Kitabı oku: «Gabriel Lambert», sayfa 5

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XI
UN TERRIBLE AVEU

Je continuai mes courses; mais malgré moi je ne pus chasser de ma pensée ce que j'avais vu et entendu, tout en conservant pour ce malheureux le dégoût moral et instinctif que j'ai avoué.

Je commençais à éprouver cette pitié physique, si l'on peut s'exprimer ainsi, que l'homme destiné à souffrir ressent pour tout être qui souffre.

Je dînais en ville, et comme une partie de ma soirée était consacrée à des visites, je ne rentrai chez moi que passé minuit.

On me dit qu'un jeune homme, qui était venu pour me consulter, m'attendait depuis une heure dans mon cabinet; je demandai son nom; il n'avait pas voulu le dire.

J'entrai, et je reconnus monsieur de Faverne.

Il était plus pâle et plus agité que le matin; un livre qu'il avait essayé de lire était ouvert sur le bureau. C'était le traité de toxicologie d'Orfila.

– Eh bien! lui demandai-je, vous sentez-vous donc plus mal?

– Oui, me répondit-il, très mal; il m'est arrivé un événement affreux, une aventure terrible, et je suis accouru pour vous raconter cela. Tenez, docteur, depuis que je suis à Paris, depuis que je mène la vie que vous connaissez, vous êtes le seul homme qui m'ayez inspiré une confiance entière; aussi, vous le voyez, j'accours vous demander, non pas un remède à ce que je souffre; vous me l'avez dit, il n'y en a pas, et tout en vous envoyant chercher, je le savais bien, moi, qu'il n'y en a pas; mais un conseil.

– Un conseil est bien autrement difficile à donner qu'une ordonnance, monsieur, et je vous avoue que j'en donne rarement. On ne demande en général de conseil que pour se corroborer soi-même dans la résolution qu'on a déjà prise; ou si, indécis encore de ce que l'on fera, on suit le conseil donné, c'est pour avoir le droit de dire un jour au conseilleur: C'est votre faute!

– Il y a du vrai dans ce que vous dites là, docteur; mais, de même que je crois qu'un médecin n'a pas le droit de refuser une ordonnance, je ne crois pas qu'un homme ait le droit de refuser un conseil.

– Vous avez raison, aussi je ne refuse pas de vous le donner; seulement vous me ferez plaisir de ne pas le suivre.

Je m'assis alors près de lui; mais au lieu de me répondre il laissa tomber sa tête dans ses mains, et demeura comme anéanti dans ses propres pensées.

– Eh bien? lui dis-je au bout d'un instant de silence.

– Eh bien! répondit-il, ce que je vois de plus clair dans tout cela, c'est que je suis perdu.

Il y avait un tel accent de conviction dans ces paroles, que je tressaillis.

– Perdu, vous? et comment? demandai-je.

– Sans doute, elle va me poursuivre, elle va dire à tout le monde qui je suis, elle va crier sur les toits mon véritable nom.

– Qui cela?

– Elle, parbleu!

– Elle? qui, elle?

– Marie.

– Qu'est-ce que Marie?

– Ah! c'est vrai, vous ne savez pas, vous; une petite sotte, une petite drôlesse dont j'ai eu la bonté de m'occuper, et à qui j'ai eu la sottise de faire un enfant.

– Eh bien! mais si c'est une de ces femmes qu'on désintéresse avec de l'argent, vous êtes assez riche.

– Oui, reprit-il en m'interrompant; mais ce n'est malheureusement point une de ces femmes-là: c'est une fille de village, une pauvre fille, une sainte fille.

– Tout à l'heure vous l'appeliez drôlesse.

– J'avais tort, mon cher docteur, j'avais tort, c'était la colère qui me faisait parler ainsi; ou plutôt, tenez, tenez, c'était la peur.

– Cette femme peut donc influer d'une manière fatale sur votre destinée?

– Elle peut empêcher mon mariage avec mademoiselle de Macartie.

– Comment?

– En disant mon nom, en révélant qui je suis.

– Vous ne vous nommez donc pas de Faverne?

– Non.

– Vous n'êtes donc pas baron?

– Non.

– Vous n'êtes donc pas né à la Guadeloupe.

– Non. Tout cela, voyez-vous, était une fable.

– Alors Olivier avait raison?

– Oui.

– Mais alors comment monsieur de Malpas, le gouverneur de la Guadeloupe, a-t-il pu certifier?..

– Silence, dit le baron en me serrant violemment la main, cela c'est mon secret, le secret qui me tue, vous savez.

Nous restâmes un instant muets l'un et l'autre.

– Eh bien! mais cette femme, cette Marie, vous l'avez donc revue?

– Aujourd'hui, docteur, aujourd'hui, ce soir.

«Elle a quitté son village, elle est venue à Paris, et elle a tant fait qu'elle m'a découvert, et que ce soir, sans me dire qui elle était, elle s'est présentée chez moi avec son enfant.

– Et vous, qu'avez-vous fait?

– J'ai dit, reprit monsieur de Faverne d'une voix sombre, j'ai dit que je ne la connaissais pas, et je l'ai fait jeter à la porte par mes gens.

Je me reculai involontairement.

– Vous avez fait cela, vous avez renié votre enfant, vous avez fait chasser sa mère par vos laquais!..

– Que vouliez-vous que je fisse?

– Ah! c'est affreux.

– Je le sais bien.

Et nous retombâmes tous les deux dans le silence. Au bout d'un instant, je me levai.

– Et qu'ai-je à faire dans tout cela? demandai-je.

– Ne voyez-vous pas que j'ai des remords?

– Je vois que vous avez peur.

– Eh bien, docteur … j'aurais voulu que vous la vissiez, cette femme.

– Moi!

– Oui, vous; rendez-moi le service de la voir.

– Et où la trouverai-je?

– Un instant après l'avoir chassée, j'ai écarté le rideau de ma fenêtre, et je l'ai vue assise sur une borne avec son enfant.

– Et vous croyez qu'elle y est encore?

– Oui.

– Vous l'avez donc revue?

– Non, je suis sorti par une porte de derrière, et je suis accouru chez vous.

– Et pourquoi n'êtes-vous pas sorti tout bonnement par la grande porte, et dans votre voiture?

– J'ai eu peur qu'elle ne se jetât sous les pieds des chevaux.

Je frissonnai.

– Que voulez-vous que je fasse dans tout cela? à quoi puis-je vous être bon?

– Docteur, rendez-moi un service; voyez-la, arrangez la chose avec elle; qu'elle retourne à Trouville avec son enfant; je lui donnerai ce qu'elle voudra, dix mille francs, vingt mille francs, cinquante mille francs.

– Mais si elle refuse tout cela?

– Si elle refuse, si elle refuse; eh bien! alors … nous verrons.

Le baron prononça ces dernières paroles d'un ton tellement sinistre, que je tremblai pour la pauvre femme.

– C'est bien, monsieur, répondis-je, je la verrai.

– Et vous obtiendrez … qu'elle parte?

– Je ne puis répondre de cela; tout ce que je puis vous promettre, c'est de lui parler le langage de la raison, c'est de lui faire envisager la distance qu'il y a de vous à elle.

– La distance?

– Oui.

– Vous oubliez que je vous ai avoué que je n'étais pas baron; je suis un paysan, monsieur, un simple paysan, qui, par mon … intelligence, me suis élevé au-dessus de mon état; seulement, silence, je vous en supplie. Vous comprenez que si monsieur de Macartie savait que je suis un paysan, il ne me donnerait pas sa fille.

– Vous tenez donc énormément à ce mariage?

– Je vous l'ai dit, c'est le seul moyen de me faire cesser les spéculations hasardeuses auxquelles je suis forcé de me livrer.

– Je verrai cette jeune fille.

– Ce soir?

– Ce soir. Où la retrouverai-je?

– Là où je l'ai vue.

– Sur cette borne?

– Oui.

– Elle y est encore, vous croyez?

– J'en suis sûr.

– Allons.

Il se leva vivement, s'élança vers la porte, je le suivis.

Nous sortîmes.

Je demeurais à cinq cents pas à peine de chez lui; en arrivant au coin de la rue Taitbout et de celle du Helder, il s'arrêta, et me montrant du doigt quelque chose d'informe que l'on distinguait à peine dans l'ombre.

– Là, là, dit-il.

– Quoi, là?

– Elle.

– Cette jeune fille?

– Oui. Moi je rentre par la rue du Helder. La maison, comme vous le savez, à une double entrée… Allez à elle.

– J'y vais.

– Attendez. Un dernier service, je vous prie.

«Il me semble que je deviens fou; j'ai le vertige; tout tourne autour de moi… Votre bras, docteur; conduisez-moi jusqu'à la petite porte.

– Volontiers.

Je lui pris le bras; il chancelait véritablement comme un homme ivre. Je le conduisis jusqu'à la porte.

– Merci, docteur, merci; je vous suis bien reconnaissant, je vous jure; et si vous étiez un de ces hommes qui font payer les services qu'ils rendent, je vous paierais celui-ci ce que vous voudriez.

«Bien! nous voilà; vous viendrez demain, n'est-ce pas, me rendre réponse?

«J'irais bien chez vous; mais dans la journée je n'oserais sortir, j'aurai peur de la rencontrer.

– Je viendrai.

– Adieu, docteur.

Il sonna, on ouvrit.

– Un instant, dis-je en le retenant, le nom de cette femme?

– Marie Granger.

– Bien… Au revoir.

Il rentra, et je remontai la rue du Helder pour rentrer dans la rue Taitbout.

En arrivant à l'angle des deux rues, là où j'avais entrevu cette femme, j'entendis une rumeur, et je vis un groupe assez considérable qui s'agitait dans l'ombre.

Je courus.

Une patrouille qui passait avait aperçu cette malheureuse, et comme, interrogée sur ce qu'elle faisait là à deux heures du matin, elle n'avait pas voulu répondre, cette patrouille la conduisait au corps de garde.

La pauvre femme marchait au milieu des gardes nationaux, portant entre ses bras son enfant qui pleurait; mais elle ne versait pas une larme, elle ne poussait pas une plainte.

Je m'approchai aussitôt du chef de la patrouille.

– Pardon, monsieur, lui dis-je, mais je connais cette femme.

Elle leva la tête vivement et me regarda.

– Ce n'est pas lui, dit-elle; et elle laissa retomber sa tête.

– Vous connaissez cette femme, monsieur? me répondit le caporal.

– Oui … elle se nomme Marie Granger, et elle est du village de Trouville.

– C'est mon nom, c'est celui de mon village. Qui êtes-vous, monsieur? au nom du ciel, qui êtes-vous?

– Je suis le docteur Fabien, et je viens de sa part.

– De la part de Gabriel?

– Oui.

– Alors, messieurs, laissez-moi aller, je vous en supplie laissez-moi aller avec lui!

– Vous êtes bien le docteur Fabien? me demanda alors le chef de la patrouille.

– Voici ma carte, monsieur.

– Et vous répondez de cette femme?

– J'en réponds.

– Alors, monsieur, vous pouvez l'emmener.

– Merci.

Je présentai le bras à la pauvre fille; mais, me montrant d'un geste son enfant qu'elle était obligée de porter.

– Je vous suivrai, monsieur, dit-elle. Où allons-nous?

– Chez moi.

Dix minutes après elle était dans mon cabinet, assise à la place même où une demi-heure auparavant était assis le prétendu baron de Faverne. L'enfant, couché sur une bergère, dormait dans la chambre à côté.

Il se fit entre nous un long silence, qu'elle interrompit la première.

– Eh bien! monsieur, dit-elle, que voulez-vous que je vous raconte?

– Ce que vous croirez nécessaire que je sache, madame. Remarquez que je ne vous interroge pas, j'attends que vous parliez, voilà tout.

– Hélas! ce que j'ai à vous dire est bien triste, monsieur, et cependant cela n'a aucun intérêt pour vous.

– Toute douleur physique ou morale est de mon ressort, ainsi ne craignez donc pas de me confier la vôtre, si vous croyez que je puisse la soulager.

– Ah! pour la soulager il n'y a que lui, dit la pauvre femme.

– Eh bien! puisque c'est lui qui m'a chargé de vous voir, tout espoir n'est pas perdu.

– Alors, écoutez-moi; mais songez, en m'écoutant, que je ne suis qu'une pauvre paysanne.

– Vous me le dites et je vous crois, cependant à vos paroles on pourrait vous croire d'une condition plus élevée.

– Je suis fille du maître d'école du village où je suis née, cela vous expliquera tout.

«J'ai donc reçu un semblant d'éducation, je sais lire et écrire un peu mieux que ne le font les autres paysannes, voilà tout.

– Alors vous êtes du même pays que Gabriel?

– Oui, seulement j'ai quatre ans ou cinq ans de moins que lui. Aussi loin que je puis me le rappeler, je le vois assis, avec une vingtaine d'autres garçons du village que réunissait mon père, au bout d'une longue table toute déchiquetée par les noms et les dessins qu'y traçaient avec leurs canifs les écoliers auxquels mon père apprenait à lire, à écrire et à compter. C'était le fils d'un brave métayer dont la réputation d'honnêteté était proverbiale.

– Son père vit-il encore?

– Oui, monsieur.

– Mais il a cessé de voir son fils, alors?

– Il ignore où il est, et le croit parti pour la Guadeloupe. Mais attendez, chaque chose viendra à son tour. Excusez mes longueurs, mais j'ai besoin de vous raconter les choses en détail pour que vous nous jugiez tous deux.

Gabriel, quoique grand pour son âge, était faible et maladif, aussi était-il presque toujours menacé, même par des enfans plus jeunes que lui. Je me rappelle alors qu'il n'osait plus sortir avec les autres à l'heure où les écoliers retournent chez leurs parens, et que presque toujours mon père le trouvait sur l'escalier, où il s'était réfugié de peur d'être battu, et où l'on n'osait le venir chercher.

Alors mon père lui demandait ce qu'il faisait là, et le pauvre Gabriel lui répondait en pleurant qu'il avait peur d'être battu.

Aussitôt mon père m'appelait et me donnait pour escorte au pauvre fugitif, qui, sous ma protection, revenait chez lui sain et sauf, car devant moi, la fille du maître d'école, nul n'osait le toucher.

Il en résulta que Gabriel parut me prendre dans une grande affection, et que nous contractâmes l'habitude d'être ensemble: seulement, de sa part, cette affection était de l'égoïsme, et de la mienne de la pitié.

Gabriel apprenait difficilement à lire et à calculer, mais pour l'écriture il avait une très grande facilité; non seulement il possédait en propre une écriture magnifique, mais encore il avait la singulière aptitude d'imiter les écritures de tous ses camarades, et cela à tel point que l'imitation rapprochée de l'original rendait l'auteur même indécis.

Les enfans riaient et s'amusaient de ce singulier talent; mais mon père secouait tristement la tête et disait souvent:

– Crois-moi, Gabriel, ne fais pas de ces choses-là … cela tournera mal.

– Bah! comment voulez-vous que ça tourne, monsieur Granger? disait Gabriel. Je serai maître d'écriture, quoi! voilà tout, au lieu d'être garçon de charrue.

– Ce n'est pas un état que d'être maître d'écriture dans un village, disait mon père.

– Eh bien! j'irai exercer à Paris, répondait Gabriel.

Quant à moi, qui ne voyais pas le mal qu'il pouvait y avoir à imiter l'écriture des autres, ce talent, qui chaque jour faisait chez Gabriel de nouveaux progrès, m'amusait beaucoup.

Car Gabriel ne se bornait plus à imiter les écritures seules, Gabriel imitait tout.

Une gravure lui était tombée entre les mains, et, avec une patience miraculeuse, il l'avait copiée ligne pour ligne, avec une telle exactitude, que n'eût été la grandeur du papier et la couleur de l'encre, il eût été difficile de dire, à l'inspection de l'original et de la copie, quelle était l'œuvre de la plume et quelle était l'œuvre du burin. Le pauvre père, qui voyait dans cette gravure ce qu'elle était réellement, c'est-à-dire un chef-d'œuvre, la fit encadrer par le vitrier du village, et la montra à tout le monde.

Le maire et l'adjoint la vinrent voir, et le maire s'en alla en disant à l'adjoint:

– Ce garçon-là a sa fortune au bout des doigts.

Gabriel entendit ces paroles.

Mon père lui avait appris tout ce qu'il pouvait lui apprendre; Gabriel rentra dans sa métairie.

Comme il était l'aîné de deux autres enfans, et que Thomas n'était pas riche, il lui fallut commencer à travailler.

Mais le travail de la charrue lui était insupportable.

Tout au contraire des paysans, Gabriel aurait voulu se coucher et se lever tard; son grand bonheur était de veiller jusqu'à minuit, et de faire avec sa plume toutes sortes de lettres ornées, de dessins et d'imitations: aussi l'hiver était-il son temps heureux, et les veilles ses heures de fête.

D'un autre côté, son dégoût pour les travaux de l'agriculture faisait le désespoir de son père. Thomas Lambert n'était pas assez riche pour garder chez lui une bouche inutile. Il avait cru que la présence de Gabriel lui épargnerait un garçon de charrue. Il vit, à son grand regret, qu'il s'était trompé.

XII
DÉPART POUR PARIS

Un jour, heureusement ou malheureusement, le maire, qui avait prédit que Gabriel avait une fortune au bout des doigts, revint faire une visite au père Thomas, et lui proposa de prendre Gabriel comme son secrétaire, à raison de cent cinquante francs par an et la nourriture.

Gabriel accueillit la proposition comme une bonne fortune; mais le père Thomas secoua la tête en disant:

– Où cela te mènera-t-il, garçon?

Tous deux n'en acceptèrent pas moins l'offre du maire, et Gabriel quitta définitivement la charrue pour la plume.

Nous étions restés bons amis, Gabriel paraissait même avoir de l'amour pour moi: quant à moi, je l'aimais de tout mon cœur.

Tous les soirs, comme c'est l'habitude dans les villages, nous allions nous promener ensemble, tantôt sur les bords de la mer, tantôt sur les rives de la Touque.

Personne ne s'en tourmentait; nous étions pauvres tous deux, nous nous convenions donc parfaitement.

Seulement Gabriel semblait avoir un ver rongeur dans l'âme; ce ver rongeur, c'était le désir de venir à Paris; il était convenu que s'il venait à Paris il y ferait fortune.

Paris était donc pour nous le fond de toute conversation. Paris était la ville magique qui devait nous ouvrir à tous deux la porte de la richesse et du bonheur.

Je me laissais aller à la fièvre qui l'agitait, et je répétais de mon côté:

– Oh! oui, Paris! Paris!

Dans nos rêves d'avenir, nous avions toujours si bien enchaîné l'une à l'autre nos deux existences, que je me regardais d'avance comme la femme de Gabriel, quoique jamais un mot de mariage n'eût été échangé entre nous: quoique jamais, je dois le dire, aucune promesse n'eût été faite.

Le temps s'écoulait.

Gabriel, à même de se livrer à son occupation favorite, écrivait toute la journée, tenait tous les registres de la mairie avec une propreté et un goût admirables.

Le maire était enchanté d'avoir un tel secrétaire.

L'époque des élections arrivait: un des députés qui devaient se mettre sur les rangs était déjà en tournée; il vint à Trouville; Gabriel était la merveille de Trouville; on lui montra les registres de la mairie, et le soir Gabriel lui fut présenté.

Le candidat avait rédigé une circulaire, mais il n'y avait d'imprimerie qu'au Havre; il fallait envoyer le manifeste à la ville, et c'était trois ou quatre jours de retard.

Or, la distribution du manifeste était urgente, le candidat ayant rencontré une opposition plus grande qu'il ne s'y attendait.

Gabriel proposa de faire, dans la nuit et dans la journée du lendemain, cinquante circulaires. Le député lui promit cent écus s'il lui livrait ces cinquante exemplaires dans les vingt-quatre heures. Gabriel répondit de tout, et, au lieu de cinquante manifestes, il en livra soixante-dix.

Le candidat, au comble de la joie, lui donna cinq cents francs au lieu de trois cents, et lui promit de le recommander à un riche banquier de Paris qui, sur sa recommandation, le prendrait probablement pour secrétaire.

Gabriel accourut, ce soir-là, ivre de joie.

– Marie, me dit-il, Marie, nous sommes sauvés; avant un mois, je partirai pour Paris. J'aurai une bonne place, alors je t'écrirai, et tu viendras me rejoindre.

Je ne pensai même pas à lui demander si c'était comme sa femme, tant l'idée était loin de moi que Gabriel pût me tromper.

Je lui demandai alors l'explication de cette promesse, qui était encore une énigme pour moi. Il me raconta tout, me dit la protection du banquier, et me montra un papier imprimé.

– Qu'est-ce que ce papier? lui demandai-je.

– Un billet de cinq cents francs, dit-il.

– Comment!.. m'écriai-je, ce chiffon de papier vaut cinq cents francs?

– Oui, dit Gabriel, et si nous en avions seulement vingt comme celui-là, nous serions riches.

– Cela nous ferait dix mille francs, repris-je.

Pendant ce temps, Gabriel dévorait le papier des yeux.

– A quoi penses-tu, Gabriel? lui demandai-je.

– Je pense, dit-il, qu'un pareil billet n'est pas plus difficile à imiter qu'une gravure.

– Oui … mais, lui dis-je, cela doit être un crime?

– Regarde, dit Gabriel.

Et il me montra ces deux lignes écrites au bas du billet:

«LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR.»

– Ah! sans cela, s'écria-t-il, nous en aurions bientôt dix, et vingt, et cinquante.

– Gabriel, repris-je toute frissonnante, que dis-tu donc là?

– Rien, Marie, je plaisante.

Et il remit le billet dans sa poche.

Huit jours après, les élections eurent lieu.

Malgré les circulaires, le candidat ne fut point nommé. Après son échec, Gabriel se présenta chez lui pour lui rappeler sa promesse; mais il était déjà parti.

Gabriel revint au désespoir. Selon toute probabilité, le député manqué oublierait la promesse qu'il avait faite au pauvre secrétaire de la mairie.

Tout à coup une idée parut germer dans son esprit, il s'y arrêta en souriant; puis, au bout d'un instant, il dit:

– Heureusement que j'ai gardé l'original de cette bête de circulaire.

Et il me montra cet original écrit et signé de la main du candidat.

– Et que feras-tu de cet original? lui demandai-je.

– Oh! mon Dieu! rien du tout, répondit Gabriel; seulement dans l'occasion ce papier pourrait me rappeler à son souvenir.

Puis il ne me parla plus de ce papier, et parut avoir oublié jusqu'à l'existence de la circulaire.

Huit jours après, le maire vint trouver Thomas Lambert, une lettre à la main. Cette lettre était du candidat qui avait échoué.

Contre toute attente, il avait tenu sa promesse, et écrivait au maire qu'il avait trouvé chez un des premiers banquiers de Paris une place de commis pour Gabriel. Seulement on exigeait un surnumérariat de trois mois. C'était un sacrifice de temps et d'argent nécessaire, après quoi Gabriel toucherait dix-huit cents francs d'appointemens.

Gabriel accourut me faire part de cette nouvelle; mais en même temps qu'elle le comblait de joie, elle m'attristait profondément.

J'avais bien parfois, excitée par les rêves de Gabriel, désiré Paris comme lui, mais pour moi Paris était seulement un moyen de ne pas quitter l'homme que j'aimais; toute mon ambition, à moi, se bornait à devenir la femme de Gabriel, et la chose me paraissait bien plus assurée avec l'humble et monotone existence du village que dans le rapide et ardent tourbillon de la capitale.

A cette nouvelle, je me mis donc à pleurer.

Gabriel se jeta à mes genoux, et essaya de me rassurer par ses promesses et par ses protestations; mais un pressentiment profond et terrible me disait que tout était fini pour moi.

Cependant le départ de Gabriel était décidé.

Thomas Lambert consentait à faire un petit sacrifice. Le maire, moyennant hypothèque, bien entendu, lui prêta cinq cents francs; et, comme personne ne savait la libéralité du candidat, Gabriel se trouva possesseur d'une somme de mille francs.

Il fut convenu pour tout le monde qu'il partirait le même soir pour Pont-l'Evêque, d'où une voiture devait le conduire à Rouen; mais entre nous deux il fut arrêté qu'il ferait un détour, et reviendrait passer la nuit auprès de moi.

Je devais laisser la croisée de ma chambre ouverte.

C'était la première fois que je le recevais ainsi, et j'espérais être aussi forte, dans cette dernière entrevue, contre lui et contre mon cœur, que je l'avais toujours été.

Hélas! je me trompais! Sans cette nuit, je n'eusse été que malheureuse. Par cette nuit, je fus perdue.

Au point du jour, Gabriel me quitta; il fallait nous séparer. Je le reconduisis par la porte du jardin qui donnait sur les dunes.

Là, il me renouvela toutes ses promesses; là, il me jura de nouveau qu'il n'aurait jamais d'autre femme que moi, et il endormit du moins mes craintes, s'il n'endormit point mes remords.

Nous nous quittâmes. Je le perdis de vue au coin du mur, mais je courus pour le revoir encore; et, en effet, je l'aperçus qui suivait d'un pas rapide le sentier qui conduisait à la grande route.

Il me sembla qu'il y avait dans la rapidité de ce pas quelque chose qui constrastait singulièrement avec ma douleur à moi.

Je le rappelai par un cri.

Il se retourna, agita son mouchoir en signe d'adieu, et continua son chemin.

En tirant son mouchoir, il fit, sans s'en apercevoir, tomber un papier de sa poche.

Je le rappelai, mais, sans doute de peur de se laisser attendrir, il continua son chemin; j'accourus après lui.

J'arrivai jusqu'à la place où le papier était tombé, et je le trouvai à terre.

C'était un billet de cinq cent francs; seulement il était sur un autre papier que celui que j'avais vu. Alors je rassemblai toutes mes forces, et j'appelai Gabriel une dernière fois; il se retourna, me vit agiter le billet, s'arrêta, fouilla dans toutes ses poches, et, s'apercevant sans doute qu'il avait perdu quelque chose, revint vers moi en courant.

– Tiens, lui dis-je, tu avais perdu ceci, et j'en suis bien heureuse, puisque je peux t'embrasser encore une dernière fois.

– Ah! me dit-il en riant, c'est pour toi seule que je reviens, chère Marie, car ce billet ne vaut rien.

– Comment, il ne vaut rien?

– Non, le papier n'est point pareil à celui-ci.

Et il tira l'autre billet de sa poche.

– Eh bien! qu'est-ce que ce billet alors?

– Un billet que je me suis amusé à imiter, mais qui n'a aucune valeur; tu vois bien, chère Marie, c'est pour toi seule que je reviens.

Et, comme pour me donner une dernière preuve de cette vérité, il déchira le billet en petits morceaux, et abandonna les morceaux au vent.

Puis, il me renouvela encore une fois ses promesses et ses protestations, et comme le temps pressait et qu'il sentait que je n'avais plus la force de me tenir debout, il m'assit sur le bord du fossé, me donna un dernier baiser, et partit.

Je le suivis des yeux, et les bras étendus vers lui tant que je pus le voir; puis, lorsqu'un détour du chemin me l'eut dérobé, je cachai ma tête entre mes deux mains et je me mis à pleurer.

Je ne sais combien de temps je restai ainsi concentrée et perdue dans ma douleur.

Je revins à moi au bruit que j'entendais autour de moi. Ce bruit était occasionné par une petite fille du village qui faisait paître ses brebis et qui me regardait avec étonnement, ne comprenant rien à mon immobilité.

Je relevai la tête.

– Tiens, dit-elle, c'est vous, mademoiselle Marie; pourquoi donc que vous pleurez?

J'essuyai mes yeux en tâchant de sourire.

Et puis, comme pour me rattacher à lui par les choses qu'il avait touchées, je me mis à ramasser les morceaux de papier qu'il avait jetés au vent; enfin, songeant que mon père pouvait se lever et s'inquiéter où j'étais, je repris hâtivement le chemin de la maison.

J'avais fait vingt pas à peine que j'entendis qu'on m'appelait: je me retournai, et je vis que la petite bergère courait après moi.

Je l'attendis.

– Que me veux-tu, mon enfant? lui demandai-je.

– Mademoiselle Marie, me dit-elle, j'ai vu que vous ramassiez tous les petits papiers, en voilà un que vous avez oublié.

Je jetai les yeux sur ce que l'enfant me présentait: c'était en effet un fragment du billet si habilement imité par Gabriel.

Je le pris des mains de la petite fille, et je jetai les yeux dessus.

Par un hasard étrange, c'était la portion du billet sur laquelle était écrite cette fatale menace:

LA LOI PUNIT DE MORT
LE CONTREFACTEUR

Je frissonnai sans pouvoir comprendre d'où me venait la terreur qui instinctivement s'emparait de moi. A ces deux lignes seules peut-être on eût pu s'apercevoir que le billet était imité. Il était visible que la main de Gabriel avait tremblé en les écrivant ou plutôt en les gravant.

Je laissai tomber tous les autres morceaux et je ne conservai que celui-là.

Je rentrai sans que mon père m'aperçût.

Mais en entrant dans cette chambre où Gabriel avait passé la nuit, tout en moi éveilla un remords. Tant qu'il avait été là, la confiance que j'avais en lui m'avait soutenue; lui absent, chacun des détails qui devaient atténuer cette confiance revenait à mon souvenir, et je me sentis véritablement isolée avec ma faute.

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19 mart 2017
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