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Kitabı oku: «La dame de Monsoreau — Tome 2», sayfa 10

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CHAPITRE XIV
COMMENT IL EST PROUVÉ QU'ÉCOUTER EST LE MEILLEUR MOYEN POUR ENTENDRE

Le duc d'Anjou avait rejoint son hôte, le duc de Guise, dans cette chambre de la reine de Navarre, où autrefois le Béarnais et de Mouy avaient, à voix basse et la bouche contre l'oreille, arrêté leurs projets d'évasion; c'est que le prudent Henri savait bien qu'il existait peu de chambres au Louvre qui ne fussent ménagées de manière à laisser arriver les paroles même dites à demi-voix à l'oreille de celui qui avait intérêt à les entendre. Le duc d'Anjou n'ignorait pas non plus ce détail si important; mais, complètement séduit par la bonhomie de son frère, il l'oublia ou n'y attacha aucune importance.

Henri III, comme nous venons de le dire, entra dans son observatoire au moment où, de son côté, son frère entrait dans la chambre, de sorte qu'aucune des paroles des deux interlocuteurs n'échappa au roi.

— Eh bien, monseigneur? demanda vivement le duc de Guise.

— Eh bien, duc! la séance est levée.

— Vous étiez bien pâle, monseigneur.

— Visiblement? demanda le duc avec inquiétude.

— Pour moi, oui, monseigneur!

— Le roi n'a rien vu?

— Rien, du moins à ce que je crois, et Sa Majesté a retenu Votre Altesse?

— Vous l'avez vu, duc.

— Sans doute pour lui parler de la proposition que j'étais venu lui faire?

— Oui, monsieur.

Il y eut en ce moment un silence assez embarrassant dont Henri III, placé de manière à ne pas perdre une parole de leur entretien, comprit le sens.

— Et que dit Sa Majesté, monseigneur? demanda le duc de Guise.

— Le roi approuve l'idée; mais plus l'idée est gigantesque, plus un homme tel que vous, mis à la tête de cette idée, lui semble dangereux.

— Alors nous sommes près d'échouer.

— J'en ai peur, mon cher duc, et la Ligue me paraît supprimée.

— Diable! fit le duc, ce serait mourir avant de naître, finir avant d'avoir commencé.

— Ils ont autant d'esprit l'un que l'autre, dit une voix basse et mordante, retentissant à l'oreille de Henri penché sur son observatoire.

Henri se retourna vivement et vit le grand corps de Chicot, courbé pour écouter à son trou, comme lui écoutait au sien.

— Tu m'as suivi, coquin! s'écria le roi.

— Tais-toi, dis Chicot en faisant un geste de la main; tais-toi, mon fils, tu m'empêches d'entendre.

Le roi haussa les épaules; mais, comme Chicot était, à tout prendre, le seul être humain auquel il eût entière confiance, il se remit à écouter.

Le duc de Guise venait de reprendre la parole.

— Monseigneur, disait-il, il me semble que, dans ce cas, le roi eût tout de suite annoncé son refus; il m'a fait assez mauvais accueil pour m'oser dire toute sa pensée. Veut-il m'évincer par hasard?

— Je le crois, dit le prince avec hésitation.

— Il ruinerait l'entreprise alors?

— Assurément, reprit le duc d'Anjou, et, comme vous avez engagé l'action, j'ai dû vous seconder de toutes mes ressources, et je l'ai fait.

— En quoi, monseigneur?

— En ceci: que le roi m'a laissé à peu près maître de vivifier ou de tuer à jamais la Ligue.

— Et comment cela? dit le duc lorrain, dont le regard étincela malgré lui.

— Écoutez, cela est toujours soumis à l'approbation des principaux meneurs, vous le comprenez bien. Si, au lieu de vous expulser et de dissoudre la Ligue, il nommait un chef favorable à l'entreprise; si, au lieu d'élever le duc de Guise à ce poste, il y plaçait le duc d'Anjou?

— Ah! fit le duc de Guise, qui ne put ni retenir l'exclamation ni comprimer le sang qui lui montait au visage.

— Bon! dit Chicot, les deux dogues vont se battre sur leur os.

Mais, à la grande surprise de Chicot, et surtout du roi, qui, sur cette matière, en savait moins que Chicot, le duc de Guise cessa tout à coup de s'étonner et de s'irriter, et reprenant d'une voix calme et presque joyeuse:

— Vous êtes un adroit politique, monseigneur, dit-il, si vous avez fait cela.

— Je l'ai fait, répondit le duc.

— Bien rapidement!

— Oui; mais, il faut le dire, la circonstance m'aidait, et j'en ai profité; toutefois, mon cher duc, ajouta le prince, rien n'est arrêté, et je n'ai pas voulu conclure avant de vous avoir vu.

— Comment cela, monseigneur?

— Parce que je ne sais encore à quoi cela nous mènera.

— Je le sais bien, moi, dit Chicot.

— C'est un petit complot, dit Henri en souriant.

— Et dont M. de Morvilliers, qui est toujours si bien informé, à ce que tu prétends, ne te parlait cependant pas; mais laisse-nous écouter, cela devient intéressant.

— Eh bien, je vais vous dire, moi, monseigneur, non pas à quoi cela nous mènera, car Dieu seul le sait, mais à quoi cela peut nous servir, reprit le duc de Guise; la Ligue est une seconde armée; or, comme je tiens la première, comme mon frère le cardinal tient l'Église, rien ne pourra nous résister tant que nous resterons unis.

— Sans compter, dit le duc d'Anjou, que je suis l'héritier présomptif de la couronne.

— Ah! ah! fit Henri.

— Il a raison, dit Chicot; c'est ta faute, mon fils; tu sépares toujours les deux chemises de Notre-Dame de Chartres.

— Puis, monseigneur, tout héritier présomptif de la couronne que vous êtes, calculez les mauvaises chances.

— Duc, croyez-vous que ce ne soit point fait déjà, et que je ne les aie pas cent fois pesées toutes?

— Il y a d'abord le roi de Navarre.

— Oh! il ne m'inquiète pas, celui-là; il est tout occupé de ses amours avec la Fosseuse.

— Celui-là, monseigneur, celui-là vous disputera jusqu'aux cordons de votre bourse; il est râpé, il est maigre, il est affamé, il ressemble à ces chats de gouttière à qui la simple odeur d'une souris fait passer des nuits tout entières sur une lucarne, tandis que le chat engraissé, fourré, emmitouflé, ne peut, tant sa patte est lourde, tirer sa griffe de son fourreau de velours; le roi de Navarre vous guette; il est à l'affût, il ne perd de vue ni vous ni votre frère; il a faim de votre trône. Attendez qu'il arrive un accident à celui qui est assis dessus, vous verrez si le chat maigre a des muscles élastiques, et si d'un seul bond il ne sautera pas, pour vous faire sentir sa griffe, de Pau à Paris; vous verrez, monseigneur, vous verrez.

— Un accident à celui qui est assis sur le trône? répéta lentement François en fixant ses yeux interrogateurs sur le duc de Guise.

— Eh! eh! fit Chicot, écoute Henri: ce Guise dit ou plutôt va dire des choses fort instructives et dont je te conseille de faire ton profit.

— Oui, monseigneur, répéta le duc de Guise. Un accident! Les accidents ne sont pas rares dans votre famille, vous le savez comme moi, et peut-être même mieux que moi. Tel prince est en bonne santé, qui tout à coup tombe en langueur; tel autre compte encore sur de longues années, qui n'a déjà plus que des heures à vivre.

— Entends-tu, Henri? entends-tu? dit Chicot en prenant la main du roi qui, frissonnante, se couvrait d'une sueur froide.

— Oui, c'est vrai, dit le duc d'Anjou d'une voix si sourde, que, pour l'entendre, le roi et Chicot furent forcés de redoubler d'attention, c'est vrai, les princes de ma maison naissent sous des influences fatales; mais mon frère Henri III est, Dieu merci! valide et sain: il a supporté autrefois les fatigues de la guerre, et il y a résisté: à plus forte raison résistera-t-il maintenant que sa vie n'est plus qu'une suite de récréations, récréations qu'il supporte aussi bien qu'il supporta autrefois la guerre.

— Oui, mais, monseigneur, souvenez-vous d'une chose, reprit le duc: c'est que les récréations auxquelles se livrent les rois en France ne sont pas toujours sans danger: comment est mort votre père, le roi Henri II par exemple, lui qui aussi avait échappé heureusement aux dangers de la guerre, dans une de ces récréations dont vous parlez? Le fer de la lance de Montgommery était une arme courtoise, c'est vrai, mais pour une cuirasse, et non pas pour un oeil; aussi le roi Henri II est mort, et c'est là un accident, que je pense. Vous me direz que, quinze ans après cet accident, la reine mère a fait prendre M. de Montgommery, qui se croyait en plein bénéfice de prescription, et l'a fait décapiter. Cela est vrai, mais le roi n'en est pas moins mort. Quant à votre frère, le feu roi François, voyez comme sa faiblesse d'esprit lui a fait tort dans l'esprit des peuples; il est mort bien malheureusement aussi, ce digne prince. Vous l'avouerez, monseigneur, un mal d'oreille, qui diable prendrait cela pour un accident? C'en était un cependant, et des plus graves. Aussi ai-je plus d'une fois entendu dire au camp, par la ville et à la cour même, que cette maladie mortelle avait été versée dans l'oreille du roi François II par quelqu'un qu'on avait grand tort d'appeler le hasard, attendu qu'il portait un autre nom très-connu.

— Duc! murmura François en rougissant.

— Oui, monseigneur, oui, continua le duc, le nom de roi porte malheur depuis quelque temps; qui dit roi dit aventuré. Voyez Antoine de Bourbon: c'est bien certainement ce nom de roi qui lui a valu dans l'épaule ce coup d'arquebuse, accident qui, pour tout autre qu'un roi, n'eût été nullement mortel, et à la suite duquel il est cependant mort. L'oeil, l'oreille et l'épaule ont causé bien du deuil en France, et cela me rappelle même que votre M. de Bussy a fait de jolis vers à cette occasion.

— Quels vers? demanda Henri.

— Allons donc! fit Chicot; est-ce que tu ne les connais pas?

— Non.

— Mais tu serais donc décidément un vrai roi, que l'on te cache ces choses-là! Je vais te les dire, moi; écoute:

Par l'oreille, l'épaule et l'oeil, La France eut trois rois au cercueil.

Par l'oreille, l'oeil et l'épaule, Il mourut trois rois dans la Gaule...

Mais chut! chut! J'ai dans l'idée que ton frère va dire quelque chose de plus intéressant encore.

— Mais le dernier vers?

— Je te le dirai plus tard, quand M. de Bussy de son sixain aura fait un dizain.

— Que veux-tu dire?

— Je veux dire qu'il manque deux personnages au tableau de famille; mais écoute, M. de Guise va parler, et il ne les oubliera point, lui.

En effet, en ce moment le dialogue recommença.

— Sans compter, Monseigneur, reprit le duc de Guise, que l'histoire de vos parents et de vos alliés n'est pas tout entière dans les vers de Bussy.

— Quand je te le disais, fit Chicot en poussant Henri du coude.

— Vous oubliez Jeanne d'Albret, la mère du Béarnais, qui est morte par le nez pour avoir respiré une paire de gants parfumés qu'elle achetait au pont Saint-Michel, chez le Florentin; accident bien inattendu, et qui surprit d'autant plus tout le monde, que l'on connaissait des gens qui, en ce moment-là, avaient bien besoin de cette mort. Nierez-vous, monseigneur, que cette mort vous ait fort surpris?

Le duc ne fit d'autre réponse qu'un mouvement de sourcil qui donna à son regard enfoncé une expression plus sombre encore.

— Et l'accident du roi Charles IX, que Votre Altesse oublie, dit le duc; en voilà un cependant qui mérite d'être relaté. Lui, ce n'est ni par l'oeil, ni par l'oreille, ni par l'épaule, ni par le nez, que l'accident l'a saisi, c'est par la bouche.

— Plaît-il? s'écria François.

Et Henri III entendit retentir sur le parquet sonore le pas de son frère qui reculait d'épouvante.

— Oui, monseigneur, par la bouche, répéta Guise; c'est dangereux, les livres de chasse dont les pages sont collées les unes aux autres, et qu'on ne peut feuilleter qu'en portant son doigt à sa bouche à chaque instant; cela corrompt la salive, les vieux bouquins, et un homme, fût-ce un roi, ne va pas loin quand il a la salive corrompue.

— Duc! duc! répéta deux fois le prince, je crois qu'à plaisir vous forgez des crimes.

— Des crimes! demanda Guise; eh! qui donc vous parle de crimes? Monseigneur, je relate des accidents, voilà tout; des accidents, entendez-vous bien? Il n'a jamais été question d'autre chose que d'accidents. N'est-ce pas aussi un accident que cette aventure arrivée au roi Charles IX à la chasse?

— Tiens, dit Chicot, voilà du nouveau pour toi, qui es chasseur, Henri; écoute, écoute, ce doit être curieux.

— Je sais ce que c'est, dit Henri.

— Oui, mais je ne le sais pas, moi; je n'étais pas encore présenté à la cour; laisse-moi donc écouter, mon fils.

— Vous savez, monseigneur, de quelle chasse je veux parler? continua le prince lorrain; je veux parler de cette chasse où, dans la généreuse intention de tuer le sanglier qui revenait sur votre frère, vous fîtes feu avec une telle précipitation, qu'au lieu d'atteindre l'animal que vous visiez, vous atteignîtes celui que vous ne visiez pas. Ce coup d'arquebuse, monseigneur, prouve mieux que toute autre chose combien il faut se défier des accidents. A la cour, en effet, tout le monde connaît votre adresse, monseigneur. Jamais Votre Altesse ne manque son coup, et vous avez dû être bien étonné d'avoir manqué le vôtre, surtout lorsque la malveillance a propagé que cette chute du roi sous son cheval pouvait causer sa mort, si le roi de Navarre n'avait si heureusement mis à mort le sanglier que Votre Altesse avait manqué, elle.

— Eh bien, mais, dit le duc d'Anjou en essayant de reprendre l'assurance que l'ironie du duc de Guise venait de battre si cruellement en brèche, quel intérêt avais-je donc à la mort du roi mon frère, puisque le successeur de Charles IX devait se nommer Henri III?

— Un instant, monseigneur, entendons-nous: il y avait déjà un trône vacant, celui de Pologne. La mort du roi Charles IX en laissait un autre, celui de France. Sans doute, je le sais bien, votre frère aîné eût incontestablement choisi le trône de France. Mais c'était encore un pis-aller fort désirable que le trône de Pologne; il y a bien des gens qui, à ce qu'on m'assure, ont ambitionné le pauvre petit trônelet du roi de Navarre. Puis, d'ailleurs, cela vous rapprochait toujours d'un degré, et c'était alors à vous que profitaient les accidents. Le roi Henri III est bien revenu de Varsovie en dix jours, pourquoi n'eussiez-vous pas fait, en cas d'accident toujours, ce qu'a fait le roi Henri III?

Henri III regarda Chicot, qui à son tour regarda le roi, non plus avec cette expression de malice et de sarcasme qu'on lisait d'ordinaire dans l'oeil du fou, mais avec un intérêt presque tendre qui s'effaça presque aussitôt sur son visage bronzé par le soleil du Midi.

— Que concluez-vous, duc? demanda alors le duc d'Anjou, mettant ou plutôt essayant de mettre fin à cet entretien dans lequel venait de percer tout le mécontentement du duc de Guise.

— Monseigneur, je conclus que chaque roi a son accident, comme nous l'avons dit tout à l'heure. Or vous, vous êtes l'accident inévitable du roi Henri III, surtout si vous êtes chef de la Ligue, attendu qu'être chef de la Ligue, c'est presque être le roi du roi, sans compter qu'en vous faisant chef de la Ligue vous supprimez l'accident du règne prochain de Votre Altesse, c'est-à-dire le Béarnais.

— Prochain! l'entends-tu? s'écria Henri III.

— Ventre de biche! je le crois bien que j'entends! dit Chicot.

— Ainsi... dit le duc de Guise.

— Ainsi, répéta le duc d'Anjou, j'accepterai, c'est votre avis, n'est-ce pas?

— Comment donc! dit le prince lorrain, je vous en supplie d'accepter, monseigneur.

— Et vous, ce soir?

— Oh! soyez tranquille, depuis ce matin mes hommes sont en campagne, et ce soir Paris sera curieux.

— Que fait-on donc ce soir à Paris? demanda Henri.

— Comment! tu ne devines pas?

— Non.

— Oh! que tu es niais, mon fils! Ce soir on signe la Ligue, publiquement, s'entend, car il y a longtemps qu'on la signe et qu'on la ressigne en cachette; on n'attendait que ton aveu; tu l'as donné ce matin, et l'on signe ce soir, ventre de biche! Tu le vois, Henri, tes accidents, car tu en as deux, toi... — Tes accidents ne perdent pas de temps.

— C'est bien, dit le duc d'Anjou: à ce soir, duc.

— Oui, à ce soir, dit Henri.

— Comment, reprit Chicot, tu t'exposeras à courir les rues de la capitale ce soir, Henri?

— Sans doute.

— Tu as tort, Henri.

— Pourquoi cela?

— Gare les accidents!

— Je serai bien accompagné, sois tranquille; d'ailleurs, viens avec moi.

— Allons donc, tu me prends pour un huguenot, mon fils, non pas. Je suis bon catholique, moi, et je veux signer la Ligue, et cela plutôt dix fois qu'une, plutôt cent fois que dix.

Les voix du duc d'Anjou et du duc de Guise s'éteignirent.

— Encore un mot, dit le roi en arrêtant Chicot, qui tendait à s'éloigner: — Que penses-tu de tout ceci?

— Je pense que chacun des rois vos prédécesseurs ignorait son accident: Henri II n'avait pas prévu l'oeil; François II n'avait pas prévu l'oreille; Antoine de Bourbon n'avait pas prévu l'épaule; Jeanne d'Albret n'avait pas prévu le nez; Charles IX n'avait pas prévu la bouche. Vous avez donc un grand avantage sur eux, maître Henri, car, ventre de biche! vous connaissez votre frère, n'est-ce pas, sire?

— Oui, dit Henri, et par la mordieu! avant peu on s'en apercevra.

CHAPITRE XV
LA SOIRÉE DE LA LIGUE

Paris, tel que nous le connaissons, n'a plus dans ses fêtes qu'un bruit plus ou moins grand, qu'une foule plus ou moins considérable; mais c'est toujours le même bruit; c'est toujours la même foule; le Paris d'autrefois avait plus que cela. Le coup d'oeil était beau, à travers ces rues étroites, au pied de ces maisons à balcons, à poutrelles et à pignons, dont chacune avait son caractère, de voir les myriades de gens pressés qui se ruaient vers un même point, occupés en chemin de se regarder, de s'admirer, de se huer les uns les autres, à cause de l'étrangeté de celui-ci ou de celui-là. C'est qu'autrefois habits, armes, langage, geste, voix, allure, tout faisait un détail curieux, et ces mille détails assemblés sur un seul point composaient un tout des plus intéressants.

Or voilà ce qu'était Paris, à huit heures du soir, le jour où M. de Guise, après sa visite au roi et sa conversation avec M. le duc d'Anjou, imagina de faire signer la Ligue aux bourgeois de la bonne ville, capitale du royaume.

Une foule de bourgeois vêtus de leurs plus beaux habits, comme pour une fête, ou couverts de leurs plus belles armes, comme pour une revue ou un combat, se dirigeaient vers les églises: la contenance de tous ces hommes mus par un même sentiment, et marchant vers un même but, était à la fois joyeuse et menaçante, surtout lorsqu'ils passaient devant un poste de Suisses ou de chevau-légers. Cette contenance, et notamment les cris, les huées et les bravades qui l'accompagnaient, eussent donné de l'inquiétude à M. de Morvilliers, si ce magistrat n'eût connu ses bons Parisiens, gens railleurs et agaçants, mais incapables de faire du mal les premiers, à moins qu'un méchant ami ne les y pousse, ou qu'un ennemi imprudent ne les provoque.

Ce qui ajoutait encore au bruit que faisait cette foule, et surtout à la variété du coup d'oeil qu'elle présentait, c'est que beaucoup de femmes, dédaignant de garder la maison pendant un si grand jour, avaient, de gré ou de force, suivi leurs maris; quelques-unes avaient fait mieux encore: elles avaient amené la kyrielle de leurs enfants; et c'était une chose curieuse à voir que ces marmots attelés aux monstrueux mousquets, aux sabres gigantesques ou aux terribles hallebardes de leurs pères. En effet, dans tous les temps, dans toutes les époques, dans tous les siècles, le gamin de Paris aima toujours à traîner une arme quand il ne pouvait pas encore la porter, ou à l'admirer chez autrui quand il ne peut pas la traîner lui-même.

De temps en temps un groupe, plus animé que les autres, faisait voir le jour aux vieilles épées en les tirant du fourreau: c'était surtout lorsqu'on passait devant quelque logis flairant son huguenot que cette démonstration hostile avait lieu. Alors les enfants criaient à tue-tête: «A la Saint-Barthélemy!.. my! my!» tandis que les pères criaient: «Aux fagots les parpaillots! aux fagots! aux fagots!»

Ces cris attiraient d'abord aux croisées quelque figure pâle de vieille servante ou de noir ministre, et causaient ensuite un bruit de verrous à la porte de la rue. Alors le bourgeois, heureux et fier d'avoir, comme le lièvre de la Fontaine, fait peur à plus poltron que soi, continuait son chemin triomphal et colportait en d'autres lieux sa bruyante et inoffensive menace.

Mais c'était rue de l'Arbre-Sec surtout que le rassemblement était le plus considérable. La rue était littéralement interceptée, et la foule se portait, pressée et tumultueuse, vers un falot brillant, suspendu au-dessous d'une enseigne, que bon nombre de nos lecteurs reconnaîtront quand nous leur dirons que cette enseigne représentait un poulet au naturel tournant sur fond d'azur, avec cette légende: A la Belle-Étoile.

Au seuil de ce logis, un homme remarquable par son bonnet de coton carré, selon la mode de l'époque, lequel recouvrait une tête parfaitement chauve, pérorait et argumentait. D'une main ce personnage brandissait une épée nue, et de l'autre il agitait un registre aux feuilles à demi couvertes déjà de signatures, en criant:

— Venez, venez, braves catholiques; entrez à l'hôtellerie de la Belle-Étoile, où vous trouverez bon vin et bon visage; venez, le moment est propice; cette nuit, les bons seront séparés des méchants; demain matin, l'on connaîtra le bon grain et l'on connaîtra l'ivraie; venez, messieurs: vous qui savez écrire, venez et écrivez; vous qui ne savez pas écrire, venez encore et confiez vos noms et vos prénoms, soit à moi maître la Hurière, soit à mon aide M. Croquentin.

En effet, M. Croquentin, jeune drôle du Périgord, vêtu de blanc comme Éliacin, et le corps entouré d'une corde dans laquelle un couteau et une écritoire se disputaient l'espace compris entre la dernière et l'avant-dernière côte, M. Croquentin, disons-nous, écrivait d'avance les noms de ses voisins, et en tête celui de son respectable patron, maître la Hurière.

— Messieurs, c'est pour la messe! criait à tue-tête l'aubergiste de la Belle-Étoile; messieurs, c'est pour la sainte religion!

— Vive la sainte religion, messieurs! vive la messe! Ah!..

Et il étranglait d'émotion et de lassitude, car cet enthousiasme durait depuis quatre heures de l'après-midi.

Il en résultait que beaucoup de gens, animés du même zèle, signaient sur le registre de maître la Hurière s'ils savaient écrire, et livraient leurs noms à Croquentin s'ils ne le savaient pas.

La chose était d'autant plus flatteuse pour la Hurière, que le voisinage de Saint-Germain-l'Auxerrois lui faisait une terrible concurrence, mais heureusement les fidèles étaient nombreux à cette époque, et les deux établissements, au lieu de se nuire, s'alimentaient: ceux qui n'avaient pas pu pénétrer dans l'église pour aller déposer leurs noms sur le maître-autel où l'on signait tâchaient de se glisser jusqu'aux tréteaux où la Hurière tenait son double secrétariat, et ceux qui avaient échoué au double secrétariat de la Hurière gardaient l'espérance d'être plus heureux à Saint-Germain-l'Auxerrois.

Quand le registre de la Hurière et celui de Croquentin furent pleins tous deux, le maître de la Belle-Étoile en fit incontinent demander deux autres, afin qu'il n'y eût aucune interruption dans les signatures, et les invitations recommencèrent de plus belle de la part de l'hôtelier et de son chef, fier de ce premier résultat, qui devait faire enfin à maître la Hurière, dans l'esprit de M. de Guise, la haute position à laquelle il aspirait depuis si longtemps.

Tandis que les signataires des nouveaux registres se livraient aux élans d'un zèle qui allait sans cesse s'augmentant, et refluaient, comme nous l'avons dit, d'une rue et même d'un quartier à l'autre, on vit arriver, à travers la foule, un homme de haute taille, lequel, se frayant un passage en distribuant bon nombre de bourrades et de coups de pieds, parvint jusqu'au registre de M. Croquentin.

Arrivé là, il prit la plume des mains d'un honnête bourgeois qui venait d'apposer sa signature ornée d'un parafe tremblotant, et traça son nom en lettres d'un demi-pouce sur une page toute blanche qui se trouva noire du coup, et sabrant un héroïque parafe enjolivé d'éclaboussure et tortillé comme le labyrinthe de Dédale, il passa la plume à un aspirant qui faisait queue derrière lui.

— Chicot! lut le futur signataire. Peste, voici un monsieur qui écrit superbement.

Chicot, car c'était lui, qui, n'ayant pas, comme nous l'avons vu, voulu accompagner Henri, courait la Ligue pour son propre compte. Chicot, après avoir fait acte de présence au registre de M. Croquentin, passa aussitôt à celui de maître la Hurière. Celui-ci avait vu la flamboyante signature, et il avait envié pour lui un si glorieux parafe. Chicot fut donc reçu, non pas à bras ouverts, mais à registre ouvert, et, prenant la plume d'un marchand de laine de la rue de Béthisy, il écrivit une seconde fois son nom avec une griffe cent fois plus magnifique encore que la première; après quoi il demanda à la Hurière s'il n'avait pas un troisième registre.

La Hurière n'entendait pas raillerie: c'était un mauvais hôte hors de son auberge. Il regarda Chicot de travers, Chicot le regarda en face. La Hurière murmura le nom de parpaillot; Chicot mâchonna celui de gargotier. La Hurière lâcha son registre pour porter la main à son épée; Chicot déposa la plume pour être à même de tirer la sienne du fourreau; enfin, selon toute probabilité, la scène allait se terminer par quelques estocades dont l'hôtelier de la Belle-Étoile eût, sans aucun doute, été le mauvais marchand, lorsque Chicot se sentit pincé au coude et se retourna.

Celui qui le pinçait, c'était le roi, déguisé en simple bourgeois, et ayant à ses côtés Quélus et Maugiron, déguisés comme lui, et portant, outre leur rapière, chacun une arquebuse sur l'épaule.

— Eh bien! eh bien! dit le roi, qu'y a-t-il? de bons catholiques qui se disputent entre eux! par la mordieu! c'est d'un mauvais exemple.

— Mon gentilhomme, dit Chicot sans faire semblant de reconnaître Henri, prenez-vous-en à qui de droit; voilà un maraud qui braille après les passants pour qu'on signe sur son registre, et, quand on a signé, il braille plus haut encore.

L'attention de la Hurière fut détournée par de nouveaux amateurs, et une bousculade sépara de l'établissement du fanatique hôtelier Chicot, le roi et les mignons, qui se trouvèrent dominer l'assemblée, montés qu'ils étaient sur le seuil d'une porte.

— Quel feu! dit Henri, et qu'il fait bon ce soir pour la religion dans les rues de ma bonne ville!

— Oui, sire; mais il fait mauvais pour les hérétiques, et Votre Majesté sait qu'on la tient pour telle. Regardez à gauche encore, là, bien, que voyez-vous?

— Ah! ah! la large face de M. de Mayenne et le museau pointu du cardinal!

— Chut, sire; on joue à coup sûr quand on sait où sont nos ennemis et que nos ennemis ne savent point où nous sommes.

— Crois-tu donc que j'aie quelque chose à craindre?

— Eh, bon Dieu! dans une foule comme celle-ci, on ne peut répondre de rien. On a un couteau tout ouvert dans sa poche, ce couteau entre ingénument dans le ventre du voisin, sans savoir ce qu'il fait, par ignorance; le voisin pousse un juron et rend l'âme. Tournons d'un autre côté, sire.

— Ai-je été vu?

— Je ne crois pas; mais vous le serez indubitablement si vous restez plus longtemps ici.

— Vive la messe! vive la messe! cria un flot de peuple qui venait des halles et s'engouffrait, comme une marée qui monte, dans la rue de l'Arbre-Sec.

— Vive M. de Guise! vive le cardinal! vive M. de Mayenne! répondit la foule stationnant à la porte de la Hurière, laquelle venait de reconnaître les deux princes lorrains.

— Oh! oh! quels sont ces cris? dit Henri III en fronçant le sourcil.

— Ce sont des cris qui prouvent que chacun est bien à sa place et devrait y rester: M. de Guise dans les rues et vous au Louvre; allez au Louvre, sire, allez au Louvre.

— Viens-tu avec nous?

— Moi? oh! non pas! tu n'as pas besoin de moi, mon fils, tu as tes gardes du corps ordinaires. En avant, Quélus! en avant, Maugiron! Moi, je veux voir le spectacle jusqu'au bout. Je le trouve curieux, sinon amusant.

— Où vas-tu?

— Je vais mettre mon nom sur les autres registres. Je veux que demain il y ait mille autographes de moi qui courent les rues de Paris. Nous voilà sur le quai, bonsoir, mon fils; tire à droite, je tirerai à gauche; chacun son chemin; je cours à Saint-Merry entendre un fameux prédicateur.

— Oh! oh! qu'est-ce encore que ce bruit? dit tout à coup le roi, et pourquoi court-on ainsi du côté du pont Neuf?

Chicot se haussa sur la pointe des pieds, mais il ne put rien voir qu'une masse de peuple criant, hurlant, se bousculant, et qui paraissait porter quelqu'un ou quelque chose en triomphe.

Tout à coup les ondes du populaire s'ouvrirent au moment où le quai, en s'élargissant en face de la rue des Lavandières, permit à la foule de se répandre à droite et à gauche, et, comme le monstre apporté par le flot jusqu'aux pieds d'Hippolyte, un homme, qui semblait être le personnage principal de cette scène burlesque, fut poussé par ces vagues humaines jusqu'aux pieds du roi.

Cet homme était un moine monté sur un âne; le moine parlait et gesticulait.

L'âne brayait.

— Ventre de biche! dit Chicot, sitôt qu'il eut distingué l'homme et l'animal qui venaient d'entrer en scène l'un portant l'autre: je te parlais d'un fameux prédicateur qui prêchait à Saint-Merry; il n'est plus nécessaire d'aller si loin; écoute un peu celui-là.