Kitabı oku: «Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux», sayfa 12
XX
Les enrôlements volontaires
Pendant les trois ou quatre heures que Jacques Mérey avait passées chez Danton et chez Camille Desmoulins, Paris, surtout en se rapprochant des quartiers du centre, avait complètement changé d'aspect. On se serait cru dans quelqu'une de ces places fortes menacées par l'approche de l'ennemi.
Partout des bureaux d'enrôlement, c'est-à-dire des plates-formes pareilles à des théâtres, s'étaient élevées comme si le génie de la France n'avait eu qu'à frapper avec sa baguette le sol de Paris pour les en faire sortir.
À chaque angle de rue, des factionnaires répétaient pour mot d'ordre, les uns: La patrie est en danger; les autres: Souvenez-vous des morts du 10-Août.
Danton avait fixé au même jour cette fête funèbre et les enrôlements volontaires, afin que le deuil rejaillît sur la vengeance.
Il n'avait pas fait fausse route. Cet appel des sentinelles à tous ceux qui passaient, ce cortège de veuves et d'orphelines qui sillonnaient les rues de la capitale, le saint et terrible drapeau du danger de la patrie, drapeau noir dont les longs plis flottaient à l'hôtel de ville et qu'on retrouvait sur tous les grands monuments publics, inspiraient un sentiment de solidarité profond à toutes les classes de la société. C'était à qui se ferait recruter pour la patrie, offrant des uniformes, allant de maison en maison. Les enrôlés volontaires, tout enrubannés, parcouraient les rues en tous sens et en criant: «Vive la nation! Mort à l'étranger!»
Tout autour des théâtres où l'on s'inscrivait, c'étaient des embrassements, des larmes, des chants patriotiques, au milieu desquels éclatait la Marseillaise, connue à peine.
Puis, d'heure en heure, un coup sourd, un de ces bruits qui retentissent dans toutes les âmes, un coup de canon, se faisait entendre, rappelant à chacun, si on avait pu l'oublier, que l'ennemi n'était plus qu'à soixante lieues de Paris.
Jacques Mérey avait été droit à l'hôtel de ville, c'est-à-dire à la Commune. Danton venait d'en sortir. Il allait à l'Assemblée, disait-on, c'est-à-dire à côté des Feuillants.
L'hôtel de ville était encombré de jeunes gens qui venaient s'enrôler; l'immense drapeau noir flottait à la fenêtre du milieu et semblait envelopper tout Paris.
La Commune était en permanence.
On sentait que c'était là le cœur de la Révolution; l'air que l'on y respirait donnait l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la liberté.
Mais là était le côté brillant, le mirage, si l'on peut dire, de la situation; là étaient les beaux jeunes gens pleins d'ardeur, se grisant à leurs propres cris de «Vive la nation! Mort aux traîtres!» Mais ce qu'il eût fallu voir pour se faire une idée du sacrifice, c'était l'appartement, c'était la mansarde, c'était la chaumière d'où le volontaire sortait! c'était le père sexagénaire qui, après avoir remis aux mains de son enfant le vieux fusil rouillé, était retombé sur son fauteuil, faible, en face de l'abandon; c'était la vieille mère au cœur brisé, aux sanglots intérieurs, faisant le paquet du voyage – et quel voyage que celui qui mène à la bouche du canon ennemi! – et ramassant les quelques sous épargnés à grand-peine sur sa propre nourriture, et les nouant au coin du mouchoir avec lequel elle s'essuie les yeux.
Hélas! nos mères, matrones de la République, femmes de l'Empire, ont toutes eu deux accouchements: le premier, joyeux, qui nous mettait au jour; le second, terrible, qui nous envoyait à la mort.
Tous ne mouraient pas, je le sais bien; beaucoup revenaient mutilés et fiers, quelques-uns avec la glorieuse épaulette; mais combien dont on n'entendait plus parler et dont on attendait inutilement des nouvelles, pendant de longs mois, pendant de longues années!
La Sibérie, qui l'eût cru? était devenue un espoir.
Après cette désastreuse campagne de Russie, où de six cent mille hommes il en revint cinquante mille, on se disait:
– Il aura été fait prisonnier par les Russes et envoyé en Sibérie. Il y a si loin de la Sibérie en France, qu'il lui faut bien le temps de revenir, à ce pauvre enfant.
Et la mère ajoutait en frissonnant:
– On dit qu'il fait bien froid en Sibérie!
Puis, de temps en temps, on entendait dire en effet qu'un échappé de cet enfer de glaces était arrivé dans telle ville, dans tel village, dans tel hameau.
C'étaient cinq lieues, c'étaient dix lieues, c'étaient vingt lieues à faire. Qu'importe! on les faisait, à pied, à âne, en charrette. On arrivait dans la famille joyeuse.
– Où est-il?
– Le voilà.
Et l'on voyait un spectre hâve, décharné, aux yeux creux, à qui, maintenant qu'il était arrivé, les forces manquaient.
– En restait-il encore après vous? demandait la mère haletante.
– Oui, l'on m'a dit qu'il y avait encore des prisonniers à Tobolsk, à Tomsk, à Irkoutsk! Peut-être votre enfant est-il dans l'une de ces trois villes. J'en suis bien revenu, pourquoi n'en reviendrait-il pas, lui?
Et la mère s'en allait moins triste, et, au retour, répétait à ses voisins, qui l'accueillaient avec sollicitude, les paroles qu'elle avait entendues.
– Il en est bien revenu! pourquoi mon enfant n'en reviendrait-il pas?
Et la mort chaque jour faisait un pas vers elle, et, sur son lit d'agonie, s'il survenait quelque bruit inusité, la pauvre vieille se soulevait encore et demandait:
– Est-ce lui?
Ce n'était pas lui.
Elle retombait, poussait un soupir et mourait.
Donner leurs enfants à cette guerre implacable du monde entier contre la France, à ce gouffre de Curtius qui engloutissait des victimes par milliers et ne se refermait pas, quelques-unes s'y résignaient, mais la plupart ne pouvaient supporter cette pensée et tombaient dans des accès de rage et de maudissement.
Aussi Danton, revenant de l'hôtel de ville à l'Assemblée nationale, forcé de traverser les halles, tomba-t-il dans un groupe de ces femmes furieuses.
Il fut reconnu.
Danton, c'était la Révolution faite homme. Sa face bouleversée, sillonnée, labourée par les passions, en portait à la fois les beautés et les ravages. Dans ce visage couvert de scories, comme les abords d'un volcan, à peine les yeux étaient-ils visibles, excepté lorsqu'ils lançaient des éclairs. Le nez s'efface presque sous la grêle de la petite vérole. La bouche s'ouvre terrible, entre les puissantes mâchoires de l'homme de lutte. Dans ce tempérament tout sensuel, où domine la chair, il y avait du dogue, du lion et du taureau; enfin, derrière cette laideur sublime, beaucoup de cœur. Un cœur généreux, dit Béranger; un cœur magnanime, dit Royer-Collard.
– Ah! te voilà! lui crièrent les femmes, toi qui as fait insulter le roi le 20 juin! toi qui as fait mitrailler le palais le 10-Août! (Les dames de la halle étaient en général royalistes.) Aujourd'hui, tu nous prends nos enfants; on voit bien que tu es aveugle de passer par les halles; te voici entre nos mains, tu n'en sortiras plus!
Et deux d'entre elles allongèrent le bras pour porter la main sur Danton.
Mais lui les repoussa du geste.
– Bacchantes du ruisseau! s'écria-t-il avec son rire terrible qui ressemblait à un rugissement, ne savez-vous donc point qu'on ne touche pas à Danton sans tomber mort? Danton, c'est l'arche. Le 20 juin, votre roi, si c'eût été un vrai roi, il fût mort plutôt que de mettre le bonnet rouge. Je ne suis pas roi, Dieu merci! mais essayez de me le mettre malgré moi, votre bonnet rouge, et vous verrez! Le 10-Août! mais, si celui que vous appelez votre roi eût été un homme, il se serait fait tuer avant qu'un seul d'entre nous eût mis le pied dans son palais! Votre roi! Est-ce que c'est moi qui vous prends vos enfants? C'est lui.
– Comment, lui? interrompirent cent voix.
– Oui, lui! Contre qui vont-ils marcher, vos enfants? Contre l'ennemi. Qui a attiré l'ennemi en France? C'est le roi. Qu'allait-il faire hors de France, lorsque de braves patriotes l'ont arrêté à Varennes? Chercher l'ennemi! Eh bien, l'ennemi est venu. Faut-il l'accueillir comme on l'a fait à Longwy? Faut-il lui ouvrir les portes de Paris? Faut-il devenir Prussien, Autrichien, Cosaque? Ô folles créatures! peut-être les attendez-vous avec impatience, ces assassins, ces brûleurs, ces violeurs! et dans le geste que vous faites pour les inviter à venir, peut-être y a-t-il encore plus d'obscénité que de trahison.
– Que dis-tu donc là? s'écrièrent les femmes.
– Ce que je dis? reprit Danton en montant sur une borne, je dis que, si vous croyez, parce que vous les avez portés dans votre ventre, parce qu'ils sont sortis de vos entrailles, parce que vous les avez nourris de votre lait, si vous croyez que vos enfants sont à vous, vous vous trompez étrangement! Vos enfants sont à la patrie. L'amour, la génération, l'enfantement, tout cela est pour la patrie! La maternité individuelle n'est qu'un moyen de donner des défenseurs à la mère commune, la France! Ah! misérables renégates que vous êtes! la France se met d'un côté, et vous de l'autre; la France crie: «À moi! à l'aide! au secours!» Vos enfants s'élancent à ce cri et vous les retenez! Il ne vous suffit pas d'être des mères lâches, vous êtes des filles impies. Oh! moi aussi, j'ai deux enfants, nés dans des heures sacrées; que la France me les demande, je lui dirai: «Mère, les voilà!» J'ai une femme que j'adore; que la France me la demande, je lui dirai: «Mère, la voilà!» Et que, après mes enfants et ma femme, la France me crie: «À ton tour!» je bondirai au-devant du gouffre en disant: «Mère, me voici!»
Les femmes se regardèrent étonnées.
– Ô sainte liberté! s'écria Danton, moi qui croyais le jour du sacrifice arrivé, et le jour de la fraternité près d'éclore, je me trompais donc! Ô natures perverses, c'était à vous qu'il était réservé de me briser le cœur, c'était à vous qu'il était donné de faire une chose plus difficile que de tirer le sang de mes veines, c'était à vous qu'il était donné de me tirer les larmes des yeux! Malheur à qui fait pleurer Danton, car il fait pleurer la Liberté même!
Et des larmes, de vraies larmes d'amour pour la France, commencèrent de couler sur les joues de Danton.
C'est qu'en effet Danton était la voix sombre et sublime de la patrie; ce n'était point à tort qu'il disait: Celui qui fait pleurer Danton fait pleurer la Liberté. L'acte chez lui était au service de la parole; il dit de sa voix énergique et profonde: «Que la Révolution soit!» et la Révolution fut.
Née de lui, la Révolution mourut avec lui.
À la vue de ces pleurs roulant sur le visage de Danton, les femmes bouleversées n'y purent tenir plus longtemps: les unes l'arrachèrent de la borne et le serrèrent entre leurs bras; les autres s'enfuirent en cachant leur visage dans leur tablier.
Jacques Mérey avait vu toute cette scène depuis le commencement jusqu'à la fin. D'abord, il s'était tenu à l'écart, prêt à porter secours à son ami, si besoin était; puis il avait admiré cette prodigieuse éloquence qui savait se plier à toutes les circonstances, parlementaire à la tribune, populaire sur la borne; il avait entendu ses premières paroles burlesques, violentes, obscènes; il avait vu ce masque effrayant s'animer et s'embellir de sa fureur vraie ou simulée; il avait senti pénétrer jusqu'au fond de son cœur ces syllabes brusques dardées comme des coups d'épée, puis, quand Danton pleura, lui, laissa tout naturellement couler ses larmes.
Danton, débarrassé de ces femmes, s'essuya le visage, vit Jacques Mérey à dix pas de lui, le reconnut et se précipita dans ses bras.
Danton, nous l'avons dit, se rendait à l'Assemblée nationale. Les premiers mots, les premières preuves d'affection échangées entre les deux amis:
– Il n'y a pas de temps à perdre, dit Danton à Jacques; je vais à l'Assemblée pour y provoquer une mesure de la plus haute importance; viens avec moi.
L'Assemblée était dans une grande agitation: des nouvelles venaient d'arriver de Verdun. L'ennemi était à ses portes et le commandant Beaurepaire avait fait le serment de se faire sauter la cervelle plutôt que de se rendre. Mais on assurait qu'il y avait dans la ville un comité royaliste qui forcerait la main au commandant Beaurepaire.
À la vue de Danton, un grand murmure se fit.
Danton ne parut pas même l'entendre.
Il monta à la tribune, et, sans trouble, sans hésitation, il demanda les visites domiciliaires.
Une opposition très vive éclata, on parla de la liberté compromise, du domicile violé, du secret du foyer mis au grand jour.
Danton laissa dire avec un calme dont on l'eût cru incapable; puis, quand la tempête fut apaisée:
– Quand une armée étrangère est à soixante lieues de la capitale, quand une armée royaliste est au cœur de Paris, il faut que ceux qui sont sous la main de la France sentent peser cette main sur eux. Vous êtes tous d'avis que sans la Révolution nous péririons, que la Révolution seule peut nous sauver. Eh bien, si je représente comme ministre de la Justice la Révolution, il faut que je connaisse les obstacles qu'on nous oppose et les ressources qui nous restent. Que venez-vous me parler de liberté compromise, de domicile violé, de secrets mis au grand jour! Quand la patrie est en danger, tout appartient à la patrie, hommes et choses. Au nom de la patrie, je demande, j'exige les visites domiciliaires!
Danton l'emporta. Les visites domiciliaires furent décrétées, et, pour qu'on n'eût pas le temps de rien cacher aux visiteurs, on décida qu'elles commenceraient la nuit même.
Jacques Mérey se chargea d'aller tranquilliser Mme Danton; quant à lui, Danton, il se rendrait sans perdre un instant au ministère de la Justice, où il donnerait ses ordres, et où il prendrait ses mesures pour qu'ils fussent exécutés.
Il invitait Mme Danton, si elle craignait quelque chose, à venir l'y rejoindre.
La pauvre femme craignait tout; elle fit charger une voiture de ses effets les plus nécessaires, et se décida, ce qu'elle n'avait pu faire encore, à aller habiter le sombre hôtel avec son mari.
Jacques Mérey l'y conduisit. Mme Danton voulait le retenir à l'hôtel; elle pensait que plus il y aurait d'hommes dévoués autour de son mari, moins il y aurait à craindre pour lui.
Mais il était quatre heures du soir; la générale commençait de battre dans toutes les rues, et chacun était averti de rentrer chez soi à six heures précises.
En un instant, la population disparut comme par enchantement; on entendit ce fatal claquement des portes qui se ferment, claquement que nous avons si souvent entendu depuis; toutes les fenêtres suivirent l'exemple des portes. Des sentinelles furent mises aux barrières, la Seine fut gardée, et, quoique les visites ne dussent commencer qu'à une heure du matin, chaque rue fut interceptée par des patrouilles de soixante hommes.
Jacques Mérey ne voulait pas, pour son début à Paris, commencer par désobéir à la loi. Au milieu de la solitude la plus absolue, il rentra à l'hôtel de Nantes, et, mourant de faim, se fit servir à dîner.
On lui apporta sur une assiette un billet proprement plié et cacheté de cire noire. Le cachet représentait une cloche fêlée avec cette devise: SANS SON.
À ce cachet noir, à ce jeu de mots lugubre qui servait à indiquer que l'épître venait du bourreau, Jacques Mérey devina ce que contenait la lettre.
C'était l'éclaircissement qu'il avait demandé à l'exécuteur sur la persistance de la vie après la séparation de la tête et du corps.
Il ne se trompait pas. Voici la brève explication que contenait la lettre:
Citoyen,
J'ai fait l'épreuve moi-même. Ayant tranché la tête à un condamné nommé Leclère, j'ai saisi, au moment où elle allait tomber dans le panier, la tête par les cheveux, et ayant approché son oreille de ma bouche, j'ai crié son nom. L'œil fermé s'est rouvert avec l'expression de l'effroi, mais s'est refermé presque aussitôt.
L'épreuve n'en est pas moins décisive; la vie persiste, c'est du moins mon avis.
Celui qui n'ose se dire votre serviteur,
SANSON.
Cette presque certitude flatta l'amour-propre de Jacques Mérey, puisqu'elle confirmait son opinion; mais elle lui ôta quelque peu de son appétit.
Il voyait toujours dans la pénombre de sa chambre cette tête sanglante aux mains du bourreau, l'œil gauche démesurément ouvert et écoutant avec la double expression de l'angoisse et de l'effroi.
XXI
L'ouvrage noir!
Jacques achevait à peine son dîner que la porte s'ouvrit et que Danton entra.
Le docteur se leva avec étonnement.
– Oui, c'est moi, lui dit Danton, qui voyait l'effet produit par sa présence inattendue. Depuis que je t'ai rencontré, j'ai beaucoup réfléchi; tu vois dans quel état est Paris?
– Il est évident que le sentiment de la terreur y est profond, répondit Jacques.
– Et tu ne vois pas cependant comme moi dans les profondeurs de la situation. Je vais t'y conduire, et alors tu me remercieras d'avoir trouvé moyen de t'éloigner de Paris.
– Ne puis-je donc pas vous être utile ici?
– Non! car ta mission ne commence que le 20 septembre, et jusque-là tu dois rester étranger à tous les événements qui vont se passer ici. Quelques-uns y laisseront leur vie.
Jacques fit un mouvement d'insouciance.
– Je sais qu'en acceptant la charge de député à la Convention, tu as fait le sacrifice de la tienne; mais beaucoup y laisseront leur réputation ou leur honneur. Or, tu dois te présenter à la Convention pur de tout engagement, libre de tout parti. Il sera temps pour toi, une fois que tu seras à l'Assemblée, de te faire jacobin ou cordelier, de t'asseoir dans la plaine ou sur la montagne.
– Que va-t-il donc, à ton avis, se passer ici?
– Je vois encore vaguement l'avenir, si prochain qu'il soit, mais j'y flaire du sang, et beaucoup. Il faut que la lutte de la Commune et de l'Assemblée cesse. Jusqu'à présent, l'Assemblée s'est laissée traîner à la suite de la Commune. Chaque fois que l'Assemblée essaye de s'en défaire, la Commune montre les dents à l'Assemblée, qui recule. L'Assemblée, mon cher Jacques, c'est la force selon la loi et avec la loi; la Commune, c'est la force populaire sans contrôle et sans limites. L'Assemblée, dans une de ses reculades, a voté un million par mois pour la Commune de Paris. Elle n'est pas, comme tu le comprends bien, décidée à renoncer en se suicidant à un pareil subside. Elle a placé sa dictature entre des mains effrayantes – non pas entre les mains d'hommes du peuple, j'en aurais moins peur que de celles où elle se trouve – , des lettrés de taverne, des scribes de ruisseau, un Hébert qui a été marchand de contremarques, un Chaumette, cordonnier manqué, mais démagogue réussi; c'est à ce dernier qu'elle a eu l'idée de donner le pouvoir sans limite d'ouvrir et de fermer les prisons, d'arrêter et d'élargir; tous ensemble ils ont pris cette mortelle décision d'afficher aux portes de chaque prison les noms des prisonniers. Or, pendant que le peuple lit ces noms et rêve le massacre, les prisonniers eux-mêmes les provoquent; ceux de l'Abbaye, par exemple, insultent les gens du quartier à travers leurs grilles; ils font entendre des chansons antirévolutionnaires; ils boivent à la santé du roi, aux Prussiens, à leur prochaine délivrance; leurs maîtresses viennent les voir, manger et boire avec eux; les geôliers sont devenus les valets de chambre des nobles, les commissionnaires des riches; l'or roule à l'Abbaye et le peuple qui manque de pain montre le poing à cet insolent Pactole qui coule dans les prisons. Paris est inondé de faux assignats. Où dit-on qu'on les fabrique? dans les prisons mêmes; vrais ou non, ces bruits se répandent et exaspèrent la foule. Joins à cela un Marat qui, tordant sa vilaine bouche, demande tous les matins cinquante mille, cent mille, deux cent mille têtes. Non contente de fouler aux pieds toute liberté individuelle, cette féroce dictature d'où je sors et que je voudrais contenir en vain s'attaque à une liberté bien autrement dangereuse, à la liberté de la presse. Quand c'est Marat qu'elle devrait poursuivre, c'est un jeune patriote plein de dévouement et d'intelligence qu'elle attaque; c'est Girey qu'elle poursuit, qu'elle poursuit jusqu'au ministère de la Guerre où il s'est réfugié. L'Assemblée, mise en demeure, a été forcée de mander à sa barre le président de la Commune Huguenin. Huguenin n'a point paru. L'Assemblée, il y a une heure, a cassé la Commune, en déclarant qu'une nouvelle Commune serait nommée par les sections dans les vingt-quatre heures. Au reste, singulière anomalie qui prouvera dans quel épouvantable gâchis nous sommes: l'Assemblée, en cassant la Commune, a déclaré qu'elle avait bien mérité de la patrie.
– Ornandum et tollandum, a dit Cicéron.
– Oui, mais voilà que la Commune ne veut être ni couronnée ni chassée. La Commune veut rester, régner par la terreur; elle restera et régnera.
– Et tu crois qu'elle aura l'audace d'ordonner quelque grand massacre?
– Elle n'aura pas besoin d'ordonner; elle laissera faire, elle laissera Paris dans l'état de sourde fureur où est le peuple; elle laissera crier les ventres vides, hurler les estomacs affamés; et si une voix a le malheur de crier: «Assez de statues brisées comme cela! assez de marbres en morceaux! assez de plâtres en poussière! au lieu de nous en prendre à ces effigies, prenons-nous-en à ces aristocrates qui boivent à la victoire des étrangers, à ce roi qui les appelle: à l'Abbaye, au Temple d'abord, à la frontière après!» alors, tout sera dit. Il n'y a que la première goutte de sang qui coûte à verser. La première goutte versée, il en coulera des flots.
– Mais, dit Jacques Mérey, n'y a-t-il donc point parmi vous un homme qui puisse dominer la situation et diriger l'esprit des masses?
– Nous ne sommes en réalité que trois hommes populaires, dit Danton. Marat, qui veut et qui prêche le massacre; Robespierre, qui aurait l'autorité; moi, qui aurais peut-être la force.
– Eh bien?
– Nous ne pouvons recourir à Marat pour empêcher ce qu'il demande. Robespierre ne se risquera pas à se mettre en travers du flot populaire. Pour chasser des cœurs le démon du massacre, pour faire rougir la mort d'elle-même, pour la faire rentrer dans le néant d'où elle sort, il faut être César ou Gustave-Adolphe.
– Non, répliqua Jacques Mérey, il faut être Danton; il faut prendre un drapeau et parler à ces hommes comme tu as parlé hier à ces femmes qui voulaient te déchirer. Beaucoup peuvent approuver l'idée du massacre, mais, crois-moi, les massacreurs sont peu nombreux. Mets aux portes des prisons tes deux mille enrôlés volontaires d'aujourd'hui; dis-leur que le prisonnier, tant que la sentence n'est point portée contre lui, est sacré; qu'il est sous la loi de la nation tout entière, et que la prison est un asile plus inviolable que le sanctuaire. Ils t'écouteront, et pleins d'enthousiasme, ils donneront, s'il le faut, leur vie pour la noble cause dont tu les auras chargés.
– Ah! ma foi! non, dit Danton avec insouciance; ils se sont enrôlés pour marcher à l'ennemi, et je ne veux pas tromper leur attente; je ne pousserai point au massacre, mais je ne m'y opposerai pas; j'y risquerais ma vie.
– Et depuis quand Danton ménage-t-il sa vie? dit en riant Jacques Mérey.
– Depuis que je m'aperçois que personne ne ferait ce qui reste à faire: à établir la République. Ce n'est pas ce fou furieux de Marat qui peut être le Brutus de la nouvelle république – lui ne fait pas le fou, il l'est réellement – . Ce n'est pas cet hypocrite de Robespierre, qui en est peut-être le Washington; il s'est opposé à la guerre que tout le monde voulait, et va être un an ou deux à rétablir sur sa base sa popularité ébranlée. Il n'y a donc que moi. Eh bien! moi, je te le dirai tout bas, au risque de t'épouvanter, moi, je ne suis pas bien convaincu qu'il soit sage de marcher à un ennemi terrible en laissant un ennemi plus terrible derrière soi. Le peuple, dans les grands cataclysmes révolutionnaires, a parfois de ces subites et foudroyantes illuminations. Oui, l'ennemi à craindre, le véritable ennemi, celui qui perdra la France si nous le laissons vivre, conspirer, correspondre, de sa prison du Temple et du Temple au camp de Frédéric-Guillaume, c'est le roi, ce sont les royalistes et tous les aristocrates.
– Comment, tu laisserais la vengeance populaire monter jusqu'au roi?
– Non, car la mort des royalistes et des aristocrates suffira pour épouvanter le roi et l'empêcher de continuer ses coupables menées. D'ailleurs, ce n'est pas dans un orage populaire qu'il faut que le roi meure, c'est par un jugement public, c'est par un arrêt de la nation, c'est de la mort des traîtres, des transfuges et des parjures.
– Mais je croyais que tu avais fait serment à ta femme non seulement de ne jamais prendre part à la mort du roi, mais de le défendre.
– Ami, aux jours de révolution, bien fou qui fait de pareils serments, et plus fous encore sont ceux qui y croient. Si j'ai fait le serment que tu dis, c'était avant la fuite de Varennes, il y a déjà longtemps de cela, et des serments faits à cette époque je me souviens à peine. Laisse écouler encore deux ou trois mois, je l'aurai oublié tout à fait. Et puis, après tout, est-ce donc un sang si pur que celui qui coulera par-dessous les portes des prisons? De faux Français, de mauvais citoyens, des traîtres, des parricides! Et puisque nous avons des hommes qui consentent à faire l'ouvrage noir, comme disent les Russes, couvrons-nous le visage, gémissons et laissons-les faire. Il est bon, crois-moi, de compromettre Paris tout entier aux yeux du monde, afin que Paris sache qu'il n'y a pas de pardon pour lui s'il laisse entrer l'ennemi dans ses murs.
Jacques Mérey regarda Danton, et vit dans les lignes calmes de son visage les preuves d'une inébranlable décision; il n'agirait pas, mais, comme il le disait, il n'empêcherait pas les autres d'agir.
– Tu as raison, Danton, dit Jacques Mérey, je ne suis pas encore assez profondément trempé dans le stoïcisme révolutionnaire pour dire comme toi: «Tel sang est pur, tel sang est impur;» pour moi, médecin, le sang est encore la matière la plus précieuse à la vie, de la chair coulante, une liqueur composée de fibrine, d'albumine et de sérosité, que je dois essayer de faire rentrer dans les veines de l'homme au lieu de l'en faire sortir: envoie-moi donc bien vite là où je puisse faire le bien sans faire le mal, et où je ne sois pas obligé de passer par le mal pour arriver au bien.
– Voilà justement ce qui m'a fait venir te trouver. Écoute, voici en deux mots ce qui se passe là-bas. Le 19 août 1792, les Prussiens et les émigrés sont entrés en France. Ils entrèrent par une pluie battante, présage terrible pour eux.
– Tu crois aux présages?
– Ne sommes-nous pas des Romains? Les Romains y croyaient, faisons comme eux. – Ils se présentèrent le 20 devant Longwy, c'est-à-dire que, de Coblence à Longwy, ils ont mis vingt jours à faire quarante lieues. Au huitième coup de canon, Longwy se rendit, et le roi Frédéric-Guillaume y fit son entrée. Au lieu de marcher immédiatement sur Verdun, ils restèrent huit jours campés autour de leur conquête; ils y sont encore. La France, pendant ce temps, resta sur la défensive. Or, la défensive ne va point à la France. La France n'est point un bouclier, c'est une épée: sa force est dans son attaque.
»Ces huit jours d'hésitation de l'ennemi ont sauvé la France; pendant ces huit jours, deux mille hommes sont partis chaque jour de Paris; tu crois que les enrôlements volontaires datent d'aujourd'hui, tu te trompes. Il a fallu, il y a trois jours, un décret de l'Assemblée pour forcer de rester à leur atelier les typographes qui imprimaient les séances; il a fallu étendre le décret aux serruriers, tous auraient pris le fusil, pas un ne serait resté pour en faire. Nos églises, désertes par la disparition d'un culte inutile, sont devenues des ateliers où des milliers de femmes travaillent au salut commun: elles préparent les tentes, les habits, les équipements militaires, chacune couvre et réchauffe d'avance son enfant qui part et qui va combattre l'ennemi.
»Dans ces églises mêmes s'accomplit sous leurs yeux une action mystérieuse et salutaire. Sur ma proposition, l'Assemblée a décidé que l'on fouillera les tombeaux et qu'on emploiera pour la défense du pays le cuivre et le plomb des cercueils.»
Jacques Mérey regarda Danton avec plus d'admiration encore que d'étonnement.
– Et c'est sur ta proposition, dit-il, que l'Assemblée a rendu ce décret?
– Oui, répondit Danton. Si près de périr, la France des vivants n'avait-elle pas le droit de demander secours à la France des morts? Crois-tu que ces morts dont on a ouvert et pris les cercueils ne les eussent point donnés pour sauver leurs enfants et les enfants de leurs enfants? Quant à moi, au premier tombeau ouvert, il m'a semblé entendre ce cri sorti des abîmes de la mort: «Prenez non seulement nos cercueils, mais nos ossements, si de nos ossements vous pouvez vous faire des armes contre l'ennemi.»
Jacques Mérey se leva.
– Danton, dit-il, tu es vraiment grand, plus grand encore que je ne croyais!
– Non, mon ami, répondit Danton avec simplicité, c'est la France qui est grande et non pas nous. Nous, nous n'atteignons pas la hauteur de cette femme, de cette mère qui apporta à l'Assemblée sa croix d'or, son cœur d'or, son dé d'argent, tandis que sa fille, une enfant de douze ans, apportait sa timbale d'argent et une pièce de quinze sous. Le jour où j'ai vu cela, vois-tu, j'ai dit: «La France a vaincu! Avec ta croix d'or, avec ton cœur d'or, avec ton dé d'argent, femme; avec ta timbale d'argent, avec tes quinze sous, enfant, la France va lever des armées.» Non; où nous fûmes grands, sais-tu où ce fut? C'est lorsque la Gironde, les jacobins et les cordeliers sont tombés d'accord pour confier la défense nationale au seul homme qui pouvait sauver la France.
– À Dumouriez?
– À Dumouriez. Les Girondins le haïssaient, et non sans raison; ils l'avaient fait arriver au ministère, et lui les en avait chassés; les jacobins ne l'aimaient nullement, ils savaient très bien qu'il portait deux masques et jouait un double jeu; mais ils savaient aussi qu'il serait ambitieux de gloire et qu'avant tout il voudrait vaincre.
– Et toi, qu'as-tu fait?
– J'ai fait plus que les autres. Je lui ai envoyé Fabre d'Églantine, ma pensée, Westermann, mon bras, Westermann, c'est-à-dire le 10-Août en personne. Tous les vieux soldats, les Luckner et les Kellermann, lui ont été infériorisés. Dillon son chef lui a été soumis. Toutes les forces de la France ont été mises dans sa main.