Kitabı oku: «Le chevalier d'Harmental», sayfa 7
Chapitre 10
Pendant ce temps, D'Harmental s'était assis devant son épinette, et tapait dessus de son mieux; le marchand y avait mis une sorte de conscience et lui avait envoyé un instrument à peu près d'accord, de sorte que le chevalier s'aperçut qu'il faisait merveille, et commença à croire qu'il était né avec le génie de la musique, et qu'il ne lui avait manqué jusqu'alors qu'une circonstance comme celle où il se trouvait pour que ce génie se développât. Sans doute il y avait quelque chose de vrai au fond de tout cela, car au milieu d'une trille des plus éblouissantes, il vit, de l'autre coté de la rue, cinq petits doigts qui soulevaient délicatement le rideau pour reconnaître d'où venait cette harmonie inaccoutumée. Malheureusement, à la vue de ces petits doigts, le chevalier oublia sa musique, se retourna vivement sur son tabouret dans l'espérance d'apercevoir une figure derrière la main. Cette manœuvre, mal calculée le perdit. La maîtresse de la petite chambre surprise en flagrant délit de curiosité, laissa retomber le rideau. D'Harmental, blessé de cette pruderie, s'en alla fermer sa fenêtre, et pendant, tout le reste de la journée il bouda sa voisine.
La soirée se passa à dessiner, à lire et à jouer du clavecin. Le chevalier n'aurait jamais cru qu'il y avait tant de minutes dans une heure, et tant d'heures dans un jour. À dix heures du soir, il sonna le concierge afin de lui donner ses ordres pour le lendemain. Mais le concierge ne répondit pas: il était couché depuis longtemps. Madame Denis avait dit vrai: sa maison était une maison tranquille. D'Harmental apprit alors qu'il y avait des gens qui se mettaient au lit au moment où il avait l'habitude de monter en voiture pour commencer ses visites. Cela lui donna fort à penser sur les mœurs étranges de cette classe infortunée de la société qui, ne connaissait ni l'Opéra ni les petits soupers, et qui dormait la nuit et veillait le jour. Il pensa qu'il fallait venir dans la rue du Temps-Perdu pour voir de pareilles choses, et il se promit bien d'en égayer ses amis quand il pourrait leur raconter cette singularité.
Cependant une chose lui fit plaisir, c'est que sa voisine veillait comme lui: cela indiquait en elle un esprit supérieur à celui des vulgaires habitants de la rue du Temps-Perdu. D'Harmental croyait encore que l'on ne veillait que parce qu'on n'avait pas envie de dormir ou parce que l'on avait envie de s'amuser. Il oubliait ceux qui veillent parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement.
À minuit, la lumière s'éteignit dans la chambre en face, et d'Harmental à son tour se décida à se coucher.
Le lendemain, à huit heures, l'abbé Brigaud était chez lui; il présenta à Harmental le second rapport de la police secrète du prince de Cellamare.
Celui-ci était conçu en ces termes:
«Trois heures du matin.
Vu la conduite régulière qu'il a menée hier, M. le régent a donné l'ordre qu'on le réveillât à neuf heures.
Il recevra quelques personnes désignées à son lever.
De dix heures à midi, il y aura audience publique.
De midi à une heure, M. le régent travaillera à ses espionnages avec La Vrillière et Leblanc.
De une heure à deux, il ouvrira les lettres avec Torcy.
À deux heures et demie, il passera au conseil de régence et fera visite au roi.
À trois heures, il se rendra au jeu de courte paume de la rue de Seine, pour soutenir avec Brancas et Canillac un défi contre le duc de Richelieu, le marquis de Broglie et le comte de Gacé.
À six heures, il ira souper au Luxembourg chez madame la duchesse de Berry; et il y passera la soirée.
De là, il reviendra, sans gardes, au Palais-Royal, à moins que la duchesse de Berry ne lui donne une escorte des siens.»
– Peste! sans gardes, mon cher abbé. Que pensez-vous de cela? dit d'Harmental tout en se mettant à sa toilette. Est-ce que l'eau ne vous en vient pas à la bouche?
– Sans gardes, oui, répondit l'abbé; mais avec des coureurs, mais avec des piqueurs, mais avec un cocher, tous gens, qui se battent très peu, il est vrai, mais qui crient très haut. Oh! patience, patience, mon jeune ami! Vous êtes donc bien pressé d'être grand d'Espagne?
– Non, mon cher abbé; mais, je suis pressé de ne pas vivre dans une mansarde où tout me manque et où je suis obligé de faire ma toilette tout seul, comme vous voyez. Vous croyez donc que ce n'est rien que de se coucher à dix heures le soir et de s'habiller sans valet de chambre le matin?
– Oui, mais, vous avez de la musique, reprit l'abbé.
– Ah! en effet, dit d'Harmental. L'abbé, ouvrez donc ma fenêtre, je vous prie, que l'on voie que je reçois, bonne compagnie. Cela me fera honneur auprès de mes voisins.
– Tiens, tiens, tiens! dit l'abbé en faisant ce dont le priait le chevalier; mais ce n'est pas mal du tout, cela.
– Comment! pas mal, reprit à son tour d'Harmental, mais c'est très bien au contraire: c'est de l'Armide, par dieu! Le diable m'emporte si je croyais trouver cela au quatrième étage, et rue du Temps-Perdu!
– Chevalier, je vous prédis une chose, dit l'abbé: c'est que, pour peu que la chanteuse soit jeune et jolie, nous aurons dans huit jours autant de peine à vous faire sortir d'ici que nous en avons maintenant à vous y faire rester.
– Mon cher abbé, répondit d'Harmental en secouant la tête, si votre police était aussi bien faite que celle du prince de Cellamare, vous sauriez que je suis guéri de l'amour pour longtemps; et la preuve, la voici: ne croyez pas que je passe mes journées à soupirer, je vous prierai donc, en descendant, de m'envoyer quelque chose comme un pâté et une douzaine de bouteilles d'excellents vins. Je m'en rapporte à vous: je sais que vous êtes connaisseur; d'ailleurs, envoyées par vous, elles témoigneront d'une attention de tuteur; achetées par moi, elles témoigneraient d'une débauche de pupille, et j'ai ma réputation provinciale à garder à l'endroit de madame Denis.
– C'est juste; je ne vous demande pas pourquoi faire; je m'en rapporte à vous.
– Et vous avez raison, mon cher abbé; c'est pour le bien de la cause.
– Dans une heure, le pâté et le vin seront ici.
– Quand vous reverrai-je?
– Demain probablement.
– Ainsi donc, à demain.
– Vous me renvoyez?
– J'attends quelqu'un.
– Toujours pour la bonne cause?
– Je vous en réponds. Allez, et que Dieu vous garde!
– Restez, et que le diable ne vous tente pas! Souvenez-vous que c'est la femme qui nous a fait chasser tous autant que nous sommes du paradis terrestre. Défiez-vous de la femme!
– Amen! dit le chevalier en faisant, de la main un dernier signe à l'abbé Brigaud.
En effet, comme l'avait remarqué le bon abbé, d'Harmental avait hâte qu'il fût parti. Son grand amour pour la musique, qu'il avait découvert de la veille seulement, avait fait de tels progrès qu'il était désireux de n'être distrait en rien de ce qu'il venait d'entendre. Autant que le permettait cette maudite fenêtre toujours fermée, ce qui parvenait au chevalier, tant de l'instrument que de la voix, révélait dans sa voisine une excellente musicienne: le doigté était savant, la voix était douce quoique étendue, et avait, dans les cordes hautes, de ces vibrations profondes qui répondent au cœur. Aussi, après un passage très difficile et parfaitement exécuté, d'Harmental ne put-il s'empêcher de battre des mains et de crier bravo. Par, malheur encore, ce triomphe auquel dans sa solitude, elle n'était point habituée, au lieu d'encourager la musicienne, l'intimida sans doute, à un tel point que, clavecin et voix, tout s'arrêta à l'instant même et que le silence succéda immédiatement à la mélodie pour laquelle le chevalier avait si imprudemment manifesté son enthousiasme.
En échange, il vit s'ouvrir la porte de la chambre au-dessus, qui, comme nous l'avons dit, donnait sur la terrasse. Il en sortit d'abord, une main étendue qui visiblement interrogeait le temps. La réponse du temps fut rassurante, selon toute vraisemblance, car la main fut presque aussitôt suivie d'une tête coiffée d'un petit bonnet d'indienne serré sur le front par un ruban de soie gorge de pigeon, et la tête à son tour ne précéda que de quelques instants un avant-corps, couvert d'une espèce de robe de chambre en façon de camisole et de la même étoffe que le bonnet. Cela ne permettait point encore au chevalier de reconnaître bien précisément à quel sexe appartenait l'individu qui semblait avoir tant de peine à se hasarder à l'air du matin. Enfin une espèce de rayon de soleil ayant glissé entre deux nuages, encouragea, à ce qu'il paraît, le timide locataire de la terrasse, qui se détermina à sortir tout à fait. D'Harmental reconnut alors, à sa culotte courte de velours noir et à ses bas chinés, que le personnage qui venait d'entrer en scène était du sexe masculin.
C'était l'horticulteur dont nous avons parlé.
Le mauvais temps des jours précédents l'avait sans doute privé de sa promenade matinale, et l'avait empêché de donner à son jardin ses soins accoutumés, car il commença à le parcourir avec une inquiétude visible d'y trouver quelque accident produit par le vent et par la pluie; mais après une visite minutieuse du jet d'eau, de la grotte et du berceau, qui étaient les trois principaux ornements, l'excellente figure de l'horticulteur s'éclaira d'un rayon de joie comme le temps venait de faire d'un rayon de soleil. Il s'était aperçu non seulement que toute chose était à sa place, mais encore que son réservoir était plein à déborder. Il crut donc pouvoir se donner le plaisir de faire jouer ses eaux, prodigalité qu'ordinairement, à l'instar du roi Louis XIV, il ne se permettait que le dimanche. Il tourna un robinet, et la gerbe hebdomadaire s'éleva majestueusement à la hauteur de quatre ou cinq pieds.
Le bonhomme en eut une joie si grande qu'il se mit à chanter le refrain d'une vieille chanson pastorale avec laquelle d'Harmental avait été bercé, et que tout en répétant:
Laissez-moi aller,
Laissez-moi jouer,
Laissez-moi aller jouer sous la coudrette,
Il courut à sa fenêtre et appela deux fois à haute voix:
– Bathilde! Bathilde!
Le chevalier comprit alors qu'il y avait une communication architecturale entre la chambre du cinquième et celle du quatrième, et une relation quelconque entre l'horticulteur et la musicienne. Or, comme il pensa que, vu la modestie dont elle venait de lui donner une preuve, la musicienne, s'il restait à sa fenêtre, pourrait bien ne pas monter sur la terrasse, il referma sa croisée d'un air d'insouciance parfaite, tout en ayant soin de se ménager derrière le rideau une petite ouverture par laquelle il pouvait tout voir sans être vu.
Ce qu'il avait prévu arriva. Au bout d'un instant, une charmante tête de jeune fille parut dans l'encadrement de la fenêtre; mais comme sans doute le terrain sur lequel s'était hasardé avec tant de courage celui qui l'avait appelée était trop humide, elle ne voulut point aller plus loin. La petite levrette non moins craintive que sa maîtresse, resta près d'elle, ses pattes blanches posées sur le rebord de la fenêtre, et secouant la tête en signe de négation à toutes les instances qui lui furent faites pour l'attirer plus loin que sa maîtresse ne voulait aller.
Cependant il s'établit un dialogue de quelques minutes entre le bonhomme et la jeune fille. D'Harmental eut donc le loisir de l'examiner avec d'autant moins de distraction que sa fenêtre étant fermée lui permettait de voir sans entendre.
Elle paraissait arrivée à cet âge délicieux de la vie où la femme, passant de l'enfance à la jeunesse, sent tout fleurir dans son cœur et sur son visage, sentiment, grâce et beauté. Au premier coup d'œil, on voyait qu'elle n'avait pas moins de seize ans, mais pas plus de dix-huit. Il existait en elle un singulier mélange de deux races: elle avait les cheveux blonds, le teint mat et le col ondoyant d'une Anglaise, avec les yeux noirs, les lèvres de corail et les dents de perles d'une Espagnole. Comme elle ne mettait ni blanc ni rouge, et comme à cette époque la poudre commençait à peine à être de mode, et d'ailleurs était réservée aux têtes aristocratiques, son teint éclatait de sa propre fraîcheur, et rien ne ternissait la délicieuse nuance de sa chevelure. Le chevalier resta comme en extase. En effet, il n'avait vu dans sa vie que deux genres de femmes: les grosses et rondes paysannes du Nivernais, avec leurs gros pieds, leurs grosses mains, leurs jupons courts et leurs chapeaux en cor de chasse, et les femmes de l'aristocratie parisienne, belles sans doute, mais de cette beauté étiolée par les veilles, par le plaisir, par cette transposition de la vie qui les fait ce que seraient des fleurs qui ne verraient du soleil que quelques rares rayons, et à qui l'air vivifiant du matin et du soir n'arriverait qu'à travers les vitres d'une serre chaude. Il ne connaissait donc pas ce type bourgeois, ce type intermédiaire, si on peut le dire, entre la haute société et la population des campagnes, qui a toute l'élégance de l'une et toute la fraîche santé de l'autre. Aussi, comme nous l'avons dit, resta-t-il cloué à sa place, et longtemps après que la jeune fille était rentrée, avait-il les yeux encore fixés sur la fenêtre où était apparue cette délicieuse vision.
Le bruit de sa porte qui s'ouvrait le tira de son extase: c'étaient le pâté et le vin de l'abbé Brigaud qui faisaient leur entrée solennelle dans la mansarde du chevalier. La vue de ces provisions lui rappela qu'il avait pour le moment autre chose à faire que de se livrer à la vie contemplative, et qu'il avait donné, pour affaire d'une bien grande importance, rendez-vous au capitaine Roquefinette. En conséquence, il tira sa montre, et il s'aperçut qu'il était dix heures, du matin. C'était, on s'en souvient, l'heure convenue. Il donna congé au porteur des comestibles aussitôt qu'il les eut déposés sur la table, se chargea lui-même du reste du service, afin de n'avoir pas besoin d'immiscer le concierge dans ses petites affaires, et, ouvrant de nouveau sa fenêtre, il se mit à guetter l'apparition du capitaine Roquefinette.
Chapitre 11
Il était à peine à son observatoire qu'il aperçut le digne capitaine qui débouchait par la rue du Gros-Chenet, le nez au vent, la main sur la hanche, et avec l'allure martiale et décidée d'un homme qui, comme le philosophe grec, sent qu'il porte tout avec soi. Son chapeau, thermomètre auquel ses familiers pouvaient reconnaître l'état secret des finances de son maître, et qui dans les jours de fortune était posé aussi carrément sur sa tête qu'une pyramide l'est sur sa base, son chapeau avait repris cette miraculeuse inclinaison qui avait tant frappé le baron de Valef, et grâce à laquelle une de ses trois cornes touchait presque l'épaule droite, tandis que la corne parallèle aurait pu donner à Franklin quarante ans plus tôt, si Franklin eût rencontré le capitaine, la première idée du paratonnerre. Arrivé au tiers de la rue, il leva la tête, ainsi que la chose était convenue, et juste au-dessus de lui il remarqua le chevalier. Celui qui attendait et celui qui était attendu échangèrent un signe, et le capitaine, ayant calculé ses distances avec un coup d'œil tout stratégique, et reconnu la porte qui devait correspondre à la fenêtre, franchit le seuil de la paisible maison de madame Denis avec le même air de familiarité que si c'était celui d'une taverne. Le chevalier, de son côté, referma sa croisée et tira devant elle les rideaux avec le plus grand soin. Était-ce pour n'être point vu avec le capitaine par sa belle voisine?
Était-ce pour que le capitaine ne la vît pas elle-même?
Au bout d'un instant, d'Harmental entendit les pas du capitaine et le bruit de son épée, l'illustre Colichemarde, qui battait contre les barres de l'escalier. Arrivé au troisième, comme la lumière qui venait d'en bas n'était alimentée par aucun autre jour, le capitaine se trouva fort embarrassé, ne sachant pas s'il devait s'arrêter ou passer outre. Aussi, après avoir toussé de la façon la plus significative, voyant que cet appel était resté incompris de celui qu'il cherchait:
– Morbleu! dit-il, chevalier, comme vous ne m'avez probablement pas fait venir pour que je me casse le cou, ouvrez votre porte ou chantez, que je sois guidé par la lumière du ciel ou par le son de votre voix. Autrement, je suis perdu, ni plus ni moins que Thésée dans le Labyrinthe.
Et le capitaine se mit à chanter lui-même à tue-tête:
Belle Ariane, je vous prie,
Prêtez-moi votre peloton,
Tonton, tonton, tontaine tonton.
Le chevalier courut à la porte et l'ouvrit.
– À la bonne heure, dit le capitaine, qui commençait à apparaître dans la demi-teinte. C'est que l'échelle de votre pigeonnier est noire en diable. Mais enfin me voilà, fidèle à la consigne, solide au poste, exact au rendez-vous. Dix heures sonnaient à la Samaritaine juste au moment où je passais sur le pont Neuf.
– Oui, vous êtes homme de parole, je le vois, dit le chevalier en tendant la main au capitaine; mais entrez vite: il est important que mes voisins ne fassent point attention à vous.
– En ce cas, je suis muet comme une tanche, répondit le capitaine. Au surplus, ajouta-t-il en montrant le pâté et les bouteilles qui couvraient la table, vous avez deviné, le véritable moyen de me fermer la bouche.
Le chevalier poussa la porte derrière le capitaine et mit le verrou.
– Ah! ah! Du mystère? Tant mieux! je suis pour les mystères, moi. Il y a presque toujours quelque chose à gagner avec les gens qui commencent par vous dire: chuuut! En tout cas, vous ne pouviez pas mieux vous adresser qu'à votre serviteur, continua le capitaine en revenant à son langage mythologique: vous voyez en moi le petit-fils d'Harpocrate, dieu du silence.
Ainsi ne vous gênez pas.
– C'est bien, capitaine, reprit d'Harmental, car je vous avoue que j'ai des choses assez importantes à vous dire pour réclamer d'avance votre discrétion.
– Elle vous est acquise, chevalier. Pendant que je donnais une leçon au petit Ravanne, je vous ai vu du coin de l'œil manier l'épée en amateur, et j'aime les gens braves. Et puis, en remerciement d'un petit service qui ne valait pas une chiquenaude, vous m'avez fait cadeau d'un cheval qui valait cent louis, et j'aime les gens généreux. Donc, puisque vous êtes deux fois mon homme, pourquoi ne serais-je pas une fois le vôtre?
– Allons, dit le chevalier, je vois que nous pourrons nous entendre.
– Parlez et je vous écoute, répondit le capitaine en prenant son air le plus grave.
– Vous m'écouterez mieux assis, mon cher hôte; mettons-nous à table et déjeunons.
– Vous prêchez comme saint Jean-Bouche-d'or, chevalier, dit le capitaine en détachant son épée et la posant avec son chapeau sur le clavecin; de sorte, continua-t-il en s'asseyant en face de d'Harmental, qu'il n'y a pas moyen d'être d'un autre avis que vous. Me voilà; commandez la manœuvre, et je l'exécute.
– Goûtez ce vin pendant que j'attaque le pâté.
– C'est juste, dit le capitaine: divisons nos forces et battons l'ennemi séparément, puis nous nous réunirons pour exterminer ce qui en restera.
Et, joignant l'application à la théorie, le capitaine saisit au collet la première bouteille venue, fit sauter le bouchon, et, s'étant versé une pleine rasade, il l'avala avec une telle facilité qu'on eût pu croire que la nature l'avait doué d'un mode de déglutition tout particulier. Mais aussi, il faut lui rendre justice, à peine le vin fut-il bu qu'il s'aperçut que la liqueur qu'il venait d'entonner si cavalièrement méritait un degré d'attention fort supérieur à celui qu'il lui avait accordé.
– Oh! oh! dit-il en faisant claquer sa langue et en reposant avec une lenteur pleine de respect son verre sur la table, qu'est-ce que je fais donc là? indigne que je suis! j'avale du nectar comme si c'était de la piquette, et cela au commencement d'un repas! Ah! continua-t-il, se versant un second verre de la même bouteille en secouant la tête, Roquefinette, mon ami, tu commences à te faire vieux. Il y a dix ans, à la première goutte qui aurait touché ton palais, tu aurais su à qui tu avais affaire, tandis que maintenant il te faut plusieurs essais pour connaître la valeur des choses. À votre santé, chevalier!
Et cette fois le capitaine, plus circonspect, avala lentement son second verre, se reprenant à trois fois pour le vider, et clignant des yeux en signe de satisfaction puis, quand il eut fini:
– C'est de l'Ermitage de 1702, l'année de la bataille de Friedlingen! Si votre fournisseur en a beaucoup comme celui-là, et s'il fait crédit, donnez moi son adresse: je lui promets une fière pratique!
– Capitaine, répondit le chevalier en faisant glisser une énorme tranche de pâté sur l'assiette de son convive, non seulement mon fournisseur fait crédit, mais encore à mes amis il le donne pour rien.
– Oh! l'honnête homme! s'écria le capitaine avec un ton pénétré. Et, après un instant de silence, pendant lequel un observateur superficiel aurait pu le croire absorbé par l'appréciation du pâté comme il l'avait été un instant auparavant par celle du vin, posant ses deux coudes sur la table, et regardant d'Harmental d'un air narquois entre son couteau et sa fourchette.
– Ainsi donc, mon cher chevalier, nous conspirons, et nous avons besoin pour réussir, à ce qu'il paraît, que ce pauvre capitaine Roquefinette nous donne un coup de main?
– Et qui vous a dit cela, capitaine? interrompit le chevalier, en tressaillant malgré lui.
– Qui m'a dit cela? Pardieu! la belle charade à deviner! Un homme qui donne des chevaux de cent louis, qui boit à son ordinaire du vin à une pistole la bouteille, et qui loge dans une mansarde de la rue du Temps Perdu, que diable voulez-vous qu'il fasse s'il ne conspire pas?
– Eh bien! capitaine, dit en riant d'Harmental, je ne ferai pas le discret: vous pourriez bien avoir deviné juste. Est-ce qu'une conspiration vous effraie? continua-t-il en versant à boire à son hôte.
– Moi, m'effrayer! Qui est-ce qui a dit qu'il y avait quelque chose au monde qui effrayait le capitaine Roquefinette?
– Ce n'est pas moi, capitaine, puisque sans vous connaître, à la première vue, aux premières paroles échangées, j'ai jeté les yeux sur vous pour vous offrir d'être mon second.
– Ah! c'est-à-dire que si vous êtes pendu à une potence de vingt pieds, je serai pendu à une potence de dix; voilà tout.
– Peste! capitaine, dit d'Harmental en lui versant de nouveau à boire, si l'on commençait, comme vous le faites, par envisager les choses sous leur mauvais côté on n'entreprendrait jamais rien.
– Parce que j'ai parlé de potence? répondit le capitaine. Mais cela ne prouve rien. Qu'est-ce que la potence au yeux du philosophe? Une des mille manières de sortir de la vie, et certainement une des moins désagréables. On voit bien que vous n'avez jamais regardé la chose en face, pour en faire le dégoûté. D'ailleurs, en faisant nos preuves, nous aurons le cou coupé, comme monsieur de Rohan. Avez-vous vu couper le cou à monsieur de Rohan? reprit le capitaine en regardant en face d'Harmental. C'était un beau jeune homme comme vous, de votre âge à peu près. Il avait conspiré, comme vous voulez le faire, mais la chose manqua. Que voulez-vous! tout le monde se trompe. On lui fit un bel échafaud noir; on lui permit de se tourner du côté de la fenêtre où était sa maîtresse; on lui coupa avec des ciseaux le col de sa chemise; mais le bourreau était un maladroit habitué à pendre et non pas à décapiter; de sorte qu'il fut obligé de s'y reprendre à trois fois pour lui trancher la tête; et encore n'en vint-il à bout qu'à l'aide d'un couteau qu'il tira de sa ceinture, et avec lequel il lui chicota si bien le cou qu'il parvint enfin à le détacher…
Allons, vous êtes un brave! continua le capitaine en voyant que le chevalier avait écouté sans sourciller les détails de cette horrible exécution. Touchez là, je suis votre homme. Contre qui conspirons-nous? Voyons est-ce contre monsieur le duc du Maine? Est-ce contre monsieur le duc d'Orléans? Faut-il casser l'autre jambe au boiteux? Faut-il crever l'autre œil au borgne? Me voilà.
Rien de tout cela, capitaine; et, s'il plaît à Dieu, il n'y aura pas de sang répandu.
– De quoi s'agit-il donc alors?
– Avez-vous jamais entendu parler de l'enlèvement du secrétaire du duc de Mantoue?
– De Matthioli?
– Oui.
– Pardieu! je connais l'affaire mieux que personne; je l'ai vu passer comme on le conduisait à Pignerol; c'est le chevalier de Saint-Martin et monsieur de Villebois qui ont fait le coup; à telles enseignes, qu'ils ont eu chacun trois mille livres, pour eux et pour leurs hommes.
– C'était assez médiocrement payé, dit avec dédain d'Harmental.
– Vous trouvez, chevalier? Cependant trois mille livres, c'est un joli denier.
– Alors, pour trois mille livres, vous vous seriez chargé de la chose?
– Je m'en serais chargé, répondit le capitaine.
– Mais si, au lieu d'enlever le secrétaire, on vous eût proposé d'enlever le duc?
– Alors, c'eût été plus cher.
– Mais vous eussiez accepté de même?
– Pourquoi pas? J'aurais demandé le double, voilà tout.
– Et si, en vous donnant le double, un homme comme moi vous eût dit: Capitaine, ce n'est point un danger obscur où je vous jette, enfant perdu, c'est une lutte dans laquelle je m'engage comme vous, où je mets comme vous mon nom, mon avenir, ma tête, qu'auriez-vous répondu à cet homme?
– Je lui eusse tendu la main comme je vous la tends. Maintenant, de qui s'agit-il?
Le chevalier remplit son verre et celui du capitaine.
– À la santé du régent, dit-il, et puisse-t-il arriver sans accident jusqu'à la frontière d'Espagne, comme Matthioli est arrivé à Pignerol!
– Ah! ah! dit le capitaine Roquefinette en levant son verre à la hauteur de l'œil. Puis, après une pause: – Et pourquoi pas? continua-t-il. Le régent n'est qu'un homme, après tout. Seulement, nous ne serons ni décapités ni pendus: nous serons roués. À un autre je dirais que c'est plus cher, mais pour vous, chevalier je n'ai pas deux prix. Vous me donnerez six mille livres, et je vous trouverai douze hommes bien résolus.
– Mais ces douze hommes, demanda vivement d'Harmental, croyez-vous pouvoir vous y fier?
– Est-ce qu'ils sauront seulement de quoi il est question! répondit le capitaine. Ils croiront qu'il s'agit d'un pari et voilà tout.
– Et moi, capitaine, dit d'Harmental en ouvrant un secrétaire et en y prenant un sac de mille pistoles, je vais vous prouver que je ne marchande pas avec mes amis. Voici deux mille livres en or; prenez-les en acompte si nous réussissons; si nous échouons, chacun tirera de son côté.
– Chevalier, répondit le capitaine en prenant le sac et en le pesant dans sa main avec un air d'indicible satisfaction, vous comprenez que je ne vous ferai pas l'injure de compter après vous. Et à quand la chose?
– Je n'en sais rien encore, mon cher capitaine; mais si vous avez trouvé le pâté supportable et le vin bon, et si vous voulez tous les jours me faire le plaisir de déjeuner avec moi, comme vous avez fait aujourd'hui, je vous tiendrai au courant.
– Il ne s'agit plus de cela, chevalier, dit le capitaine, et pour le moment, c'est fini de rire! Je ne serais pas plutôt venu trois jours de suite chez vous que la police de ce damné d'Argenson serait à nos trousses. Heureusement qu'il a affaire à aussi fin que lui, et qu'il y a longtemps que nous jouons aux barres ensemble. Non, non, chevalier, d'ici au moment d'agir, il faut nous voir le moins possible, ou plutôt ne pas nous voir du tout. Votre rue n'est pas longue, et comme elle donne d'un côté dans la rue du Gros-Chenet et de l'autre dans la rue Montmartre, je n'ai pas même besoin d'y passer. Tenez, continua-t-il en détachant son nœud d'épaule, prenez ce ruban. Le jour où il faudra que je monte, vous l'attacherez à un clou en dehors de la fenêtre. Je saurai ce que cela veut dire et je monterai.
– Comment! capitaine, dit d'Harmental en voyant son convive se lever et rajuster son épée, vous vous en aller sans achever la bouteille! Que vous a donc fait ce bon vin, que vous appréciiez tant tout à l'heure, et que vous avez l'air de mépriser maintenant?
– C'est justement parce que je l'apprécie toujours que je m'en sépare, et la preuve que je ne le méprise pas, ajouta-t-il en remplissant de nouveau son verre, c'est que je vais lui dire un dernier adieu. À votre santé, chevalier! Vous pouvez vous vanter d'avoir là de fier vin! Hum! Et maintenant, fini, c'est fini! Me voilà à l'eau pour jusqu'au lendemain du jour où j'aurai vu le ruban rouge flotter à la fenêtre. Tâchez que ce soit le plus tôt possible, attendu que l'eau est un liquide qui est diablement contraire à ma constitution.
– Mais pourquoi vous en allez-vous si vite?
– Parce que je connais le capitaine Roquefinette. C'est un bon enfant; mais quand il se trouve en face d'une bouteille, il faut qu'il boive, et quand il a bu, il faut qu'il parle. Or, si bien que l'on parle, souvenez-vous de ceci. Quand on parle trop, on finit toujours par dire quelque bêtise. Adieu, chevalier; n'oubliez pas le ruban ponceau; moi, je vais à nos affaires.
– Adieu, capitaine, dit d'Harmental; je vois avec plaisir que je n'ai pas besoin de vous recommander la discrétion.
Le capitaine fit avec le pouce de sa main droite un signe de croix sur sa bouche, enfonça son chapeau carrément sur sa tête, souleva l'illustre Colichemarde, de peur qu'elle fît quelque bruit en battant les murailles, et descendit l'escalier aussi silencieusement que s'il eût craint que chacun de ses pas eût un écho à l'hôtel d'Argenson.