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Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome I.», sayfa 30

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Chapitre LV – L'abbé Fouquet

Fouquet se hâta de repasser chez lui par le souterrain et de faire jouer le ressort du miroir. À peine fut-il dans son cabinet, qu'il entendit heurter à la porte; en même temps une voix bien connue criait:

– Ouvrez, monseigneur, je vous prie, ouvrez.

Fouquet, par un mouvement rapide, rendit un peu d'ordre à tout ce qui pouvait déceler son agitation et son absence; il éparpilla les papiers sur le bureau, prit une plume dans sa main, et à travers la porte, pour gagner du temps:

– Qui êtes-vous? demanda-t-il.

– Quoi! Monseigneur ne me reconnaît pas? répondit la voix.

«Si fait, dit en lui-même Fouquet, si fait, mon ami, je te reconnais à merveille!»

Et tout haut:

– N'êtes-vous pas Gourville?

– Mais oui, monseigneur.

Fouquet se leva jeta un dernier regard sur une de ses glaces, alla à la porte, poussa le verrou, et Gourville entra.

– Ah! monseigneur, monseigneur, dit-il, quelle cruauté!

– Pourquoi?

– Voilà un quart d'heure que je vous supplie d'ouvrir et que vous ne me répondez même pas.

– Une fois pour toutes, vous savez bien que je ne veux pas être dérangé lorsque je travaille. Or, bien que vous fassiez exception, Gourville, je veux, pour les autres, que ma consigne soit respectée.

– Monseigneur, en ce moment, consignes, portes, verrous et murailles, j'eusse tout brisé, renversé, enfoncé.

– Ah! ah! il s'agit donc d'un grand événement? demanda Fouquet.

– Oh! je vous en réponds, monseigneur! dit Gourville.

– Et quel est cet événement? reprit Fouquet un peu ému du trouble de son plus intime confident.

– Il y a une Chambre de justice secrète, monseigneur.

– Je le sais bien; mais s'assemble-t-elle, Gourville?

– Non seulement elle s'assemble, mais encore elle a rendu un arrêt… monseigneur.

– Un arrêt! fit le surintendant avec un frissonnement et une pâleur qu'il ne put cacher. Un arrêt! Et contre qui?

– Contre deux de vos amis.

– Lyodot, d'Emerys, n'est-ce pas?

– Oui, monseigneur.

– Mais arrêt de quoi?

– Arrêt de mort.

– Rendu! Oh! vous vous trompez, Gourville, et c'est impossible.

– Voici la copie de cet arrêt que le roi doit signer aujourd'hui, si toutefois il ne l'a point signé déjà.

Fouquet saisit avidement le papier, le lut et le rendit à

Gourville.

– Le roi ne signera pas, dit-il.

Gourville secoua la tête.

– Monseigneur, M. Colbert est un hardi conseiller; ne vous y fiez pas.

– Encore M. Colbert! s'écria Fouquet; çà! pourquoi ce nom vient- il à tout propos tourmenter depuis deux ou trois jours mes oreilles? C'est par trop d'importance, Gourville, pour un sujet si mince. Que M. Colbert paraisse, je le regarderai; qu'il lève la tête, je l'écraserai; mais vous comprenez qu'il me faut au moins une aspérité pour que mon regard s'arrête, une surface pour que mon pied se pose.

– Patience, monseigneur; car vous ne savez pas ce que vaut Colbert… Étudiez-le vite; il en est de ce sombre financier comme des météores que l'oeil ne voit jamais complètement avant leur invasion désastreuse; quand on les sent, on est mort.

– Oh! Gourville, c'est beaucoup, répliqua Fouquet en souriant; permettez-moi, mon ami, de ne pas m'épouvanter avec cette facilité; météore, M. Colbert! Corbleu! nous entendrons le météore… Voyons, des actes, et non des mots. Qu'a-t-il fait?

– Il a commandé deux potences chez l'exécuteur de Paris, répondit simplement Gourville.

Fouquet leva la tête, et un éclair passa dans ses yeux.

– Vous êtes sûr de ce que vous dites? s'écria-t-il.

– Voici la preuve, monseigneur.

Et Gourville tendit au surintendant une note communiquée par l'un des secrétaires de l'Hôtel de Ville, qui était à Fouquet.

– Oui, c'est vrai, murmura le ministre, l'échafaud se dresse… mais le roi n'a pas signé, Gourville, le roi ne signera pas.

– Je le saurai tantôt, dit Gourville.

– Comment cela?

– Si le roi a signé, les potences seront expédiées ce soir à l'Hôtel de Ville, afin d'être tout à fait dressées demain matin.

– Mais non, non! s'écria encore une fois Fouquet; vous vous trompez tous, et me trompez à mon tour; avant-hier matin, Lyodot me vint voir; il y a trois jours je reçus un envoi de vin de Syracuse de ce pauvre d'Emerys.

– Qu'est-ce que cela prouve? répliqua Gourville, sinon que la Chambre de justice s'est assemblée secrètement, a délibéré en l'absence des accusés, et que toute la procédure était faite quand on les a arrêtés.

– Mais ils sont donc arrêtés?

– Sans doute.

– Mais où, quand, comment ont-ils été arrêtés?

– Lyodot, hier au point du jour; d'Emerys, avant-hier au soir, comme il revenait de chez sa maîtresse; leur disparition n'avait inquiété personne; mais tout à coup Colbert a levé le masque et fait publier la chose; on le crie à son de trompe en ce moment dans les rues de Paris, et, en vérité, monseigneur, il n'y a plus guère que vous qui ne connaissiez pas l'événement.

Fouquet se mit à marcher dans la chambre avec une inquiétude de plus en plus douloureuse.

– Que décidez-vous, monseigneur? dit Gourville.

– S'il en était ainsi, j'irais chez le roi, s'écria Fouquet.

Mais, pour aller au Louvre, je veux passer auparavant à l'Hôtel de

Ville. Si l'arrêt a été signé, nous verrons!

Gourville haussa les épaules.

– Incrédulité! dit-il, tu es la peste de tous les grands esprits!

– Gourville!

– Oui, continua-t-il, et tu les perds, comme la contagion tue les santés les plus robustes, c'est-à-dire en un instant.

– Partons, s'écria Fouquet; faites ouvrir, Gourville.

– Prenez garde, dit celui-ci, M. l'abbé Fouquet est là.

– Ah! mon frère, répliqua Fouquet d'un ton chagrin, il est là? il sait donc quelque mauvaise nouvelle qu'il est tout joyeux de m'apporter, comme à son habitude? Diable! si mon frère est là, mes affaires vont mal, Gourville; que ne me disiez-vous cela plus tôt, je me fusse plus facilement laissé convaincre.

– Monseigneur le calomnie, dit Gourville en riant; s'il vient, ce n'est pas dans une mauvaise intention.

– Allons, voilà que vous l'excusez, s'écria Fouquet; un garçon sans coeur, sans suite d'idées, un mangeur de tous biens.

– Il vous sait riche.

– Et il veut ma ruine.

– Non; il veut votre bourse. Voilà tout.

– Assez! Assez! Cent mille écus par mois pendant deux ans!

Corbleu! c'est moi qui paie, Gourville, et je sais mes chiffres.

Gourville se mit à rire d'un air silencieux et fin.

– Oui, vous voulez dire que c'est le roi, fit le surintendant; ah! Gourville, voilà une vilaine plaisanterie; ce n'est pas le lieu.

– Monseigneur, ne vous fâchez pas.

– Allons donc! Qu'on renvoie l'abbé Fouquet, je n'ai pas le sou.

Gourville fit un pas vers la porte.

– Il est resté un mois sans me voir, continua Fouquet; pourquoi ne resterait-il pas deux mois?

– C'est qu'il se repent de vivre en mauvaise compagnie, dit

Gourville, et qu'il vous préfère à tous ses bandits.

– Merci de la préférence. Vous faites un étrange avocat,

Gourville, aujourd'hui… avocat de l'abbé Fouquet!

– Eh! mais toute chose et tout homme ont leur bon côté, leur côté utile, monseigneur.

– Les bandits que l'abbé solde et grise ont leur côté utile?

Prouvez-le-moi donc.

– Vienne la circonstance, monseigneur, et vous serez bienheureux de trouver ces bandits sous votre main.

– Alors tu me conseilles de me réconcilier avec M. l'abbé? dit ironiquement Fouquet.

– Je vous conseille, monseigneur, de ne pas vous brouiller avec cent ou cent vingt garnements qui, en mettant leurs rapières bout à bout, feraient un cordon d'acier capable d'enfermer trois mille hommes.

Fouquet lança un coup d'oeil profond à Gourville, et passant devant lui:

– C'est bien; qu'on introduise M. l'abbé Fouquet, dit-il aux valets de pied. Vous avez raison, Gourville.

Deux minutes après, l'abbé parut avec de grandes révérences sur le seuil de la porte.

C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, moitié homme d'Église, moitié homme de guerre, un spadassin greffé sur un abbé; on voyait qu'il n'avait pas d'épée au côté, mais on sentait qu'il avait des pistolets. Fouquet le salua en frère aîné, moins qu'en ministre.

– Qu'y a-t-il pour votre service, dit-il, monsieur l'abbé?

– Oh! oh! comme vous dites cela, mon frère!

– Je vous dis cela comme un homme pressé, monsieur.

L'abbé regarda malicieusement Gourville, anxieusement Fouquet, et dit:

– J'ai trois cents pistoles à payer à M. de Bregi ce soir…

Dette de jeu, dette sacrée.

– Après? dit Fouquet bravement, car il comprenait que l'abbé

Fouquet ne l'eût point dérangé pour une pareille misère.

– Mille à mon boucher, qui ne veut plus fournir.

– Après?

– Douze cents au tailleur d'habits… continua l'abbé: le drôle m'a fait reprendre sept habits de mes gens, ce qui fait que mes livrées sont compromises, et que ma maîtresse parle de me remplacer par un traitant, ce qui serait humiliant pour l'Église.

– Qu'y a-t-il encore? dit Fouquet.

– Vous remarquerez, monsieur, dit humblement l'abbé, que je n'ai rien demandé pour moi.

– C'est délicat, monsieur, répliqua Fouquet; aussi, comme vous voyez, j'attends.

– Et je ne demande rien; oh! non… Ce n'est pas faute pourtant de chômer… je vous en réponds.

Le ministre réfléchit un moment.

– Douze cents pistoles au tailleur d'habits, dit-il; ce sont bien des habits, ce me semble?

– J'entretiens cent hommes! dit fièrement l'abbé; c'est une charge, je crois.

– Pourquoi cent hommes? dit Fouquet; est-ce que vous êtes un Richelieu ou un Mazarin pour avoir cent hommes de garde? À quoi vous servent ces cent hommes? Parlez, dites!

– Vous me le demandez? s'écria l'abbé Fouquet; ah! comment pouvez vous faire une question pareille, pourquoi j'entretiens cent hommes? Ah!

– Mais oui, je vous fais cette question. Qu'avez-vous à faire de cent hommes? Répondez!

– Ingrat! continua l'abbé s'affectant de plus en plus.

– Expliquez-vous.

– Mais, monsieur le surintendant, je n'ai besoin que d'un valet de chambre, moi, et encore, si j'étais seul, me servirais-je moi- même; mais vous, vous qui avez tant d'ennemis… cent hommes ne me suffisent pas pour vous défendre. Cent hommes!.. il en faudrait dix mille. J'entretiens donc tout cela pour que dans les endroits publics, pour que dans les assemblées, nul n'élève la voix contre vous; et sans cela, monsieur, vous seriez chargé d'imprécations, vous seriez déchiré à belles dents, vous ne dureriez pas huit jours, non, pas huit jours, entendez-vous?

– Ah! je ne savais pas que vous me fussiez un pareil champion, monsieur l'abbé.

– Vous en doutez! s'écria l'abbé. Écoutez donc ce qui est arrivé. Pas plus tard qu'hier, rue de la Huchette, un homme marchandait un poulet.

– Eh bien! en quoi cela me nuisait-il, l'abbé?

– En ceci. Le poulet n'était pas gras. L'acheteur refusa d'en donner dix-huit sous, en disant qu'il ne pouvait payer dix-huit sous la peau d'un poulet dont M. Fouquet avait pris toute la graisse.

– Après?

– Le propos fit rire, continua l'abbé, rire à vos dépens, mort de tous les diables! et la canaille s'amassa. Le rieur ajouta ces mots: «Donnez-moi un poulet nourri par M. Colbert, à la bonne heure! et je le paierai ce que vous voudrez.» Et aussitôt l'on battit des mains. Scandale affreux! vous comprenez; scandale qui force un frère à se voiler le visage.

Fouquet rougit.

– Et vous vous le voilâtes? dit le surintendant.

– Non; car justement, continua l'abbé, j'avais un de mes hommes dans la foule; une nouvelle recrue qui vient de province, un M. de Menneville que j'affectionne. Il fendit la presse, en disant au rieur: « – Mille barbes! monsieur le mauvais plaisant, tope un coup d'épée au Colbert! – Tope et tingue au Fouquet! répliqua le rieur.» Sur quoi ils dégainèrent devant la boutique du rôtisseur, avec une haie de curieux autour d'eux et cinq cents curieux aux fenêtres.

– Eh bien? dit Fouquet.

– Eh bien! monsieur, mon Menneville embrocha le rieur au grand ébahissement de l'assistance, et dit au rôtisseur: « – Prenez ce dindon, mon ami, il est plus gras que votre poulet.» Voilà, monsieur, acheva l'abbé triomphalement, à quoi je dépense mes revenus; je soutiens l'honneur de la famille, monsieur.

Fouquet baissa la tête.

– Et j'en ai cent comme cela, poursuivit l'abbé.

– Bien, dit Fouquet; donnez votre addition à Gourville et restez ici ce soir, chez moi.

– On soupe?

– On soupe.

– Mais la caisse est fermée?

– Gourville vous l'ouvrira. Allez, monsieur l'abbé, allez.

L'abbé fit une révérence.

– Alors nous voilà amis? dit-il.

– Oui, amis. Venez, Gourville.

– Vous sortez? Vous ne soupez donc pas?

– Je serai ici dans une heure, soyez tranquille. Puis tout bas à Gourville: – Qu'on attelle mes chevaux anglais, dit-il, et qu'on touche à l'Hôtel de Ville de Paris.

Chapitre LVI – Le vin de M. de La Fontaine

Les carrosses amenaient déjà les convives de Fouquet à Saint- Mandé; déjà toute la maison s'échauffait des apprêts du souper, quand le surintendant lança sur la route de Paris ses chevaux rapides, et, prenant par les quais pour trouver moins de monde sur sa route, gagna l'Hôtel de Ville. Il était huit heures moins un quart. Fouquet descendit au coin de la rue du Long-Pont, se dirigea vers la place de Grève, à pied, avec Gourville. Au détour de la place, ils virent un homme vêtu de noir et de violet d'une bonne mine, qui s'apprêtait à monter dans un carrosse de louage et disait au cocher de toucher à Vincennes Il avait devant lui un grand panier plein de bouteilles qu'il venait d'acheter au cabaret de l'Image de-Notre-Dame.

– Eh! mais c'est Vatel, mon maître d'hôtel! dit Fouquet à

Gourville.

– Oui, monseigneur, répliqua celui-ci.

– Que vient-il faire à l'Image-de-Notre-Dame?

– Acheter du vin sans doute.

– Comment, on achète pour moi du vin au cabaret? dit Fouquet. Ma cave est donc bien misérable!

Et il s'avança vers le maître d'hôtel, qui faisait ranger son vin dans le carrosse avec un soin minutieux.

– Holà! Vatel! dit-il d'une voix de maître.

– Prenez garde, monseigneur, dit Gourville, vous allez être reconnu.

– Bon!.. que m'importe? Vatel!

L'homme vêtu de noir et de violet se retourna. C'était une bonne et douce figure sans expression, une figure de mathématicien, moins l'orgueil. Un certain feu brillait dans les yeux de ce personnage, un sourire assez fin voltigeait sur ses lèvres; mais l'observateur eût remarqué bien vite que ce feu, que ce sourire ne s'appliquaient à rien et n'éclairaient rien.

Vatel riait comme un distrait, ou s'occupait comme un enfant.

Au son de la voix qui l'interpellait, il se retourna.

– Oh! fit-il, monseigneur?

– Oui, moi. Que diable faites-vous là, Vatel?.. Du vin! vous achetez du vin dans un cabaret de la place de Grève! Passe encore pour la Pomme-de-Pin ou les Barreaux-Verts.

– Mais, monseigneur, dit Vatel tranquillement, après avoir lancé un regard hostile à Gourville, de quoi se mêle-t-on ici?.. Est-ce que ma cave est mal tenue?

– Non, certes, Vatel, non; mais…

– Quoi! mais?.. répliqua Vatel.

Gourville toucha le coude du surintendant.

– Ne vous fâchez pas, Vatel; je croyais ma cave, votre cave assez bien garnie pour que je pusse me dispenser de recourir à l'Image- de-Notre-Dame.

– Eh! monsieur, dit Vatel, tombant du monseigneur au monsieur, avec un certain dédain, votre cave est si bien garnie que, lorsque certains de vos convives vont dîner chez vous, ils ne boivent pas.

Fouquet, surpris, regarda Gourville, puis Vatel.

– Que dites-vous là?

– Je dis que votre sommelier n'avait pas de vins pour tous les goûts, monsieur, et que M. de La Fontaine, M. Pellisson et M. Conrart ne boivent pas quand ils viennent à la maison. Ces messieurs n'aiment pas le grand vin: que voulez-vous y faire?

– Et alors?

– Alors, j'ai ici un vin de Joigny qu'ils affectionnent. Je sais qu'ils le viennent boire à l'Image-de-Notre-Dame une fois par semaine. Voilà pourquoi je fais ma provision.

Fouquet n'avait plus rien à dire… Il était presque ému.

Vatel, lui, avait encore beaucoup à dire sans doute, et l'on vit bien qu'il s'échauffait.

– C'est comme si vous me reprochiez, monseigneur, d'aller rue Planche-Mibray chercher moi-même le cidre que boit M. Loret quand il vient dîner à la maison.

– Loret boit du cidre chez moi? s'écria Fouquet en riant.

– Eh! oui, monsieur, eh! oui, voilà pourquoi il dîne chez vous avec plaisir.

– Vatel, s'écria Fouquet en serrant la main de son maître d'hôtel, vous êtes un homme! Je vous remercie, Vatel, d'avoir compris que chez moi M. de La Fontaine, M. Conrart et M. Loret sont autant que des ducs et des pairs, autant que des princes, plus que moi. Vatel, vous êtes un bon serviteur, et je double vos honoraires.

Vatel ne remercia même pas; il haussa légèrement les épaules en murmurant ce mot superbe:

– Être remercié pour avoir fait son devoir, c'est humiliant.

– Il a raison, dit Gourville en attirant l'attention de Fouquet sur un autre point par un seul geste.

Il lui montrait en effet un chariot de forme basse, traîné par deux chevaux, sur lequel s'agitaient deux potences toutes ferrées, liées l'une à l'autre et dos à dos par des chaînes; tandis qu'un archer, assis sur l'épaisseur de la poutre, soutenait, tant bien que mal, la mine un peu basse, les commentaires d'une centaine de vagabonds qui flairaient la destination de ces potences et les escortaient jusqu'à l'Hôtel de Ville. Fouquet tressaillit.

– C'est décidé, voyez-vous, dit Gourville.

– Mais ce n'est pas fait, répliqua Fouquet.

– Oh! ne vous abusez pas, monseigneur; si l'on a ainsi endormi votre amitié, votre défiance, si les choses en sont là, vous ne déferez rien.

– Mais je n'ai pas ratifié, moi.

– M. de Lyonne aura ratifié pour vous.

– Je vais au Louvre.

– Vous n'irez pas.

– Vous me conseilleriez cette lâcheté! s'écria Fouquet, vous me conseilleriez d'abandonner mes amis, vous me conseilleriez, pouvant combattre, de jeter à terre les armes que j'ai dans la main?

– Je ne vous conseille rien de tout cela, monseigneur; pouvez- vous quitter la surintendance en ce moment?

– Non.

– Eh bien! si le roi nous veut remplacer cependant?

– Il me remplacera de loin comme de près.

– Oui, mais vous ne l'aurez jamais blessé.

– Oui, mais j'aurai été lâche; or, je ne veux pas que mes amis meurent, et ils ne mourront pas.

– Pour cela, il est nécessaire que vous alliez au Louvre?

– Gourville!

– Prenez garde… une fois au Louvre, ou vous serez forcé de défendre tout haut vos amis, c'est-à-dire de faire une profession de foi, ou vous serez forcé de les abandonner sans retour possible.

– Jamais!

– Pardonnez-moi… le roi vous proposera forcément l'alternative, ou bien vous la lui proposerez vous-même.

– C'est juste.

– Voilà pourquoi il ne faut pas de conflit… Retournons à Saint-

Mandé, monseigneur.

– Gourville, je ne bougerai pas de cette place où doit s'accomplir le crime, où doit s'accomplir ma honte; je ne bougerai pas, dis-je, que je n'aie trouvé un moyen de combattre mes ennemis.

– Monseigneur, répliqua Gourville, vous me feriez pitié si je ne savais que vous êtes un des bons esprits de ce monde. Vous possédez cent cinquante millions, vous êtes autant que le roi par la position, cent cinquante fois plus par l'argent.

«M. Colbert n'a pas eu même l'esprit de faire accepter le testament de Mazarin. Or, quand on est le plus riche d'un royaume et qu'on veut se donner la peine de dépenser de l'argent, si l'on ne fait pas ce qu'on veut, c'est qu'on est un pauvre homme. Retournons, vous dis-je, à Saint Mandé.

– Pour consulter Pellisson? Oui.

– Non, monseigneur, pour compter votre argent.

– Allons! dit Fouquet les yeux enflammés; oui! oui! à Saint-

Mandé!

Il remonta dans son carrosse, et Gourville avec lui. Sur la route, au bout du faubourg Saint-Antoine, ils rencontrèrent le petit équipage de Vatel, qui voiturait tranquillement son vin de Joigny. Les chevaux noirs, lancés à toute bride, épouvantèrent en passant le timide cheval du maître d'hôtel, qui, mettant la tête à la portière, cria, effaré:

– Gare à mes bouteilles!

Chapitre LVII – La galerie de Saint-Mandé

Cinquante personnes attendaient le surintendant. Il ne prit même pas le temps de se confier un moment à son valet de chambre, et du perron passa dans le premier salon. Là ses amis étaient rassemblés et causaient.

L'intendant s'apprêtait à faire servir le souper; mais, par-dessus tout, l'abbé Fouquet guettait le retour de son frère et s'étudiait à faire les honneurs de la maison en son absence.

Ce fut à l'arrivée du surintendant un murmure de joie et de tendresse: Fouquet, plein d'affabilité et de bonne humeur, de munificence, était aimé de ses poètes, de ses artistes et de ses gens d'affaires. Son front, sur lequel sa petite cour lisait, comme sur celui d'un dieu, tous les mouvements de son âme, pour en faire des règles de conduite, son front que les affaires ne ridaient jamais, était ce soir-là plus pâle que de coutume, et plus d'un oeil ami remarqua cette pâleur.

Fouquet se mit au centre de la table et présida gaiement le souper. Il raconta l'expédition de Vatel à La Fontaine.

Il raconta l'histoire de Menneville et du poulet maigre à

Pellisson, de telle façon que toute la table l'entendit.

Ce fut alors une tempête de rires et de railleries qui ne s'arrêta que sur un geste grave et triste de Pellisson. L'abbé Fouquet, ne sachant pas à quel propos son frère avait engagé la conversation sur ce sujet, écoutait de toutes ses oreilles et cherchait sur le visage de Gourville ou sur celui du surintendant une explication que rien ne lui donnait.

Pellisson prit la parole.

– On parle donc de M. Colbert? dit-il.

– Pourquoi non, répliqua Fouquet, s'il est vrai, comme on le dit, que le roi l'ait fait son intendant?

À peine Fouquet eut-il laissé échapper cette parole, prononcée avec une intention marquée, que l'explosion se fit entendre parmi les convives.

– Un avare! dit l'un.

– Un croquant! dit l'autre.

– Un hypocrite! dit un troisième.

Pellisson échangea un regard profond avec Fouquet.

– Messieurs, dit-il, en vérité, nous maltraitons là un homme que nul ne connaît: ce n'est ni charitable, ni raisonnable, et voilà M. le surintendant qui, j'en suis sûr, est de cet avis.

– Entièrement, répliqua Fouquet. Laissons les poulets gras de

M. Colbert, il ne s'agit aujourd'hui que des faisans truffés de

M. Vatel.

Ces mots arrêtèrent le nuage sombre qui précipitait sa marche au- dessus des convives.

Gourville anima si bien les poètes avec le vin de Joigny; l'abbé, intelligent comme un homme qui a besoin des écus d'autrui, anima si bien les financiers et les gens d'épée, que, dans les brouillards de cette joie et les rumeurs de la conversation, l'objet des inquiétudes disparut complètement.

Le testament du cardinal Mazarin fut le texte de la conversation au second service et au dessert; puis Fouquet commanda qu'on portât les bassins de confiture et les fontaines de liqueurs dans le salon attenant à la galerie. Il s'y rendit, menant par la main une femme, reine, ce soir-là, par sa préférence.

Puis les violons soupèrent, et les promenades dans la galerie, dans le jardin commencèrent, par un ciel de printemps doux et parfumé. Pellisson vint alors auprès du surintendant et lui dit:

– Monseigneur a un chagrin?

– Un grand, répondit le ministre; faites-vous conter cela par

Gourville.

Pellisson, en se retournant, trouva La Fontaine qui lui marchait sur les deux pieds. Il lui fallut écouter un vers latin que le poète avait composé sur Vatel.

La Fontaine, depuis une heure, scandait ce vers dans tous les coins et lui cherchait un placement avantageux. Il crut tenir Pellisson, mais celui-ci lui échappa. Il se retourna sur Loret, qui, lui, venait de composer un quatrain en l'honneur du souper et de l'amphitryon. La Fontaine voulut en vain placer son vers; Loret voulait placer son quatrain.

Il fut obligé de rétrograder devant M. le comte de Chanost, à qui

Fouquet venait de prendre le bras.

L'abbé Fouquet sentit que le poète, distrait comme toujours, allait suivre les deux causeurs: il intervint.

La Fontaine se cramponna aussitôt et récita son vers.

L'abbé, qui ne savait pas le latin, balançait la tête en cadence, à chaque mouvement de roulis que La Fontaine imprimait à son corps, selon les ondulations des dactyles ou des spondées. Pendant ce temps, derrière les bassins de confiture, Fouquet racontait l'événement à M. de Chanost, son gendre.

– Il faut envoyer les inutiles au feu d'artifice, dit Pellisson à

Gourville, tandis que nous causerons ici.

– Soit, répliqua Gourville, qui dit quatre mots à Vatel.

Alors on vit ce dernier emmener vers les jardins la majeure partie des muguets, des dames et des babillards, tandis que les hommes se promenaient dans la galerie, éclairée de trois cents bougies de cire, au vu de tous les amateurs du feu d'artifice, occupés à courir le jardin.

Gourville s'approcha de Fouquet. Alors, il lui dit:

– Monsieur, nous sommes tous ici.

– Tous? dit Fouquet.

– Oui, comptez.

Le surintendant se retourna et compta. Il y avait huit personnes.

Pellisson et Gourville marchaient en se tenant par le bras, comme s'ils causaient de sujets vagues et légers.

Loret et deux officiers les imitaient en sens inverse. L'abbé

Fouquet se promenait seul.

Fouquet, avec M. de Chanost, marchait aussi comme s'il eût été absorbé par la conversation de son gendre.

– Messieurs, dit-il, que personne de vous ne lève la tête en marchant et ne paraisse faire attention à moi; continuez de marcher, nous sommes seuls, écoutez-moi.

Un grand silence se fit, troublé seulement par les cris lointains des joyeux convives qui prenaient place dans les bosquets pour mieux voir les fusées.

C'était un bizarre spectacle que celui de ces hommes marchant comme par groupes, comme occupés chacun à quelque chose, et pourtant attentifs à la parole d'un seul d'entre eux, qui, lui- même, ne semblait parler qu'à son voisin.

– Messieurs, dit Fouquet, vous avez remarqué, sans doute, que deux de nos amis manquaient ce soir à la réunion du mercredi… Pour Dieu! l'abbé, ne vous arrêtez pas, ce n'est pas nécessaire pour écouter; marchez, de grâce, avec vos airs de tête les plus naturels, et comme vous avez la vue perçante, mettez-vous à la fenêtre ouverte, et si quelqu'un revient vers la galerie, prévenez-nous en toussant.

L'abbé obéit.

– Je n'ai pas remarqué les absents, dit Pellisson, qui, à ce moment, tournait absolument le dos à Fouquet et marchait en sens inverse.

– Moi, dit Loret, je ne vois pas M. Lyodot, qui me fait ma pension.

– Et moi, dit l'abbé, à la fenêtre, je ne vois pas mon cher d'Emerys, qui me doit onze cents livres de notre dernier brelan.

– Loret, continua Fouquet en marchant sombre et incliné, vous ne toucherez plus la pension de Lyodot; et vous, l'abbé, vous ne toucherez jamais vos onze cents livres d'Emerys, car l'un et l'autre vont mourir.

– Mourir? s'écria l'assemblée, arrêtée malgré elle dans son jeu de scène par le mot terrible.

– Remettez-vous, messieurs, dit Fouquet, car on nous épie peut- être… J'ai dit: mourir.

– Mourir! répéta Pellisson, ces hommes que j'ai vus, il n'y a pas six jours, pleins de santé, de gaieté, d'avenir. Qu'est-ce donc que l'homme, bon Dieu! pour qu'une maladie le jette en bas tout d'un coup?

– Ce n'est pas la maladie, dit Fouquet.

– Alors, il y a du remède, dit Loret.

– Aucun remède. MM. de Lyodot et d'Emerys sont à la veille de leur dernier jour.

– De quoi ces messieurs meurent-ils, alors? s'écria un officier.

– Demandez à celui qui les tue, répliqua Fouquet.

– Qui les tue! On les tue? s'écria le choeur épouvanté.

– On fait mieux encore. On les pend! murmura Fouquet d'une voix sinistre qui retentit comme un glas funèbre dans cette riche galerie, tout étincelante de tableaux, de fleurs, de velours et d'or.

Involontairement chacun s'arrêta; l'abbé quitta sa fenêtre; les premières fusées du feu d'artifice commençaient à monter par- dessus la cime des arbres.

Un long cri, parti des jardins, appela le surintendant à jouir du coup d'oeil.

Il s'approcha d'une fenêtre, et, derrière lui, se placèrent ses amis, attentifs à ses moindres désirs.

– Messieurs, dit-il, M. Colbert a fait arrêter, juger et fera exécuter à mort mes deux amis: que convient-il que je fasse?

– Mordieu! dit l'abbé le premier, il faut faire éventrer

M. Colbert.

– Monseigneur, dit Pellisson, il faut parler à Sa Majesté.

– Le roi, mon cher Pellisson, a signé l'ordre d'exécution.

– Eh bien! dit le comte de Chanost, il faut que l'exécution n'ait pas lieu, voilà tout.

– Impossible, dit Gourville, à moins que l'on ne corrompe les geôliers.

– Ou le gouverneur, dit Fouquet.

– Cette nuit, l'on peut faire évader les prisonniers.

– Qui de vous se charge de la transaction?

– Moi, dit l'abbé, je porterai l'argent.

– Moi, dit Pellisson, je porterai la parole.

– La parole et l'argent, dit Fouquet, cinq cent mille livres au gouverneur de la Conciergerie, c'est assez; cependant on mettra un million s'il le faut.

– Un million! s'écria l'abbé; mais pour la moitié moins je ferais mettre à sac la moitié de Paris.

– Pas de désordre, dit Pellisson; le gouverneur étant gagné, les deux prisonniers s'évadent; une fois hors de cause, ils ameutent les ennemis de Colbert et prouvent au roi que sa jeune justice n'est pas infaillible, comme toutes les exagérations.

– Allez donc à Paris, Pellisson, dit Fouquet, et ramenez les deux victimes; demain, nous verrons. Gourville, donnez les cinq cent mille livres à Pellisson.

– Prenez garde que le vent ne vous emporte, dit l'abbé; quelle responsabilité, peste! Laissez-moi vous aider un peu.

– Silence! dit Fouquet; on s'approche. Ah! le feu d'artifice est d'un effet magique!

À ce moment, une pluie d'étincelles tomba, ruisselante, dans les branchages du bois voisin.

Pellisson et Gourville sortirent ensemble par la porte de la galerie; Fouquet descendit au jardin avec les cinq derniers conjurés.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
630 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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