Kitabı oku: «La femme au collier de velours», sayfa 11
CHAPITRE XVI
Le médaillon
Le croupier prit le médaillon d'or et l'examina:
– Monsieur, dit-il à Hoffmann, car au n° 113 on s'appelait encore monsieur; monsieur, allez vendre cela si vous voulez, et jouez-en l'argent; mais, je vous le répète, nous ne prenons que l'or ou l'argent monnayé.
Hoffmann saisit son médaillon, et, sans dire une syllabe, il quitta la salle de jeu.
Pendant le temps qu'il lui fallut pour descendre l'escalier, bien des pensées, bien des conseils, bien des pressentiments bourdonnaient autour de lui; mais il se fit sourd à toutes ces rumeurs vagues, et entra brusquement chez le changeur qui venait, un instant auparavant, de lui donner des louis pour ses thalers.
Le brave homme lisait, appuyé nonchalamment sur son large fauteuil de cuir, ses lunettes posées sur le bout de son nez éclairé par une lampe basse aux rayons ternes, auxquels venait se joindre le fauve reflet des pièces d'or couchées dans leurs cuvettes de cuivre, et encadrées par un fin treillage de fil de fer, garni de petits rideaux de soie verte, et orné d'une petite porte à hauteur de la table, laquelle porte ne laissait passer que la main.
Jamais Hoffmann n'avait tant admiré l'or.
Il ouvrait des yeux émerveillés, comme s'il fût entré dans un rayon de soleil, et cependant il venait de voir au jeu plus d'or qu'il n'en voyait là; mais ce n'était pas le même or, philosophiquement parlant. Il y avait entre l'or bruyant, rapide, agité du 113, et l'or tranquille, grave, muet du changeur, la différence qu'il y a entre les bavards creux et sans esprit, et les penseurs pleins de méditation. On ne peut rien faire de bon avec l'or de la roulette ou des cartes, il n'appartient pas à celui qui le possède; mais celui qui le possède lui appartient. Venu d'une source corrompue, il doit aller à un but impur. Il a la vie en lui, mais la mauvaise vie, et il a hâte de s'en aller comme il est venu. Il ne conseille que le vice et ne fait le bien, quand il le fait, que malgré lui; il inspire des désirs quatre fois, vingt fois plus grands que ce qu'il vaut, et, une fois possédé, il semble qu'il diminue de valeur; bref, l'argent du jeu, selon qu'on le gagne ou qu'on l'envie, selon qu'on le perd ou qu'on le ramasse, a une valeur toujours fictive. Tantôt une poignée d'or ne représente rien, tantôt une seule pièce renferme la vie d'un homme; tandis que l'or commercial, l'or du changeur, l'or comme celui que venait chercher Hoffmann chez son compatriote, vaut réellement le prix qu'il porte sur sa face, il ne sort de son nid de cuivre que contre une valeur égale et même supérieure à la sienne; il ne se prostitue pas en passant, comme une courtisane sans pudeur, sans préférence, sans amour, de la main de l'un à la main de l'autre; il a l'estime de lui-même; une fois sorti de chez le changeur, il peut se corrompre, il peut fréquenter la mauvaise société, ce qu'il faisait peut-être avant d'y venir, mais tant qu'il y est, il est respectable et doit être considéré. Il est l'image du besoin et non du caprice. On l'acquiert, on ne le gagne pas; il n'est pas jeté brusquement comme de simples jetons par la main du croupier. Il est méthodiquement compté pièce à pièce, lentement par le changeur, et avec tout le respect qui lui est dû. Il est silencieux, et c'est là sa grande éloquence; aussi Hoffmann, dans l'imagination duquel une comparaison de ce genre ne mettait qu'une minute à passer, se mit-il à trembler que le changeur ne voulût jamais lui donner de l'or si réel contre son médaillon. Il se crut donc forcé, quoique ce fût une perte de temps, de prendre des périphrases et des circonlocutions pour en arriver à ce qu'il voulait, d'autant plus que ce n'était pas une affaire qu'il venait proposer, mais un service qu'il venait demander à ce changeur.
– Monsieur, lui dit-il, c'est moi qui, tout à l'heure, suis venu changer des thalers pour de l'or.
– Oui, monsieur, je vous reconnais, fit le changeur.
– Vous êtes allemand, monsieur?
– Je suis d'Heidelberg.
– C'est là que j'ai fait mes études.
– Quelle charmante ville!
– En effet.
Pendant ce temps, le sang d'Hoffmann bouillait. Il lui semblait que chaque minute qu'il donnait à cette conversation banale était une année de sa vie qu'il perdait.
Il reprit donc en souriant:
– J'ai pensé qu'à titre de compatriote vous voudriez bien me rendre un service.
– Lequel? demanda le changeur, dont la figure se rembrunit à ce mot.
Le changeur n'est pas plus prêteur que la fourmi.
– C'est de me prêter trois louis sur ce médaillon d'or.
En même temps, Hoffmann passait le médaillon au commerçant, qui, le mettant dans une balance, le pesa:
– N'aimeriez-vous pas mieux le vendre? demanda le changeur.
– Oh! non, s'écria Hoffmann; non, c'est déjà bien assez de l'engager; je vous prierai même, monsieur, si vous me rendez ce service, de vouloir bien me garder ce médaillon avec le plus grand soin, car j'y tiens plus qu'à ma vie, et je viendrai le reprendre dès demain: il faut une circonstance comme celle où je me trouve pour que je l'engage.
– Alors, je vais vous prêter trois louis, monsieur. Et le changeur, avec toute la gravité qu'il croyait devoir à une pareille action, prit trois louis et les aligna devant Hoffmann.
– Oh! merci, monsieur, mille fois merci! s'écria le poète, et, s'emparant des trois pièces d'or, il disparut.
Le changeur reprit silencieusement sa lecture après avoir déposé le médaillon dans un coin de son tiroir.
Ce n'est pas à cet homme que fût venue l'idée d'aller risquer son or contre l'or du 113.
Le joueur est si près d'être sacrilège, qu'Hoffmann, en jetant sa première pièce d'or sur le n° 26, car il ne voulait les risquer qu'une à une, qu'Hoffmann, disons-nous, prononça le nom d'Antonia.
Tant que la bille tourna Hoffmann n'eut pas d'émotions; quelque chose lui disait qu'il allait gagner.
Le 26 sortit.
Hoffmann, rayonnant, ramassa trente-six louis.
La première chose qu'il fit fut d'en mettre trois à part dans le gousset de sa montre pour être sûr de pouvoir reprendre le médaillon de sa fiancée, au nom de laquelle il devait évidemment ce premier gain. Il laissa trente-trois louis sur le même numéro, et le même numéro sortit.
C'étaient donc trente-six fois trente-trois louis qu'il gagnait, c'est-à-dire onze cent quatre-vingt-huit louis, c'est-à-dire plus de vingt-cinq mille francs.
Alors Hoffmann, puisant à pleines mains dans le Pactole solide, et le prenant par poignées, joua au hasard, à travers un éblouissement sans fin. À chaque coup qu'il jouait, le monceau de son gain grossissait, semblable à une montagne sortant tout à coup de l'eau.
Il en avait dans ses poches, dans son habit, dans son gilet, dans son chapeau, dans ses mains, sur la table, partout enfin. L'or coulait devant lui de la main des croupiers comme le sang d'une large blessure. Il était devenu le Jupiter de toutes les Danaés présentes, et le caissier de tous les joueurs malheureux.
Il perdit bien ainsi une vingtaine de mille francs.
Enfin, ramassant tout l'or qu'il avait devant lui, quand il crut en avoir assez, il s'enfuit, laissant pleins d'admiration et d'envie tous ceux qui se trouvaient là, et courut dans la direction de la maison d'Arsène.
Il était une heure du matin, mais peu lui importait.
Venant avec une pareille somme, il lui semblait qu'il pouvait venir à toute heure de la nuit, et qu'il serait toujours le bienvenu.
Il se faisait une joie de couvrir de tout cet or ce beau corps qui s'était dévoilé devant lui, et qui, resté de marbre devant son amour, s'animerait devant sa richesse, comme la statue de Prométhée quand il eut trouvé son âme véritable.
Il allait entrer chez Arsène, vider ses poches jusqu'à la dernière pièce, et lui dire: «Maintenant, aimez-moi.» Puis le lendemain, il repartirait, pour échapper, si cela était possible, au souvenir de ce rêve fiévreux et intense.
Il frappa à la porte d'Arsène comme un maître qui rentre chez lui.
La porte s'ouvrit.
Hoffmann courut vers le perron de l'escalier.
– Qui est là? cria la voix du portier.
Hoffmann ne répondit pas.
– Où allez-vous, citoyen? répéta la même voix, et une ombre, vêtue comme les ombres le sont la nuit, sortit de la loge et courut après Hoffmann.
En ce temps on aimait fort à savoir qui sortait et surtout qui entrait.
– Je vais chez Mlle Arsène, répondit Hoffmann en jetant au portier trois ou quatre louis pour lesquels une heure plus tôt il eût donné son âme.
Cette façon de s'exprimer plut à l'officieux.
– Mademoiselle Arsène n'est plus ici, monsieur, répondit-il, pensant avec raison qu'on devait substituer le mot citoyen quand on avait affaire à un homme qui avait la main si facile.
Un homme qui demande peut dire: Citoyen, mais un homme qui reçoit ne peut dire que: Monsieur.
– Comment! s'écria Hoffmann, Arsène n'est plus ici.
– Non, monsieur.
– Vous voulez dire qu'elle n'est pas rentrée ce soir?
– Je veux dire qu'elle ne rentrera plus.
– Où est-elle, alors?
– Je n'en sais rien.
– Mon Dieu! mon Dieu! fit Hoffmann; et il prit sa tête dans ses deux mains comme pour contenir sa raison près de lui échapper.
Tout ce qui lui arrivait depuis quelque temps était si étrange qu'à chaque instant il disait: «Allons, voilà le moment où je vais devenir fou!»
– Vous ne savez donc pas la nouvelle? reprit le portier.
– Quelle nouvelle?
– M. Danton a été arrêté.
– Quand?
– Hier. C'est M. Robespierre qui a fait cela. Quel grand homme que le citoyen Robespierre!
– Eh bien!
– Eh bien! Melle Arsène a été forcée de se sauver; car, comme maîtresse de Danton, elle aurait pu être compromise dans toute cette affaire.
– C'est juste. Mais comment s'est-elle sauvée?
– Comme on se sauve quand on a peur d'avoir le cou coupé: tout droit devant soi.
– Merci, mon ami, merci, fit Hoffmann, et il disparut après avoir encore laissé quelques pièces dans la main du portier.
Quand il fut dans la rue, Hoffmann se demanda ce qu'il allait devenir, et à quoi allait maintenant lui servir tout son or; car, comme on le pense bien, l'idée qu'il pourrait retrouver Arsène ne lui vint pas à l'esprit, pas plus que l'idée de rentrer chez lui et de prendre du repos.
Il se mit donc, lui aussi, à marcher tout droit devant lui, faisant résonner le pavé des rues mornes sous le talon de ses bottes, et marchant tout éveillé dans son rêve douloureux.
La nuit était froide, les arbres étaient décharnés et tremblaient au vent de la nuit, comme des malades en délire qui ont quitté leur lit et dont la fièvre agite les membres amaigris.
Le givre fouettait le visage des promeneurs nocturnes, et à peine si, de temps en temps, dans les maisons qui confondaient leur masse avec le ciel sombre, une fenêtre éclairée trouait l'ombre.
Cependant cet air froid lui faisait du bien. Son âme se dépensait peu à peu dans cette course rapide, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, son effervescence morale se volatilisait. Dans une chambre il eût étouffé; puis, à force d'aller en avant, il rencontrerait peut-être Arsène; qui sait? En se sauvant, elle avait peut-être pris le même chemin que lui en sortant de chez elle.
Il longea ainsi le boulevard désert, traversa la rue Royale comme si, à défaut de ses yeux qui ne regardaient pas, ses pieds eussent reconnu d'eux-mêmes le lieu où il était; il leva la tête, et il s'arrêta en s'apercevant qu'il marchait droit vers la place de la Révolution, vers cette place où il avait juré de ne jamais revenir.
Tout sombre qu'était le ciel, une silhouette plus sombre encore se détachait sur l'horizon noir comme de l'encre. C'était la silhouette de la hideuse machine, dont le vent de la nuit séchait la bouche humide de sang, et qui dormait en attendant sa file quotidienne.
C'était pendant le jour qu'Hoffmann ne voulait plus revoir cette place; c'était à cause du sang qui y coulait qu'il ne voulait plus s'y trouver; mais, la nuit, ce n'était plus la même chose; il y avait pour le poète, chez qui, malgré tout, l'instinct poétique veillait sans cesse, il y avait de l'intérêt à voir, à toucher du doigt, dans le silence et dans l'ombre, le sinistre échafaudage dont l'image sanglante devait, à l'heure qu'il était, se présenter à bien des esprits.
Quel plus beau contraste, en sortant de la salle bruyante du jeu, que cette place déserte, et dont l'échafaud était l'hôte éternel, après le spectacle de la mort, de l'abandon, de l'insensibilité?
Hoffmann marchait donc vers la guillotine comme attiré par une force magnétique.
Tout à coup, et sans presque savoir comment cela s'était fait, il se trouva face à face avec elle.
Le vent sifflait dans les planches.
Hoffmann croisa ses mains sur sa poitrine et regarda.
Que de choses durent naître dans l'esprit de cet homme, qui, les poches pleines d'or, et comptant sur une nuit de volupté, passait solitairement cette nuit en face d'un échafaud!
Il lui sembla, au milieu de ses pensées, qu'une plainte humaine se mêlait aux plaintes du vent.
Il pencha la tête en avant et prêta l'oreille.
La plainte se renouvela, venant non pas de loin, mais de bas.
Hoffmann regarda autour de lui, et ne vit personne.
Cependant un troisième gémissement arriva jusqu'à lui.
– On dirait une voix de femme, murmura-t-il, et l'on dirait que cette voix sort de dessous cet échafaud.
Alors se baissant pour mieux voir, il commença à faire le tour de la guillotine. Comme il passait devant le terrible escalier, son pied heurta quelque chose; il étendit les mains et toucha un être accroupi sur les premières marches de cet escalier et tout vêtu de noir.
– Qui êtes-vous, demanda Hoffmann, vous qui dormez la nuit auprès d'un échafaud?
Et en même temps il s'agenouillait pour voir le visage de celle à qui il parlait.
Mais elle ne bougeait pas, et, les coudes appuyés sur les genoux, elle reposait sa tête sur ses mains.
Malgré le froid de la nuit, elle avait les épaules presque entièrement nues, et Hoffmann put voir une ligne noire qui cerclait son cou blanc.
Cette ligne, c'était un collier de velours.
– Arsène, cria-t-il.
– Eh bien! oui! Arsène! murmura d'une voix étrange la femme accroupie, en relevant la tête et regardant Hoffmann.
CHAPITRE XVII
Un hôtel de la rue Saint-Honoré
Hoffmann recula épouvanté; malgré la voix, malgré le visage, il doutait encore. Mais, en relevant la tête, Arsène laissa tomber ses mains sur ses genoux, et dégageant son col, ses mains laissèrent voir l'étrange agrafe de diamants qui réunissait les deux bouts du collier de velours et qui étincelait dans la nuit.
– Arsène! Arsène! répéta Hoffmann.
Arsène se leva.
– Que faites-vous ici, à cette heure? demanda le jeune homme. Comment! vêtue de cette robe grise! Comment! les épaules nues!
– Il a été arrêté hier, dit Arsène; on est venu pour m'arrêter moi-même, je me suis sauvée comme j'étais et cette nuit, à onze heures, trouvant ma chambre trop petite et mon lit trop froid, j'en suis sortie, et suis venue ici.
Ces paroles étaient dites avec un singulier accent, sans gestes, sans inflexions; elles sortaient d'une bouche pâlie qui s'ouvrait et se refermait comme par un ressort: on eût dit un automate qui parlait.
– Mais, s'écria Hoffmann, vous ne pouvez rester ici!
– Où irais-je? Je ne veux rentrer d'où je sors que le plus tard possible; j'ai eu trop froid.
– Alors, venez avec moi, s'écria Hoffmann.
– Avec vous! fit Arsène.
Et il sembla au jeune homme que de cet œil morne tombait sur lui, à la lueur des étoiles, un regard dédaigneux, pareil à celui dont il avait déjà été écrasé dans le charmant boudoir de la rue de Hanovre.
– Je suis riche, j'ai de l'or, s'écria Hoffmann.
L'œil de la danseuse jeta un éclair.
– Allons, dit-elle, mais où?
– Où!
En effet, où Hoffmann allait-il conduire cette femme de luxe et de sensualité qui, une fois sortie des palais magiques et des jardins enchantés de l'Opéra, était habituée à fouler les tapis de Perse et à se rouler dans les cachemires de l'Inde?
Certes, ce n'était pas dans sa petite chambre d'étudiant qu'il pouvait la conduire; elle eût été là aussi à l'étroit et aussi froidement que dans cette demeure inconnue dont elle parlait tout à l'heure, et où elle paraissait craindre si fort de rentrer.
– Où, en effet? demanda Hoffmann, je ne connais point Paris.
– Je vais vous conduire, dit Arsène.
– Oh! oui, oui, s'écria Hoffmann.
– Suivez-moi, dit la jeune femme.
Et de cette même démarche raide et automatique qui n'avait rien de commun avec cette souplesse ravissante qu'Hoffmann avait admirée dans la danseuse, elle se mit à marcher devant lui.
Il ne vint pas l'idée au jeune homme de lui offrir le bras; il la suivit.
Arsène prit la rue Royale, que l'on appelait à cette époque la rue de la Révolution, tourna à droite, dans la rue Saint-Honoré, que l'on appelait rue Honoré tout court, et s'arrêtant devant la façade d'un magnifique hôtel, elle frappa.
La porte s'ouvrit aussitôt.
Le concierge regarda avec étonnement Arsène.
– Parlez, dit-elle au jeune homme, ou ils ne me laisseront pas entrer, et je serai obligée de retourner m'asseoir au pied de la guillotine.
– Mon ami, dit vivement Hoffmann en passant entre la jeune femme et le concierge, comme je traversais les Champs-Élysées, j'ai entendu crier au secours; je suis accouru à temps pour empêcher Madame d'être assassinée, mais trop tard pour l'empêcher d'être dépouillée. Donnez-moi vite votre meilleure chambre; faites-y allumer un grand feu, servir un bon souper. Voici un louis pour vous.
Et il jeta un louis d'or sur la table où était posée la lampe, dont tous les rayons semblèrent se concentrer sur la face étincelante de Louis XV.
Un louis était une grosse somme à cette époque; il représentait neuf cent vingt-cinq francs en assignats.
Le concierge ôta son bonnet crasseux et sonna. Un garçon accourut à cette sonnette du concierge.
– Vite! vite! une chambre! la plus belle de l'hôtel, pour Monsieur et Madame.
– Pour Monsieur et Madame, reprit le garçon, étonné, en portant alternativement son regard du costume plus que simple d'Hoffmann, au costume plus que léger d'Arsène.
– Oui, dit Hoffmann, la meilleure, la plus belle; surtout qu'elle soit bien chauffée et bien éclairée: voici un louis pour vous.
Le garçon parut subir la même influence que le concierge, se courba devant le louis, et montrant un grand escalier, à moitié éclairé seulement à cause de l'heure avancée de la nuit, mais sur les marches duquel, par un luxe bien extraordinaire à cette époque, était étendu un tapis.
– Montez, dit-il, et attendez à la porte du n° 3.
Puis il disparut tout courant.
À la première marche de l'escalier, Arsène s'arrêta.
Elle semblait, la légère sylphide, éprouver une difficulté invincible à lever le pied.
On eût dit que sa légère chaussure de satin avait des semelles de plomb.
Hoffmann lui offrit le bras.
Arsène appuya sa main sur le bras que lui présentait le jeune homme, et quoiqu'il ne sentît pas la pression du poignet de la danseuse, il sentit le froid qui se communiquait de ce corps au sien.
Puis, avec un effort violent, Arsène monta la première marche et successivement les autres; mais chaque degré lui arrachait un soupir.
– Oh! pauvre femme, murmura Hoffmann, comme vous avez dû souffrir!
– Oui, oui, répondit Arsène, beaucoup… J'ai beaucoup souffert.
Ils arrivèrent à la porte du n° 3.
Mais, presque aussitôt qu'eux arriva le garçon porteur d'un véritable brasier; il ouvrit la porte de la chambre, et en un instant la cheminée s'enflamma et les bougies s'allumèrent.
– Vous devez avoir faim? demanda Hoffmann.
– Je ne sais pas, répondit Arsène.
– Le meilleur souper que l'on pourra nous donner, garçon, dit Hoffmann.
– Monsieur, fit observer le garçon, on ne dit plus garçon, mais officieux. Après cela, Monsieur paye si bien qu'il peut dire comme il voudra.
Puis, enchanté de la facétie, il sortit en disant:
– Dans cinq minutes le souper!
La porte refermée derrière l'officieux, Hoffmann jeta avidement les yeux sur Arsène.
Elle était si pressée de se rapprocher du feu, qu'elle n'avait pas pris le temps de tirer un fauteuil près de la cheminée; elle s'était seulement accroupie au coin de l'âtre, dans la même position où Hoffmann l'avait trouvée devant la guillotine, et là, les coudes sur ses genoux, elle semblait occupée à maintenir de ses deux mains sa tête droite sur ses épaules.
– Arsène! Arsène! dit le jeune homme, je t'ai dit que j'étais riche, n'est-ce pas? Regarde, et tu verras que je ne t'ai pas menti.
Hoffmann commença par retourner son chapeau au-dessus de la table; le chapeau était plein de louis et de doubles louis, et ils ruisselèrent du chapeau sur le marbre, avec ce bruit d'or si remarquable et si facile à distinguer entre tous les bruits.
Puis, après le chapeau, il vida ses poches, et l'une après l'autre ses poches dégorgèrent l'immense butin qu'il venait de faire au jeu.
Un monceau d'or mobile et resplendissant s'entassa sur la table.
À ce bruit, Arsène sembla se ranimer; elle tourna la tête, et la vue parut achever la résurrection commencée par l'ouïe.
Elle se leva, toujours raide et immobile; mais sa lèvre pâle souriait, mais ses yeux vitreux, s'éclaircissant, lançaient des rayons qui se croisaient avec ceux de l'or.
– Oh! dit-elle, c'est à toi tout cela?
– Non, pas à moi, mais à toi, Arsène.
– À moi! fit la danseuse.
Et elle plongea dans le monceau de métal ses mains pâles.
Les bras de la jeune fille disparurent jusqu'au coude.
Alors cette femme, dont l'or avait été la vie, sembla reprendre vie au contact de l'or.
– À moi! disait-elle, à moi! et elle prononçait ces paroles d'un accent vibrant et métallique qui se mariait d'une incroyable façon avec le cliquetis des louis.
Deux garçons entrèrent, portant une table toute servie, qu'ils faillirent laisser tomber en apercevant cet amas de richesses que pétrissaient les mains crispées de la jeune fille.
– C'est bien, dit Hoffmann, du vin de Champagne, et laissez-nous.
Les garçons apportèrent plusieurs bouteilles de vin de Champagne, et se retirèrent.
Derrière eux, Hoffmann alla pousser la porte, qu'il ferma au verrou.
Puis, les yeux ardents de désir, il revint vers Arsène, qu'il retrouva près de la table, continuant de puiser la vie, non pas à cette fontaine de Jouvence, mais à cette source du Pactole.
– Eh bien? lui demanda-t-il.
– C'est beau, l'or! dit-elle; il y avait longtemps que je n'en avais touché.
– Allons, viens souper, fit Hoffmann, et puis après, tout à ton aise, Danaé, tu te baigneras dans l'or si tu veux.
Et il l'entraîna vers la table.
– J'ai froid! dit-elle.
Hoffmann regarda autour de lui; les fenêtres et le lit étaient tendus en damas rouge: il arracha un rideau de la fenêtre et le donna à Arsène.
Arsène s'enveloppa dans le rideau, qui sembla se draper de lui-même comme les plis d'un manteau antique, et sous cette draperie rouge sa tête pâle redoubla de caractère.
Hoffmann avait presque peur.
Il se mit à table, se versa et but deux ou trois verres de vin de Champagne coup sur coup. Alors il lui sembla qu'une légère coloration montait aux yeux d'Arsène.
Il lui versa à son tour, et à son tour elle but.
Puis il voulut la faire manger; mais elle refusa.
Et comme Hoffmann insistait:
– Je ne pourrais avaler, dit-elle.
– Buvons, alors.
Elle tendit son verre.
– Oui, buvons.
Hoffmann avait à la fois faim et soif; il but et mangea.
Il but surtout; il sentait qu'il avait besoin de hardiesse; non pas qu'Arsène, comme chez elle, parût disposée à lui résister, soit par la force, soit par le dédain, mais parce que quelque chose de glacé émanait du corps de la belle convive.
À mesure qu'il buvait, à ses yeux du moins, Arsène s'animait; seulement, quand, à son tour, Arsène vidait son verre, quelques gouttes rosées roulaient de la partie inférieure du collier de velours sur la poitrine de la danseuse. Hoffmann regardait sans comprendre puis, sentant quelque chose de terrible et de mystérieux là-dessous, il combattit ses frissons intérieurs en multipliant les toasts qu'il portait aux beaux yeux, à la belle bouche, aux belles mains de la danseuse.
Elle lui faisait raison, buvant autant que lui, et paraissant s'animer, non pas du vin qu'elle buvait, mais du vin que buvait Hoffmann.
Tout à coup un tison roula du feu.
Hoffmann suivit des yeux la direction du brandon de flamme, qui ne s'arrêta qu'en rencontrant le pied nu d'Arsène.
Sans doute, pour se réchauffer, Arsène avait tiré ses bas et ses souliers; son petit pied, blanc comme le marbre, était posé sur le marbre de l'âtre, blanc aussi comme le pied avec lequel il semblait ne faire qu'un.
Hoffmann jeta un cri.
– Arsène! Arsène! dit-il, prenez garde!
– À quoi? demanda la danseuse.
– Ce tison… ce tison qui touche votre pied…
Et en effet, il couvrait à moitié le pied d'Arsène.
– Ôtez-le, dit-elle tranquillement.
Hoffmann se baissa, enleva le tison, et s'aperçut avec effroi que ce n'était pas la braise qui avait brûlé le pied de la jeune fille, mais le pied de la jeune fille qui avait éteint la braise.
– Buvons! dit-il.
– Buvons! dit Arsène.
Et elle tendit son verre.
La seconde bouteille fut vidée.
Cependant Hoffmann sentait que l'ivresse du vin ne lui suffisait pas.
Il aperçut un piano.
– Bon!.. s'écria-t-il.
Il avait compris la ressource que lui offrait l'ivresse de la musique.
Il s'élança vers le piano.
Puis sous ses doigts naquit tout naturellement l'air sur lequel Arsène dansait ce pas de trois dans l'opéra de Pâris, lorsqu'il l'avait vue pour la première fois.
Seulement, il semblait à Hoffmann que les cordes du piano étaient d'acier. L'instrument à lui seul rendait un bruit pareil à celui de tout un orchestre.
– Ah! fit Hoffmann, à la bonne heure!
Il venait de trouver dans ce bruit l'enivrement qu'il cherchait; de son côté, Arsène se leva aux premiers accords.
Ces accords, comme un réseau de feu, avaient semblé envelopper toute sa personne.
Elle rejeta loin d'elle le rideau de damas rouge, et, chose étrange, comme un changement magique s'opère au théâtre, sans que l'on sache par quel moyen, un changement s'était opéré en elle, et au lieu de sa robe grise, au lieu de ses épaules veuves d'ornements, elle reparut avec le costume de Flore, tout ruisselant de fleurs, tout vaporeux de gaze, tout frissonnant de volupté.
Hoffmann jeta un cri, puis, redoublant d'énergie, il sembla faire jaillir une vigueur infernale de cette poitrine du clavecin, toute résonnante sous ses fibres d'acier.
Alors le même mirage revint troubler l'esprit d'Hoffmann. Cette femme bondissante, qui s'était animée par degrés, opérait sur lui avec une attraction irrésistible. Elle avait pris pour théâtre tout l'espace qui séparait le piano de l'alcôve, et, sur le fond rouge du rideau, elle se détachait comme une apparition de l'enfer. Chaque fois qu'elle revenait du fond vers Hoffmann, Hoffmann se soulevait sur sa chaise; chaque fois qu'elle s'éloignait vers le fond, Hoffmann se sentait entraîné sur ses pas. Enfin, sans qu'Hoffmann comprît comment la chose se faisait, le mouvement changea sous ses doigts; ce ne fut plus l'air qu'il avait entendu qu'il joua, ce fut une valse; cette valse c'était le Désir de Beethoven; elle était venue, comme une expression de sa pensée, se placer sous ses doigts. De son côté, Arsène avait changé de mesure; elle tourna sur elle-même d'abord, puis, peu à peu élargissant le rond qu'elle traçait, elle se rapprocha d'Hoffmann. Hoffmann, haletant, la sentait venir, la sentait se rapprocher; il comprenait qu'au dernier cercle elle allait le toucher, et qu'alors force lui serait de se lever à son tour, et de prendre part à cette valse brûlante. C'était à la fois chez lui du désir et de l'effroi. Enfin Arsène, en passant, étendit la main, et du bout des doigts l'effleura. Hoffmann poussa un cri, bondit comme si l'étincelle électrique l'eût touché, s'élança sur la trace de la danseuse, la joignit, l'enlaça dans ses bras, continuant dans sa pensée l'air interrompu en réalité, pressant contre son cœur ce corps qui avait repris son élasticité, aspirant les regards de ses yeux, le souffle de sa bouche, dévorant de ses aspirations à lui ce cou, ces épaules, ces bras; tournant non plus dans un air respirable, mais dans une atmosphère de flamme qui, pénétrant jusqu'au fond de la poitrine des deux valseurs, finit par les jeter, haletants et dans l'évanouissement du délire, sur le lit qui les attendait.
Quand Hoffmann se réveilla le lendemain, un de ces jours blafards des hivers de Paris venait de se lever, et pénétrait jusqu'au lit par le rideau arraché de la fenêtre. Il regarda autour de lui, ignorant où il était, et sentit qu'une masse inerte pesait à son bras gauche. Il se pencha du côté où l'engourdissement gagnait son cœur, et reconnut, couchée près de lui, non plus la belle danseuse de l'Opéra, mais la pâle jeune fille de la place de la Révolution.
Alors il se rappela tout, tira de dessous ce corps raidi son bras glacé, et voyant que ce corps demeurait immobile, il saisit un candélabre où brûlaient encore cinq bougies, et, à la double lueur du jour et des bougies, il s'aperçut qu'Arsène était sans mouvement, pâle et les yeux fermés.
Sa première idée fut que la fatigue avait été plus forte que l'amour, que le désir, que la volonté, et que la jeune fille s'était évanouie. Il prit sa main, sa main était glacée; il chercha les battements de son cœur, son cœur ne battait plus.
Alors une idée horrible lui traversa l'esprit; il se pendit au cordon d'une sonnette, qui se rompit entre ses mains, puis s'élança vers la porte, il ouvrit, et se précipita par les degrés en criant:
– À l'aide! au secours!
Un petit homme noir montait justement à la même minute l'escalier que descendait Hoffmann. Il leva la tête; Hoffmann jeta un cri. Il venait de reconnaître le médecin de l'Opéra.
– Ah! c'est vous, mon cher monsieur, dit le docteur en reconnaissant Hoffmann à son tour; qu'y a-t-il donc, et pourquoi tout ce bruit?
– Oh! venez, venez, dit Hoffmann ne prenant pas la peine d'expliquer au médecin ce qu'il attendait de lui, et espérant que la vue d'Arsène inanimée ferait plus sur le docteur que toutes ses paroles. Venez!
Et il l'entraîna dans la chambre.
Puis, le poussant vers le lit, tandis que de l'autre main, il saisissait le candélabre qu'il approcha du visage d'Arsène:
– Tenez, dit-il, voyez.
Mais, loin que le médecin parût effrayé:
– Ah! c'est bien à vous, jeune homme, dit-il, c'est bien à vous d'avoir racheté ce corps afin qu'il ne pourrît pas dans une fosse commune… Très bien! jeune homme, très bien!