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Kitabı oku: «La reine Margot», sayfa 37

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XXII. Actéon

Charles, resté seul, s’étonna de n’avoir pas vu paraître l’un ou l’autre de ses deux fidèles; ses deux fidèles étaient sa nourrice Madeleine et son lévrier Actéon.

– La nourrice sera allée chanter ses psaumes chez quelque huguenot de sa connaissance, se dit-il, et Actéon me boude encore du coup de fouet que je lui ai donné ce matin.

En effet, Charles prit une bougie et passa chez la bonne femme. La bonne femme n’était pas chez elle. Une porte de l’appartement de Madeleine donnait, on se le rappelle, dans le cabinet des Armes. Il s’approcha de cette porte.

Mais, dans le trajet, une de ces crises qu’il avait déjà éprouvées, et qui semblaient s’abattre sur lui tout à coup, le reprit. Le roi souffrait comme si l’on eût fouillé ses entrailles avec un fer rouge. Une soif inextinguible le dévorait; il vit une tasse de lait sur une table, l’avala d’un trait, et se sentit un peu calmé.

Alors il reprit la bougie qu’il avait posée sur un meuble, et entra dans le cabinet.

À son grand étonnement, Actéon ne vint pas au-devant de lui. L’avait-on enfermé? En ce cas, il sentirait que son maître est revenu de la chasse, et hurlerait.

Charles appela, siffla; rien ne parut.

Il fit quatre pas en avant; et, comme la lumière de la bougie parvenait jusqu’à l’angle du cabinet, il aperçut dans cet angle une masse inerte étendue sur le carreau.

– Holà! Actéon; holà! dit Charles. Et il siffla de nouveau. Le chien ne bougea point. Charles courut à lui et le toucha; le pauvre animal était raide et froid. De sa gueule, contractée par la douleur, quelques gouttes de fiel étaient tombées, mêlées à une bave écumeuse et sanglante. Le chien avait trouvé dans le cabinet une barrette de son maître, et il avait voulu mourir en appuyant sa tête sur cet objet qui lui représentait un ami.

À ce spectacle qui lui fit oublier ses propres douleurs et lui rendit toute son énergie, la colère bouillonna dans les veines de Charles, il voulut crier; mais enchaînés qu’ils sont dans leurs grandeurs, les rois ne sont pas libres de ce premier mouvement que tout homme fait tourner au profit de sa passion ou de sa défense. Charles réfléchit qu’il y avait là quelque trahison, et se tut.

Alors il s’agenouilla devant son chien et examina le cadavre d’un œil expert. L’œil était vitreux, la langue rouge et criblée de pustules. C’était une étrange maladie, et qui fit frissonner Charles.

Le roi remit ses gants, qu’il avait ôtés et passés à sa ceinture, souleva la lèvre livide du chien pour examiner les dents, et aperçut dans les interstices quelques fragments blanchâtres accrochés aux pointes des crocs aigus.

Il détacha ces fragments, et reconnut que c’était du papier.

Près de ce papier l’enflure était plus violente, les gencives étaient tuméfiées, et la peau était rongée comme par du vitriol.

Charles regarda attentivement autour de lui. Sur le tapis gisaient deux ou trois parcelles de papier semblable à celui qu’il avait déjà reconnu dans la bouche du chien. L’une de ces parcelles, plus large que les autres, offrait des traces d’un dessin sur bois.

Les cheveux de Charles se hérissèrent sur sa tête, il reconnut un fragment de cette image représentant un seigneur chassant au vol, et qu’Actéon avait arrachée de son livre de chasse.

– Ah! dit-il en pâlissant, le livre était empoisonné. Puis tout à coup rappelant ses souvenirs:

– Mille démons! s’écria-t-il, j’ai touché chaque page de mon doigt, et à chaque page j’ai porté mon doigt à ma bouche pour le mouiller. Ces évanouissements, ces douleurs, ces vomissements! … Je suis mort!

Charles demeura un instant immobile sous le poids de cette effroyable idée. Puis, se relevant avec un rugissement sourd, il s’élança vers la porte de son cabinet.

– Maître René! cria-t-il, maître René le Florentin! qu’on coure au pont Saint-Michel, et qu’on me l’amène; dans dix minutes il faut qu’il soit ici. Que l’un de vous monte à cheval et prenne un cheval de main pour être plus tôt de retour. Quant à maître Ambroise Paré, s’il vient, vous le ferez attendre.

Un garde partit tout courant pour obéir à l’ordre donné.

– Oh! murmura Charles, quand je devrais faire donner la torture à tout le monde, je saurai qui a donné ce livre à Henriot.

Et, la sueur au front, les mains crispées, la poitrine haletante, Charles demeura les yeux fixés sur le cadavre de son chien.

Dix minutes après, le Florentin heurta timidement, et non sans inquiétude, à la porte du roi. Il est de certaines consciences pour lesquelles le ciel n’est jamais pur.

– Entrez! dit Charles.

Le parfumeur parut. Charles marcha à lui l’air impérieux et la lèvre crispée.

– Votre Majesté m’a fait demander, dit René tout tremblant.

– Vous êtes habile chimiste, n’est-ce pas?

– Sire…

– Et vous savez tout ce que savent les plus habiles médecins?

– Votre Majesté exagère.

– Non, ma mère me l’a dit. D’ailleurs, j’ai confiance en vous, et j’ai mieux aimé vous consulter, vous, que tout autre. Tenez, continua-t-il en démasquant le cadavre du chien, regardez, je vous prie, ce que cet animal a entre les dents, et dites-moi de quoi il est mort.

Pendant que René, la bougie à la main, se baissait jusqu’à terre, autant pour dissimuler son émotion que pour obéir au roi, Charles, debout, les yeux fixés sur cet homme, attendait avec une impatience facile à comprendre la parole qui devait être sa sentence de mort ou son gage de salut.

René tira une espèce de scalpel de sa poche, l’ouvrit, et, du bout de la pointe, détacha de la gueule du lévrier les parcelles de papier adhérentes à ses gencives, et regarda longtemps et avec attention le fiel et le sang que distillait chaque plaie.

– Sire, dit-il en tremblant, voilà de bien tristes symptômes.

Charles sentit un frisson glacé courir dans ses veines et pénétrer jusqu’à son cœur.

– Oui, dit-il, ce chien a été empoisonné, n’est-ce pas?

– J’en ai peur, Sire.

– Et avec quel genre de poison?

– Avec un poison minéral, à ce que je suppose.

– Pourriez-vous acquérir la certitude qu’il a été empoisonné?

– Oui, sans doute, en l’ouvrant et en examinant l’estomac.

– Ouvrez-le; je veux ne conserver aucun doute.

– Il faudrait appeler quelqu’un pour m’aider.

– Je vous aiderai, moi, dit Charles.

– Vous, Sire!

– Oui, moi. Et, s’il est empoisonné, quels symptômes trouverons-nous?

– Des rougeurs et des herborisations dans l’estomac.

– Allons, dit Charles, à l’œuvre. René, d’un coup de scalpel, ouvrit la poitrine du lévrier et l’écarta avec force de ses deux mains, tandis que Charles, un genou en terre, éclairait d’une main crispée et tremblante.

– Voyez, Sire, dit René, voyez, voici des traces évidentes. Ces rougeurs sont celles que je vous ai prédites; quant à ces veines sanguinolentes, qui semblent les racines d’une plante, c’est ce que je désignais sous le nom d’herborisations. Je trouve ici tout ce que je cherchais.

– Ainsi le chien est empoisonné?

– Oui, Sire.

– Avec un poison minéral?

– Selon toute probabilité.

– Et qu’éprouverait un homme qui, par mégarde, aurait avalé de ce même poison?

– Une grande douleur de tête, des brûlures intérieures, comme s’il eût avalé des charbons ardents; des douleurs d’entrailles, des vomissements.

– Et aurait-il soif? demanda Charles.

– Une soif inextinguible.

– C’est bien cela, c’est bien cela, murmura le roi.

– Sire, je cherche en vain le but de toutes ces demandes.

– À quoi bon le chercher? Vous n’avez pas besoin de le savoir. Répondez à nos questions, voilà tout.

– Que Votre Majesté m’interroge.

– Quel est le contre-poison à administrer à un homme qui aurait avalé la même substance que mon chien? René réfléchit un instant.

– Il y a plusieurs poisons minéraux, dit-il; je voudrais bien, avant de répondre, savoir duquel il s’agit. Votre Majesté a-t-elle quelque idée de la façon dont son chien a été empoisonné?

– Oui, dit Charles; il a mangé une feuille d’un livre.

– Une feuille d’un livre?

– Oui.

– Et Votre Majesté a-t-elle ce livre?

– Le voilà, dit Charles en prenant le manuscrit de chasse sur le rayon où il l’avait placé et en le montrant à René.

René fit un mouvement de surprise qui n’échappa point au roi.

– Il a mangé une feuille de ce livre? balbutia René.

– Celle-ci. Et Charles montra la feuille déchirée.

– Permettez-vous que j’en déchire une autre, Sire?

– Faites.

René déchira une feuille, l’approcha de la bougie. Le papier prit feu, et une forte odeur alliacée se répandit dans le cabinet.

– Il a été empoisonné avec une mixture d’arsenic, dit-il.

– Vous en êtes sûr?

– Comme si je l’avais préparée moi-même.

– Et le contre-poison?… René secoua la tête.

– Comment, dit Charles d’une voix rauque, vous ne connaissez pas de remède?

– Le meilleur et le plus efficace est des blancs d’œufs battus dans du lait; mais…

– Mais… quoi?

– Mais il faudrait qu’il fût administré aussitôt, sans cela…

– Sans cela?

– Sire, c’est un poison terrible, reprit encore une fois René.

– Il ne tue pas tout de suite cependant, dit Charles.

– Non, mais il tue sûrement, peu importe le temps qu’on mette à mourir, et quelquefois même c’est un calcul. Charles s’appuya sur la table de marbre.

– Maintenant, dit-il, en posant la main sur l’épaule de René, vous connaissez ce livre?

– Moi, Sire! dit René en pâlissant.

– Oui, vous; en l’apercevant vous vous êtes trahi.

– Sire, je vous jure…

– René, dit Charles, écoutez bien ceci: Vous avez empoisonné la reine de Navarre avec des gants; vous avez empoisonné le prince de Porcian avec la fumée d’une lampe; vous avez essayé d’empoisonner M. de Condé avec une pomme de senteur. René, je vous ferai enlever la chair lambeau par lambeau avec une tenaille rougie, si vous ne me dites pas à qui appartient ce livre.

Le Florentin vit qu’il n’y avait pas à plaisanter avec la colère de Charles IX, et résolut de payer d’audace.

– Et si je dis la vérité, Sire, qui me garantira que je ne serai pas puni plus cruellement encore que si je me tais?

– Moi.

– Me donnerez-vous votre parole royale?

– Foi de gentilhomme, vous aurez la vie sauve, dit le roi.

– En ce cas, ce livre m’appartient, dit-il.

– À vous! fit Charles en se reculant et en regardant l’empoisonneur d’un œil égaré.

– Oui, à moi.

– Et comment est-il sorti de vos mains?

– C’est Sa Majesté la reine mère qui l’a pris chez moi.

– La reine mère! s’écria Charles.

– Oui.

– Mais dans quel but?

– Dans le but, je crois, de le faire porter au roi de Navarre, qui avait demandé au duc d’Alençon un livre de ce genre pour étudier la chasse au vol.

– Oh! s’écria Charles, c’est cela: je tiens tout. Ce livre, en effet, était chez Henriot. Il y a une destinée, et je la subis.

En ce moment Charles fut pris d’une toux sèche et violente, à laquelle succéda une nouvelle douleur d’entrailles. Il poussa deux ou trois cris étouffés, et se renversa sur sa chaise.

– Qu’avez-vous, Sire? demanda René d’une voix épouvantée.

– Rien, dit Charles; seulement j’ai soif, donnez-moi à boire.

René emplit un verre d’eau et le présenta d’une main tremblante à Charles, qui l’avala d’un seul trait.

– Maintenant, dit Charles, prenant une plume et la trempant dans l’encre, écrivez sur ce livre.

– Que faut-il que j’écrive?

– Ce que je vais vous dicter:

«Ce manuel de chasse au vol a été donné par moi à la reine mère Catherine de Médicis.»

René prit la plume et écrivit.

– Et maintenant signez. Le Florentin signa.

– Vous m’avez promis la vie sauve, dit le parfumeur.

– Et, de mon côté, je vous tiendrai parole.

– Mais, dit René, du côté de la reine mère?

– Oh! de ce côté, dit Charles, cela ne me regarde plus: si l’on vous attaque, défendez-vous.

– Sire, puis-je quitter la France quand je croirai ma vie menacée?

– Je vous répondrai à cela dans quinze jours.

– Mais en attendant…

Charles posa, en fronçant le sourcil, son doigt sur ses lèvres livides.

– Oh! soyez tranquille, Sire. Et, trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le Florentin s’inclina et sortit. Derrière lui, la nourrice apparut à la porte de sa chambre.

– Qu’y a-t-il donc, mon Charlot? dit-elle.

– Nourrice, il y a que j’ai marché dans la rosée, et que cela m’a fait mal.

– En effet, tu es bien pâle, mon Charlot.

– C’est que je suis bien faible. Donne-moi le bras, nourrice, pour aller jusqu’à mon lit.

La nourrice s’avança vivement. Charles s’appuya sur elle et gagna sa chambre.

– Maintenant, dit Charles, je me mettrai au lit tout seul.

– Et si maître Ambroise Paré vient?

– Tu lui diras que je vais mieux et que je n’ai plus besoin de lui.

– Mais, en attendant, que prendras-tu?

– Oh! une médecine bien simple, dit Charles, des blancs d’œufs battus dans du lait. À propos, nourrice, continua-t-il, ce pauvre Actéon est mort. Il faudra, demain matin, le faire enterrer dans un coin du jardin du Louvre. C’était un de mes meilleurs amis… Je lui ferai faire un tombeau… Si j’en ai le temps.

XXIII. Le bois de Vincennes

Ainsi que l’ordre en avait été donné par Charles IX, Henri fut conduit le même soir au bois de Vincennes. C’est ainsi qu’on appelait à cette époque le fameux château dont il ne reste plus aujourd’hui qu’un débris, fragment colossal qui suffit à donner une idée de sa grandeur passée.

Le voyage se fit en litière. Quatre gardes marchaient de chaque côté. M. de Nancey, porteur de l’ordre qui devait ouvrir à Henri les portes de la prison protectrice, marchait le premier.

À la poterne du donjon, on s’arrêta. M. de Nancey descendit de cheval, ouvrit la portière fermée à cadenas, et invita respectueusement le roi à descendre.

Henri obéit sans faire la moindre observation. Toute demeure lui semblait plus sûre que le Louvre, et dix portes se fermant sur lui se fermaient en même temps entre lui et Catherine de Médicis.

Le prisonnier royal traversa le pont-levis entre deux soldats, franchit les trois portes du bas du donjon et les trois portes du bas de l’escalier; puis, toujours précédé de M. de Nancey, il monta un étage. Arrivé là, le capitaine des gardes, voyant qu’il s’apprêtait encore à monter, lui dit:

– Monseigneur, arrêtez-vous là.

– Ah! ah! ah! dit Henri en s’arrêtant, il paraît qu’on me fait les honneurs du premier étage.

– Sire, répondit M. de Nancey, on vous traite en tête couronnée.

– Diable! diable! se dit Henri, deux ou trois étages de plus ne m’auraient aucunement humilié. Je serai trop bien ici: on se doutera de quelque chose.

– Votre Majesté veut-elle me suivre? dit M. de Nancey.

– Ventre-saint-gris! dit le roi de Navarre, vous savez bien, monsieur, qu’il ne s’agit point ici de ce que je veux ou de ce que je ne veux pas, mais de ce qu’ordonne mon frère Charles. Ordonne-t-il de vous suivre?

– Oui, Sire.

– En ce cas, je vous suis, monsieur. On s’engagea dans une espèce de corridor à l’extrémité duquel on se trouva dans une salle assez vaste, aux murs sombres et d’un aspect parfaitement lugubre.

Henri regarda autour de lui avec un regard qui n’était pas exempt d’inquiétude.

– Où sommes-nous? dit-il.

– Nous traversons la salle de la question, Monseigneur.

– Ah! ah! fit le roi. Et il regarda plus attentivement. Il y avait un peu de tout dans cette chambre: des brocs et des chevalets pour la question de l’eau, des coins et des maillets pour la question des brodequins; en outre, des sièges de pierre destinés aux malheureux qui attendaient la torture faisaient à peu près le tour de la salle, et au-dessus de ces sièges, à ces sièges eux-mêmes, au pied de ces sièges, étaient des anneaux de fer scellés dans le mur sans autre symétrie que celle de l’art tortionnaire. Mais leur proximité des sièges indiquait assez qu’ils étaient là pour attendre les membres de ceux qui seraient assis.

Henri continua son chemin sans dire une parole, mais ne perdant pas un détail de tout cet appareil hideux qui écrivait, pour ainsi dire, l’histoire de la douleur sur les murailles.

Cette attention à regarder autour de lui fit que Henri ne regarda point à ses pieds et trébucha.

– Eh! dit-il, qu’est-ce donc que cela?

Et il montrait une espèce de sillon creusé sur la dalle humide qui faisait le plancher.

– C’est la gouttière, Sire.

– Il pleut donc, ici?

– Oui, Sire, du sang.

– Ah! ah! dit Henri, fort bien. Est-ce que nous n’arriverons pas bientôt à ma chambre?

– Si fait, Monseigneur, nous y sommes, dit une ombre qui se dessinait dans l’obscurité et qui devenait, à mesure qu’on s’approchait d’elle, plus visible et plus palpable.

Henri, qui croyait avoir reconnu la voix, fit quelques pas et reconnut la figure.

– Tiens! c’est vous, Beaulieu, dit-il, et que diable faites-vous ici?

– Sire, je viens de recevoir ma nomination au gouvernement de la forteresse de Vincennes.

– Eh bien, mon cher ami, votre début vous fait honneur; un roi pour prisonnier, ce n’est point mal.

– Pardon, Sire, reprit Beaulieu, mais avant vous j’ai déjà reçu deux gentilshommes.

– Lesquels? Ah! pardon, je commets, peut-être une indiscrétion. Dans ce cas, prenons que je n’ai rien dit.

– Monseigneur, on ne m’a pas recommandé le secret. Ce sont MM. de La Mole et de Coconnas.

– Ah! c’est vrai, je les ai vu arrêter, ces pauvres gentilshommes; et comment supportent-ils ce malheur?

– D’une façon tout opposée, l’un est gai, l’autre est triste; l’un chante, l’autre gémit.

– Et lequel gémit?

– M. de La Mole, Sire.

– Ma foi, dit Henri, je comprends plutôt celui qui gémit que celui qui chante. D’après ce que j’en vois, la prison n’est pas une chose bien gaie. Et à quel étage sont-ils logés?

– Tout en haut, au quatrième. Henri poussa un soupir. C’est là qu’il eût voulu être.

– Allons, monsieur de Beaulieu, dit Henri, ayez la bonté de m’indiquer ma chambre, j’ai hâte de m’y voir, étant très fatigué de la journée que je viens de passer.

– Voici Monseigneur, dit Beaulieu, montrant à Henri une porte tout ouverte.

– Numéro 2, dit Henri; et pourquoi pas le numéro 1?

– Parce qu’il est retenu, Monseigneur.

– Ah! ah! il paraît alors que vous attendez un prisonnier de meilleure noblesse que moi?

– Je n’ai pas dit, Monseigneur, que ce fût un prisonnier.

– Et qui est-ce donc?

– Que Monseigneur n’insiste point, car je serais forcé de manquer, en gardant le silence, à l’obéissance que je lui dois.

– Ah! c’est autre chose, dit Henri. Et il devint plus pensif encore qu’il n’était; ce numéro 1 l’intriguait visiblement. Au reste, le gouverneur ne démentit pas sa politesse première. Avec mille précautions oratoires il installa Henri dans sa chambre, lui fit toutes ses excuses des commodités qui pouvaient lui manquer, plaça deux soldats à sa porte et sortit.

– Maintenant, dit le gouverneur s’adressant au guichetier, passons aux autres.

Le guichetier marcha devant. On reprit le même chemin qu’on venait de faire, on traversa la salle de la question, on franchit le corridor, on arriva à l’escalier; et toujours suivant son guide, M. de Beaulieu monta trois étages.

En arrivant au haut de ces trois étages, qui, y compris le premier, en faisaient quatre, le guichetier ouvrit successivement trois portes ornées chacune de deux serrures et de trois énormes verrous.

Il touchait à peine à la troisième porte que l’on entendit une voix joyeuse qui s’écriait:

– Eh! mordi! ouvrez donc quand ce ne serait que pour donner de l’air. Votre poêle est tellement chaud qu’on étouffe ici.

Et Coconnas, qu’à son juron favori le lecteur a déjà reconnu sans doute, ne fit qu’un bond de l’endroit où il était jusqu’à la porte.

– Un instant, mon gentilhomme, dit le guichetier, je ne viens pas pour vous faire sortir, je viens pour entrer et monsieur le gouverneur me suit.

– Monsieur le gouverneur! dit Coconnas, et que vient-il faire?

– Vous visiter.

– C’est beaucoup d’honneur qu’il me fait, répondit Coconnas; que monsieur le gouverneur soit le bienvenu.

M. de Beaulieu entra effectivement et comprima aussitôt le sourire cordial de Coconnas par une de ces politesses glaciales qui sont propres aux gouverneurs de forteresses, aux geôliers et aux bourreaux.

– Avez-vous de l’argent, monsieur? demanda-t-il au prisonnier.

– Moi, dit Coconnas, pas un écu!

– Des bijoux?

– J’ai une bague.

– Voulez-vous permettre que je vous fouille?

– Mordi! s’écria Coconnas rougissant de colère, bien vous prend d’être en prison et moi aussi.

– Il faut tout souffrir pour le service du roi.

– Mais, dit le Piémontais, les honnêtes gens qui dévalisent sur le Pont-Neuf sont donc, comme vous, au service du roi? Mordi! j’étais bien injuste, monsieur, car jusqu’à présent je les avais pris pour des voleurs.

– Monsieur, je vous salue, dit Beaulieu. Geôlier, enfermez monsieur.

Le gouverneur s’en alla emportant la bague de Coconnas, laquelle était une fort belle émeraude que madame de Nevers lui avait donnée pour lui rappeler la couleur de ses yeux.

– À l’autre, dit-il en sortant. On traversa une chambre vide, et le jeu des trois portes, des six serrures et des neuf verrous recommença. La dernière porte s’ouvrit, et un soupir fut le premier bruit qui frappa les visiteurs. La chambre était plus lugubre encore d’aspect que celle d’où M. de Beaulieu venait de sortir. Quatre meurtrières longues et étroites qui allaient en diminuant de l’intérieur à l’extérieur éclairaient faiblement ce triste séjour. De plus des barreaux de fer croisés avec assez d’art pour que la vue fût sans cesse arrêtée par une ligne opaque, empêchaient que par les meurtrières le prisonnier pût même voir le ciel. Des filets ogiviques partaient de chaque angle de la salle et allaient se réunir au milieu du plafond, où ils s’épanouissaient en rosace. La Mole était assis dans un coin, et malgré la visite et les visiteurs, il resta comme s’il n’eût rien entendu.

Le gouverneur s’arrêta sur le seuil et regarda un instant le prisonnier, qui demeurait immobile, la tête dans ses mains.

– Bonsoir, monsieur de la Mole, dit Beaulieu. Le jeune homme leva lentement la tête.

– Bonsoir, monsieur, dit-il.

– Monsieur, continua le gouverneur, je viens vous fouiller.

– C’est inutile, dit La Mole, je vais vous remettre tout ce que j’ai.

– Qu’avez-vous?

– Trois cents écus environ, ces bijoux, ces bagues.

– Donnez, monsieur, dit le gouverneur.

– Voici.

La Mole retourna ses poches, dégarnit ses doigts, et arracha l’agrafe de son chapeau.

– N’avez-vous rien de plus?

– Non pas que je sache.

– Et ce cordon de soie serré à votre cou, que porte-t-il? demanda le gouverneur.

– Monsieur, ce n’est pas un joyau, c’est une relique.

– Donnez.

– Comment! vous exigez?…

– J’ai ordre de ne vous laisser que vos vêtements, et une relique n’est point un vêtement.

La Mole fit un mouvement de colère, qui, au milieu du calme douloureux et digne qui le distinguait, parut plus effrayant encore à ces gens habitués aux rudes émotions.

Mais il se remit presque aussitôt.

– C’est bien, monsieur, dit-il, et vous allez voir ce que vous demandez.

Alors se détournant comme pour s’approcher de la lumière, il détacha la prétendue relique, laquelle n’était autre qu’un médaillon contenant un portrait qu’il tira du médaillon et qu’il porta à ses lèvres. Mais après l’avoir baisé à plusieurs reprises, il feignit de le laisser tomber; et appuyant violemment dessus le talon de sa botte, il l’écrasa en mille morceaux.

– Monsieur! … dit le gouverneur. Et il se baissa pour voir s’il ne pourrait pas sauver de la destruction l’objet inconnu que La Mole voulait lui dérober; mais la miniature était littéralement en poussière.

– Le roi voulait avoir ce joyau, dit La Mole, mais il n’avait aucun droit sur le portrait qu’il renfermait. Maintenant voici le médaillon, vous le pouvez prendre.

– Monsieur, dit Beaulieu, je me plaindrai au roi. Et sans prendre congé du prisonnier par une seule parole, il se retira si courroucé, qu’il laissa au guichetier le soin de fermer les portes sans présider à leur fermeture. Le geôlier fit quelques pas pour sortir, et voyant que M. de Beaulieu descendait déjà les premières marches de l’escalier:

– Ma foi! monsieur, dit-il en se retournant, bien m’en a pris de vous inviter à me donner tout de suite les cent écus moyennant lesquels je consens à vous laisser parler à votre compagnon; car si vous ne les aviez pas donnés, le gouvernement vous les eût pris avec les trois cents autres, et ma conscience ne me permettrait plus de rien faire pour vous; mais j’ai été payé d’avance, je vous ai promis que vous verriez votre camarade… venez… un honnête homme n’a que sa parole… Seulement si cela est possible, autant pour vous que pour moi, ne causez pas politique.

La Mole sortit de sa chambre et se trouva en face de Coconnas qui arpentait les dalles de la chambre du milieu. Les deux amis se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Le guichetier fit semblant de s’essuyer le coin de l’œil et sortit pour veiller à ce qu’on ne surprit pas les prisonniers, ou plutôt à ce qu’on ne le surprît pas lui-même.

– Ah! te voilà, dit Coconnas; eh bien, cet affreux gouverneur t’a fait sa visite?

– Comme à toi, je présume.

– Et il t’a tout pris?

– Comme à toi aussi.

– Oh! moi, je n’avais pas grand-chose, une bague de Henriette, voilà tout.

– Et de l’argent comptant?

– J’avais donné tout ce que je possédais à ce brave homme de guichetier pour qu’il nous procurât cette entrevue.

– Ah! ah! dit La Mole, il paraît qu’il reçoit des deux mains.

– Tu l’as donc payé aussi, toi?

– Je lui ai donné cent écus.

– Tant mieux que notre guichetier soit un misérable!

– Sans doute, on en fera tout ce qu’on voudra avec de l’argent, et, il faut l’espérer, l’argent ne nous manquera point.

– Maintenant, comprends-tu ce qui nous arrive?

– Parfaitement… Nous avons été trahis.

– Par cet exécrable duc d’Alençon. J’avais bien raison de vouloir lui tordre le cou, moi.

– Et crois-tu que notre affaire est grave?

– J’en ai peur.

– Ainsi, il y a à craindre… la question.

– Je ne te cache pas que j’y ai déjà songé.

– Que diras-tu si on en vient là?

– Et toi?

– Moi, je garderai le silence, répondit La Mole avec une rougeur fébrile.

– Tu te tairas? s’écria Coconnas.

– Oui, si j’en ai la force.

– Eh bien, moi, dit Coconnas, si on me fait cette infamie, je te garantis que je dirai bien des choses.

– Mais quelles choses? demanda vivement La Mole.

– Oh! sois tranquille, de ces choses qui empêcheront pendant quelque temps M. d’Alençon de dormir.

La Mole allait répliquer, lorsque le geôlier, qui sans doute avait entendu quelque bruit, accourut, poussa chacun des deux amis dans sa chambre et referma la porte sur lui.