Kitabı oku: «Le Capitaine Aréna — Tome 1», sayfa 9
— Parce que toi, c'est moi.
— Taisez-vous donc, dit le pilote, vous vous exténuez.
Il avait dit vrai. Le pauvre Baptiste! il ne pouvait plus aller; il me pesait comme un plomb, de sorte que je n'allais plus guère non plus, moi. Cependant la barque avançait toujours; nous voyions déjà les gens qui étaient dedans, nous entendions leurs cris, mais Nunzio seul leur répondait. On aurait dit qu'il avait des nageoires, quoi! le vieux chien de mer; il ne se fatiguait pas. Quant à Baptiste, c'était autre chose; il avait les yeux à moitié fermés, et je sentais son bras qui se roidissait autour de mon cou; je commençais moi-même à siffler en respirant. — Pilote, que je dis, si je n'arrive pas jusqu'à la barque, vous ferez dire des messes pour moi, n'est-ce pas? Je n'avais pas achevé, que je sens que mon frère entre dans l'agonie. — A moi, pilote! à... Va te promener! j'avais de l'eau par-dessus la tête. Vous savez, on boit trois bouillons avant d'aller au fond tout à fait. — Bon, que je dis, j'en ai encore deux à consommer. Effectivement, je revins sur l'eau. J'avais le soleil en face des yeux et il me semblait tout rouge; je voyais la barque dans un brouillard, je ne savais plus si elle était près ou si elle était loin; je voulais parler, appeler: oui, c'est comme si j'avais eu le cauchemar. Si ce n'avait été Baptiste, j'aurais peut-être encore pu me retourner sur le dos; mais avec lui, impossible, je sentais qu'il m'entraînait, que j'enfonçais. — Bon, je dis, voilà mon second bouillon, je n'en ai plus qu'un; enfin je rassemble toutes mes forces, je reviens sur l'eau, le soleil était noir. Ah! vous ne vous êtes jamais noyé, vous?
— Non. Continuez, Piétro.
— Que diable voulez-vous que je continue? je ne sais plus rien. Je ne connaissais plus mon frère, qui me tenait au col; je sentais que je roulais avec une chose qui m'entraînait au fond, avec une chose qui me noyait, et je voulais me débarrasser de cette chose. Je ne sais comment je fis, mais, Dieu me pardonne, j'y réussis. Alors j'eus un moment de bien-être; il me sembla que je respirais, qu'on me pressait, puis qu'on me retournait. Quand j'ouvris les yeux, nous étions à la pointe du cap Blanc, que vous voyez là-bas; j'étais pendu par les pieds et je crachais l'eau de mer gros comme le bras. Nunzio était près de moi, qui me frottait la poitrine et les reins.
— Et les autres?
— Il y en avait quatre de sauvés, et moi et Nunzio ça faisait six.
— Et le capitaine?
— Le capitaine, il ne s'était pas noyé, lui; mais des efforts qu'il avait faits en mettant le pied dans la barque sa blessure s'était rouverte. Elle ne voulut jamais se refermer; pendant trois jours il perdit tout le sang de son corps, et le troisième jour il mourut: preuve que Giulia était une sorcière.
— Et Vicenzo, que vous aviez laissé sur le bâtiment avec une jambe cassée?
— C'est le même que voilà là et qui cause avec votre camarade et le cuisinier; mais c'est égal, vous comprenez maintenant pourquoi nous ne nous soucions plus d'aller au cap Blanc.
En effet, je comprenais.
En ce moment le capitaine s'approcha de nous, et voyant à notre silence que nous avions fini:
— Excellence, me dit-il, je crois que votre intention est de toucher terre seulement à Messine et de retourner immédiatement à Naples par la Calabre.
— Oui. Y aurait-il quelque empêchement?
— Au contraire, je venais proposer à votre excellence de descendre directement à San-Giovanni pour ne pas payer deux patentes pour le speronare; nous traverserons le détroit dans la chaloupe.
— A merveille.
— A San-Giovanni, vieux, dit le capitaine en se tournant vers le pilote.
Nunzio fit un signe de tête, imprima un léger mouvement au gouvernail, et le petit bâtiment, docile comme un cheval de manége, tourna sa proue du côté de la Calabre.
A dix heures du soir, nous jetâmes l'ancre à vingt pas de la côte.
CHAPITRE VIII.
LA CAGE DE FER
Si nous avions éprouvé des difficultés pour mettre pied à terre dans la capitale de l'archipel lipariote, ce fut bien autre chose pour descendre sur les côtes de Calabre: quoique notre capitaine eût pris la précaution de se rendre à la police dès l'ouverture du bureau, c'est-à-dire à six heures du matin, à huit il n'était pas encore de retour au speronare; enfin, nous le vîmes poindre au bout d'une petite ruelle, escorté d'une escouade de douaniers, laquelle se rangea en demi-cercle sur le bord de la mer, formant un cordon sanitaire entre nous et la population: cette disposition stratégique arrêtée, on nous fit descendre avec nos papiers, qu'on prit de nos mains avec de longues pincettes et qu'on soumit à une commission de trois membres choisis sans doute parmi les plus éclairés. L'examen ayant, à ce qu'il paraît, été favorable, les papiers nous furent rendus, et l'on procéda à l'interrogatoire: c'est à savoir, d'où nous venions, où nous allions, et dans quel but nous voyagions. Nous répondîmes sans hésiter que nous venions de Stromboli, que nous allions à Bauso, et que nous voyagions pour notre plaisir. Ces raisons furent soumises à un examen pareil à celui qu'avaient subi nos papiers; et sans doute elles en sortirent victorieuses comme eux, car le chef de la troupe, rassuré sur notre état sanitaire, s'approcha de nous pour nous dire qu'on allait nous délivrer notre patente, et que nous pourrions continuer notre route; une piastre que je lui offris, et qu'il ne crut pas devoir prendre, comme les passe-ports, avec des pincettes, activa les dernières formalités, de sorte qu'un quart d'heure après, c'est-à-dire vers les dix heures, nous reçûmes notre autorisation de partir pour Messine.
J'en profitai seul: Jadin avait avisé une barque de pêcheurs, et dans cette barque trois ou quatre poissons de formes et de couleurs tellement séduisantes, que le désir de faire une nature morte l'emporta chez lui sur celui de visiter le théâtre des exploits de Pascal Bruno; en outre, il comptait le lendemain et le surlendemain aller prendre un croquis de Scylla.
Nous montâmes dans une petite barque, tout l'équipage et moi: chacun était pressé de revoir sa femme. Jadin, le mousse et Milord restèrent seuls pour garder le speronare. Ne voulant pas retarder leur bonheur d'un instant, j'autorisai nos matelots à piquer droit sur le village della Pace; cette autorisation fut reçue avec des hurras de joie: chacun empoigna un aviron, et nous volâmes, littéralement, sur la surface de la mer.
Dès le matin, d'un côté du détroit à l'autre on avait reconnu notre petit bâtiment à l'ancre sur les côtes de Calabre; et comme on s'était bien douté que la journée ne se passerait pas sans une visite de son équipage, on ne l'avait pas perdu de vue: aussi, à peine avions-nous fait un mille, que nous commençâmes à voir s'amasser toute la population sur le bord de la mer. Cette vue redoubla l'ardeur de nos mariniers: en moins de quarante minutes nous fûmes à terre.
Comme j'étais le seul qui n'était attendu par personne, je laissai tout mon monde à la joie du retour, et, leur donnant rendez-vous pour le surlendemain à huit heures du matin à l'hôtel de la Marine, je m'acheminai vers Messine, où j'arrivai vers midi.
Il était trop tard pour songer à faire ma course le même jour, il m'aurait fallu coucher dans quelque infâme auberge de village, et je ne voulais pas anticiper sur les plaisirs que, sur ce point, me promettait la Calabre; je me mis donc à courir par les rues de Messine pour voir si je n'aurais pas oublié de visiter quelque chef-d'œuvre à mon premier voyage. Je n'avais absolument rien oublié.
En rentrant à l'hôtel, un grand jeune homme me croisa; je crus le reconnaître, et j'allai à lui: en effet, c'était le frère de mademoiselle Schulz, avec lequel j'avais ébauché connaissance il y avait deux mois. Je ne croyais pas le retrouver à Messine; mais sa sœur avait eu du succès au théâtre, et ils étaient restés dans la seconde capitale de la Sicile plus long-temps qu'ils ne le croyaient d'abord.
J'exposai à M. Schulz les causes de mon retour à Messine. Aussi curieux de pittoresque que qui que ce soit au monde, il m'offrit d'être mon compagnon de voyage. L'offre, comme on le comprend bien, fut acceptée à l'instant même, et séance tenante nous allâmes chez l'affitatore qui lui louait sa voiture, afin de retenir chez lui un berlingo quelconque pour le lendemain à six heures du matin: moyennant deux piastres nous eûmes notre affaire.
Le lendemain, comme je descendais de ma chambre, je trouvai Pietro au bas de l'escalier; le brave garçon avait pensé que, pendant ce petit voyage, j'aurais peut-être besoin de ses services, et il avait quitté la Pace à cinq heures du matin, de peur de me manquer au saut du lit.
J'ai parfois des tristesses profondes quand je pense que je ne reverrai probablement jamais aucun de ces braves gens. Il y a des attentions et des services qui ne se paient pas avec de l'argent; et comme, selon toute probabilité, l'ouvrage que j'écris à cette heure ne leur tombera jamais entre les mains, ils croiront, chaque fois qu'ils penseront à moi, que moi, je les ai oubliés.
Il y eut alors entre nous un grand débat: Pietro voulait monter avec le cocher; j'exigeai qu'il montât avec nous: il se résigna enfin, mais ce ne fut qu'à une lieue ou deux de Messine qu'il se décida à allonger ses jambes.
Comme la route de Messine à Bauso n'offre rien de bien remarquable, le temps se passa à faire des questions à Pietro; mais Pietro nous avait dit tout ce qu'il savait à l'endroit de Pascal Bruno, et tout le fruit que nous retirâmes de nos interrogatoires fut d'apprendre qu'il y avait à Calvaruso, village situé à un mille de celui où nous nous rendions, un notaire de la connaissance de Pietro, et à qui tous les détails que nous désirions savoir étaient parfaitement connus.
Vers les onze heures nous arrivâmes à Bauso; Pietro fit arrêter la voiture à la porte d'une espèce d'auberge, la seule qu'il y eût dans le pays. L'hôte vint nous recevoir de l'air le plus affable du monde, son chapeau à la main et son tablier retroussé: son air de bonhomie me frappa, et j'en exprimai ma satisfaction à Pietro en lui disant que son mæstro di casa avait l'air d'un brave homme.
— Oh, oui! c'est un brave homme, répondit Pietro, et il ne mérite pas tout le chagrin qu'on lui a fait.
— Et qui lui a donc fait du chagrin? demandai-je.
— Hum! fit Pietro.
— Mais enfin?
Il s'approcha de mon oreille.
— La police, dit-il.
— Comment, la police?
— Oui, vous comprenez. On est Sicilien, on est vif; on a une dispute.
Eh bien! on joue du couteau ou du fusil.
— Oui, et notre hôte a joué à ce jeu-là, à ce qu'il paraît?
— Il était provoqué, le brave homme, car quant à lui, il est doux comme une fille.
— Et alors?
— Eh bien alors! dit Pietro, accouchant à grand'peine du corps du délit, eh bien! il a tué deux hommes, un d'un coup de couteau et l'autre d'un coup de fusil: quand je dis tué, il y en a un qui n'était que blessé; seulement il est mort au bout de huit jours.
— Ah! ah!
— Mais voyez-vous, méchanceté pure: un autre en aurait guéri, mais lui c'était une vieille haine avec ce pauvre Guiga; et il s'est laissé mourir pour lui faire pièce.
— Ainsi, ce brave homme s'appelle Guiga? demandai-je.
— C'est-à-dire, c'est un surnom qu'on lui a donné; mais son vrai nom est Santo-Coraffe.
— Et la police l'a tourmenté pour cette bagatelle?
— Comment, tourmenté! c'est-à-dire qu'on l'a mis en prison comme un voleur. Heureusement qu'il avait du bien, car, tel que vous le voyez, il a plus de 300 onces de revenu, le gaillard.
— Eh bien! qu'est-ce que ces 300 onces ont pu faire là-dedans? il était coupable ou il ne l'était pas.
— Il ne l'était pas! il ne l'était pas! s'écria Pietro, il a été provoqué, c'est la douceur même, lui, pauvre Guiga! Eh bien alors, quand ils ont vu qu'il avait du bien, ils ont traité avec lui. On a fait une côte mal taillée; il paie une petite rente, et on le laisse tranquille.
— Mais à qui paie-t-il une rente? à la famille de ceux qu'il a tués?
— Non, non, non; ah bien! pour quoi faire? non, non, à la police.
— C'est autre chose, alors je comprends.
Je m'avançai vers notre hôte avec toute la considération que méritaient les renseignements que je venais de recevoir sur lui, et je lui demandai le plus poliment que je pus s'il y aurait moyen d'avoir un déjeuner pour quatre personnes; puis, sur sa réponse affirmative, je priai Pietro de monter dans la voiture et d'aller chercher son notaire à Calvaruso.
Pendant que les côtelettes rôtissaient et que Pietro roulait, nous descendîmes jusqu'au bord de la mer. De la plage de Bauso, la vue est délicieuse. De ces côtes, le cap Blanc s'avance plat et allongé dans la mer; de l'autre côté les monts Pelore se brisent au-dessus des flots à pic comme une falaise. Au fond, se découpent Vulcano, Lipari et Lisca-Bianca, au delà de laquelle s'élève et fume Stromboli.
Nous vîmes de loin la voiture qui revenait sur la route: deux personnes étaient dedans; Pietro avait donc trouvé son notaire: il eût été malhonnête de faire attendre le digne tabellion qui se dérangeait pour nous; nous reprîmes donc notre course vers l'hôtel, où nous arrivâmes au moment même où la voiture s'arrêtait.
Pietro me présenta il signor don Cesare Alletto, notaire à Calvaruso. Non-seulement le brave homme apportait toutes les traditions orales dont il était l'interprète, mais encore une partie des papiers relatifs à la procédure qui avait conduit à la potence l'illustre bandit dont je comptais me faire le biographe.
Le déjeuner était prêt: maître Guiga s'était surpassé, et je commençai à penser comme Pietro, qu'il n'était pas si coupable qu'on le faisait et que c'était un peccato que d'avoir tourmenté un aussi brave homme.
Après le déjeuner, don Cesare Alletto nous demanda si nous désirions d'abord entendre l'histoire des prouesses de Pascal Bruno, ou visiter avant tout le théâtre de ces prouesses: nous lui répondîmes que, chronologiquement, il nous semblait que l'histoire devait passer la première, attendu que, lhistoire racontée, chaque détail subséquent deviendrait plus intéressant et plus précieux.
Nous commençâmes donc par l'histoire.
Pascal Bruno était fils de Giuseppe Bruno; Giuseppe Bruno avait six frères.
Pascal Bruno avait trois ans, lorsque son père, né sur les terres du prince de Montcada Paterno, vint s'établir à Bauso, village dans les environs duquel demeuraient ses six frères, et qui appartenait au comte de Castel-Novo.
Malheureusement Giuseppe Bruno avait une jolie femme, et le prince de Castel-Novo était fort appréciateur des jolies femmes; il devint amoureux de la mère de Pascal, et lui fit des offres qu'elle refusa. Le comte de Castel-Novo n'avait pas l'habitude d'essuyer de pareils refus dans ses domaines, où chacun, hommes et femmes, allaient au-devant de ses désirs. Il renouvela ses offres, les doubla, les tripla sans rien obtenir. Enfin, sa patience se lassa, et, sans songer qu'il n'avait aucun droit sur la femme de Giuseppe, puisqu'elle n'était pas même née sur ses terres, un jour que son mari était absent, il la fit enlever par quatre hommes, la fit conduire à sa petite maison et la viola. C'était sans doute un grand honneur qu'il faisait à un pauvre diable comme Giuseppe Bruno que de descendre jusqu'à sa femme; mais Giuseppe avait l'esprit fait autrement que les autres: il ne fit pas un reproche à la pauvre femme, mais il alla s'embusquer sur le chemin du comte de Castel-Novo, et comme il passait auprès de lui il lui allongea, au-dessous de la sixième côte gauche, un coup de poignard dont il mourut deux heures après, ce qui lui donna peu de temps pour se réconcilier avec Dieu, mais ce qui lui en donna assez pour nommer son meurtrier.
Giuseppe Bruno prit la fuite, et se réfugia dans la montagne, où ses six frères lui portaient à manger chacun à son tour: on sut cela, et on les arrêta tous les six comme complices du meurtre du comte. Giuseppe, qui ne voulait pas que ses frères payassent pour lui, écrivit qu'il était prêt à se livrer si l'on voulait relâcher ses frères. On le lui promit, il se livra, fut pendu, et ses frères envoyés aux galères. Ce n'était pas là précisément l'engagement que l'on avait pris avec Giuseppe; mais s'il fallait que les gouvernements tinssent leurs engagements avec tout le monde, on comprend que cela les mènerait trop loin.
La pauvre mère resta donc au village de Bauso avec le petit Pascal Bruno, alors âgé de cinq ans; mais comme selon l'habitude, et pour guérir par l'exemple, on avait exposé la tête de Giuseppe dans une cage de fer, et que ce spectacle lui était trop pénible, un jour elle prit son enfant par la main et disparut dans la montagne. Quinze ans se passèrent sans qu'on entendît reparler ni de l'un ni de l'autre.
Au bout de ce temps Pascal reparut. C'était un beau jeune homme de vingt et un à vingt-deux ans, au visage sombre, à l'accent rude, à la main prompte, et dont la vie sauvage avait singulièrement accru la force et l'adresse naturelles. A part cet air de tristesse répandu sur ses traits, il paraissait avoir complétement oublié la cause qui lui avait fait quitter Bauso: seulement, quand il passait devant la cage où était exposée la tête de son père, il courbait le front pour ne pas la voir, et devenait plus pâle encore que d'habitude. Au reste, il ne recherchait aucune société, ne parlait jamais le premier à personne, se contentait de répondre si on lui adressait la parole et vivait seul dans la maison qu'avait habitée sa mère et qui était restée fermée quinze ans.
Personne n'avait rien compris à son retour, et l'on se demandait ce qu'il revenait faire dans un pays dont tant de souvenirs douloureux devaient l'éloigner, lorsque le bruit commença de se répandre qu'il était amoureux d'une jeune fille nommée Térésa, qui était la sœur de lait de la jeune comtesse Gemma, fille du comte de Castel-Novo. Ce qui avait donné quelque créance à ce bruit, c'est qu'un jeune homme du village, revenant une nuit de faire une visite à sa maîtresse, l'avait vu descendre par-dessus le mur du jardin attenant à la maison qu'habitait Térésa. On compara alors l'époque du retour de Térésa, qui habitait ordinairement Palerme, dans le village de Bauso, avec celle de l'apparition de Pascal, et l'on s'aperçut que le retour de l'une et l'apparition de l'autre avaient eu lieu dans la même semaine; mais surtout, ce qui ôta jusqu'au dernier doute sur l'intelligence qui existait entre les deux jeunes gens, c'est que Térésa étant retournée à Palerme, le lendemain de son départ Pascal avait disparu, et que la porte de la maison maternelle était fermée de nouveau, comme elle l'avait été pendant quinze ans.
Trois ans s'écoulèrent sans qu'on sût ce qu'il était devenu, lorsqu'un jour (ce jour était celui de la fête du village de Bauso) on le vit reparaître tout à coup avec le costume des riches paysans calabrais, c'est-à-dire le chapeau pointu avec un ruban pendant sur l'épaule, la veste de velours à boutons d'argent ciselés, la ceinture de soie aux mille couleurs, qui se fabrique à Messine, la culotte de velours avec ses boucles d'argent, et la guêtre de cuir ouverte au mollet. Il avait une carabine anglaise sur l'épaule, et il était suivi de quatre magnifiques chiens corses.
Parmi les divers amusements qu'avait réunis ce jour solennel, il y en avait un que l'on retrouve presque toujours en Sicile. En pareille occasion, c'était un prix au fusil. Or, par une vieille habitude du pays, tous, les ans cet exercice avait lieu en face des hautes Murailles du château, aux deux tiers desquelles blanchissait depuis vingt ans, dans sa cage de fer, le crâne de Giuseppe Bruno.
Pascal s'avança au milieu d'un silence général. Chacun, en l'apercevant si bien armé et si bien escorté, avait compris, à part soi, qu'il allait se passer quelque chose d'étrange. Cependant rien n'indiqua de la part du jeune homme une intention hostile quelconque. Il s'approcha de la barraque où l'on vendait les balles, en acheta une qu'il mesura au calibre de sa carabine, puis il alla se ranger parmi les tireurs, et là il chargea son arme avec les méticuleuses précautions que les tireurs ont l'habitude d'employer en pareil cas.
On suivait un ordre alphabétique, chacun était appelé à son rang et tirait une balle. On pouvait en acheter jusqu'à six; mais, quel que fût le nombre qu'on achetât, il fallait acheter ce nombre d'une seule fois, sinon il n'était pas permis d'en reprendre. Pascal Bruno, n'ayant acheté qu'une balle, n'avait donc qu'un seul coup à tirer; mais, quoiqu'il ne se fût fait à lui-même qu'une bien faible chance, l'inquiétude n'en était pas moins grande parmi les autres tireurs qui connaissaient son adresse devenue presque proverbiale dans tout le canton.
On en était à l'N quand Bruno arriva; on épuisa donc toutes tes lettres de l'alphabet avant d'arriver à lui; puis on recommença par l'A, puis on appela le B; Bruno se présenta.
Si le silence avait été grand lorsqu'on avait purement et simplement vu Bruno paraître, on comprend qu'il fut bien plus grand encore quand on le vit s'apprêter à donner une preuve publique de cette adresse dont on avait tant parlé, mais sans que personne cependant pût dire qu'il la lui eût vue exercer. Le jeune homme s'avança donc suivi de tous les regards jusqu'à la corde qui marquait la limite, et, sans paraître remarquer qu'il fût l'objet de l'attention générale, il s'assura sur sa jambe droite, fit un mouvement pour bien dégager ses bras, appuya son fusil à son épaule, et commença de prendre son point de mire du bas en haut.
On comprend avec quelle anxiété les rivaux de Pascal Bruno suivirent, à mesure qu'il se levait, le mouvement du canon du fusil. Bientôt il arriva à la hauteur du but, et l'attention redoubla; mais, au grand étonnement de l'assemblée, Pascal continua de lever le bout de sa carabine, et à chercher un autre point de mire; arrivé dans la direction de la cage de fer, il s'arrêta, resta un instant immobile comme si lui et son arme étaient de bronze; enfin, le coup si long-temps attendu se fit entendre, et le crâne enlevé de sa cage de fer tomba au pied de la muraille. Bruno enjamba aussitôt la corde, s'avança lentement et sans faire un pas plus vite que l'autre, vers ce terrible trophée de son adresse, le ramassa respectueusement, et sans se retourner une seule fois vers ceux qu'il laissait stupéfaits de son action, il prit le chemin de la montagne.
Deux jours après, le bruit d'un autre événement dans lequel Bruno avait joué un rôle aussi inattendu et plus tragique encore que celui qu'il venait de remplir, se répandit dans toute la Sicile. Térésa, cette jeune sœur de lait de la comtesse de Castel-Novo, dont nous avons déjà parlé, venait d'épouser un des campieri du vice-roi, lorsque le soir même, du mariage, et comme les jeunes époux allaient ouvrir le bal par une tarentelle, Bruno, une paire de pistolets à la ceinture, s'était tout à coup trouvé au milieu des danseurs. Alors il s'était avancé vers la mariée, et, sous prétexte qu'elle lui avait promis de danser avec lui avant de danser avec aucun autre, il avait voulu que le mari lui cédât sa place. Le mari, pour toute réponse, avait tiré son couteau; mais Pascal, d'un coup de pistolet, l'avait étendu roide mort; alors, son second pistolet à la main, il avait forcé la jeune femme, pâle et presque mourante, à danser la tarentelle près du cadavre de son mari; enfin, au bout de quelques secondes, ne pouvant plus supporter le supplice qui lui était imposé en punition de son parjure, Térésa était tombée évanouie.
Alors Pascal avait dirigé contre elle le canon du second pistolet, et chacun avait cru qu'il allait achever la pauvre femme; mais, songeant sans doute que dans sa situation la vie était plus cruelle que la mort, il avait laissé retomber son bras, avait désarmé son pistolet, l'avait repassé dans sa ceinture et était disparu sans que personne essayât même de faire un mouvement pour l'arrêter.
Cette nouvelle, à laquelle on hésitait d'abord à croire, fut bientôt confirmée par le vice-roi lui-même qui, furieux de la mort d'un de ses plus braves serviteurs, donna les ordres les plus sévères pour que Pascal Bruno fût arrêté. Mais c'était chose plus facile à ordonner qu'à faire; Pascal Bruno s'était fait bandit, mais bandit à la manière de Karl Moor, c'est-à-dire bandit pour les riches et pour les puissants, envers lesquels il était sans pitié; tandis qu'au contraire les faibles et les pauvres étaient sûrs de trouver en lui un protecteur ou un ami. On disait que toutes les bandes disséminées jusque-là dans la chaîne de montagnes qui commence à Messine et s'en va mourir à Trapani, s'étaient réunies à lui et l'avaient nommé leur chef, ce qui le mettait presque à la tête d'une armée; et cependant, toutes les fois qu'on le voyait, il était toujours seul, armé de sa carabine et de ses pistolets, et accompagné de ses quatre chiens corses.
Depuis que Pascal Bruno, en se livrant au nouveau genre de vie qu'il exerçait à cette heure, s'était rapproché de Bauso, l'intendant, qui habitait le petit château de Castel-Novo dont il régissait les biens au compte de la jeune comtesse Gemma, s'était retiré à Cefalu, de peur qu'enveloppé dans quelque vengeance du jeune homme irrité il ne lui arrivât malheur. Le château était donc resté fermé comme la maison de Giuseppe Bruno, lorsqu'un jour un paysan, en passant devant ses murailles, vit toutes les portes ouvertes et Bruno accoudé à l'une de ses fenêtres.
Quelques jours après, un autre paysan rencontra Bruno: le pauvre diable, quoique sa récolte eût complétement manqué, portait sa redevance à son seigneur; cette redevance était de cinquante onces, et, pour arriver à amasser cette somme, il laissait sa femme et ses enfants presque sans pain. Bruno alors lui dit d'aller s'acquitter avant tout avec son seigneur, et de revenir le retrouver, lui Bruno, le surlendemain à la même place. Le paysan continua sa route à moitié consolé, car il y avait dans la voix du bandit un accent de promesse auquel il ne s'était pas trompé.
En effet, le surlendemain, lorsqu'il se trouva au rendez-vous, Bruno s'approcha de lui et lui remit une bourse; cette bourse contenait vingt-cinq onces, c'est-à-dire la moitié de la redevance. C'était une remise qu'à la prière de Bruno, et l'on savait que les prières de Bruno étaient des ordres, le propriétaire avait consenti à faire.
Quelque temps après, Bruno entendit raconter que le mariage d'un jeune homme du village ne pouvait se faire avec une jeune fille que le jeune homme aimait, parce que la jeune fille avait quelque fortune et que son père exigeait que son futur époux apportât à peu près autant qu'elle dans la communauté, c'est-à-dire cent onces. Le jeune homme se désespérait, il voulait s'engager dans les troupes anglaises, il voulait se faire pêcheur de corail, il avait encore mille autres projets aussi insensés que ceux-là; mais ces projets, au lieu de le rapprocher de sa maîtresse, ne tendaient tous qu'à l'en éloigner. Un jour on vit Bruno descendre de sa petite forteresse, traverser le village et entrer chez le pauvre amoureux; il resta enfermé une demi-heure à peu près avec lui, et le lendemain le jeune homme se présenta chez le père de sa maîtresse avec les cent onces que celui-ci exigeait. Huit jours après, le mariage eut lieu.
Enfin, un incendie dévora un jour une partie du village et réduisit à la mendicité tous les malheureux qui avaient été sa victime. Huit jours après, un convoi d'argent, qui allait de Palerme à Messine, fut enlevé, entre Mistretta et Tortorico, et deux des gendarmes qui l'accompagnaient tués sur la place. Le lendemain de cet événement, chaque incendié reçut cinquante onces de la part de Pascal Bruno.
On comprend que, par de pareils moyens, répétés presque tous les jours, Pascal Bruno amassait une somme de reconnaissance qui lui rapportait ses intérêts en sécurité; en effet, il ne se formait pas une entreprise contre Pascal Bruno, que, par le moyen des paysans, il n'en fût averti à l'instant même, et cela sans que les paysans eussent besoin d'aller au château, ou que Bruno eût besoin de descendre au village. Il suffisait d'un air chanté, d'un petit drapeau arboré au haut d'une maison, d'un signal quelconque enfin, auquel la police ne pouvait rien distinguer, pour que Bruno, averti à temps, se trouvât, grâce à son petit cheval du val de Noto, moitié sicilien, moitié arabe, à vingt-cinq lieues de l'endroit où on l'avait vu la veille et où on croyait le trouver le lendemain. Tantôt encore, comme me l'avait dit Pietro, il courait jusqu'au rivage, descendait dans la première barque venue, et passait ainsi deux ou trois jours avec les pêcheurs qui, largement récompensés par lui, n'avaient garde de le trahir; alors il abordait sur quelque point du rivage où l'on était loin de l'atteindre, gagnait la montagne, faisait vingt lieues dans sa nuit, et se retrouvait le lendemain, après avoir laissé un souvenir quelconque de son passage à l'endroit le plus éloigné de sa course nocturne, dans sa petite forteresse de Castel-Novo. Cette rapidité de locomotion faisait alors circuler de singuliers bruits: on racontait que Pascal Bruno, pendant une nuit d'orage, avait passé un pacte avec une sorcière, et que, moyennant son âme que le bandit lui avait donnée en retour, elle lui avait donné la pierre qui rend invisible et le balai ailé qui transporte en un instant d'un endroit à un autre. Pascal, comme on le comprend bien, encourageait ces bruits qui concouraient à sa sûreté; mais comme cette faculté de locomotion et d'invisibilité ne lui paraissait pas encore assez rassurante, il saisit l'occasion qui se présenta de faire croire encore à celle d'invulnérabilité.