Kitabı oku: «La tulipe noire», sayfa 5
– Au diable! dit Cornélius, se précipitant à la poursuite de ses caïeux, qu'y a-t-il donc, Craeke?
– Il y a, monsieur, dit Craeke, déposant le papier sur la grande table où était resté gisant le troisième oignon; il y a que vous êtes invité à lire ce papier sans perdre un seul instant.
Et Craeke, qui avait cru remarquer dans les rues de Dordrecht les symptômes d'un tumulte pareil à celui qu'il venait de laisser à la Haye, s'enfuit sans tourner la tête.
– C'est bon! c'est bon! mon cher Craeke, dit Cornélius étendant le bras sous la table pour y poursuivre l'oignon précieux; on le lira, ton papier.
Puis, ramassant le caïeu, qu'il mit dans le creux de sa main pour l'examiner:
– Bon! dit-il; en voilà déjà un intact. Diable de Craeke, va! entrer ainsi dans mon séchoir! Voyons à l'autre maintenant.
Et sans lâcher l'oignon fugitif, van Baërle s'avança vers la cheminée, et à genoux, du bout du doigt, se mit à palper les cendres qui heureusement étaient froides.
Au bout d'un instant, il sentit le second caïeu.
– Bon, dit-il, le voici.
Et le regardant avec une attention presque paternelle: – Intact comme le premier, dit-il.
Au même instant, et comme Cornélius, encore à genoux, examinait le second caïeu, la porte du séchoir fut secouée si rudement et s'ouvrit de telle façon à la suite de cette secousse, que Cornélius sentit monter à ses joues, à ses oreilles, la flamme de cette mauvaise conseillère que l'on nomme la colère.
– Qu'est-ce encore? demanda-t-il. Ah çà! devient-on fou céans?
– Monsieur! monsieur! s'écria un domestique se précipitant dans le séchoir avec le visage plus pâle et la mine plus effarée que ne les avait Craeke.
– Eh bien? demanda Cornélius, présageant un malheur à cette double infraction de toutes les règles.
– Ah! monsieur, fuyez, fuyez vite! cria le domestique.
– Fuir, et pourquoi?
– Monsieur, la maison est pleine de gardes des États.
– Que demandent-ils?
– Ils vous cherchent.
– Pour quoi faire?
– Pour vous arrêter.
– Pour m'arrêter, moi?
– Oui, monsieur, et ils sont précédés d'un magistrat.
– Que veut dire cela? demanda van Baërle en serrant ses deux caïeux dans sa main et en plongeant son regard effaré dans l'escalier.
– Ils montent, ils montent! cria le serviteur.
– Oh! mon cher enfant, mon digne maître, cria la nourrice en faisant à son tour son entrée dans le séchoir. Prenez votre or, vos bijoux, et fuyez, fuyez!
– Mais par où veux-tu que je fuie, nourrice? demanda van Baërle.
– Sautez par la fenêtre.
– Vingt-cinq pieds.
– Vous tomberez sur six pieds de terre grasse.
– Oui, mais je tomberai sur mes tulipes.
– N'importe, sautez.
Cornélius prit le troisième caïeu, s'approcha de la fenêtre, l'ouvrit, mais à l'aspect du dégât qu'il allait causer dans ses plates-bandes bien plus encore qu'à la vue de la distance qu'il lui fallait franchir:
– Jamais, dit-il.
Et il fit un pas en arrière.
En ce moment, on voyait poindre à travers les barreaux de la rampe les hallebardes des soldats. La nourrice leva les bras au ciel.
Quant à Cornélius van Baërle, il faut le dire à la louange, non pas de l'homme, mais du tulipier, sa seule préoccupation fut pour ses inestimables caïeux.
Il chercha des yeux un papier où les envelopper, aperçut la feuille de la Bible déposée par Craeke sur le séchoir, la prit sans se rappeler, tant son trouble était grand, d'où venait cette feuille, y enveloppa ses trois caïeux, les cacha dans sa poitrine et attendit.
Les soldats, précédés du magistrat, entrèrent au même instant.
– Êtes-vous le docteur Cornélius van Baërle? demanda le magistrat, quoiqu'il connût parfaitement le jeune homme; mais en cela, il se conformait aux règles de la justice, ce qui donnait, comme on le voit, une grande gravité à l'interrogation.
– Je le suis, maître van Spennen, répondit Cornélius en saluant gracieusement son juge, et vous le savez bien.
– Alors! livrez-nous les papiers séditieux que vous cachez chez vous.
– Les papiers séditieux? s'écria Cornélius tout abasourdi de l'apostrophe.
– Oh! ne faites pas l'étonné.
– Je vous jure, maître van Spennen, reprit Cornélius, que j'ignore complètement ce que vous voulez dire.
– Alors, je vais vous mettre sur la voie, docteur, dit le juge; livrez-nous les papiers que le traître Corneille de Witt a déposés chez vous au mois de janvier dernier.
Un éclair passa dans l'esprit de Cornélius.
– Oh! oh! dit van Spennen, voilà que vous commencez à vous rappeler, n'est-ce pas?
– Sans doute; mais vous parliez de papiers séditieux, et je n'ai aucun papier de ce genre.
– Ah! vous niez?
– Certainement.
Le magistrat se retourna pour embrasser d'un coup d'œil tout le cabinet.
– Quelle est la pièce de votre maison qu'on nomme le séchoir? demanda-t-il.
– C'est justement celle où nous sommes, maître van Spennen.
Le magistrat jeta un coup d'œil sur une petite note placée au premier rang de ses papiers.
– C'est bien, dit-il comme un homme qui est fixé.
Puis se retournant vers Cornélius.
– Voulez-vous me remettre ces papiers? dit-il.
– Mais je ne puis, maître van Spennen. Ces papiers ne sont point à moi: ils m'ont été remis à titre de dépôt, et un dépôt est sacré.
– Docteur Cornélius, dit le juge, au nom des États, je vous ordonne d'ouvrir ce tiroir et de me remettre les papiers qui y sont renfermés.
Et du doigt le magistrat indiquait juste le troisième tiroir d'un bahut placé près de la cheminée.
C'était dans ce troisième tiroir, en effet, qu'étaient les papiers remis par le ruward de Pulten à son filleul, preuve que la police avait été parfaitement renseignée.
– Ah! vous ne voulez pas? dit van Spennen voyant que Cornélius restait immobile de stupéfaction. Je vais donc l'ouvrir moi-même.
Et ouvrant le tiroir dans toute sa longueur, le magistrat mit d'abord à découvert une vingtaine d'oignons, rangés et étiquetés avec soin, puis le paquet de papiers demeurés dans le même état exactement où il avait été remis à son filleul par le malheureux Corneille de Witt.
Le magistrat rompit les cires, déchira l'enveloppe, jeta un regard avide sur les premiers feuillets qui s'offrirent à ses regards, et s'écria d'une voix terrible:
– Ah! la justice n'avait donc pas reçu un faux avis!
– Comment! dit Cornélius, qu'est-ce donc?
– Ah! ne faites pas davantage l'ignorant, M. van Baërle, répondit le magistrat, et suivez-nous.
– Comment! que je vous suive? s'écria le docteur.
– Oui, car au nom des États, je vous arrête.
On n'arrêtait pas encore au nom de Guillaume d'Orange.
Il n'y avait pas assez longtemps qu'il était stathouder pour cela.
– M'arrêter! s'écria Cornélius; mais qu'ai-je donc fait?
– Cela ne me regarde point, docteur, vous vous en expliquerez avec vos juges.
– Où cela?
– À la Haye.
Cornélius, stupéfait, embrassa sa nourrice, qui perdait connaissance, donna la main à ses serviteurs, qui fondaient en larmes, et suivit le magistrat qui l'enferma dans une chaise comme un prisonnier d'État, et le fit conduire au grand galop à la Haye.
VIII
UNE INVASION
Ce qui venait d'arriver était, comme on le devine, l'œuvre diabolique de mynheer Isaac Boxtel.
On se rappelle qu'à l'aide de son télescope, il n'avait pas perdu un seul détail de cette entrevue de Corneille de Witt avec son filleul.
On se rappelle qu'il n'avait rien entendu, mais qu'il avait tout vu.
On se rappelle qu'il avait deviné l'importance des papiers confiés par le ruward de Pulten à son filleul, en voyant celui-ci serrer soigneusement le paquet à lui remis dans le tiroir où il serrait les oignons les plus précieux.
Il en résulte que lorsque Boxtel, qui suivait la politique avec beaucoup plus d'attention que son voisin Cornélius, sut que Corneille de Witt était arrêté comme coupable de haute trahison envers les États, il songea à part lui qu'il n'aurait sans doute qu'un mot à dire pour faire arrêter le filleul en même temps que le parrain.
Cependant, si heureux que fût le cœur de Boxtel, il frissonna d'abord à cette idée de dénoncer un homme que cette dénonciation pouvait conduire à l'échafaud.
Mais le terrible des mauvaises idées, c'est que peu à peu les mauvais esprits se familiarisent avec elles.
D'ailleurs, mynheer Isaac Boxtel s'encourageait avec ce sophisme:
«Corneille de Witt est un mauvais citoyen, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté.
«Je suis, moi, un bon citoyen, puisque je ne suis accusé de rien au monde et que je suis libre comme l'air.
«Or, si Corneille de Witt est un mauvais citoyen, ce qui est chose certaine, puisqu'il est accusé de haute trahison et arrêté, son complice, Cornélius van Baërle est un non moins mauvais citoyen que lui.
«Donc, comme moi je suis un bon citoyen, et qu'il est du devoir des bons citoyens de dénoncer les mauvais citoyens, il est de mon devoir à moi, Isaac Boxtel, de dénoncer Cornélius van Baërle.»
Mais ce raisonnement n'eût peut-être pas, si spécieux qu'il fût, pris un empire complet sur Boxtel, et peut-être l'envieux n'eût-il pas cédé au simple désir de vengeance qui lui mordait le cœur, si à l'unisson du démon de l'envie n'eût surgi le démon de la cupidité.
Boxtel n'ignorait pas le point où van Baërle était arrivé de sa recherche sur la grande tulipe noire.
Si modeste que fût le Dr. Cornélius, il n'avait pu cacher à ses plus intimes qu'il avait la presque certitude de gagner en l'an de grâce 1673 le prix de cent mille florins proposé par la société d'horticulture de Harlem.
Or cette presque certitude de Cornélius van Baërle, c'était la fièvre qui rongeait Isaac Boxtel.
Si Cornélius était arrêté, cela occasionnerait certainement un grand trouble dans la maison. La nuit qui suivrait l'arrestation, personne ne songerait à veiller sur les tulipes du jardin.
Or, cette nuit-là, Boxtel enjamberait la muraille, et comme il savait où était l'oignon qui devait donner la grande tulipe noire, il enlèverait cet oignon; au lieu de fleurir chez Cornélius, la tulipe noire fleurirait chez lui, et ce serait lui qui aurait le prix de cent mille florins, au lieu que ce fût Cornélius, sans compter cet honneur suprême d'appeler la fleur nouvelle tulipa nigra Boxtellensis, résultat qui satisfaisait non seulement sa vengeance, mais sa cupidité.
Éveillé, il ne pensait qu'à la grande tulipe noire; endormi, il ne rêvait que d'elle.
Enfin, le 19 août, vers deux heures de l'après-midi, la tentation fut si forte que mynheer Isaac ne sut point y résister plus longtemps.
En conséquence, il dressa une dénonciation anonyme, laquelle remplaçait l'authenticité par la précision, et jeta cette dénonciation à la poste.
Jamais papier vénéneux glissé dans les gueules de bronze de Venise ne produisit un plus prompt et un plus terrible effet.
Le même soir, le principal magistrat reçut la dépêche; à l'instant même il convoqua ses collègues pour le lendemain matin. Le lendemain matin ils s'étaient réunis, avaient décidé l'arrestation et avaient remis l'ordre, afin qu'il fût exécuté, à maître van Spennen, qui s'était acquitté, comme nous avons vu, de ce devoir en digne Hollandais, et avait arrêté Cornélius van Baërle juste au moment où les orangistes de la Haye faisaient rôtir les morceaux des cadavres de Corneille et de Jean de Witt.
Mais, soit honte, soit faiblesse dans le crime, Isaac Boxtel n'avait pas eu le courage de braquer ce jour-là son télescope, ni sur le jardin, ni sur l'atelier, ni sur le séchoir.
Il savait trop bien ce qui allait se passer dans la maison du pauvre docteur Cornélius pour avoir besoin d'y regarder. Il ne se leva même point lorsque son unique domestique, qui enviait le sort des domestiques de Cornélius, non moins amèrement que Boxtel enviait le sort du maître, entra dans sa chambre. Boxtel lui dit:
– Je ne me lèverai pas aujourd'hui; je suis malade.
Vers neuf heures, il entendit un grand bruit dans la rue et frissonna à ce bruit; en ce moment, il était plus pâle qu'un véritable malade, plus tremblant qu'un véritable fiévreux. Son valet entra; Boxtel se cacha dans sa couverture.
– Ah! monsieur, s'écria le valet, non sans se douter qu'il allait, tout en déplorant le malheur arrivé à van Baërle, annoncer une bonne nouvelle à son maître; ah! monsieur, vous ne savez pas ce qui se passe en ce moment?
– Comment veux-tu que je le sache? répondit Boxtel d'une voix presque inintelligible.
– Eh bien! dans ce moment, M. Boxtel, on arrête votre voisin Cornélius van Baërle, comme coupable de haute trahison.
– Bah! murmura Boxtel d'une voix faiblissante, pas possible!
– Dame! c'est ce qu'on dit, du moins; d'ailleurs, je viens de voir entrer chez lui le juge van Spennen et les archers.
– Ah! si tu as vu, dit Boxtel, c'est autre chose.
– Dans tous les cas, je vais m'informer de nouveau, dit le valet, et soyez tranquille, monsieur, je vous tiendrai au courant.
Boxtel se contenta d'encourager d'un signe le zèle de son valet. Celui-ci sortit et rentra un quart d'heure après.
– Oh! monsieur, tout ce que je vous ai raconté, dit-il, c'était la vérité pure.
– Comment cela?
– M. van Baërle est arrêté, on l'a mis dans une voiture et on vient de l'expédier à la Haye.
– À la Haye!
– Oui, où, si ce qu'on dit est vrai, il ne fera pas bon pour lui.
– Et que dit-on? demanda Boxtel.
– Dame! monsieur, on dit, mais cela n'est pas bien sûr, on dit que les bourgeois doivent être à cette heure en train d'assassiner M. Corneille et M. Jean de Witt.
– Oh! murmura ou plutôt râla Boxtel en fermant les yeux pour ne pas voir la terrible image qui s'offrait sans doute à son regard.
– Diable! fit le valet en sortant, il faut que mynheer Isaac Boxtel soit bien malade pour n'avoir pas sauté en bas du lit à une pareille nouvelle.
En effet Isaac Boxtel était bien malade, malade comme un homme qui vient d'assassiner un autre homme. Mais il avait assassiné cet homme dans un double but; le premier était accompli; restait à accomplir le second. La nuit vint. C'était la nuit qu'attendait Boxtel.
La nuit venue, il se leva.
Puis il monta dans son sycomore.
Il avait bien calculé: personne ne songeait à garder le jardin; maison et domestiques étaient sens dessus dessous.
Il entendit successivement sonner dix heures, onze heures, minuit.
À minuit, le cœur bondissant, les mains tremblantes, le visage livide, il descendit de son arbre, prit une échelle, l'appliqua contre le mur, monta jusqu'à l'avant-dernier échelon et écouta.
Tout était tranquille. Pas un bruit ne troublait le silence de la nuit.
Une seule lumière veillait dans toute la maison.
C'était celle de la nourrice.
Ce silence et cette obscurité enhardirent Boxtel.
Il enjamba le mur, s'arrêta un instant sur le faîte; puis, bien certain qu'il n'avait rien à craindre, il passa l'échelle de son jardin dans celui de Cornélius et descendit.
Puis, comme il savait à une ligne près l'endroit où étaient enterrés les caïeux de la future tulipe noire, il courut dans leur direction, suivant néanmoins les allées pour n'être pas trahi par la trace de ses pas, et, arrivé à l'endroit précis, avec une joie de tigre, il plongea ses mains dans la terre molle.
Il ne trouva rien et crut s'être trompé.
Cependant la sueur perlait instinctivement sur son front.
Il fouilla à côté: rien.
Il fouilla à droite, il fouilla à gauche: rien.
Il fouilla devant et derrière: rien.
Il faillit devenir fou, car il s'aperçut enfin que, dans la matinée même, la terre avait été remuée.
En effet, pendant que Boxtel était dans son lit, Cornélius était descendu dans son jardin, avait déterré l'oignon, et comme nous l'avons vu, l'avait divisé en trois caïeux.
Boxtel ne pouvait se décider à quitter la place. Il avait retourné avec ses mains plus de dix pieds carrés.
Enfin il ne lui resta plus de doute sur son malheur.
Ivre de colère, il regagna son échelle, enjamba le mur, ramena l'échelle de chez Cornélius chez lui, la jeta dans son jardin et sauta après elle.
Tout à coup il lui vint un dernier espoir.
C'est que les caïeux étaient dans le séchoir.
Il ne s'agissait que de pénétrer dans le séchoir comme il avait pénétré dans le jardin.
Là il les trouverait.
Au reste, ce n'était guère plus difficile.
Les vitrages du séchoir se soulevaient comme ceux d'une serre.
Cornélius van Baërle les avait ouverts le matin même et personne n'avait songé à les fermer.
Le tout était de se procurer une échelle assez longue, une échelle de vingt pieds au lieu de douze.
Boxtel avait remarqué dans la rue qu'il habitait une maison en réparation; le long de cette maison une échelle gigantesque était dressée.
Cette échelle était bien l'affaire de Boxtel, si les ouvriers ne l'avaient pas emportée.
Il courut à la maison, l'échelle y était.
Boxtel prit l'échelle et l'apporta à grand'peine dans son jardin; avec plus de peine encore, il la dressa contre la muraille de la maison de Cornélius.
L'échelle atteignait juste au vasistas.
Boxtel mit une lanterne sourde tout allumée dans sa poche, monta à l'échelle et pénétra dans le séchoir.
Arrivé dans ce tabernacle, il s'arrêta, s'appuyant contre la table; les jambes lui manquaient, son cœur battait à l'étouffer.
Là, c'était bien pis que dans le jardin: on dirait que le grand air ôte à la propriété ce qu'elle a de respectable; tel qui saute par-dessus une haie ou qui escalade un mur, s'arrête à la porte ou à la fenêtre d'une chambre.
Dans le jardin, Boxtel n'était qu'un maraudeur; dans la chambre, Boxtel était un voleur.
Cependant, il reprit courage: il n'était pas venu jusque-là pour rentrer chez lui les mains nettes.
Mais il eut beau chercher, ouvrir et fermer tous les tiroirs, et même le tiroir privilégié où était le dépôt qui venait d'être si fatal à Cornélius; il trouva étiquetées comme dans un jardin des plantes, la Joannis, la de Witt, la tulipe bistre, la tulipe café brûlé; mais de la tulipe noire ou plutôt des caïeux où elle était encore endormie et cachée dans les limbes de la floraison, il n'y en avait pas de traces.
Et cependant, sur le registre des graines et des caïeux tenu en partie double par van Baërle avec plus de soin et d'exactitude que le registre commercial des premières maisons d'Amsterdam, Boxtel lut ces lignes:
«Aujourd'hui 20 août 1672, j'ai déterré l'oignon de la grande tulipe noire que j'ai séparé en trois caïeux parfaits.»
– Ces caïeux! ces caïeux! hurla Boxtel en ravageant tout dans le séchoir, où les a-t-il pu cacher?
Puis tout à coup se frappant le front à s'aplatir le cerveau.
– Oh! misérable que je suis! s'écria-t-il; ah! trois fois perdu Boxtel, est-ce qu'on se sépare de ses caïeux? Est-ce qu'on les abandonne à Dordrecht quand on part pour la Haye? Est-ce que l'on peut vivre sans ses caïeux, quand ces caïeux sont ceux de la grande tulipe noire? Il aura eu le temps de les prendre, l'infâme! il les a sur lui, il les a emportés à la Haye!
C'était un éclair qui montrait à Boxtel l'abîme d'un crime inutile.
Boxtel tomba foudroyé sur cette même table, à cette même place où quelques heures avant l'infortuné Baërle avait admiré si longuement et délicieusement les caïeux de la tulipe noire.
– Eh bien! après tout, dit l'envieux en relevant sa tête livide, s'il les a, il ne peut les garder que tant qu'il sera vivant, et…
Le reste de sa hideuse pensée s'absorba dans un affreux sourire.
– Les caïeux sont à la Haye, dit-il; ce n'est donc plus à Dordrecht que je puis vivre. À la Haye pour les caïeux! à la Haye!
Et Boxtel, sans faire attention aux richesses immenses qu'il abandonnait, tant il était préoccupé d'une autre richesse inestimable, Boxtel sortit par son vasistas, se laissa glisser le long de l'échelle, reporta l'instrument de vol où il l'avait pris, et, pareil à un animal de proie, rentra rugissant dans sa maison.
IX
LA CHAMBRE DE FAMILLE
Il était minuit environ quand le pauvre van Baërle fut écroué à la prison du Buitenhof.
Ce qu'avait prévu Rosa était arrivé. En trouvant la chambre de Corneille vide, la colère du peuple avait été grande, et si le père Gryphus s'était trouvé là sous la main de ces furieux, il eût certainement payé pour son prisonnier.
Mais cette colère avait trouvé à s'assouvir largement sur les deux frères, qui avaient été rejoints par les assassins, grâce à la précaution qui avait été prise par Guillaume, l'homme aux précautions, de fermer les portes de la ville.
Il était donc arrivé un moment où la prison s'était vidée et où le silence avait succédé à l'effroyable tonnerre de hurlements qui roulait par les escaliers.
Rosa avait profité de ce moment, était sortie de sa cachette et en avait fait sortir son père.
La prison était complètement déserte; à quoi bon rester dans la prison quand on égorgeait au Tol-Hek?
Gryphus sortit tout tremblant derrière la courageuse Rosa. Ils allèrent fermer tant bien que mal la grande porte, nous disons tant bien que mal, car elle était à moitié brisée. On voyait que le torrent d'une puissante colère était passé par là.
Vers quatre heures, on entendit le bruit qui revenait, mais ce bruit n'avait rien d'inquiétant pour Gryphus et pour sa fille. Ce bruit, c'était celui des cadavres que l'on traînait et que l'on revenait pendre à la place accoutumée des exécutions.
Rosa, cette fois encore, se cacha, mais c'était pour ne pas voir l'horrible spectacle.
À minuit, on frappa à la porte du Buitenhof, ou plutôt à la barricade qui la remplaçait.
C'était Cornélius van Baërle que l'on amenait.
Quand le geôlier Gryphus reçut le nouvel hôte et qu'il eut vu sur la lettre d'écrou la qualité du prisonnier:
– Filleul de Corneille de Witt, murmura-t-il avec son sourire de geôlier; ah, jeune homme, nous avons justement ici la chambre de famille; nous allons vous la donner.
Et enchanté de la plaisanterie qu'il venait de faire, le farouche orangiste prit son falot et les clefs pour conduire Cornélius dans la cellule qu'avait le matin même quittée Corneille de Witt pour l'exil tel que l'entendent, en temps de révolution, ces grands moralistes qui disent comme un axiome de haute politique:
– Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. Gryphus se prépara donc à conduire le filleul dans la chambre du parrain. Sur la route qu'il fallait parcourir pour arriver à cette chambre, le désespéré fleuriste n'entendit rien que l'aboiement d'un chien, ne vit rien que le visage d'une jeune fille.
Le chien sortit d'une niche creusée dans le mur, en secouant une grosse chaîne, et il flaira Cornélius afin de le bien reconnaître au moment où il lui serait ordonné de le dévorer.
La jeune fille, quand le prisonnier fit gémir la rampe de l'escalier sous sa main alourdie, entr'ouvrit le guichet d'une chambre qu'elle habitait dans l'épaisseur de cet escalier même; et la lampe à la main droite, elle éclaira en même temps son charmant visage rose encadré dans d'admirables cheveux blonds à torsades épaisses, tandis que de la gauche elle croisait sur la poitrine son blanc vêtement de nuit, car elle avait été réveillée de son premier sommeil par l'arrivée inattendue de Cornélius.
C'était un bien beau tableau à peindre et en tout digne de maître Rembrandt que cette spirale noire de l'escalier illuminée par le falot rougeâtre de Gryphus avec sa sombre figure de geôlier; au sommet, la mélancolique figure de Cornélius qui se penchait sur la rampe pour regarder au-dessous de lui, encadré par le guichet lumineux, le suave visage de Rosa, et son geste pudique un peu contrarié peut-être par la position élevée de Cornélius, placé sur ces marches d'où son regard caressait vague et triste les épaules blanches et rondes de la jeune fille.
Puis, en bas, tout à fait dans l'ombre, à cet endroit de l'escalier où l'obscurité faisait disparaître les détails, les yeux d'escarboucles du molosse secouant sa chaîne aux anneaux de laquelle la double lumière de la lampe de Rosa et du falot de Gryphus venait attacher une brillante paillette.
Mais ce que n'aurait pu rendre dans son tableau le sublime maître, c'est l'expression douloureuse qui parut sur le visage de Rosa quand elle vit ce beau jeune homme pâle monter l'escalier lentement et qu'elle put lui appliquer ces sinistres paroles prononcées par son père: «Vous aurez la chambre de famille.»
Cette vision dura un moment, beaucoup moins de temps que nous n'avons mis à la décrire. Puis Gryphus continua son chemin, Cornélius fut forcé de le suivre, et cinq minutes après il entrait dans le cachot, qu'il est inutile de décrire, puisque le lecteur le connaît déjà.
Gryphus, après avoir montré du doigt au prisonnier le lit sur lequel avait tant souffert le martyr qui dans la journée même avait rendu son âme à Dieu, reprit son falot et sortit.
Quant à Cornélius, resté seul, il se jeta sur ce lit, mais ne dormit point. Il ne cessa d'avoir l'œil fixé sur l'étroite fenêtre à treillis de fer, qui prenait son jour sur le Buitenhof; il vit de cette façon blanchir par-delà les arbres ce premier rayon de lumière que le ciel laisse tomber sur la terre comme un blanc manteau.
Çà et là, pendant la nuit, quelques chevaux rapides avaient galopé sur le Buitenhof, des pas pesants de patrouilles avaient frappé le petit pavé rond de la place, et les mèches des arquebuses avaient, en s'allumant au vent d'ouest, lancé jusqu'au vitrail de la prison d'intermittents éclairs.
Mais quand le jour naissant argenta le faîte chaperonné des maisons, Cornélius, impatient de savoir si quelque chose vivait à l'entour de lui, s'approcha de la fenêtre et promena circulairement un triste regard.
À l'extrémité de la place, une masse noirâtre, teintée de bleu sombre par les brumes matinales, s'élevait, découpant sur les maisons pâles sa silhouette irrégulière.
Cornélius reconnut le gibet.
À ce gibet pendaient deux informes lambeaux qui n'étaient plus que des squelettes encore saignants.
Le bon peuple de la Haye avait déchiqueté les chairs de ses victimes, mais rapporté fidèlement au gibet le prétexte d'une double inscription tracée sur une énorme pancarte.
Sur cette pancarte, avec ses yeux de vingt-huit ans, Cornélius parvint à lire les lignes suivantes tracées par l'épais pinceau de quelque barbouilleur d'enseignes:
«Ici pendent le grand scélérat nommé Jean de Witt et le petit coquin Corneille de Witt, son frère, deux ennemis du peuple, mais grands amis du roi de France.»
Cornélius poussa un cri d'horreur, et, dans le transport de sa terreur délirante, frappa des pieds et des mains à sa porte, si rudement et si précipitamment que Gryphus accourut furieux, son trousseau d'énormes clefs à la main.
Il ouvrit la porte en proférant d'horribles imprécations contre le prisonnier qui le dérangeait en dehors des heures où il avait l'habitude de se déranger.
– Ah çà mais! est-il enragé, cet autre de Witt! s'écria-t-il; mais ces de Witt ont donc le diable au corps!
– Monsieur, monsieur, dit Cornélius en saisissant le geôlier par le bras et en le traînant vers la fenêtre; monsieur, qu'ai-je donc lu là-bas?
– Où, là-bas?
– Sur cette pancarte.
Et tremblant, pâle et haletant, il lui montrait, au fond de la place, le gibet surmonté de la cynique inscription. Gryphus se mit à rire.
– Ah! ah! répondit-il. Oui, vous avez lu… Eh bien! mon cher monsieur, voilà où l'on arrive quand on a des intelligences avec les ennemis de M. le prince d'Orange.
– MM. de Witt ont été assassinés! murmura Cornélius la sueur au front et en se laissant tomber sur son lit, les bras pendants, les yeux fermés.
– MM. de Witt ont subi la justice du peuple, dit Gryphus; appelez-vous cela assassinés, vous? Moi, je dis: exécutés.
Et, voyant que le prisonnier était arrivé non seulement au calme, mais à l'anéantissement, il sortit de la chambre, tirant la porte avec violence, et faisant rouler les verrous avec bruit.
En revenant à lui, Cornélius se trouva seul et reconnut la chambre où il se trouvait, la chambre de famille, ainsi que l'avait appelée Gryphus, comme le passage fatal qui devait aboutir pour lui à une triste mort.
Et comme c'était un philosophe, comme c'était surtout un chrétien, il commença par prier pour l'âme de son parrain, puis pour celle du grand pensionnaire, puis enfin il se résigna lui-même à tous les maux qu'il plairait à Dieu de lui envoyer.
Puis, après être descendu du ciel sur la terre, être rentré de la terre dans son cachot, s'être bien assuré que dans ce cachot il était seul, il tira de sa poitrine les trois caïeux de la tulipe noire et les cacha derrière un grès sur lequel on posait la cruche traditionnelle, dans le coin le plus obscur de la prison.
Inutile labeur de tant d'années! destruction de si douces espérances! sa découverte allait donc aboutir au néant comme lui à la mort! Dans cette prison, pas un brin d'herbe, pas un atome de terre, pas un rayon de soleil.
À cette pensée, Cornélius entra dans un sombre désespoir dont il ne sortit que par une circonstance extraordinaire.
Quelle était cette circonstance?
C'est ce que nous nous réservons de dire dans le chapitre suivant.