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Kitabı oku: «La San-Felice, Tome 02», sayfa 3

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XXI
LE MÉDECIN ET LE PRÊTRE

Finissons-en avec les événements de cette nuit si pleine d'événements, afin que nous puissions continuer désormais notre récit, sans être forcé de nous arrêter ou de revenir en arrière.

Si nos lecteurs ont lu avec attention notre dernier chapitre, ils doivent se rappeler que les conspirateurs, après le départ de Salvato Palmieri, s'étaient séparés en deux groupes de trois personnes chacun: l'un, qui avait remonté le Pausilippe; l'autre, qui avait pris la mer dans une barque.

Le groupe qui avait remonté le Pausilippe se composait de Nicolino Caracciolo, de Velasco et de Schipani.

L'autre, qui était parti à l'aide d'une barque amarrée sous le grand portique du palais de la reine Jeanne, portique que baigne la mer, et où elle avait bravé la tempête, se composait de Dominique Cirillo, d'Ettore Caraffa et de Manthonnet.

Ettore Caraffa était, comme nous l'avons dit, caché à Portici. Manthonnet y demeurait. Manthonnet, grand amateur de la pêche, avait une barque à lui. Avec cette barque, aidé d'Hector Caraffa, il se rendait de Portici au palais de la reine Jeanne. Rudes rameurs tous deux, ils faisaient le trajet en deux heures par les temps calmes. Quand il y avait du vent et que le vent était bon, ils allaient à la voile, et la voile leur suffisait.

Cette nuit-là, ils s'en retournaient ainsi que de coutume; seulement, ils s'en allaient à la rame, le vent étant tombé et la mer ayant calmi; en passant, ils devaient déposer Cirillo à Mergellina. Cirillo demeurait à l'extrémité de la rivière de Chiaïa: voilà pourquoi, au lieu de nager directement sur Portici, ils avaient été vus par les sbires longeant le rivage.

Arrivés en face du casino du Roi, aujourd'hui appartenant au prince Torlonia, ils déposèrent Cirillo à terre, choisissant un endroit où la pente était facile pour atteindre le chemin, devenu depuis une rue.

Puis ils avaient repris la mer, s'écartant cette fois du rivage et naviguant pour passer à la pointe du château de l'Oeuf.

Cirillo avait donc atteint la rue facilement et sans être remarqué, lorsque, après avoir fait une centaine de pas, il vit tout à coup un groupe composé d'une vingtaine de soldats arrêtés et paraissant discuter au milieu du chemin; leurs fusils brillaient à la lueur de deux torches.

A cette même lueur qui se reflétait dans leurs armes, ils semblaient examiner deux hommes couchés en travers de la rue.

Cirillo reconnut une patrouille dans l'exercice de ses fonctions.

C'était, en effet, la patrouille qu'avait entendue venir Pasquale de Simone, et devant laquelle il avait fui pour ne pas compromettre la reine.

Comme l'avait présumé le sbire, arrivée au lieu du combat, la patrouille avait trouvé couché sur le lastrico un mort et un blessé; les deux autres blessés, celui qui avait reçu un coup de sabre à travers la figure et celui qui avait eu l'épaule brisée par une balle, avaient eu la force de fuir par la petite rue qui longeait la partie nord du jardin de la San-Felice.

La patrouille avait facilement reconnu que l'un des deux hommes était mort, et que, de celui-là, il était parfaitement inutile de se préoccuper; mais, quoique évanoui, son compagnon respirait encore, et, celui-là, peut-être pouvait-on le sauver.

On était à vingt pas de la fontaine du Lion; un des soldats alla y prendre de l'eau dans son bonnet et revint vider cette eau sur le visage du blessé, qui, surpris par cette fraîcheur inattendue, rouvrit les yeux et revint à lui.

Se voyant entouré de soldats, il essaya de se lever, mais inutilement; il était complétement paralysé, la tête seule pouvait tourner à droite et à gauche.

– Dites donc, mes amis, fit-il, si je n'ai plus qu'à mourir, ne pourrait-on pas au moins me porter sur un lit un peu plus doux?

– Ma foi, dirent les soldats, c'est un bon diable; il faut, quel qu'il soit, lui accorder ce qu'il demande.

Ils essayèrent de le soulever dans leurs bras.

– Eh! mordieu! dit celui-ci, touchez-moi comme si j'étais de verre, mannaggia la Madonna!

Ce blasphème, un des plus grands que puisse proférer un Napolitain, indiquait que le mouvement qu'on venait de lui faire faire avait causé au blessé une vive douleur.

En apercevant ce groupe, la première pensée de Cirillo fut de l'éviter; mais, presque aussitôt, il songea que cette patrouille, et les hommes qu'elle ramassait sur le pavé, se trouvaient justement au beau travers de la route qu'avait dû suivre Salvato Palmieri, pour se rendre chez l'ambassadeur français, et il lui vint naturellement à l'idée que ce rassemblement pouvait bien être causé par quelque catastrophe dans laquelle le jeune envoyé du général Championnet avait eu sa part et joué son rôle.

Il s'avança donc résolument, au moment même où l'officier commandant la patrouille menaçait d'enfoncer la porte d'une maison située de l'autre côté de la fontaine du Lion et faisant l'angle de la rue, un des caractères distinctifs de la population napolitaine étant la répugnance qu'elle éprouve instinctivement à porter secours à son semblable, fût-il en danger de mort.

Mais, à l'ordre de l'officier, et surtout devant les coups de crosse de fusil des soldats, la porte finit par s'ouvrir, et Cirillo entendit deux ou trois voix qui demandaient où l'on pouvait trouver un chirurgien.

Son devoir et sa curiosité le poussaient doublement à s'offrir.

– Je suis médecin et non chirurgien, dit-il; mais, peu importe, je puis au besoin faire de la chirurgie.

– Ah! monsieur le docteur, dit le blessé que l'on apportait et qui avait entendu les paroles de Cirillo, j'ai peur que vous n'ayez en moi une mauvaise pratique.

– Bon! dit Cirillo, la voix ne me paraît pas mauvaise, cependant.

– Il n'y a plus que la langue qui remue, dit le blessé, et, ma foi, j'en use.

Pendant ce temps, on avait tiré un matelas du lit, on l'avait posé sur une table au milieu de la chambre; on y coucha le blessé.

– Des coussins, des coussins sous la tête, dit Cirillo; la tête d'un blessé doit toujours être haute.

– Merci, docteur, merci! dit le sbire; je vous aurai la même reconnaissance que si vous réussissiez.

– Et qui vous dit que je ne réussirai pas?

– Hum! je me connais en blessures, allez! Celle-là va à fond.

Il fit signe à Cirillo de s'approcher. Cirillo pencha son oreille vers la bouche du blessé.

– Ce n'est pas que je doute de votre science; mais vous feriez bien, je crois, comme si cela venait de vous, d'envoyer chercher un prêtre.

– Déshabillez cet homme avec les plus grandes précautions, dit Cirillo.

Puis, s'adressant au maître de la maison, qui, avec sa femme et ses deux enfants, regardaient curieusement le blessé:

– Envoyez un de vos deux bambins à l'église de Santa-Maria-di-Porto-Salvo et faites demander don Michelangelo Ciccone.

– Ah! nous le connaissons. Cours, Tore, cours – tu as entendu ce que dit M. le docteur.

– J'y vais, dit l'enfant.

Et il s'élança hors de la maison.

– Il y a une pharmacie à dix pas d'ici, lui cria Cirillo; réveille en passant le pharmacien et dis-lui que le docteur Cirillo va lui envoyer une ordonnance. Qu'il ouvre sa porte et qu'il attende.

– Ah çà! quel diable d'intérêt avez-vous donc à ce que je vive? demanda le blessé au docteur.

– Moi, mon ami? répondit Cirillo. Aucun; l'humanité.

– Oh! le drôle de mot! dit le sbire avec un ricanement douloureux; c'est la première fois que je l'entends prononcer… Ah! Madonna del Carmine!

– Qu'y a-t-il? demanda Cirillo.

– Il y a qu'ils me font mal en me déshabillant.

Cirillo tira sa trousse, y prit un bistouri et fendit la culotte, la veste et la chemise du sbire, de manière à mettre à découvert tout son flanc gauche.

– A la bonne heure! dit le blessé, voilà un valet de chambre qui s'y entend. Si vous savez aussi bien recoudre que couper, vous êtes un habile homme, docteur!

Puis, montrant la plaie qui s'ouvrait entre les fausses côtes:

– Tenez, c'est là, dit-il.

– Je vois bien, dit le docteur.

– Mauvais endroit, n'est-ce pas?

– Lavez-moi cette blessure-là avec de l'eau fraîche, et le plus doucement que vous pourrez, dit le docteur à la maîtresse de la maison. Avez-vous du linge bien doux?

– Pas trop, dit celle-ci.

– Tenez, voilà mon mouchoir; pendant ce temps-là, on ira chez le pharmacien chercher l'ordonnance que voici.

Et, au crayon, il écrivit en effet une potion cordiale calmante, composée d'eau simple, d'acétate d'ammoniaque et de sirop de cédrat.

– Et qui payera? demanda la femme tout en lavant la plaie avec le mouchoir du docteur.

– Pardieu! moi, dit Cirillo.

Et il mit une pièce de monnaie dans l'ordonnance, en disant au second bambin:

– Cours vite! le reste de la monnaie sera pour toi.

– Docteur, dit le sbire, si j'en reviens, je me fais moine et je passe ma vie à prier pour vous.

Le docteur, pendant ce temps, avait tiré de sa trousse une sonde d'argent; il s'approcha du blessé.

– Ah cà! lui dit-il, mon brave, il s'agit d'être homme.

– Vous allez sonder ma blessure?

– Il le faut bien, pour savoir à quoi s'en tenir.

– Est-il permis de jurer?

– Oui; seulement, on vous écoute et l'on vous regarde. Si vous criez trop, on dira que vous êtes douillet; si vous jurez trop, on dira que vous êtes impie.

– Docteur, vous avez parlé d'un cordial. Je ne serais pas fâché d'en prendre une cuillerée avant l'opération.

L'enfant rentra tout essoufflé, tenant une petite bouteille à la main.

– Mère, dit-il, il y a eu six grains pour moi.

Cirillo lui prit la bouteille des mains.

– Une cuiller, dit-il.

On lui donna une cuiller; il y versa ce qu'elle pouvait contenir du cordial et le fit boire au blessé.

– Tiens! dit celui-ci après un instant, cela me fait du bien.

– C'est pour cela que je vous le donne.

Puis, après quelques secondes:

– Maintenant, dit gravement Cirillo, êtes-vous prêt?

– Oui, docteur, dit le blessé; allez, je tâcherai de vous faire honneur.

Le docteur enfonça lentement, mais d'une main ferme, la sonde dans la blessure. Au fur à mesure que l'instrument disparaissait dans la plaie, le visage du patient se décomposait; mais il ne poussa pas une plainte. La souffrance et le courage étaient si visibles, qu'au moment où le docteur retira sa sonde, un murmure d'encouragement sortit de la bouche des soldats qui assistaient curieusement à ce sombre et émouvant spectacle.

– Est-ce cela, docteur? demanda le sbire tout orgueilleux de lui-même.

– C'est plus que je n'attendais du courage d'un homme, mon ami, répondit Cirillo en essuyant avec la manche de son habit la sueur de son front.

– Eh bien, donnez-moi à boire, ou je vais me trouver mal, dit le blessé d'une voix éteinte.

Cirillo lui donna une seconde cuillerée du cordial.

Non-seulement la blessure était grave; mais, comme l'avait jugé le blessé lui-même, elle était mortelle.

La pointe du sabre avait pénétré entre les fausses côtes, avait touché l'aorte thoracique et traversé le diaphragme; tous les secours de l'art, en diminuant l'hémorrhagie par la compression, devaient se borner à prolonger de quelques instants la vie, voilà tout.

– Donnez-moi du linge, dit Cirillo en regardant autour de lui.

– Du linge? dit l'homme. Nous n'en avons pas.

Cirillo ouvrit une armoire, y prit une chemise et la déchira par petits morceaux.

– Eh bien, que faites-vous donc? cria l'homme. Vous déchirez mes chemises, vous!

Cirillo tira deux piastres de sa poche et les lui donna.

– Oh! à ce prix-là, dit l'homme, vous pouvez les déchirer toutes.

– Dites donc, docteur, fit le blessé, si vous avez beaucoup de pratiques comme moi, vous ne devez pas vous enrichir.

Avec une partie de la chemise, Cirillo fit un tampon; avec l'autre, une bande.

– Maintenant, vous sentez-vous mieux? demanda-t-il au blessé.

Celui-ci respira longuement et avec hésitation.

– Oui, dit-il.

– Alors, dit l'officier, vous pouvez répondre à mes questions?

– A vos questions? Pour quoi faire?

– J'ai mon procès-verbal à rédiger.

– Ah! dit le blessé, votre procès-verbal, je vais vous le dicter en quatre mots. Docteur, une cuillerée de votre affaire.

Le sbire but une cuillerée de cordial et reprit:

– Moi, sixième, nous attendions un jeune homme pour l'assassiner; il a tué l'un de nous, il en a blessé trois, et je suis l'un des trois blessés: voilà tout.

On comprend avec quelle attention Cirillo avait écouté la déclaration du mourant; ses soupçons étaient donc fondés: ce jeune homme que les sbires attendaient pour l'assassiner, sans aucun doute c'était Salvato Palmieri; d'ailleurs, quel autre que lui pouvait mettre hors de combat quatre hommes sur six?

– Et quels sont les noms de vos compagnons? demanda l'officier.

Le blessé fit une grimace qui ressemblait à un sourire.

– Ah! pour cela, dit-il, vous êtes trop curieux, mon bon ami. Si vous les savez par quelqu'un, ce ne sera point par moi; puis, quand je vous les dirais, cela ne vous servirait pas à grand'chose.

– Cela me servirait à les faire arrêter.

– Croyez-vous? Eh bien, je vais vous dire quelqu'un qui les sait, leurs noms; libre à vous d'aller les lui demander.

– Et quel est ce quelqu'un?

– Pasquale de Simone. Voulez-vous son adresse? Basso-Porto, au coin de la rue Catalana.

– Le sbire de la reine! murmurèrent à demi-voix les assistants.

– Merci, mon ami, dit l'officier; mon procès-verbal est fait.

Puis, s'adressant à la patrouille:

– Allons, en route! dit-il; depuis une heure, nous perdons notre temps ici.

Et on entendit le froissement des armes et le bruit mesuré des pas qui s'éloignaient.

Cirillo resta debout près du blessé.

– Les avez-vous vus, dit le sbire, comme ils ont décampé?

– Oui, répondit Cirillo, et je comprends que vous n'ayez rien voulu dire qui compromit vos camarades; mais, à moi, refuserez-vous de me donner quelques renseignements qui ne compromettent personne et qui n'intéressent que moi?

– Oh! à vous, docteur, je ne demande pas mieux; vous avez eu la bonne volonté de me faire du bien, et vous m'eussiez sauvé si j'avais pu l'être; seulement, dépêchez-vous, je sens que je m'affaiblis; demandez-moi vite ce que vous désirez savoir, la langue s'embarbouille; c'est ce que nous appelons le commencement de la fin.

– Je serai bref. Ce jeune homme que Pasquale de Simone attendait pour l'assassiner, n'était-ce pas un jeune officier français?

– Il paraît que oui, quoiqu'il parlât le napolitain comme vous et moi.

– Est-il mort?

– Je ne saurais vous l'affirmer; mais ce que je puis vous dire, c'est que, s'il n'est pas mort, il est au moins bien malade.

– Vous l'avez vu tomber?

– Oui, mais mal vu: j'étais déjà à terre, et, dans ce moment-là, je m'occupais plus de moi que de lui.

– Enfin, qu'avez-vous vu? Rappelez tous vos souvenirs: j'ai le plus grand intérêt à savoir ce qu'est devenu ce jeune homme.

– Eh bien, j'ai vu qu'il est tombé contre la porte du jardin au palmier, et puis alors, comme à travers un nuage, il m'a semblé que la porte du jardin s'ouvrait et qu'une femme vêtue de blanc attirait à elle ce jeune homme. Après cela, il est possible que ce soit une vision, et que ce que j'ai pris pour une femme vêtue de blanc, ce fût l'ange de la mort qui venait chercher son âme.

– Et ensuite, vous n'avez plus rien vu?

– Si fait. J'ai vu le beccaïo qui s'enfuyait en tenant sa tête entre ses mains; il était tout aveuglé par le sang.

– Merci, mon ami; je sais maintenant tout ce que je voulais savoir; d'ailleurs, il me semble que j'entends…

Cirillo prêta l'oreille.

– Oui, le prêtre et sa sonnette. Oh! j'ai entendu aussi… Quand cette sonnette-là vient pour vous, on l'entend de loin!

Il se fit un instant de silence, pendant lequel la sonnette se rapprocha de plus en plus.

– Ainsi, dit le sbire à Cirillo, c'est bien fini, n'est-ce pas? il ne s'agit plus de songer aux choses de ce monde?

– Vous m'avez prouvé que vous étiez un homme; je vous parlerai comme à un homme: vous avez le temps de vous réconcilier avec Dieu, et voilà tout.

– Amen! fit le sbire. Et, maintenant, une dernière cuillerée de votre cordial, afin que j'aie la force d'aller jusqu'au bout; car je me sens bien bas.

Cirillo fit ce que lui demandait le blessé.

– Maintenant, serrez-moi la main bien fort.

Cirillo lui serra la main.

– Plus fort, dit le sbire, je ne vous sens pas.

Cirillo serra de toutes ses forces la main du mourant, déjà paralysée.

– Puis faites sur moi le signe de la croix. Dieu m'est témoin que je voudrais le faire moi-même, mais que je ne puis.

Cirillo fit le signe de la croix, et le blessé, d'une voix qui s'affaiblissait de plus en plus, prononça les paroles: Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi-soit-il!

En ce moment, le prêtre parut sur la porte, précédé de l'enfant qui l'était allé chercher; il avait à sa gauche la croix, à sa droite l'eau bénite, et lui-même portait le saint viatique.

A sa vue, tout le monde tomba à genoux.

– On m'a appelé ici? demanda-t-il.

– Oui, mon père, dit le moribond; un pauvre pécheur est sur le point de rendre l'âme, si toutefois il en a une, et, dans cette rude opération, il désire que vous l'aidiez de vos prières, n'osant vous demander votre bénédiction, dont il se reconnaît indigne.

– Ma bénédiction est à tous, mon fils, répondit le prêtre, et plus grand est le pécheur, plus il en a besoin.

Il approcha une chaise du chevet du lit et s'assit, le ciboire entre ses deux mains et l'oreille près de la bouche du mourant.

Cirillo n'avait plus rien à faire près de cet homme, dont il avait, autant qu'il était en son pouvoir, adouci matériellement la dernière heure; le médecin avait achevé son oeuvre, c'était au prêtre de commencer la sienne; il se glissa hors de la maison, ayant hâte de visiter le lieu de la lutte et de s'assurer que le sbire lui avait dit la vérité à l'endroit de Salvato Palmieri.

On sait quelles étaient les localités. Au palmier balançant sa tête élégante au-dessus des orangers et des citronniers, Cirillo reconnut la maison du chevalier San-Felice.

Le sbire avait bien désigné le terrain. Cirillo alla droit à la petite porte du jardin, par laquelle celui-ci avait vu ou cru voir disparaître le blessé; il s'inclina contre cette porte et crut y reconnaître effectivement des traces de sang.

Mais cette tache noire était-elle du sang ou seulement de l'humidité? Cirillo avait laissé son mouchoir aux mains de la femme qui avait lavé la blessure du sbire; il détacha sa cravate, en mouilla un bout à la fontaine du Lion, puis revint en frotter cette portion de bois, qui paraissait de teinte plus foncée que le reste.

A quelques pas de là, en remontant vers le palais de la reine Jeanne, une lanterne brûlait devant une madone.

Cirillo monta sur une borne et approcha la batiste de la lanterne.

Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien du sang.

– Salvato Palmieri est là, dit-il en étendant le bras vers la maison du chevalier San-Felice; seulement, est-il mort ou est-il vivant? C'est ce que je saurai aujourd'hui même.

Il traversa la place et repassa devant la maison où l'on avait porté le sbire.

Il jeta un coup d'oeil dans l'intérieur.

Le blessé venait d'expirer, et don Michelangelo Ciccone priait à son chevet.

Au moment où Dominique Cirillo rentrait chez lui, trois heures sonnaient à l'église de Pie-di-Grotta.

XXII
LE CONSEIL D'ÉTAT

Outre les séances qui se tenaient chez la reine, dans cette chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et que l'on eût pu à bon droit prendre pour des séances de l'inquisition, il y avait chaque semaine, au palais, quatre conseils ordinaires: le lundi, le mercredi, le jeudi et le vendredi.

Les personnes qui composaient ces conseils d'État étaient:

Le roi, lorsqu'il y était forcé par l'importance des affaires;

La reine, dont nous avons expliqué le droit de présence;

Le capitaine général Jean Acton, président du conseil;

Le prince de Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, marine, commerce, et espion dénonciateur et juge dans ses moment perdus;

Le brigadier Jean-Baptiste Ariola, ministre de la guerre, homme intelligent et comparativement honnête;

Le marquis Saverio Simonetti, ministre de grâce et justice.

Le marquis Ferdinand Corradino, ministre des cultes et des finances, qui eût été le plus médiocre de tous les ministres, s'il n'eût rencontré au conseil Saverio Simonetti, encore plus médiocre que lui.

Dans les grandes occasions, on adjoignait à ces messieurs, le marquis de la Sambucca, le prince Carini, le duc de San-Nicolo, le marquis Balthazar Cito, le marquis del Gallo et les généraux Pignatelli, Colli et Parisi.

Tout au contraire du roi, qui assistait à l'un de ces conseils sur dix, la reine y était fort assidue; il est vrai que souvent elle semblait simple spectatrice de la discussion, se tenant éloignée de la table et assise dans quelque coin ou quelque embrasure de fenêtre avec sa favorite Emma Lyonna, qu'elle avait introduite dans la salle des séances comme une chose à elle et étant de sa suite obligée, sans plus d'importance apparente que n'en avait, derrière Ferdinand, Jupiter, son épagneul favori.

Chacun jouait sa comédie: les ministres avaient l'air de discuter, Ferdinand avait l'air d'être attentif, Caroline avait l'air d'être distraite, le roi grattait l'occiput de son chien, la reine jouait avec les cheveux d'Emma, favori et favorite étaient couchés, l'un aux pieds de son maître, l'autre aux genoux de sa maîtresse. Les ministres, soit en passant devant eux, soit dans les intervalles des discussions, faisaient une caresse à Jupiter, un compliment à Emma, et caresse et compliment étaient récompensés par un sourire du maître ou de la maîtresse.

Le capitaine général Jean Acton, seul pilote chargé de la responsabilité de ce navire battu par le vent révolutionnaire qui venait de France, et engagé, en outre, dans les récifs de cette mer dangereuse des sirènes, où sombrèrent en six siècles huit dominations différentes; Acton, le front plissé, l'oeil sombre, la main frémissante comme s'il eût en effet touché le gouvernail, semblait seul comprendre la gravité de sa situation et l'approche du danger.

Appuyée sur la flotte anglaise, à peu près sûre du concours du Nelson, forte surtout de sa haine contre la France, la reine était décidée non-seulement à affronter le danger, mais encore à aller au-devant de lui et à le provoquer.

Quant à Ferdinand, c'était tout le contraire; il avait jusqu'alors, avec toutes les ressources de sa feinte bonhomie, louvoyé, de manière sinon à satisfaire la France, au moins à ne lui fournir aucun moyen spécieux de se brouiller avec lui.

Et voilà que, grâce aux imprudences de Caroline, les événements avaient marché plus vite que ne l'avait calculé le roi, lequel, au lieu de leur imprimer un mouvement impulsif, eût voulu les laisser se dérouler avec une sage lenteur; voilà qu'on avait été, comme nous l'avons vu, au-devant de Nelson; voilà qu'au mépris des traités conclus avec la France, on avait reçu la flotte anglaise dans le port de Naples; voilà qu'on avait donné une fête splendide au vainqueur d'Aboukir; voilà que l'ambassadeur de la République, lassé de tant de mauvaise foi, de tant de mensonges et de tant d'affronts, sans calculer si de son côté la France était prête, avait, au nom de la France, déclaré la guerre au gouvernement des Deux-Siciles; voilà enfin que le roi, qui avait, pour le mardi 27 septembre, ordonné une magnifique chasse, dont trois fanfares devaient lui donner le signal, avait, comme nous l'avons vu, par suite de la lettre de la reine, décommandé sa chasse et été obligé de la convertir en conseil d'État!

Au reste, ministres et conseillers avaient été prévenus par Acton de la mauvaise humeur probable de Sa Majesté, et invités à se renfermer dans le silence pythagoricien.

La reine était arrivée la première au conseil, et, outre les ministres et les conseillers, elle y avait trouvé le cardinal Ruffo; elle lui avait alors fait demander à quelle circonstance heureuse elle devait le plaisir de sa présence; Ruffo avait répondu qu'il était là par ordre exprès du roi; la reine et le cardinal avaient échangé, l'une une légère inclination de tête, l'autre une profonde révérence, et l'on avait silencieusement attendu l'arrivée du roi.

A neuf heures un quart, la porte s'était ouverte à deux battants, et les huissiers avaient annoncé:

– Le roi!

Ferdinand était entré doublement mécontent et faisant opposition, par son air maussade et rechigné, à l'air joyeux et vainqueur de la reine; son épagneul Jupiter, avec lequel nous avons déjà fait connaissance, ne le cédant point en intelligence aux coursiers d'Hippolyte, le suivait, la tête basse et la queue entre les jambes. Quoique la chasse eût été renvoyée à un autre jour, le roi, comme pour protester contre la violence qui lui était faite, s'était vêtu en chasseur.

C'était une consolation qu'il s'était donnée et qu'apprécieront ceux-là seuls qui connaissent son fanatisme pour l'amusement dont on l'avait privé.

A sa vue, tout le monde se leva, même la reine.

Ferdinand la regarda de côté, secoua la tête et poussa un soupir, comme ferait un homme qui se trouve en face de la pierre d'achoppement de tous ses plaisirs.

Puis, après un salut général à droite et à gauche, en réponse aux révérences des ministres et des conseillers, et un salut personnel et particulier au cardinal Ruffo:

– Messieurs, dit-il d'une voix dolente, je suis véritablement au désespoir d'avoir été forcé de vous déranger un jour où vous comptiez peut-être, comme moi, au lieu de tenir un conseil d'État, vous occuper de vos plaisirs ou de vos affaires. Ce n'est point ma faute, je vous le jure, si vous éprouvez ce désappointement; mais il paraît que nous avons à débattre des choses pressées et de la plus haute importance, choses que la reine prétend ne pouvoir être débattues que par-devant moi. Sa Majesté va vous raconter l'affaire; vous en jugerez et m'éclairerez de vos avis. Asseyez-vous, messieurs.

Puis, s'asseyant à son tour un peu en arrière des autres et en face de la reine:

– Viens ici, mon pauvre Jupiter, ajouta-t-il en frappant sur sa cuisse avec sa main; nous allons bien nous amuser; va!

Le chien vint, en bâillant, se coucher près de lui, allongeant ses pattes et se tenant accroupi à la manière des sphinx.

– Oh! messieurs, dit la reine avec cette impatience que lui inspiraient toujours les manières de faire et de dire de son mari, si complétement en opposition avec les siennes, la chose est bien simple, et, s'il était en humeur de parler aujourd'hui, le roi nous la dirait en deux mots.

Et, voyant que tout le monde écoutait avec la plus grande attention:

– L'ambassadeur français, le citoyen Garat, ajouta-t-elle, a quitté Naples cette nuit en nous déclarant la guerre.

– Et, fit le roi, il faut ajouter, messieurs, que nous ne l'avons pas volée, cette déclaration de guerre, et notre bonne amie l'Angleterre en est arrivée à ses fins; reste à voir maintenant comment elle nous soutiendra. Ceci, c'est l'affaire de M. Acton.

– Et du brave Nelson, monsieur, dit la reine. Au reste, il vient de montrer à Aboukir ce que peut le génie réuni au courage.

– N'importe, madame, dit le roi, je n'hésite pas à vous le dire franchement, la guerre avec la France est une lourde affaire.

– Moins lourde cependant, vous en conviendrez, reprit aigrement la reine, depuis que le citoyen Buonaparte, tout vainqueur de Dego, de Montenotte, d'Arcole et de Mantoue qu'il s'intitule, est confiné en Égypte, où il restera jusqu'à ce que la France ait construit une nouvelle flotte pour l'aller chercher; ce qui lui laissera le temps, je l'espère, de voir pousser les raves dont le Directoire lui a fourni les graines pour ensemencer les rives du Nil.

– Oui, répliqua non moins aigrement le roi; mais, à défaut du citoyen Buonaparte, – qui est bien bon de ne s'intituler que le vainqueur de Dego, de Montenotte, d'Arcole et de Mantoue, quand il pourrait s'intituler encore celui de Roveredo, de Bassano, de Castiglione et de Millesimo, – il reste à la France Masséna, le vainqueur de Rivoli; Bernadotte, le vainqueur du Tagliamento; Augereau, le vainqueur de Lodi; Jourdan, le vainqueur de Fleurus; Brune, le vainqueur d'Alkmaer; Moreau, le vainqueur de Radstadt; ce qui fait bien des vainqueurs pour nous qui n'avons jamais rien vaincu; sans compter Championnet, le vainqueur des Dunes, que j'oubliais, lequel, je vous le ferai observer en passant, n'est qu'à trente lieues de nous, c'est-à-dire à trois jours de marche.

La reine haussa les épaules avec un sourire de mépris qui s'adressait à Championnet, dont elle connaissait l'impuissance momentanée, et que le roi prit pour lui.

– Si je me trompe de deux ou trois lieues, madame, dit-il, c'est tout. Depuis que les Français occupent Rome, j'ai demandé assez souvent à quelle distance ils étaient de nous pour le savoir.

– Oh! je ne conteste pas vos connaissances en géographie, monsieur, dit la reine en laissant retomber sa lèvre autrichienne jusque sur son menton.

– Non, je comprends, vous vous contentez de contester mes aptitudes politiques; mais, quoique San-Nicandro ait travaillé de son mieux à faire de moi un âne, et qu'à votre avis il y ait malheureusement réussi, je ferai observer à ces messieurs qui ont l'honneur d'être mes ministres que la chose se complique. En effet, il ne s'agit plus d'envoyer, comme en 1793, trois ou quatre vaisseaux et cinq ou six mille hommes à Toulon; et ils en sont revenus dans un bel état, de Toulon, nos vaisseaux et nos hommes! le citoyen Buonaparte, quoiqu'il ne fût encore le vainqueur de rien, les avait bien arrangés! Il ne s'agit plus de fournir à la coalition, comme en 1796, quatre régiments de cavalerie qui ont fait des prodiges de valeur dans le Tyrol, ce qui n'a pas empêché Cuto d'être fait prisonnier, et Moliterno d'y laisser le plus beau de ses yeux; et notez qu'en 93 et 96, nous étions couverts par toute la largeur de la haute Italie, occupée par les troupes de votre neveu, qui, soit dit sans reproche, ne me paraît pas pressé d'entrer en campagne, quoique le citoyen Buonaparte lui ait diablement rogné les ongles par le traité de Campo-Formio. C'est que votre neveu François est un homme prudent; il ne lui suffit pas, pour se mettre en campagne, des 60,000 hommes que vous lui offrez, il attend encore les 50,000 que lui promet l'empereur de Russie; il connaît les Français, il s'y est frotté et ils l'ont frotté.

Et Ferdinand, qui commençait à reprendre un peu de sa belle humeur, se mit à rire de l'espèce de jeu de mots qu'il venait de faire aux dépens de l'empereur d'Autriche, justifiant cette maxime à la fois si profonde et si désespérante de la Rochefoucauld, qu'il y a toujours dans le malheur d'un ami quelque chose qui nous fait plaisir.