Kitabı oku: «La San-Felice, Tome 02», sayfa 5
XXIV
L'ILE DE MALTE
L'apparition de Nelson en un pareil moment était significative: c'était le mauvais génie de la France en personne qui venait s'asseoir au conseil de Naples et soutenir de la toute-puissance de son or les mensonges et la trahison de Caroline.
Tout le monde connaissait Nelson, excepté le général Mack, arrivé dans la nuit, comme nous l'avons dit; la reine alla à lui, et, lui prenant la main, et conduisant le futur vainqueur de Civita-Castellana au vainqueur d'Aboukir:
– Je présente, dit-elle, le héros de la terre au héros de la mer.
Nelson parut peu flatté du compliment; mais il était de trop bonne humeur en ce moment pour se blesser d'un parallèle, quoique ce parallèle fût tout à l'avantage de son rival; il salua courtoisement Mack, et, se tournant vers le roi:
– Sire, dit-il, je suis heureux de pouvoir annoncer à Votre Majesté et à ses ministres que je suis porteur des pleins pouvoirs de mon gouvernement pour traiter avec elle au nom de l'Angleterre toute question relative à la guerre avec la France.
Le roi se sentit pris; Caroline l'avait, pendant son sommeil, garrotté comme Gulliver à Lilliput; il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon coeur; seulement, il essaya de se cramponner à la dernière objection qui se présentait à son esprit.
– Votre Grâce a entendu, dit-il, ce dont il est question, et notre ministre des finances, sachant que nous sommes entre amis et que l'on n'a pas de secrets pour ses amis, nous a avoué franchement qu'il n'y avait plus d'argent dans les caisses; alors, je faisais cette objection que, sans argent, il n'y avait pas de guerre possible.
– Et Votre Majesté faisait, comme toujours, preuve d'une profonde sagesse, répondit Nelson; mais voici, par bonheur, des pouvoirs de M. Pitt qui me mettent à même de remédier à cette pénurie.
Et Nelson posa sur la table du conseil un pouvoir conçu en ces termes:
«A son arrivée à Naples, lord Nelson, baron du Nil, est autorisé à s'entendre avec sir William Hamilton, notre ambassadeur près la cour des Deux-Siciles, pour soutenir notre auguste allié le roi de Naples dans toutes les nécessités où pourrait l'entraîner une guerre contre la république française.
»W. PITT.
»Londres, 7 septembre 1798.»
Acton traduisit les quelques lignes de Pitt au roi, qui appela près de lui le cardinal, comme un renfort contre le nouvel allié de la reine qui venait d'apparaître.
– Et Votre Seigneurie, dit Ferdinand, peut, à ce que disait la reine, mettre à notre disposition…?
– Un million de livres sterling, dit Nelson.
Le roi se tourna vers Ruffo comme pour lui demander ce que faisait un million de livres sterling. Ruffo devina la question.
– Cinq millions et demi de ducats, à peu près, répondit-il.
– Hum! fit le roi.
– Cette somme, dit Nelson, n'est qu'un premier subside destiné à faire face aux nécessités du moment.
– Mais, avant que vous ayez avisé votre gouvernement de nous expédier cette somme, avant que votre gouvernement nous l'expédie, avant, enfin, qu'elle soit arrivée à Naples, un assez long temps peut s'écouler. Nous sommes dans l'équinoxe d'hiver, et ce n'est pas trop de calculer un mois ou six semaines pour l'aller et le retour d'un bâtiment; pendant ces six semaines ou ce mois, les Français auront tout le temps d'être à Naples!
Nelson allait répondre, la reine lui coupa la parole.
– Votre Majesté peut se tranquilliser sur ce point, dit-elle: les Français ne sont point en mesure de lui faire la guerre.
– En attendant, répliqua Ferdinand, ils nous l'ont déclarée.
– Qui nous l'a déclarée?
– L'ambassadeur de la République. Pardieu! on dirait que je vous apprends une nouvelle.
La reine sourit dédaigneusement.
– Le citoyen Garat s'est trop pressé, dit-elle; il eût attendu encore quelque temps, ou n'eût point fait sa déclaration de guerre, s'il eût connu la situation du général Championnet à Rome.
– Et vous connaissez mieux cette situation que ne la connaissait l'ambassadeur lui-même, n'est-ce pas, madame?
– Je le crois.
– Vous avez des correspondances à l'état-major du général républicain?
– Je ne me fierais pas à des correspondances avec des étrangers, sire.
– Alors, vous tenez vos renseignements du général Championnet lui-même?
– Justement! et voici la lettre que l'ambassadeur de la République eût reçue ce matin, s'il ne se fût point tant pressé de partir hier au soir.
Et la reine tira de son enveloppe la lettre que le sbire Pasquale de Simone avait enlevée la veille à Salvato Palmieri et lui avait remise dans la chambre obscure; puis elle la passa au roi.
Le roi y jeta les yeux.
– Cette lettre est en français, dit-il du ton dont il eût dit: «Cette lettre est en hébreu.»
Puis, la passant à Ruffo, comme s'il se fiait à lui seul:
– Monsieur le cardinal, dit-il, traduisez-nous cette lettre en italien.
Ruffo prit la lettre, et, au milieu du plus profond silence, lut ce qui suit:
«Citoyen ambassadeur,
»Arrivé à Rome depuis quelques jours seulement, je crois qu'il est de mon devoir de porter à votre connaissance l'état dans lequel se trouve l'armée que je suis appelé à commander, afin que, sur les notes précises que je vais vous donner, vous puissiez régler la conduite que vous avez à tenir vis-à-vis d'une cour perfide qui, poussée par l'Angleterre, notre éternelle ennemie, n'attend que le moment favorable pour nous déclarer la guerre…»
A ces derniers mots, la reine et Nelson se regardèrent en souriant. Nelson n'entendait ni le français ni l'italien; mais probablement une traduction anglaise de cette lettre lui avait été faite à l'avance.
Ruffo continua, ce signe n'ayant point interrompu la lecture.
«D'abord, cette armée, qui se monte au chiffre de 35,000 hommes sur le papier, n'est, en réalité, que de 8,000 hommes, lesquels manquent de chaussures, de vêtements, de pain, et, depuis trois mois, n'ont pas reçu un sou de solde. Ces 8,000 hommes n'ont que 180,000 cartouches à se distribuer, ce qui nous fait quinze coups à tirer par homme; aucune place n'est approvisionnée même en poudre, et l'on en a manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un vaisseau barbaresque qui est venu observer la côte…»
– Vous entendez, sire, dit la reine.
– Oui, j'entends, dit le roi. Continuez, monsieur le cardinal.
Le cardinal reprit:
«Nous n'avons que cinq pièces de canon et un parc de quatre bouches à feu; notre manque de fusils est tel, que je n'ai pu armer deux bataillons de volontaires que je comptais employer contre les insurgés qui nous enveloppent de tous côtés…»
La reine échangea un nouveau signe avec Mack et Nelson.
«Nos forteresses ne sont pas en meilleur état que nos arsenaux; dans aucune d'elles les boulets et les canons ne sont du même calibre; dans quelques-unes, il y a des canons et pas de boulets; dans d'autres, des boulets et pas de canons. Cet état désastreux m'explique les instructions du Directoire que je vous transmets afin que vous vous y conformiez.
»Repousser par les armes toute agression hostile dirigée contre la république romaine et porter la guerre sur le territoire napolitain, mais dans le cas seulement où le roi de Naples exécuterait ses projets d'invasion depuis si longtemps annoncés…»
– Vous entendez, sire, dit la reine. Avec 8,000 hommes, cinq pièces de canon et 180,000 cartouches, je crois que nous n'avons pas grand'chose à craindre de cette guerre.
– Continuez, éminentissime, dit le roi se frottant les mains.
– Oui, continuez, dit la reine, et vous verrez ce que le général français pense lui-même de sa position.
«Or, continua le cardinal, avec les moyens qui sont à ma disposition, citoyen ambassadeur, vous comprenez facilement que je ne pourrais pas repousser une agression hostile, à plus forte raison, porter la guerre sur le territoire napolitain…»
– Cela vous rassure-t-il, monsieur? demanda la reine.
– Hum! fit le roi; voyons jusqu'au bout.
«Je ne puis donc trop vous recommander, citoyen ambassadeur, de maintenir, autant que le permettra la dignité de la France, la bonne harmonie entre la République et la cour des Deux-Siciles, et de calmer par tous les moyens possibles l'impatience des patriotes napolitains; tout mouvement qui se produirait avant trois mois, c'est-à-dire avant le temps qui m'est nécessaire pour organiser l'armée serait prématuré et avorterait infailliblement.
»Mon aide de camp, homme sûr, d'un courage éprouvé, et qui, né dans les États du roi de Naples, parle non-seulement l'italien, mais encore le patois napolitain, est chargé de vous remettre cette lettre et de s'aboucher avec les chefs du parti républicain à Naples. Renvoyez-le-moi le plus vite possible avec une réponse détaillée qui m'expose exactement votre situation vis-à-vis de la cour des Deux-Siciles.
»Fraternité.
»CHAMPIONNET.
»18 septembre 1798.»
– Eh bien, monsieur, dit la reine, si vous n'êtes rassuré qu'à moitié, voilà qui doit vous rassurer tout à fait.
– Sur un point, oui, madame; mais sur un autre, non.
– Ah! je comprends. Vous voulez parler du parti républicain, auquel vous avez eu tant de peine à croire. Eh bien, Votre Majesté le voit, ce n'est pas tout à fait un fantôme; il existe, puisqu'il faut le calmer et que ce sont les jacobins eux-mêmes qui en donnent le conseil.
– Mais comment diable avez-vous pu vous procurer cette lettre? demanda le roi en la prenant des mains du cardinal et en l'examinant avec curiosité.
– Ceci, c'est mon secret, monsieur, répondit la reine, et vous me permettrez de le garder; mais j'ai, je crois, coupé la parole à Sa Seigneurie lord Nelson au moment où il allait répondre à une question que vous veniez de lui faire.
– Je disais qu'en septembre et en octobre, la mer est mauvaise, et qu'il nous faudrait peut-être un mois ou six semaines pour recevoir d'Angleterre cet argent dont nous avons besoin le plus tôt possible.
La demande du roi fut transmise à Nelson.
– Sire, répondit-il, le cas est prévu et vos banquiers, MM. Baker père et fils, vous escompteront, avec l'aide de leurs correspondants de Messine, de Rome et de Livourne, une lettre de change d'un million de livres que leur fera sir William Hamilton et que j'endosserai. Votre Majesté aura seulement besoin, vu le chiffre assez élevé de la somme, de les prévenir à l'avance.
– C'est bien, c'est bien, dit le roi; faites faire la lettre de change à sir William, endossez-la, remettez-la-moi, et je m'entendrai de cela avec les Baker.
Ruffo souffla quelques mots à l'oreille du roi.
Ferdinand fit un signe de tête.
– Mais ma bonne alliée l'Angleterre, dit-il, si amie qu'elle soit du royaume des Deux-Siciles, ne donne pas son argent pour rien, je la connais. Que demande-t-elle, en échange de son million de livres sterling?
– Une chose bien simple, et qui ne porte aucun préjudice à Votre Majesté.
– Laquelle, enfin?
– Elle demande que, quand la flotte de Sa Majesté Britannique, qui est en train de bloquer Malte, l'aura reprise aux Français, Votre Majesté renonce à faire valoir ses droits sur cette île, afin que Sa Majesté Britannique, qui n'a point de possession dans la Méditerranée autre que Gibraltar, puisse faire de Malte un point de station et d'approvisionnement pour les vaisseaux anglais.
– Bon! la cession sera facile de ma part; Malte ne m'appartient pas, elle appartient à l'Ordre.
– Oui, sire; mais, Malte reprise, l'Ordre sera dissous, fit observer Nelson.
– Et, l'Ordre dissous, se hâta de dire Ruffo, Malte fait retour à la couronne des Deux-Siciles, ayant été donné par l'empereur Charles-Quint, comme héritier du royaume d'Aragon, aux chevaliers hospitaliers qui venaient d'être chassés de Rhodes, en 1535, par Soliman II; or, si avec le besoin qu'a l'Angleterre d'une station dans la Méditerranée, l'Angleterre ne payait Malte que vingt-cinq millions de francs, ce ne serait pas cher.
Peut-être la discussion allait-elle s'établir sur ce point lorsqu'une troisième fanfare se fit entendre dans la cour et produisit un effet non moins inattendu et non moins prodigieux que les deux premières.
Quant à la reine, elle échangea avec Mack et Nelson un regard qui voulait dire: «Restez calmes, je sais ce que c'est.»
Mais le roi, qui ne le savait pas, courut à la fenêtre et l'ouvrit avant que la fanfare fût terminée.
Elle sonnait l'hallali.
– Voyons! cria-t-il furieux, m'expliquera-t-on enfin ce que veulent dire ces trois misérables fanfares?
– Elles veulent dire que Votre Majesté peut partir quand elle voudra, répondit le sonneur; elle sera sûre de ne pas faire buisson creux, les sangliers sont détournés.
– Détournés! répéta le roi, les sangliers sont détournés?
– Oui, sire, une bande de quinze.
– Quinze sangliers!.. Entendez-vous, madame? s'écria le roi en s'adressant à Caroline. Quinze sangliers! entendez-vous, messieurs? Quinze sangliers! entend-tu, Jupiter? Quinze! quinze! quinze!
Puis, revenant au sonneur de cor:
– Ne sais-tu donc pas, lui cria-t-il d'une voix désespérée, qu'il n'y a pas de chasse aujourd'hui, malheureux?
La reine s'avança.
– Et pourquoi donc n'y aurait-il pas de chasse aujourd'hui, monsieur? demanda-t-elle avec son plus charmant sourire.
– Mais, madame, parce que, sur le billet que vous m'avez écrit cette nuit, je l'ai décommandée.
Et il se retourna vers Ruffo comme pour le prendre à témoin que l'ordre avait été donné devant lui.
– C'est possible, monsieur; mais, moi, reprit la reine, j'ai pensé à la peine que vous causait la privation de ce plaisir, et, présumant que le conseil finirait de bonne heure et nous laisserait le temps de chasser pendant une partie de la journée, j'ai intercepté le messager et n'ai rien changé au premier ordre donné par vous, sinon que j'ai indiqué votre départ pour onze heures au lieu de neuf. Voici onze heures qui sonnent, le conseil est fini, les sangliers sont détournés, rien n'empêche donc Votre Majesté de partir.
Au fur et à mesure que la reine parlait, la figure du roi devenait rayonnante.
– Ah! chère maîtresse! – on se rappelle que c'était le nom dont Ferdinand appelait Caroline dans ses moments d'amitié, – ah! chère maîtresse! vous êtes digne de remplacer non-seulement Acton comme premier ministre, mais encore le duc della Salandra, comme grand veneur. Vous l'avez dit: le conseil est fini, vous avez votre général de terre, vous avez votre général de mer, nous allons avoir cinq ou six millions de ducats sur lesquels nous ne comptions point; tout ce que vous ferez sera bien fait; tout ce que je vous demande, c'est de ne pas vous mettre en campagne avant l'empereur. Par ma foi, je me sens tout disposé à faire la guerre: il paraît que, décidément, j'étais brave… Au revoir, chère maîtresse! Au revoir, messieurs! Au revoir, Ruffo!
– Et Malte, sire? demanda le cardinal.
– Bon! que l'on en fasse ce que l'on voudra, de Malte; je m'en passe depuis deux cent soixante-trois ans, je m'en passerai bien encore. Un mauvais rocher qui n'est bon pour la chasse que deux fois dans l'année, au passage des cailles; où l'on ne peut pas avoir de faisans, faute d'eau; où il ne pousse pas un radis et où l'on est obligé de tout tirer de la Sicile! Qu'ils prennent Malte et qu'ils me débarrassent des jacobins, c'est tout ce que je leur demande… Quinze sangliers! Jupiter, taïaut! Jupiter, taïaut!
Et le roi sortit en sifflant une quatrième fanfare.
– Milord, dit la reine à Nelson, vous pouvez écrire à votre gouvernement que la cession de Malte à l'Angleterre ne souffrira aucune difficulté de la part du roi des Deux-Siciles.
Alors, se tournant vers les ministres et les conseillers:
– Messieurs, dit-elle, le roi vous remercie des bons avis que vous lui avez donnés. Le conseil est levé.
Puis, enveloppant tout le monde dans un salut qu'elle sut par un coup d'oeil rendre ironique pour Ruffo, elle rentra chez elle, suivie de Mack et de Nelson.
XXV
L'INTÉRIEUR D'UN SAVANT
Il était neuf heures du matin; l'atmosphère, épurée par l'orage de la nuit, était d'une limpidité merveilleuse; les barques des pêcheurs sillonnaient silencieusement le golfe, entre le double azur du ciel et de la mer, et, de la fenêtre de la salle à manger, de laquelle il s'éloignait et se rapprochait tour à tour, le chevalier San-Felice eût pu voir et compter, comme des points blancs, les maisons qui, à sept lieues de là, marbraient le sombre versant d'Ana-Capri, si deux choses ne l'eussent en ce moment préoccupé: d'abord, cette opinion qu'a émise Buffon dans ses Époques de la nature, – opinion qui lui paraissait quelque peu hasardée, – que la terre avait été détachée du soleil par le choc d'une comète; et, en même temps, une inquiétude vague que lui causait le sommeil prolongé de sa femme. C'était la première fois, depuis son mariage, qu'en sortant de son cabinet, vers les huit heures du matin, il ne trouvait pas Luisa occupée à préparer la tasse de café, le pain, le beurre, les oeufs et les fruits qui composaient le déjeuner habituel du savant, déjeuner que partageait, avec un appétit tout juvénile, celle qui l'avait ordonné et servi, même, avec la double attention d'une fille respectueuse et d'une tendre épouse.
Après son déjeuner, c'est-à-dire vers dix heures du matin, avec la régularité qu'il mettait à toute chose, quand une trop forte préoccupation scientifique ou morale ne l'absorbait pas, le chevalier embrassait Luisa au front et prenait le chemin de sa bibliothèque, chemin qu'à moins de trop mauvais temps, il faisait toujours à pied, autant pour son plaisir et sa distraction que pour accomplir une recommandation d'hygiène que lui avait faite son ami Cirillo, et qui, s'étendant de Mergellina au palais royal, pouvait équivaloir à un kilomètre et demi.
C'était là que demeurait, six mois de l'année, le prince héréditaire; les six autres mois, il demeurait à la Favorite ou à Capodimonte; pendant ces six mois, une de ses voitures était à la disposition de San-Felice.
Quand il habitait le palais royal, le prince descendait invariablement vers onze heures à sa bibliothèque, et trouvait son bibliothécaire juché sur quelque échelle, à la recherche d'un livre rare ou nouveau. En apercevant le prince, San-Felice faisait un mouvement pour descendre, mais le prince s'opposait à ce qu'il se dérangeât. Une conversation presque toujours littéraire ou scientifique s'établissait entre le savant sur son échelle et l'adepte sur son fauteuil. Entre midi et midi et demi, le prince rentrait chez lui. San-Felice descendait de son échelle pour le reconduire jusqu'à la porte, tirait sa montre, la mettait sur son bureau pour ne pas oublier l'heure, oubli auquel l'eût facilement entraîné un travail attachant, parce qu'il était aimé. A deux heures moins vingt minutes, le chevalier replaçait son travail dans son tiroir, auquel il donnait un tour de clef, remettait sa montre dans son gousset, prenait son chapeau, qu'il tenait à la main jusqu'à la porte de la rue, par cette révérence qu'avaient à cette époque les hommes vraiment royalistes pour tout ce qui tenait à la royauté. Parfois, s'il était dans ses jours de distraction, il faisait, tête nue, le chemin du palais à sa maison, à la porte de laquelle il frappait deux coups, presque toujours au même moment où sa pendule sonnait deux heures.
Ou Luisa venait lui ouvrir elle-même, ou elle l'attendait sur le perron.
Le dîner était toujours prêt; on se mettait à table; pendant le dîner, Luisa racontait ce qu'elle avait fait, les visites qu'elle avait reçues, les petits événements qui étaient survenus dans le voisinage. Le chevalier, de son côté, disait ce qu'il avait vu sur son chemin, les nouvelles que lui avait données le prince, ce qu'il avait pu saisir de la politique, chose qui le préoccupait assez peu et qui intéressait médiocrement Luisa. Puis, après le dîner, selon sa disposition, Luisa se mettait au clavecin ou prenait sa guitare et chantait quelque gaie chanson de Santa-Lucia ou quelque mélancolique mélodie de Sicile; ou bien encore les deux époux faisaient une promenade à pied sur la route pittoresque du Pausilippe, ou en voiture jusqu'à Bagnoli ou Pouzzoles, et, dans ces promenades, San-Felice avait toujours quelque anecdote historique à raconter, quelque observation intéressante à faire, sa vaste érudition lui permettant de ne se répéter jamais et de charmer toujours.
On rentrait à la nuit; il était rare alors que quelque ami de San-Felice, quelque amie de Luisa, ne vînt pour passer la soirée, l'été sous le palmier, où l'on dressait une table, l'hiver au salon. En hommes, c'était souvent, lorsqu'il n'était point à Saint-Pétersbourg ou à Vienne, Dominique Cimarosa, l'auteur des Horaces, du Mariage secret, de l'Italienne à Londres, du Directeur dans l'embarras. L'illustre maestro se plaisait à faire chanter les morceaux encore inédits de ses opéras à Luisa, dans laquelle il trouvait, outre une excellente méthode qu'elle lui devait en partie, cette voix fraîche, limpide et sans fioritures, que l'on rencontre si rarement au théâtre; c'était quelquefois un jeune peintre, beau talent, charmant esprit, grand musicien, excellent joueur de guitare, s'appelant Vitaliani, comme cet enfant qui mourut avec deux autres enfants, Emmanuele de Deo et Gagliani, victimes de la première réaction. C'était, rarement enfin, car sa nombreuse clientèle lui en laissait peu le temps, c'était ce bon docteur Cirillo, avec lequel déjà deux ou trois fois nous nous sommes rencontrés, et que nous allons rencontrer encore. C'était, presque tous les soirs, la duchesse Fusco, quand elle était à Naples. C'était souvent une femme remarquable sous tous les rapports, rivale de madame de Staël comme publiciste et improvisatrice, Éléonore Fonseca Pimentele, élève de Métastase, qui, lorsqu'elle était encore tout enfant, lui avait promis un grand avenir de gloire. Quelquefois, encore, c'était la femme d'un savant, confrère de San-Felice: c'était la signora Baffi, qui, comme Luisa, n'avait pas la moitié de l'âge de son mari, et qui cependant l'aimait comme Luisa aimait le sien. Ces soirées duraient jusqu'à onze heures, rarement plus tard. On causait, on chantait, on disait des vers, on prenait des glaces, on mangeait des gâteaux. Parfois, si la soirée était belle, si la mer était calme, si la lune semait le golfe de paillettes d'argent, on descendait dans une barque: et, alors, de la surface de la mer montaient au ciel des chants délicieux, des harmonies adorables qui ravissaient en extase le bon Cimarosa; ou bien, debout comme la sibylle antique, Éléonore Pimentele jetait au vent qui faisait flotter ses longs cheveux noirs, dénoués sur une simple tunique à la grecque, des strophes qui semblaient des souvenirs de Pindare ou d'Alcée.
Le lendemain, la même existence recommençait, avec la même ponctualité; rien ne l'avait jamais ni troublée ni dérangée.
Comment se faisait-il donc que Luisa, qu'en rentrant à deux heures du matin il avait trouvée couchée et dormant d'un si bon sommeil, comment se faisait-il que Luisa, toujours levée à sept heures, ne fût pas encore sortie de sa chambre à neuf heures, et qu'à toutes les questions du chevalier, Giovannina eût répondu:
– Madame dort et a prié qu'on ne la réveillât point.
Mais neuf heures un quart venaient de sonner, et le chevalier, cédant à son inquiétude, se préparait à aller lui-même frapper à la porte de Luisa, lorsque celle-ci parut sur le seuil de la salle à manger, les yeux un peu fatigués, le teint un peu pâle, mais plus ravissante peut-être sous ce nouvel aspect que le chevalier ne l'avait jamais vue.
Il allait à elle avec l'intention de la gronder à la fois et de ce sommeil si prolongé et de l'inquiétude qu'il lui avait causée; mais, lorsqu'il vit le doux sourire de la sérénité éclairer, comme un rayon matinal, sa charmante physionomie, il ne put que la regarder, sourire lui-même, prendre sa blonde tête entre ses deux mains, la baiser au front, en lui disant avec une galanterie mythologique qui, à cette époque, n'avait rien de suranné:
– Si la femme du vieux Tithon s'est fait attendre, c'était pour se déguiser en amante de Mars!
Une vive rougeur passa sur le visage de Luisa, elle appuya sa tête contre le coeur du chevalier, comme si elle eût voulu se réfugier dans sa poitrine.
– J'ai fait des rêves terribles cette nuit, mon ami, dit-elle, et cela m'a rendue un peu malade.
– Et ces rêves terribles, t'ont-ils, en même temps que le sommeil, enlevé l'appétit?
– J'en ai vraiment peur, dit Luisa en se mettant à table.
Elle fit un effort pour manger, mais c'était chose impossible: il lui semblait avoir la gorge serrée par une main de fer.
Son mari la regardait avec étonnement, et elle se sentait rougir et pâlir sous ce regard plutôt inquiet qu'interrogateur cependant, lorsqu'on frappa trois coups également espacés à la porte du jardin.
Quelle que fût la personne qui arrivait, elle était la bienvenue pour Luisa; car elle faisait diversion à l'inquiétude du chevalier et à son embarras à elle.
Aussi se leva-t-elle vivement pour aller ouvrir.
– Où est donc Nina? demanda San-Felice.
– Je ne sais, répondit Luisa; sortie peut-être.
– A l'heure du déjeuner? quand elle sait sa maîtresse souffrante? Impossible, ma chère enfant!
On frappa une seconde fois.
– Permettez que j'aille ouvrir, dit Luisa.
– Non pas; c'est à moi d'y aller; tu souffres, tu es fatiguée; reste tranquille, je le veux!
Le chevalier disait quelquefois: Je le veux, mais d'une voix si douce, avec une expression si tendre, que c'était toujours la prière d'un père à sa fille, et jamais l'ordre d'un mari à sa femme.
Luisa laissa donc le chevalier descendre le perron et aller lui-même ouvrir la porte du jardin; mais, inquiète à chaque circonstance nouvelle qui pouvait donner à son mari soupçon de ce qui s'était passé pendant la nuit, elle courut à la fenêtre, y passa vivement la tête, et, sans pouvoir découvrir qui c'était, vit un homme qui paraissait d'un certain âge déjà, et qui, abrité sous un chapeau à larges bords, examinait, avec une attention qui lui fit passer un frisson dans les veines, la porte contre laquelle s'était adossé Salvato, et le seuil sur lequel il était tombé.
La porte s'ouvrit, l'homme entra sans que Luisa eût pu le reconnaître.
Au son joyeux de la voix de son mari, qui invitait le visiteur à le suivre, Luisa comprit que c'était un ami.
Très-pâle, très-agitée, elle alla reprendre sa place à table.
Son mari entra, poussant devant lui Cirillo.
Elle respira. Cirillo l'aimait beaucoup, et, de son côté, elle avait une grande affection pour lui, parce que Cirillo, ayant autrefois été le médecin du prince Caramanico, parlait souvent de lui – quoiqu'il ignorât le lien de parenté qui l'attachait à Luisa – avec amour et vénération.
En l'apercevant, elle se leva donc et jeta un cri de joie; rien de mauvais ne pouvait lui venir de la part de Cirillo.
Hélas! bien des fois, pendant cette nuit qu'elle avait passée presque tout entière au chevet du blessé, elle avait pensé au bon docteur, et, peu confiante dans la science de Nanno, elle avait dix fois été sur le point d'envoyer Michele à sa recherche; mais elle n'avait point osé mettre ce désir à exécution. Que penserait Cirillo du mystère qu'elle faisait à son mari de ce terrible événement qui s'était passé sous ses yeux, et comment apprécierait-il les raisons qu'elle croyait avoir de garder sur cet événement un silence absolu?
Mais il n'en était pas moins singulier pour elle, ce hasard qui amenait Cirillo, que l'on n'avait pas vu depuis plusieurs mois, et cela, le matin même qui suivait la nuit où sa présence avait été si fort désirée dans la maison.
Cirillo, en entrant, arrêta un instant son regard sur Luisa; puis, cédant à l'invitation de San-Felice, il approcha sa chaise de la table où le mari et la femme déjeunaient, et sur laquelle, selon la coutume orientale, qui est aussi celle de Naples, cette première étape de l'Orient, Luisa lui servit une tasse de café noir.
– Ah! pardieu! lui dit San-Felice en lui posant la main sur le genou, il ne fallait pas moins qu'une visite à neuf heures et demie du matin pour vous faire pardonner l'abandon dans lequel vous nous laissiez. On mourrait vingt fois, cher ami, avant de savoir si vous êtes mort vous-même!
Cirillo regarda San-Felice avec la même attention qu'il avait regardé sa femme; mais autant chez l'une il trouvait la trace mystérieuse d'une nuit agitée et inquiète, autant il trouvait chez l'autre la naïve sérénité de l'insouciance et du bonheur.
– Alors, dit-il à San-Felice, cela vous fait plaisir, de me voir ce matin, mon cher chevalier?
Et il appuya sur ces deux mots: ce matin, avec une intention marquée.
– Cela me fait toujours plaisir, de vous voir, cher docteur, matin et soir, soir et matin; mais justement, ce matin, je suis plus que jamais content de vous voir.
– A quel propos? Dites-moi cela.
– A deux propos… Prenez donc votre café… Ah! pour le café, par exemple, vous jouez de malheur aujourd'hui, ce n'est pas Luisa qui l'a fait… La paresseuse s'est levée… A quelle heure? Devinez.
– Fabiano! dit Luisa en rougissant.
– La voyez-vous! elle est honteuse elle-même!.. A neuf heures!
Cirillo remarqua la rougeur de Luisa, à laquelle succéda une pâleur mortelle.
Sans savoir encore quels étaient les motifs de cette agitation, Cirillo eut pitié de la pauvre femme.
– Vous vouliez me voir à deux propos, mon cher San-Felice… Lesquels?
– D'abord, répliqua le chevalier, imaginez-vous que j'ai rapporté hier de la bibliothèque du palais les Époques de la nature, de M. le comte de Buffon. Le prince a fait venir ce livre en cachette, attendu qu'il est défendu par la censure: peut-être – je n'en sais rien – peut-être est-ce parce qu'il n'est pas tout à fait d'accord avec la Bible.
– Oh! cela me serait bien égal, répondit Cirillo en riant, s'il était d'accord avec le sens commun.
– Ah! s'écria le chevalier, vous ne pensez donc pas comme lui que la terre soit un morceau du soleil détaché par le choc d'une comète?
– Pas plus que je ne pense, mon cher chevalier, que la génération des êtres vivants s'opère par des molécules organiques et des moules intérieurs; ce qui est encore une théorie du même auteur, non moins absurde, à mon avis, que la première.
– A la bonne heure! Je ne suis donc pas si ignorant que j'en avait peur!
– Vous, mon cher ami? Mais vous êtes l'homme le plus savant que je connaisse.
– Oh! oh! oh! mon cher docteur, parlez bas, que l'on ne vous entende pas dire une pareille énormité. Ainsi, c'est bien arrêté, n'est-ce pas? je n'ai pas besoin de m'en préoccuper davantage: la terre n'est point un morceau du soleil… Ah! voilà l'un des deux points éclaircis, et, comme c'était le moins important, je l'ai fait passer le premier; le second, vous l'avez devant les yeux. Que dites-vous de ce visage-là?