me dit-il, je suis bien aise de vous voir et de vous connaître: j'espère que maintenant nous ne serons plus ennemis; j'y ferai du moins tous mes efforts. J'aime la Pologne, et vous le prouverai… Pour vous indemniser de ce que vous avez perdu, je vous donne un palais et une pension de douze mille roubles.
Je remerciai l'Empereur. Cette bonté me fit croire que sa volonté était de l'étendre sur toute la Pologne… Et… je remerciai!..
– Je veux vous présenter à l'Impératrice, me dit-il, et à ma famille; venez avec moi.
Et me prenant presque sous le bras, il me fit traverser une grande quantité de pièces pour arriver à l'appartement de l'Impératrice.
Comment est-elle? M. de Ségur, qui l'a beaucoup vue, m'a dit qu'elle était belle et très-bonne.
KOSCIUSKO
Elle est belle; mais sa physionomie est tellement triste que l'on peut difficilement juger de ce qu'elle est par elle-même… Elle m'accueillit avec bonté, et me dit sur ma longue captivité de ces mots de femme qui consolent… Autour d'elle était sa famille, qui est nombreuse. Le grand-duc Alexandre est beau, et sa belle tête pourrait servir de modèle à un peintre; mais son frère, le grand-duc Constantin, ressemble à leur père. Les grandes-duchesses sont charmantes. Il y a encore, m'a-t-on dit, deux autres jeunes princes; mais je ne les vis pas, ils sont trop jeunes pour paraître en public.
MADAME DE STAËL
Demeurâtes-vous longtemps encore à Pétersbourg, général, après être sorti de Schlusselbourg?
KOSCIUSKO, souriant amèrement
Non, madame; aussitôt que j'eus compris l'Empereur, je quittai Pétersbourg… Je ne voulus pas plus longtemps demeurer l'hôte de l'oppresseur de mon pays… Je m'échappai et allai en Amérique. Arrivé à Philadelphie, je n'y demeurai que le temps nécessaire pour remercier ces bons Américains qui m'ont appelé leur ami, et je suis venu en France pour donner la main à mes frères en liberté et leur demander un asile.
DUPONT DE NEMOURS
Et vous l'aurez, certes, et de grand cœur!.. N'est-ce pas qu'il le mérite, madame?
Madame de Staël, à mesure que Kosciusko parlait, devenait plus attentive: d'abord ce fut son esprit, sa curiosité, qui toutes deux écoutèrent; mais en entendant cet homme parler de ses malheurs avec cette noble simplicité qui double le mérite de son dévouement à la noble cause, elle fut subjuguée par un intérêt vif, et ce fut son cœur qui fut tout entier à ce que racontait l'exilé. – Dupont de Nemours, qui connaissait la sensibilité et la noblesse d'âme de madame de Staël, voulut ajouter à son estime pour Kosciusko, car il vit qu'elle ignorait sa dernière action. – Savez-vous ce que Kosciusko a fait il y a quelques jours? il a renvoyé à Paul Ier tous les dons qu'il avait été forcé d'accepter de lui en lui disant:
– Il ne peut y avoir rien de commun entre moi et l'oppresseur de mon pays.
Madame de Staël, cette fois, se leva précipitamment pour aller à Kosciusko; elle fut presque au moment de l'embrasser… mais elle s'arrêta et dit avec une grâce charmante en essuyant ses yeux:
– Au fait, pourquoi m'en étonner…? vous deviez agir ainsi.
J
Et quelle réponse avez-vous eue, général, à cet acte de noble courage?
DUPONT DE NEMOURS
Une nouvelle proscription certainement!
KOSCIUSKO, en souriant
Du moins celle-ci est douce!.. Je suis heureux ici… Mais il est vrai cependant, comme le dit M. Dupont de Nemours, que je suis de nouveau proscrit, et que Thugut et l'empereur de Russie ont donné l'ordre de me faire arrêter partout où l'on me trouvera. Déjà deux individus qui me ressemblent ont été arrêtés, l'un à Bruxelles, l'autre à Rotterdam… Qu'ils me pardonnent, les infortunés! – leur malheur est comme un remords pour moi.
La conversation devint ensuite générale; Kosciusko fut emmené dans une autre partie de la chambre par Savary et Boulay-Paty, tous deux vrais apôtres de la liberté et voulant en parler avec un homme qui, ainsi que les héros de l'antiquité que Plutarque nous fait admirer, ne considérait ses biens et sa vie que comme la propriété du pays pour lequel il était toujours prêt à les sacrifier. Il leur donna des détails bien curieux sur la famille des Czartorinski et sur leur neveu Poniatowsky, leur neveu par hasard114, comme depuis il avait été roi de Pologne… Sa conversation attachante retint les deux députés longtemps auprès de lui, et ils ne l'auraient même rendu au reste de la société, qui s'était fort augmentée depuis que leur entretien était commencé, qu'au moment de leur départ, si madame de Staël ne les avait entendus rire et n'était accourue pour en connaître le motif.
– Vous êtes bien joyeux sans nous, leur dit-elle en arrivant près d'eux. Dites-nous le sujet de votre gaieté, et je vous promets de la partager; car pour vous faire rire, ajouta-t-elle en désignant Savary le député, il faut un sujet vraiment joyeux.
SAVARY
C'est le général qui nous racontait une anecdote arrivée à Varsovie; je l'engage à la recommencer pour tout le monde, car je ne veux pas être égoïste.
KOSCIUSKO
En vérité, je ne sais pas si cela en vaut la peine.
MADAME DE STAËL
Oh! général, contez, contez donc. J'aime les histoires dites par les hommes comme vous, avec passion;… elles ont le charme du conte et la vérité de l'histoire; c'est charmant! Dites, dites. – Allons, messieurs, faites silence!.. Et vous, mon cher Benjamin, ramassez, je vous prie, vos éternelles jambes; car vous voyez bien que vous embarrassez le passage. Maintenant, général…
KOSCIUSKO
Mon Dieu! voilà bien de la solennité pour une chose très-peu importante… Enfin…
Vous saurez donc, madame, que le roi Stanislas Poniatowsky était un jour dans une maison de campagne à une très-petite distance de Varsovie. M. de Thugut, celui-là même qui, aujourd'hui, prend à moi un tel intérêt qu'il me fait chercher partout, était arrivé à Varsovie pour parler au roi de Pologne, je ne me souviens plus de quel objet précisément, mais enfin il était important. Le Roi, tout à fait sous la tutelle de la Russie, et n'osant pas recevoir M. de Thugut avec apparat à Varsovie, imagina le moyen terme de l'inviter à dîner à cette maison de plaisance où il était encore, quoiqu'il fit déjà froid. M. de Thugut était invité à venir de bonne heure, lui disait le Roi, dans le plus aimable billet, et comme, au reste, il en savait écrire, pour faire une partie de billard ou de whist avant et après dîner, pour passer enfin une journée de château. Sa Majesté avait voulu dépouiller toutes les formes ennuyeuses de la représentation.
M. de Thugut arriva vers une heure. Le valet de chambre, averti par l'huissier de la chambre, lui dit de faire entrer M. le baron dans les appartements intérieurs, et qu'il y trouverait bientôt le Roi, qui allait s'y rendre.
L'huissier de la chambre ouvre une porte, invite le baron à la passer, et, lui montrant une longue file de pièces dont toutes les portes étaient ouvertes, il referme la première sur lui et le laisse seul. Le baron, n'entendant aucun bruit, ne sait s'il doit avancer; partout des tapis, un profond silence, et pas un mouvement qui annonçât qu'il y eût quelqu'un dans l'une des pièces voisines.
Cependant, tout en regardant un tableau, un vase antique, un objet d'art, et ils étaient nombreux dans cette demeure élégante, le baron de Thugut avançait lentement, mais il avançait: arrivé près d'un cabinet où il voyait une magnifique bibliothèque, il entendit quelqu'un tousser comme pour avertir qu'on était là. M. de Thugut fait encore un pas, entre dans la pièce, et voit devant la cheminée un homme jeune, beau, ayant une tournure et un air de roi. Cet homme était debout, les mains derrière le dos et se chauffant. M. de Thugut, ne pouvant douter que ce ne fût le Roi, fit sa première révérence d'autant plus profonde qu'il tremblait d'avoir hésité une seule seconde. Le monsieur lui rendit son salut profond, non-seulement avec une hauteur plus que royale, mais avec une expression d'ironie moqueuse qui ne l'était pas du tout.
– Voilà un roi, se dit M. le baron de Thugut, qui n'a pas été longtemps à prendre ce qu'il croit la dignité du rang!
Et tout en faisant intérieurement cette réflexion, il faisait aussi une seconde révérence tout aussi profonde que la première; à quoi le monsieur chamarré de croix, de cordons de toutes couleurs, répondit encore par un petit coup de tête ironiquement donné encore.
Cette richesse de cordons et de croix avait aussi confondu le baron. Le Roi lui avait écrit:
«Venez sans cérémonie, mon cher baron; le plaisir que j'aurai à vous connaître enfin fera tous les frais de la présentation.»
Le baron recommençait sa troisième révérence, lorsqu'une porte à côté de la cheminée s'ouvrit, et un jeune homme mis simplement, et n'ayant que l'ordre de Saint-Wladimir de Pologne, entra dans la chambre, et vint à lui avec cette aisance élégante qui faisait le charme de la tournure de Poniatowsky.
– Baron de Thugut, je suis ravi de vous voir… et j'espère que notre connaissance deviendra un jour celle de deux amis… Comte de Stac…g, comment vous portez-vous aujourd'hui?
Le comte s'inclina alors plus bas encore que de coutume, pour montrer au baron de Thugut qu'il pouvait faire plier son épine dorsale autant qu'il le voulait.
– Le baron de Thugut! le comte de Stac…g! dit le Roi, en nommant les deux ministres l'un à l'autre… Je dois faire l'emploi de maître des cérémonies, ajouta-t-il en souriant; car, ainsi que je vous l'ai écrit, nous sommes ici parfaitement à la campagne…
Le baron salua avec une politesse achevée; mais M. de Stac…g reprit alors son attitude hautaine, comme désirant humilier son antagoniste et montrer que sa souveraine était une femme qui ne devait faire aucune concession à une autre femme… Mais M. de Stac…g n'était pas de force à lutter avec le baron de Thugut; il le connut bientôt.
Du Bas-Rhin au Conseil des Cinq-Cents.