Kitabı oku: «Le Collier de la Reine, Tome II», sayfa 9
«Ma toute chère, ce soir à onze heures, quand votre jaloux sera parti, vous descendrez, vous tirerez les verrous, et vous vous trouverez dans les bras de celle qui se dit votre tendre amie.»
Oliva frissonna de joie plus qu'elle n'avait jamais fait aux plus tendres billets de Gilbert, dans le printemps des premières amours et des premiers rendez-vous.
Elle descendit à onze heures sans avoir remarqué aucun soupçon chez le comte. Elle trouva en bas Jeanne qui l'étreignit tendrement, la fit monter dans un carrosse arrêté au boulevard et, tout étourdie, toute palpitante, toute enivrée, fit avec son amie une promenade de deux heures, pendant lesquelles secrets, baisers, projets d'avenir s'échangèrent sans relâche entre les deux compagnes.
Jeanne conseilla la première à Oliva de rentrer, pour n'éveiller aucun soupçon chez son protecteur. Elle venait d'apprendre que ce protecteur était Cagliostro. Elle redoutait le génie de cet homme, et ne voyait de sûreté pour ses plans que dans le plus profond mystère.
Oliva s'était livrée sans réserve: Beausire, la police, elle avait tout avoué.
Jeanne s'était donnée pour une fille de qualité, vivant avec un amant à l'insu de sa famille.
L'une savait tout, l'autre ignorait tout; telle était l'amitié jurée entre ces deux femmes.
À dater de ce jour, elles n'eurent plus besoin de l'arbalète, ni même du fil, Jeanne avait sa clef. Elle faisait descendre Oliva selon son caprice.
Un souper fin, une furtive promenade étaient les appâts auxquels Oliva se laissait toujours prendre.
– Monsieur de Cagliostro ne découvre-t-il rien? demandait Jeanne, inquiète parfois.
– Lui! en vérité, je lui dirais qu'il ne voudrait pas me croire, répondait Oliva.
Huit jours de ces escapades nocturnes firent une habitude, un besoin et bien plus un plaisir. Au bout de huit jours, le nom de Jeanne se trouvait sur les lèvres d'Oliva bien plus souvent que ne s'y était jamais trouvé celui de Gilbert et celui de Beausire.
Chapitre LXV
Le rendez-vous
À peine monsieur de Charny était-il arrivé dans ses terres, et renfermé chez lui après les premières visites, que le médecin lui ordonna de ne plus recevoir personne, et de garder l'appartement, consigne qui fut exécutée avec une telle rigueur, que pas un habitant du canton n'aperçut plus le héros de ce combat naval qui avait fait tant de bruit par toute la France, et que les jeunes filles essayaient toutes de voir, parce qu'il était notoirement brave, et qu'on le disait beau.
Charny n'était pourtant pas aussi malade de corps qu'on le disait. Il n'avait de mal qu'au cœur et à la tête, mais quel mal, bon Dieu! une douleur aiguë, incessante, impitoyable, la douleur d'un souvenir qui brûlait, la douleur d'un regret qui déchirait.
L'amour n'est qu'une nostalgie: l'absent pleure un paradis idéal, au lieu de pleurer une patrie matérielle, et encore, peut-on admettre, si friand que l'on soit de poésie, que la femme bien-aimée ne soit pas un paradis un peu plus matériel que celui des anges.
Monsieur de Charny n'y tint pas trois jours. Furieux de voir tous ses rêves déflorés par l'impossibilité, effacés par l'espace, il fit courir par tout le canton l'ordonnance du médecin que nous avons rapportée; puis, confiant la garde de ses portes à un serviteur éprouvé, Olivier partit la nuit de son manoir, sur un cheval bien doux et bien rapide. Il était à Versailles huit heures après, louant une petite maison derrière le parc par l'entremise de son valet de chambre.
Cette maison, abandonnée depuis la mort tragique d'un des gentilshommes de la louveterie qui s'y était coupé la gorge, convenait admirablement à Charny qui voulait s'y cacher mieux que dans ses terres.
Elle était meublée proprement, avait deux portes, l'une sur une rue déserte, l'autre sur l'allée de ronde du parc; et des fenêtres du midi, Charny pouvait plonger dans les allées des Charmilles, car les fenêtres, ouvrant leurs volets entourés de vignes et de lierre, n'étaient que des portes à la hauteur d'un rez-de-chaussée peu élevé pour quiconque eût voulu sauter dans le parc royal.
Cette vicinité, déjà bien rare alors, était le privilège accordé à un inspecteur des chasses pour que, sans se déranger, il pût surveiller les daims et les faisans de Sa Majesté.
On se représentait, rien qu'à voir ces fenêtres joyeusement encadrées dans la verdure vigoureuse, le louvetier mélancolique accoudé, un soir d'automne, sur celle du milieu, tandis que les biches, faisant craquer leurs jambes grêles sur les feuilles sèches, se jouaient au fond des couverts, sous un fauve rayon du soleil couchant.
Cette solitude plut à Charny avant toutes les autres. Était-ce par amour du paysage? nous le verrons bientôt.
Une fois qu'il fut installé, que tout fut bien clos, que son valet eut éteint les curiosités respectueuses du voisinage, Charny, oublié comme il oubliait, commença une vie dont l'idée seule fera tressaillir quiconque a, dans son passage sur la terre, aimé ou entendu parler de l'amour.
En moins de quinze jours, il connut toutes les habitudes du château, celles des gardes, il connut les heures auxquelles l'oiseau vient boire dans les mares, auxquelles le daim passe en allongeant sa tête effarée. Il sut les bons moments du silence, ceux des promenades de la reine ou de ses dames, l'instant des rondes; il vécut en un mot de loin avec ceux qui vivaient dans ce Trianon, temple de ses adorations insensées.
Comme la saison était belle, comme les nuits douces et parfumées donnaient plus de liberté à ses yeux et plus de vague rêverie à son âme, il en passait une partie sous les jasmins de sa fenêtre à épier les bruits lointains qui venaient du palais, à suivre par les trouées du feuillage le jeu des lumières mises en mouvement jusqu'à l'heure du coucher.
Bientôt la fenêtre ne lui suffit plus. Il était trop éloigné de ce bruit et de ces lumières. Il sauta de sa maison en bas sur le gazon, bien certain de ne rencontrer, à cette heure, ni chiens, ni gardes, et il chercha la délicieuse, la périlleuse volupté d'aller jusqu'à la lisière du taillis, sur la limite qui sépare l'ombre épaisse du clair de lune splendide, pour interroger de là ces silhouettes qui passaient noires et pâles derrière les rideaux blancs de la reine.
De cette façon, il la voyait tous les jours sans qu'elle le sût.
Il savait la reconnaître à un quart de lieue, alors que, marchant avec ses dames ou avec quelque gentilhomme de ses amis, elle jouait avec l'ombrelle chinoise qui abritait son large chapeau garni de fleurs.
Nulle démarche, nulle attitude ne pouvait lui donner le change. Il savait par cœur toutes les robes de la reine et devinait, au milieu des feuilles, le grand fourreau vert à bandes d'un noir moiré qu'elle faisait onduler par un mouvement de corps chastement séducteur.
Et quand la vision avait disparu, quand le soir chassant les promeneurs lui avait permis d'aller guetter, jusqu'aux statues du péristyle, les dernières oscillations de cette ombre aimée, Charny revenait à sa fenêtre, regardait de loin, par une percée qu'il avait su faire à la futaie, la lumière brillant aux vitres de la reine, puis la disparition de cette lumière, et alors il vivait de souvenir et d'espoir, comme il venait de vivre de surveillance et d'admiration.
Un soir qu'il était rentré, que deux heures avaient passé sur son dernier adieu donné à l'ombre absente, que la rosée tombant des étoiles commençait à distiller ses perles blanches sur les feuilles du lierre, Charny allait quitter sa fenêtre et se mettre au lit, lorsque le bruit d'une serrure grinça timidement à son oreille; il revint à son observatoire et écouta.
L'heure était avancée, minuit sonnait encore aux paroisses les plus éloignées de Versailles, Charny s'étonna d'entendre un bruit auquel il n'était pas accoutumé.
Cette serrure rebelle était celle d'une petite porte du parc, située à vingt-cinq pas environ de la maison d'Olivier, et qui jamais ne s'ouvrait, sinon dans les jours de grande chasse pour le passage des paniers de gibier.
Charny remarqua que ceux qui ouvraient cette porte ne parlaient pas; ils refermèrent les verrous et entrèrent dans l'allée qui passait sous les fenêtres de sa maison.
Les taillis, les pampres pendants dissimulaient assez volets et murailles pour qu'en passant on ne les aperçût pas.
D'ailleurs, ceux qui marchaient là baissaient la tête et hâtaient le pas. Charny les distingua confusément dans l'ombre. Seulement, au bruit des jupes flottantes, il reconnut deux femmes dont les mantelets de soie frissonnaient le long des ramées.
Ces femmes, en tournant la grande allée située en face la fenêtre de Charny, furent enveloppées par le rayon plus libre de la lune, et Olivier faillit pousser un cri de surprise joyeuse en reconnaissant la tournure et la coiffure de Marie-Antoinette, comme aussi le bas de son visage éclairé, malgré le reflet sombre de la passe du chapeau. Elle tenait une belle rose à la main.
Le cœur tout palpitant, Charny se laissa glisser dans le parc du haut de sa fenêtre. Il courut sur l'herbe pour ne pas faire de bruit, se cachant derrière les plus gros arbres, et suivant du regard les deux femmes, dont la course se ralentissait à chaque minute.
Que devait-il faire? La reine avait une compagne; elle ne courait aucun danger. Oh! que n'était-elle seule, il eût bravé les tortures pour s'approcher et lui dire à genoux: «Je vous aime!» Oh! que n'était-elle menacée par quelque péril immense, il eût jeté sa vie pour sauver cette précieuse vie.
Comme il pensait à tout cela en rêvant mille folles tendresses, les deux promeneuses s'arrêtèrent soudain; l'une, la plus petite, dit quelques mots bas à sa compagne et la quitta.
La reine demeura seule; on voyait l'autre dame hâter sa marche vers un but que Charny ne devinait pas encore. La reine, battant le sable avec son petit pied, s'adossait à un arbre et s'enveloppait dans sa mante, de façon à couvrir même sa tête avec le capuchon qui, l'instant d'avant, ondoyait en larges plis soyeux sur son épaule.
Quand Charny la vit seule et ainsi rêveuse, il fit un bond comme pour aller tomber à ses genoux.
Mais il réfléchit que trente pas au moins le séparaient d'elle; qu'avant qu'il eût franchi ces trente pas, elle le verrait, et, ne le reconnaissant pas, prendrait peur; qu'elle crierait ou fuirait; que ses cris attireraient sa compagne d'abord, puis quelques gardes; qu'on fouillerait le parc; qu'on découvrirait l'indiscret au moins, la retraite peut-être, et que c'en était fait à jamais du secret, du bonheur et de l'amour.
Il sut s'arrêter et il fit bien, car à peine eut-il réprimé cet élan irrésistible que la compagne de la reine reparut et ne revint pas seule.
Charny vit derrière elle, à deux pas, marcher un homme de belle taille, enseveli sous un large chapeau, perdu sous un vaste manteau.
Cet homme, dont l'aspect fit trembler de haine et de jalousie monsieur de Charny, ne s'avançait pas comme un triomphateur. Chancelant, traînant le pied avec hésitation, il semblait marcher à tâtons dans la nuit, comme s'il n'eût pas eu pour guide la compagne de la reine, pour but la reine elle-même, blanche et droite sous son arbre.
Dès qu'il aperçut Marie-Antoinette, ce tremblement que Charny avait remarqué en lui ne fit qu'augmenter. L'inconnu retira son chapeau et en balaya la terre pour ainsi dire. Il continuait à s'avancer. Charny le vit entrer dans l'épaisseur de l'ombre; il salua profondément et à plusieurs reprises.
Cependant la surprise de Charny s'était changée en stupeur. De la stupeur il allait bientôt passer à une autre émotion bien autrement douloureuse. Que venait faire la reine dans le parc à une heure aussi avancée? Qu'y venait faire cet homme? Pourquoi cet homme avait-il attendu, caché? Pourquoi la reine l'avait-elle envoyé quérir par sa compagne au lieu d'aller elle-même à lui?
Charny faillit perdre la tête. Il se souvint pourtant que la reine s'occupait de politique mystérieuse, qu'elle nouait souvent des intrigues avec les cours allemandes, relations dont le roi était jaloux et qu'il défendait sévèrement.
Peut-être ce cavalier mystérieux était-il un courrier de Schönbrunn ou de Berlin, quelque gentilhomme porteur d'un message secret, une de ces figures allemandes comme Louis XVI n'en voulait plus voir à Versailles, depuis que l'empereur Joseph II s'était permis de venir faire en France un cours de philosophie et de politique critique à l'usage de son beau-frère le roi Très Chrétien.
Cette idée, semblable au bandeau de glace que le médecin applique sur un front brûlant de fièvre, rafraîchit ce pauvre Olivier, lui rendit l'intelligence, et calma le délire de sa première colère. La reine, d'ailleurs, gardait une pose pleine de décence et même de dignité.
La compagne, placée à trois pas, inquiète, attentive, guetteuse comme les amies ou les duègnes des parties carrées de Watteau, dérangeait bien par son anxiété complaisante les visées toutes chastes de monsieur de Charny. Mais il est aussi dangereux d'être surprise en rendez-vous politique qu'il est honteux d'être surprise en rendez-vous d'amour. Et rien ne ressemble plus à un homme amoureux qu'un conspirateur. Tous deux ont même manteau, même susceptibilité d'oreille, même incertitude dans les jambes.
Charny n'eut pas beaucoup de temps pour approfondir ces réflexions; la suivante se dérangea et rompit l'entretien. Le cavalier fit un mouvement comme pour se prosterner; il recevait sans doute son congé après l'audience.
Charny s'effaça derrière son gros arbre. Assurément, le groupe, en se séparant, allait passer par fractions devant lui. Retenir son souffle, prier les gnomes et les sylphes d'éteindre tous les échos, soit de la terre, soit du ciel, c'était la seule chose qui lui restait à faire.
En ce moment il crut voir un objet de nuance claire glisser le long de la mante royale; le gentilhomme s'inclina vivement jusque sur l'herbe, puis se releva d'un mouvement respectueux et s'enfuit, car il serait impossible de qualifier autrement la rapidité de son départ.
Mais il fut arrêté dans sa course par la compagne de la reine, qui l'appela d'un petit cri, et, lorsqu'il se fut arrêté, lui jeta à demi-voix le mot:
– Attendez.
C'était un cavalier fort obéissant, car il s'arrêta à l'instant même et attendit.
Charny vit alors les deux femmes passer, en se tenant le bras, à deux pas de sa cachette; l'air déplacé par la robe de la reine fit onduler les tiges de gazon presque sous les mains de Charny.
Il sentit les parfums qu'il avait accoutumé d'adorer chez la reine: cette verveine mêlée au réséda; double ivresse pour ses sens et pour son souvenir.
Les femmes passèrent et disparurent.
Puis, quelques minutes après, vint l'inconnu, dont le jeune homme ne s'était plus occupé pendant tout le trajet que fit la reine jusqu'à la porte; il baisait avec passion, avec folie, une rose toute fraîche, tout embaumée, qui certainement était celle dont Charny avait remarqué la beauté quand la reine était entrée dans le parc, et que tout à l'heure il venait de voir tomber des mains de sa souveraine.
Une rose, un baiser sur cette rose! S'agissait-il d'ambassade et de secrets d'État?
Charny faillit perdre la raison. Il allait s'élancer sur cet homme et lui arracher cette fleur, quand la compagne de la reine reparut et cria:
– Venez, monseigneur!
Charny crut à la présence de quelque prince du sang, et s'appuya contre l'arbre pour ne pas se laisser tomber à demi mort sur le gazon.
L'inconnu se lança du côté d'où venait la voix et disparut avec la dame.
Chapitre LXVI
La main de la reine
Quand Charny fut rentré dans sa maison, tout meurtri de ce coup terrible, il ne trouva plus de forces contre le nouveau malheur qui le frappait.
Ainsi la Providence l'avait ramené à Versailles, lui avait donné cette cachette précieuse, uniquement pour servir sa jalousie et le mettre sur les traces d'un crime commis par la reine au mépris de toute probité conjugale, de toute dignité royale, de toute fidélité d'amour.
À n'en pas douter, l'homme ainsi reçu dans le parc était un nouvel amant. Charny, dans la fièvre de la nuit, dans le délire de son désespoir, essaya en vain de se persuader que l'homme qui avait reçu la rose était un ambassadeur, et que la rose n'était rien qu'un gage de convention secrète, destiné à remplacer une lettre trop compromettante.
Rien ne put prévaloir contre le soupçon. Il ne resta plus au malheureux Olivier que d'examiner sa conduite à lui-même et de se demander pourquoi, en présence d'un pareil malheur, il était demeuré si complètement passif.
Avec un peu de réflexion, rien n'était plus facile que de comprendre l'instinct qui avait commandé cette passivité.
Dans les plus violentes crises de la vie, l'action jaillit momentanément du fond de la nature humaine, et cet instinct qui a donné l'impulsion n'est autre chose, chez les hommes bien organisés, qu'une combinaison de l'habitude et de la réflexion poussée à son plus haut degré de vitesse et d'opportunité. Si Charny n'avait pas agi, c'est que les affaires de la souveraine ne le regardaient point; c'est qu'en montrant sa curiosité, il montrait son amour; c'est qu'en compromettant la reine, il se trahissait, et que c'est une mauvaise posture auprès des traîtres qu'on veut convaincre que la trahison par réciproque.
S'il n'avait pas agi, c'est que, pour aborder un homme honoré de la confiance royale, il fallait risquer de tomber dans une querelle odieuse, de mauvais goût, dans une sorte de guet-apens que la reine n'eût jamais pardonné.
Enfin, le mot monseigneur, lancé à la fin par la complaisante compagne, était comme l'avertissement salutaire, bien qu'un peu tardif, qui eût sauvé Charny en lui dessillant les yeux au plus fort de sa fureur. Que fût-il devenu, si, l'épée à la main, contre cet homme, l'eut entendu appeler monseigneur? Et quel poids ne prenait pas sa faute en tombant d'une si grande hauteur?
Telles furent les pensées qui absorbèrent Charny durant toute la nuit et la première moitié du jour suivant. Une fois que midi eut sonné, la veille ne fut plus rien pour lui. Il ne resta plus que l'attente fiévreuse, dévorante, de la nuit pendant laquelle d'autres révélations allaient peut-être se produire.
Avec quelle anxiété le pauvre Charny se plaça-t-il à cette fenêtre, devenue la demeure unique, le cadre infranchissable de sa vie. À le considérer sous ces pampres, derrière les trous percés dans le volet, car il craignait de laisser voir que sa maison fût habitée; à le considérer, disons-nous, dans ce quadrilatère de chêne et de verdure, n'eût-on pas dit un de ces vieux portraits cachés sous les rideaux que jettent aux aïeux, dans les anciens manoirs, la pieuse sollicitude des familles?
Le soir vint, apportant à notre guetteur ardent les sombres désirs et les folles pensées.
Les bruits ordinaires lui parurent avoir des significations nouvelles. Il aperçut dans le lointain la reine qui traversait le perron avec quelques flambeaux portés devant elle. L'attitude de la reine lui sembla être pensive, incertaine, tout agitée de l'agitation de la nuit.
Peu à peu s'éteignirent toutes les lumières du service; le parc, silencieux, s'emplit de silence et de fraîcheur. Ne dirait-on pas que les arbres et les fleurs, qui se fatiguent le jour à s'épanouir pour plaire aux regards et caresser les passants, travaillent à réparer la nuit, quand nul ne les voit ni ne les touche, leur fraîcheur, leur parfum et leur souplesse? C'est qu'en effet les bois et les plantes dorment comme nous.
Charny avait bien retenu l'heure du rendez-vous de la reine. Minuit sonna.
Le cœur de Charny faillit se briser dans sa poitrine. Il appuya sa chair sur la balustrade de la fenêtre pour étouffer les battements qui devenaient hauts et bruyants. Bientôt, se disait-il, la porte s'ouvrira, les verrous grinceront.
Rien ne troubla la paix du bois.
Charny s'étonna alors de penser pour la première fois que deux jours de suite les mêmes événements n'arrivent pas. Que rien n'était obligatoire en cet amour, sinon l'amour lui-même, et que ceux-là seraient bien imprudents qui, prenant des habitudes aussi fortes, ne pourraient passer deux jours sans se voir.
«Secret aventuré, pensa Charny, quand la folie s'en mêle.»
Oui, c'était une vérité incontestable, la reine ne répéterait pas le lendemain l'imprudence de la veille.
Tout à coup les verrous crièrent, et la petite porte s'ouvrit.
Une pâleur mortelle envahit les joues d'Olivier, lorsqu'il aperçut les deux femmes dans le costume de la nuit précédente.
– Faut-il qu'elle soit éprise! murmura-t-il.
Les deux dames firent la même manœuvre qu'elles avaient faite la veille, et passèrent sous la fenêtre de Charny en hâtant le pas.
Lui, comme la veille, sauta en bas dès qu'elles furent assez loin pour ne pas l'entendre; et tout en marchant derrière chaque arbre un peu gros, il se jura d'être prudent, fort, impassible; de ne point oublier qu'il était le sujet, qu'elle était la reine; qu'il était un homme, c'est-à-dire obligé au respect; qu'elle était une femme, c'est-à-dire en droit d'exiger des égards.
Et comme il se défiait de son caractère fougueux, explosible, il jeta son épée derrière une touffe de mauves qui entourait un marronnier.
Cependant les deux dames étaient arrivées au même endroit que la veille. Comme la veille aussi, Charny reconnut la reine, et celle-ci s'enveloppa le front de sa calèche, tandis que l'officieuse amie allait chercher dans sa cachette l'inconnu qu'on appelait monseigneur.
Cette cachette, quelle était-elle? Voilà ce que se demanda Charny. Il y avait bien, dans la direction que prit la complaisante, la salle des bains d'Apollon, défendue par les hautes charmilles et l'ombre de ses pilastres de marbre; mais comment l'étranger pouvait-il se cacher là? Par où entrait-il?
Charny se rappela que de ce côté du parc existait une petite porte semblable à celle que les dames ouvraient pour venir au rendez-vous. L'inconnu avait sans doute une clef de cette porte. Il se glissait par là jusque sous le couvert des bains d'Apollon, et là attendait qu'on vînt le chercher.
Tout était fixé de cette façon; puis, c'était par la même petite porte que s'enfuyait monseigneur après son colloque avec la reine.
Charny, au bout de quelques minutes, aperçut le manteau et le chapeau qu'il avait distingués la veille.
Cette fois l'inconnu ne marchait plus vers la reine avec la même réserve respectueuse: il venait à grands pas, n'osant pas courir; mais, marchant plus vite, il eût couru.
La reine, adossée à son grand arbre, s'assit sur le manteau que le nouveau Raleigh étendit pour elle, et tandis que l'amie vigilante faisait le guet, comme la veille, l'amoureux seigneur, s'agenouillant sur la mousse, commença à causer avec une rapidité passionnée.
La reine baissait la tête, en proie à une mélancolie amoureuse. Charny n'entendait pas les paroles mêmes du cavalier, mais l'air des paroles était empreint de poésie et d'amour. Chacune des intonations pouvait se traduire par une protestation ardente.
La reine ne répondait rien. Cependant l'inconnu redoublait la caresse de ses discours, parfois il semblait à Charny, au misérable Charny, que la parole, enveloppée dans ce frissonnement harmonieux, allait éclater intelligible, et qu'alors il mourrait de rage et de jalousie. Mais, rien, rien. Au moment où la voix s'éclaircissait, un geste significatif de la compagne, aux écoutes, forçait l'orateur passionné à baisser le diapason de ses élégies.
La reine gardait un silence obstiné.
L'autre, entassant prières sur prières, ce que Charny devinait à la mélodie vibrante de ses inflexions, n'obtenait que le doux consentement du silence, insuffisante faveur pour les lèvres ardentes qui ont commencé à boire l'amour.
Mais soudain la reine laissa échapper quelques mots. Il faut le croire du moins. Paroles bien étouffées, bien éteintes, parce que l'inconnu seul put les entendre; mais à peine les eut-il entendues, que, dans l'excès de son ravissement, il s'écria de façon à se faire entendre lui-même:
– Merci, ô merci, ma douce Majesté! Ainsi donc, à demain.
La reine cacha entièrement son visage, déjà si bien caché.
Charny sentit une sueur glacée, la sueur de la mort, descendre lentement sur ses tempes en gouttes pesantes.
L'inconnu venait de voir les deux mains de la reine s'étendre vers lui. Il les saisit dans les siennes en y déposant un baiser si long et si tendre, que Charny connut pendant sa durée la souffrance de tous les supplices que la féroce humanité a dérobés aux barbaries infernales.
Ce baiser donné, la reine se leva vivement, et saisit le bras de sa compagne.
Toutes deux s'enfuirent en passant, comme la veille, auprès de Charny.
L'inconnu fuyant de son côté, Charny, qui n'avait pu quitter le sol où le tenait enchaîné la prostration d'une douleur indicible, Charny perçut vaguement le bruit simultané de deux portes qui se refermaient.
Nous n'essaierons pas de dépeindre la situation dans laquelle se trouva Charny après cette horrible découverte.
La nuit se passa pour lui en courses furieuses dans le parc, dans les allées, auxquelles il reprochait avec désespoir leur criminelle complicité.
Charny, fou pendant quelques heures, ne retrouva sa raison qu'en heurtant dans sa course aveugle l'épée qu'il avait jetée pour n'avoir pas la tentation de s'en servir.
Cette lame, qui embarrassa ses pieds et causa sa chute, le rappela tout d'un coup au sentiment de sa force comme à celui de sa dignité. Un homme qui sent une épée dans sa main ne peut plus, s'il est encore fou, que se percer de cette épée ou en percer qui l'offense; il n'a plus le droit d'être faible ni d'avoir peur.
Charny redevint ce qu'il était toujours, un esprit solide, un corps vigoureux. Il discontinua les courses insensées pendant lesquelles il se heurtait aux arbres, et marcha droit et en silence dans l'allée encore sillonnée par les pas des deux femmes et de l'inconnu.
Il alla visiter la place où la reine s'était assise. Les mousses, encore foulées, révélaient à Charny son malheur et le bonheur d'un autre! Au lieu de gémir, au lieu de laisser les fumées de la colère monter de nouveau à son front, Olivier se mit à réfléchir sur la nature de cet amour caché, et sur la qualité de la personne qui l'inspirait.
Il alla explorer les pas de ce seigneur avec la froide attention qu'il eût mise à examiner les passées d'une bête fauve. Il reconnut la porte derrière les bains d'Apollon. Il vit, en gravissant le chaperon du mur, des pieds de cheval et beaucoup de ravage dans l'herbe.
«Il vient par là! Il vient, non de Versailles, mais de Paris, songea Olivier. Il vient seul, et demain il reviendra, puisqu'on lui a dit: À demain.
«Jusqu'à demain dévorons silencieusement, non plus les larmes qui coulent de mes yeux, mais le sang qui coule à flots de mon cœur.
«Demain sera le dernier jour de ma vie, sinon je suis un lâche et je n'ai jamais aimé.
«Allons, allons, fit-il en frappant doucement sur son cœur, comme le cavalier frappe sur le col de son coursier qui s'emporte, allons, du calme, de la force, puisque l'épreuve n'est pas terminée encore.»
Cela dit, il jeta un dernier regard autour de lui, détourna les yeux du château, dans lequel il redoutait de voir éclairée la fenêtre de la perfide reine; car cette lumière eût été un mensonge, une tache de plus.
En effet, la fenêtre éclairée ne signifie-t-elle pas chambre habitée? Et pourquoi mentir ainsi quand on a le droit de l'impudeur et du déshonneur, quand on a si peu de distance à franchir entre la honte cachée et le scandale public?
La fenêtre de la reine était éclairée.
«Faire croire qu'elle est chez elle quand elle court le parc en compagnie d'un amant! Vraiment, c'est de la chasteté en pure perte, fit Charny, qui saccada ses paroles d'une ironie amère.
«Elle est trop bonne, cette reine, de dissimuler ainsi avec nous. Il est vrai peut-être qu'elle craint de contrarier son mari.»
Et Charny, s'enfonçant les ongles dans les chairs, reprit à pas mesurés le chemin de sa maison.
– Ils ont dit: À demain, ajouta-t-il après avoir franchi le balcon. Oui, à demain!.. pour tout le monde, car demain, nous serons quatre au rendez-vous, madame!