Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome I.», sayfa 36
Chapitre LXVIII – D'Artagnan continue ses investigations
Au point du jour, d'Artagnan sella lui-même Furet, qui avait fait bombance toute la nuit, et dévoré à lui seul les restes de provisions de ses deux compagnons.
Le mousquetaire prit tous ses renseignements de l'hôte, qu'il trouva fin, défiant, et dévoué corps et âme à M. Fouquet. Il en résulta que, pour ne donner aucun soupçon à cet homme, il continua sa fable d'un achat probable de quelques salines. S'embarquer pour Belle-Île à La Roche-Bernard, c'eût été s'exposer à des commentaires que peut-être on avait déjà faits et qu'on allait porter au château.
De plus, il était singulier que ce voyageur et son laquais fussent restés un secret pour d'Artagnan, malgré toutes les questions adressées par lui à l'hôte, qui semblait le connaître parfaitement. Le mousquetaire se fit donc renseigner sur les salines et prit le chemin des marais, laissant la mer à sa droite et pénétrant dans cette plaine vaste et désolée qui ressemble à une mer de boue, dont çà et là quelques crêtes de sel argentent les ondulations.
Furet marchait à merveille avec ses petits pieds nerveux, sur les chaussées larges d'un pied qui divisent les salines.
D'Artagnan, rassuré sur les conséquences d'une chute qui aboutirait à un bain froid, le laissait faire, se contentant, lui, de regarder à l'horizon les trois rochers aigus qui sortaient pareils à des fers de lance du sein de la plaine sans verdure.
Piriac, le bourg de Batz et Le Croisic, semblables les uns aux autres, attiraient et suspendaient son attention. Si le voyageur se retournait pour mieux s'orienter, il voyait de l'autre côté un horizon de trois autres clochers, Guérande, Le Pouliguen, Saint- Joachim, qui, dans leur circonférence, lui figuraient un jeu de quilles, dont Furet et lui n'étaient que la boule vagabonde. Piriac était le premier petit port sur sa droite. Il s'y rendit, le nom des principaux sauniers à la bouche. Au moment où il visita le petit port de Piriac, cinq gros chalands chargés de pierres s'en éloignaient.
Il parut étrange à d'Artagnan que des pierres partissent d'un pays où l'on n'en trouve pas. Il eut recours à toute l'aménité de M. Agnan pour demander aux gens du port la cause de cette singularité. Un vieux pêcheur répondit à M. Agnan que les pierres ne venaient pas de Piriac, ni des marais, bien entendu.
– D'où viennent-elles, alors? demanda le mousquetaire.
– Monsieur, elles viennent de Nantes et de Paimboeuf.
– Où donc vont-elles?
– Monsieur, à Belle-Île.
– Ah! ah! fit d'Artagnan, du même ton qu'il avait pris pour dire à l'imprimeur que ses caractères l'intéressaient… On travaille donc, à Belle-Île?
– Mais oui-da! monsieur. Tous les ans, M. Fouquet fait réparer les murs du château.
– Il est en ruine donc?
– Il est vieux.
– Fort bien.
«Le fait est, se dit d'Artagnan, que rien n'est plus naturel, et que tout propriétaire a le droit de faire réparer sa propriété. C'est comme si l'on venait me dire, à moi, que je fortifie l'Image-de-Notre-Dame, lorsque je serai purement et simplement obligé d'y faire des réparations. En vérité, je crois qu'on a fait de faux rapports à Sa Majesté et qu'elle pourrait bien avoir tort…»
– Vous m'avouerez, continua-t-il alors tout haut en s'adressant au pêcheur, car son rôle d'homme défiant lui était imposé par le but même de la mission, vous m'avouerez, mon bon monsieur, que ces pierres voyagent d'une bien singulière façon.
– Comment! dit le pêcheur.
– Elles viennent de Nantes ou de Paimboeuf par la Loire, n'est-ce pas?
– Ça descend.
– C'est commode, je ne dis pas; mais pourquoi ne vont-elles pas droit de Saint-Nazaire à Belle-Île?
– Eh! parce que les chalands sont de mauvais bateaux et tiennent mal la mer, répliqua le pêcheur.
– Ce n'est pas une raison.
– Pardonnez-moi, monsieur, on voit bien que vous n'avez jamais navigué, ajouta le pêcheur, non sans une sorte de dédain.
– Expliquez-moi cela, je vous prie, mon bonhomme. Il me semble à
moi que venir de Paimboeuf à Piriac, pour aller de Piriac à Belle-
Île, c'est comme si on allait de La Roche-Bernard à Nantes et de
Nantes à Piriac.
– Par eau, ce serait plus court, répliqua imperturbablement le pêcheur.
– Mais il y a un coude?
Le pêcheur secoua la tête.
– Le chemin le plus court d'un point à un autre, c'est la ligne droite, poursuivit d'Artagnan.
– Vous oubliez le flot, monsieur.
– Soit! va pour le flot.
– Et le vent.
– Ah! bon!
– Sans doute; le courant de la Loire pousse presque les barques jusqu'au Croisic. Si elles ont besoin de se radouber un peu ou de rafraîchir l'équipage, elles viennent à Piriac en longeant la côte; de Piriac, elles trouvent un autre courant inverse qui les mène à l'île Dumet, deux lieues et demie.
– D'accord.
– Là, le courant de la Vilaine les jette sur une autre île, l'île d'Hoëdic.
– Je le veux bien.
– Eh! monsieur, de cette île à Belle-Île, le chemin est tout droit. La mer, brisée en amont et en aval, passe comme un canal, comme un miroir entre les deux îles; les chalands glissent là- dessus semblables à des canards sur la Loire, voilà!
– N'importe, dit l'entêté M. Agnan, c'est bien du chemin.
– Ah!.. M. Fouquet le veut! répliqua pour conclusion le pêcheur en ôtant son bonnet de laine à l'énoncé de ce nom respectable.
Un regard de d'Artagnan, regard vif et perçant comme une lame d'épée, ne trouva dans le coeur du vieillard que la confiance naïve, sur ses traits que la satisfaction et l'indifférence Il disait: «M, Fouquet le veut», comme il eût dit: «Dieu l'a voulu!» D'Artagnan s'était encore trop avancé à cet endroit; d'ailleurs, les chalands partis, il ne restait à Piriac qu'une seule barque, celle du vieillard, et elle ne semblait pas disposée à reprendre la mer sans beaucoup de préparatifs.
Aussi, d'Artagnan caressa-t-il Furet, qui, pour nouvelle preuve de son charmant caractère, se remit en marche les pieds dans les salines et le nez au vent très sec qui courbe les ajoncs et les maigres bruyères de ce pays. Il arriva vers cinq heures au Croisic.
Si d'Artagnan eût été poète, c'était un beau spectacle que celui de ces immenses grèves, d'une lieue et plus, que couvre la mer aux marées, et qui, au reflux, apparaissent grisâtres, désolées, jonchées de polypes et d'algues mortes avec leurs galets épars et blancs, comme des ossements dans un vaste cimetière. Mais le soldat, le politique, l'ambitieux n'avait plus même cette douce consolation de regarder au ciel pour y lire un espoir ou un avertissement. Le ciel rouge signifie pour ces gens du vent et de la tourmente. Les nuages blancs et ouatés sur l'azur disent tout simplement que la mer sera égale et douce. D'Artagnan trouva le ciel bleu, la bise embaumée de parfums salins, et se dit: «Je m'embarquerai à la première marée, fût-ce sur une coquille de noix.» Au Croisic, comme à Piriac, il avait remarqué des tas énormes de pierres alignées sur-la grève. Ces murailles gigantesques, démolies à chaque marée par les transports qu'on opérait pour Belle-Île, furent aux yeux du mousquetaire la suite et la preuve de ce qu'il avait si bien deviné à Piriac. Était-ce un mur que M. Fouquet reconstruisait? était-ce une fortification qu'il édifiait? Pour le savoir, il fallait le voir. D'Artagnan mit Furet à l'écurie, soupa, se coucha, et le lendemain, au jour, il se promenait sur le port, ou mieux, sur les galets. Le Croisic a un port de cinquante pieds, il a une vigie qui ressemble à une énorme brioche élevée sur un plat.
Les grèves plates sont le plat. Cent brouettées de terre solidifiées avec des galets, et arrondies en cône avec des allées sinueuses sont la brioche et la vigie en même temps.
C'est ainsi aujourd'hui, c'était ainsi il y a cent quatre-vingts ans; seulement, la brioche était moins grosse et l'on ne voyait probablement pas autour de la brioche les treillages de lattes qui en font l'ornement et que l'édilité de cette pauvre et pieuse bourgade a plantés comme garde-fous le long des allées en limaçon qui aboutissent à la petite terrasse. Sur les galets, trois ou quatre pêcheurs causaient sardines et chevrettes.
M. Agnan, l'oeil animé d'une bonne grosse gaieté, le sourire aux lèvres, s'approcha des pêcheurs.
– Pêche-t-on aujourd'hui? dit-il.
– Oui monsieur, dit l'un d'eux, et nous attendons la marée.
– Où pêchez-vous, mes amis?
– Sur les côtes, monsieur.
– Quelles sont les bonnes côtes?
– Ah! c'est selon; le tour des îles, par exemple.
– Mais c'est loin, les îles?
– Pas trop; quatre lieues.
– Quatre lieues! C'est un voyage!
Le pêcheur se mit à rire au nez de M. Agnan.
– Écoutez donc, reprit celui-ci avec sa native bêtise, à quatre lieues on perd de vue la côte, n'est-ce pas?
– Mais… pas toujours.
– Enfin… c'est loin… trop loin même; sans quoi, je vous eusse demandé de me prendre à bord et de me montrer ce que je n'ai jamais vu.
– Quoi donc?
– Un poisson de mer vivant.
– Monsieur est de province? dit un des pêcheurs.
– Oui, je suis de Paris.
Le Breton haussa les épaules; puis:
– Avez-vous vu M. Fouquet à Paris? demanda-t-il.
– Souvent, répondit Agnan.
– Souvent? firent les pêcheurs en resserrant leur cercle autour du Parisien. Vous le connaissez?
– Un peu; il est ami intime de mon maître.
– Ah! firent les pêcheurs.
– Et, ajouta d'Artagnan, j'ai vu tous ses châteaux, de Saint-
Mandé, de Vaux, et son hôtel de Paris.
– C'est beau?
– Superbe.
– Ce n'est pas si beau que Belle-Île, dit un pêcheur.
– Bah! répliqua M. Agnan en éclatant d'un rire assez dédaigneux, qui courrouça tous les assistants.
– On voit bien que vous n'avez pas vu Belle-Île, répliqua le pêcheur le plus curieux. Savez-vous que cela fait six lieues, et qu'il a des arbres que l'on n'en voit pas de pareils à Nantes sur le fossé?
– Des arbres! en mer! s'écria d'Artagnan. Je voudrais bien voir cela!
– C'est facile, nous pêchons à l'île de Hoëdic; venez avec nous.
De cet endroit, vous verrez comme un paradis les arbres noirs de
Belle-Île sur le ciel; vous verrez la ligne blanche du château, qui coupe comme une lame l'horizon de la mer.
– Oh! fit d'Artagnan, ce doit être beau. Mais il y a cent clochers au château de M. Fouquet, à Vaux, savez-vous?
Le Breton leva la tête avec une admiration profonde, mais ne fut pas convaincu.
– Cent clochers! dit-il; c'est égal, Belle-Île est plus beau.
Voulez-vous voir Belle-Île?
– Est-ce que c'est possible? demanda M. Agnan.
– Oui, avec la permission du gouverneur.
– Mais je ne le connais pas, moi, ce gouverneur.
– Puisque vous connaissez M. Fouquet, vous direz votre nom.
– Oh! mes amis, je ne suis pas un gentilhomme, moi!
– Tout le monde entre à Belle-Île, continua le pêcheur dans sa langue forte et pure, pourvu qu'on ne veuille pas de mal à Belle- Île ni à son seigneur.
Un frisson léger parcourut le corps du mousquetaire.
«C'est vrai», pensa-t il.
Puis, se reprenant:
– Si j'étais sûr, dit-il, de ne pas souffrir du mal de mer…
– Là-dessus? fit le pêcheur en montrant avec orgueil sa jolie barque au ventre rond.
– Allons! vous me persuadez, s'écria M. Agnan; j'irai voir Belle-
Île; mais on ne me laissera pas entrer.
– Nous entrons bien, nous.
– Vous! pourquoi?
– Mais dame!.. pour vendre du poisson aux corsaires.
– Hé!.. des corsaires, que dites-vous?
– Je dis que M. Fouquet fait construire deux corsaires pour la chasse aux Hollandais ou aux Anglais, et que nous vendons du poisson aux équipages de ces petits navires.
– Tiens!.. tiens!.. fit d'Artagnan, de mieux en mieux! une imprimerie, des bastions et des corsaires!.. Allons, M. Fouquet n'est pas un médiocre ennemi, comme je l'avais présumé. Il vaut la peine qu'on se remue pour le voir de près.
– Nous partons à cinq heures et demie, ajouta gravement le pêcheur.
– Je suis tout à vous, je ne vous quitte pas.
En effet, d'Artagnan vit les pêcheurs haler avec un tourniquet leurs barques jusqu'au flot; la mer monta, M. Agnan se laissa glisser jusqu'au bord, non sans jouer la frayeur et prêter à rire aux petits mousses qui le surveillaient de leurs grands yeux intelligents.
Il se coucha sur une voile pliée en quatre, laissa l'appareillage se faire, et la barque, avec sa grande voile carrée, prit le large en deux heures de temps.
Les pêcheurs, qui faisaient leur état tout en marchant, ne s'aperçurent pas que leur passager n'avait point pâli, point gémi, point souffert; que malgré l'horrible tangage et le roulis brutal de la barque, à laquelle nulle main n'imprimait la direction, le passager novice avait conservé sa présence d'esprit et son appétit.
Ils pêchaient, et la pêche était assez heureuse. Aux lignes amorcées de crevettes venaient mordre, avec force soubresauts, les soles et les carrelets. Deux fils avaient déjà été brisés par des congres et des cabillauds d'un poids énorme; trois anguilles de mer labouraient la cale de leurs replis vaseux et de leurs frétillements d'agonie.
D'Artagnan leur portait bonheur; ils le lui dirent. Le soldat trouva la besogne si réjouissante, qu'il mit la main à l'oeuvre, c'est-à-dire aux lignes, et poussa des rugissements de joie et des mordioux à étonner ses mousquetaires eux-mêmes, chaque fois qu'une secousse imprimée à la ligne, par une proie conquise, venait déchirer les muscles de son bras, et solliciter l'emploi de ses forces et de son adresse. La partie de plaisir lui avait fait oublier la mission diplomatique. Il en était à lutter contre un effroyable congre, à se cramponner au bordage d'une main pour attirer la hure béante de son antagoniste, lorsque le patron lui dit:
– Prenez garde qu'on ne vous voie de Belle-Île!
Ces mots firent l'effet à d'Artagnan du premier boulet qui siffle en un jour de bataille: il lâcha le fil et le congre, qui, l'un tirant l'autre, s'en retournèrent à l'eau.
D'Artagnan venait d'apercevoir à une demi-lieue au plus la silhouette bleuâtre et accentuée des rochers de Belle-Île, dominée par la ligne blanche et majestueuse du château. Au loin, la terre, avec des forêts et des plaines verdoyantes; dans les herbages, des bestiaux.
Voilà ce qui tout d'abord attira l'attention du mousquetaire.
Le soleil, parvenu au quart du ciel, lançait des rayons d'or sur la mer et faisait voltiger une poussière resplendissante autour de cette île enchantée. On n'en voyait, grâce à cette lumière éblouissante, que les points aplanis; toute ombre tranchait durement et zébrait d'une bande de ténèbres le drap lumineux de la prairie ou des murailles.
– Eh! eh! fit d'Artagnan à l'aspect de ces masses de roches noires, voilà, ce me semble, des fortifications qui n'ont besoin d'aucun ingénieur pour inquiéter un débarquement. Par où diable peut-on descendre sur cette terre que Dieu a défendue si complaisamment?
– Par ici, répliqua le patron de la barque en changeant la voile et en imprimant au gouvernail une secousse qui mena l'esquif dans la direction d'un joli petit port tout coquet, tout rond et tout crénelé à neuf.
– Que diable vois-je là, dit d'Artagnan.
– Vous voyez Locmaria, répliqua le pêcheur.
– Mais là-bas?
– C'est Bangos.
– Et plus loin?
– Saujeu… Puis Le Palais.
– Mordioux! c'est un monde. Ah! voilà des soldats.
– Il y a dix-sept cents hommes à Belle-Île, monsieur, répliqua le pêcheur avec orgueil. Savez-vous que la moindre garnison est de vingt-deux compagnies d'infanterie?
– Mordioux! s'écria d'Artagnan en frappant du pied, Sa Majesté pourrait bien avoir raison.
Chapitre LXIX – Où le lecteur sera sans doute aussi étonné que le fut d'Artagnan de retrouver une ancienne connaissance
Il y a toujours dans un débarquement, fût-ce celui du plus petit esquif de la mer, un trouble et une confusion qui ne laissent pas à l'esprit la liberté dont il aurait besoin pour étudier du premier coup d'oeil l'endroit nouveau qui lui est offert.
Le pont mobile, le matelot agité, le bruit de l'eau sur le galet, les cris et les empressements de ceux qui attendent au rivage, sont les détails multiples de cette sensation, qui se résume en un seul résultat, l'hésitation.
Ce ne fut donc qu'après avoir débarqué et quelques minutes de station sur le rivage que d'Artagnan vit sur le port, et surtout dans l'intérieur de l'île, s'agiter un monde de travailleurs. À ses pieds, d'Artagnan reconnut les cinq chalands chargés de moellons qu'il avait vus partir du port de Piriac. Les pierres étaient transportées au rivage à l'aide d'une chaîne formée par vingt cinq ou trente paysans.
Les grosses pierres était chargées sur des charrettes qui les conduisaient dans la même direction que les moellons, c'est-à-dire vers des travaux dont d'Artagnan ne pouvait encore apprécier la valeur ni l'étendue.
Partout régnait une activité égale à celle que remarqua Télémaque en débarquant à Salente. D'Artagnan avait bonne envie de pénétrer plus avant; mais il ne pouvait, sous peine de défiance, se laisser soupçonner de curiosité. Il n'avançait donc que petit à petit, dépassant à peine la ligne que les pêcheurs formaient sur la plage, observant tout, ne disant rien, et allant au-devant de toutes les suppositions que l'on eût pu faire avec une question niaise ou un salut poli.
Cependant, tandis que ses compagnons faisaient leur commerce, vendant ou vantant leurs poissons aux ouvriers ou aux habitants de la ville, d'Artagnan avait gagné peu à peu du terrain, et, rassuré par le peu d'attention qu'on lui accordait, il commença à jeter un regard intelligent et assuré sur les hommes et les choses qui apparaissaient à ses yeux.
Au reste, les premiers regards de d'Artagnan rencontrèrent des mouvements de terrain auxquels l'oeil d'un soldat ne pouvait se tromper.
Aux deux extrémités du port, afin que les feux se croisassent sur le grand axe de l'ellipse formée par le bassin, on avait élevé d'abord deux batteries destinées évidemment à recevoir des pièces de côte, car d'Artagnan vit les ouvriers achever les plates-formes et disposer la demi-circonférence en bois sur laquelle la roue des pièces doit tourner pour prendre toutes les directions au-dessus de l'épaulement. À côté de chacune de ces batteries, d'autres travailleurs garnissaient de gabions remplis de terre le revêtement d'une autre batterie. Celle-ci avait des embrasures, et un conducteur de travaux appelait successivement les hommes qui, avec des harts, liaient des saucissons, et ceux qui découpaient les losanges et les rectangles de gazon destinés à retenir les joncs des embrasures.
À l'activité déployée à ces travaux déjà avancés, on pouvait les regarder comme terminés; ils n'étaient point garnis de leurs canons, mais les plates-formes avaient leurs gîtes et leurs madriers tout dressés; la terre, battue avec soin, les avait consolidés, et, en supposant l'artillerie dans l'île, en moins de deux ou trois jours le port pouvait être complètement armé.
Ce qui étonna d'Artagnan, lorsqu'il reporta ses regards des batteries de côte aux fortifications de la ville, fut de voir que Belle-Île était défendue par un système tout à fait nouveau, dont il avait entendu parler plus d'une fois au comte de La Fère comme d'un grand progrès, mais dont il n'avait point encore vu l'application.
Ces fortifications n'appartenaient plus ni à la méthode hollandaise de Marollois, ni à la méthode française du chevalier Antoine de Ville, mais au système de Manesson Mallet, habile ingénieur qui, depuis six ou huit ans à peu près, avait quitté le service du Portugal pour entrer au service de France.
Ces travaux avaient cela de remarquable qu'au lieu de s'élever hors de terre, comme faisaient les anciens remparts destinés à défendre la ville des échellades, ils s'y enfonçaient au contraire; et ce qui faisait la hauteur des murailles, c'était la profondeur des fossés. Il ne fallut pas un long temps à d'Artagnan pour reconnaître toute la supériorité d'un pareil système, qui ne donne aucune prise au canon.
En outre, comme les fossés étaient au-dessous du niveau de la mer, ces fossés pouvaient être inondés par des écluses souterraines. Au reste, les travaux étaient presque achevés, et un groupe de travailleurs, recevant des ordres d'un homme qui paraissait être le conducteur des travaux, était occupé à poser les dernières pierres. Un pont de planches jeté sur le fossé, pour la plus grande commodité des manoeuvres conduisant les brouettes, reliait l'intérieur à l'extérieur.
D'Artagnan demanda avec une curiosité naïve s'il lui était permis de traverser le pont, et il lui fut répondu qu'aucun ordre ne s'y opposait.
En conséquence, d'Artagnan traversa le pont et s'avança vers le groupe. Ce groupe était dominé par cet homme qu'avait déjà remarqué d'Artagnan, et qui paraissait être l'ingénieur en chef. Un plan était étendu sur une grosse pierre formant table, et à quelques pas de cet homme une grue fonctionnait.
Cet ingénieur, qui, en raison de son importance, devait tout d'abord attirer l'attention de d'Artagnan, portait un justaucorps qui, par sa somptuosité, n'était guère en harmonie avec la besogne qu'il faisait, laquelle eût plutôt nécessité le costume d'un maître maçon que celui d'un seigneur.
C'était, en outre, un homme d'une haute taille, aux épaules larges et carrées, et portant un chapeau tout couvert de panaches. Il gesticulait d'une façon on ne peut plus majestueuse, et paraissait, car on ne le voyait que de dos, gourmander les travailleurs sur leur inertie ou leur faiblesse.
D'Artagnan approchait toujours.
En ce moment, l'homme aux panaches avait cessé de gesticuler, et, les mains appuyées sur les genoux, il suivait, à demi courbé sur lui-même, les efforts de six ouvriers qui essayaient de soulever une pierre de taille à la hauteur d'une pièce de bois destinée à soutenir cette pierre, de façon qu'on pût passer sous elle la corde de la grue. Les six hommes, réunis sur une seule face de la pierre, rassemblaient tous leurs efforts pour la soulever à huit ou dix pouces de terre, suant et soufflant, tandis qu'un septième s'apprêtait, dès qu'il y aurait un jour suffisant, à glisser le rouleau qui devait la supporter. Mais déjà deux fois la pierre leur était échappée des mains avant d'arriver à une hauteur suffisante pour que le rouleau fût introduit.
Il va sans dire que chaque fois que la pierre leur était échappée, ils avaient fait un bond en arrière pour éviter qu'en retombant la pierre ne leur écrasât les pieds.
À chaque fois cette pierre abandonnée par eux s'était enfoncée de plus en plus dans la terre grasse, ce qui rendait de plus en plus difficile l'opération à laquelle les travailleurs se livraient en ce moment. Un troisième effort fait resta sans un succès meilleur, mais avec un découragement progressif.
Et cependant, lorsque les six hommes s'étaient courbés sur la pierre, l'homme aux panaches avait lui-même, d'une voix puissante, articulé le commandement de «Ferme!» qui préside à toutes les manoeuvres de forces.
Alors il se redressa.
– Oh! oh! dit-il, qu'est-ce que cela? ai-je donc affaire à des hommes de paille?.. Corne de boeuf! rangez-vous, et vous allez voir comment cela se pratique.
– Peste! dit d'Artagnan, aurait-il la prétention de lever ce rocher? Ce serait curieux, par exemple.
Les ouvriers, interpellés par l'ingénieur, se rangèrent l'oreille basse et secouant la tête, à l'exception de celui qui tenait le madrier et qui s'apprêtait à remplir son office.
L'homme aux panaches s'approcha de la pierre, se baissa, glissa ses mains sous la face qui posait à terre, roidit ses muscles herculéens, et, sans secousse, d'un mouvement lent comme celui d'une machine, il souleva le rocher à un pied de terre.
L'ouvrier qui tenait le madrier profita de ce jeu qui lui était donné et glissa le rouleau sous la pierre.
– Voilà! dit le géant, non pas en laissant retomber le rocher, mais en le reposant sur son support.
– Mordioux! s'écria d'Artagnan, je ne connais qu'un homme capable d'un tel tour de force.
– Hein? fit le colosse en se retournant.
– Porthos! murmura d'Artagnan saisi de stupeur, Porthos à Belle-
Île!
De son côté, l'homme aux panaches arrêta ses yeux sur le faux intendant, et, malgré son déguisement, le reconnut.
– D'Artagnan! s'écria-t-il.
Et le rouge lui monta au visage.
– Chut! fit-il à d'Artagnan.
– Chut! lui fit le mousquetaire.
En effet, si Porthos venait d'être découvert par d'Artagnan, d'Artagnan venait d'être découvert par Porthos.
L'intérêt de leur secret particulier les emporta chacun tout d'abord.
Néanmoins, le premier mouvement des deux hommes fut de se jeter dans les bras l'un de l'autre.
Ce qu'ils voulaient cacher aux assistants, ce n'était pas leur amitié, c'étaient leurs noms.
Mais après l'embrassade vint la réflexion.
«Pourquoi diantre Porthos est-il à Belle-Île et lève-t-il des pierres?» se dit d'Artagnan.
Seulement d'Artagnan se fit cette question tout bas. Moins fort en diplomatie que son ami, Porthos pensa tout haut.
– Pourquoi diable êtes-vous à Belle-Île? demanda-t-il à d'Artagnan; et qu'y venez-vous faire?
Il fallait répondre sans hésiter.
Hésiter à répondre à Porthos eût été un échec dont l'amour propre de d'Artagnan n'eût jamais pu se consoler.
– Pardieu! mon ami, je suis à Belle-Île parce que vous y êtes.
– Ah bah! fit Porthos, visiblement étourdi de l'argument et cherchant à s'en rendre compte avec cette lucidité de déduction que nous lui connaissons.
– Sans doute, continua d'Artagnan, qui ne voulait pas donner à son ami le temps de se reconnaître; j'ai été pour vous voir à Pierrefonds.
– Vraiment?
– Oui.
– Et vous ne m'y avez pas trouvé?
– Non, mais j'ai trouvé Mouston.
– Il va bien?
– Peste!
– Mais enfin, Mouston ne vous a pas dit que j'étais ici.
– Pourquoi ne me l'eût-il pas dit? Ai-je par hasard démérité de la confiance de Mouston?
– Non; mais il ne le savait pas.
– Oh! voilà une raison qui n'a rien d'offensant pour mon amour- propre au moins.
– Mais comment avez-vous fait pour me rejoindre?
– Eh! mon cher, un grand seigneur comme vous laisse toujours trace de son passage, et je m'estimerais bien peu si je ne savais pas suivre les traces de mes amis.
Cette explication, toute flatteuse qu'elle était, ne satisfit pas entièrement Porthos.
– Mais je n'ai pu laisser de traces, étant venu déguisé, dit
Porthos.
– Ah! vous êtes venu déguisé? fit d'Artagnan.
– Oui.
– Et comment cela?
– En meunier.
– Est-ce qu'un grand seigneur comme vous, Porthos, peut affecter des manières communes au point de tromper les gens?
– Eh bien! je vous jure, mon ami, que tout le monde y a été trompé, tant j'ai bien joué mon rôle.
– Enfin, pas si bien que je ne vous aie rejoint et découvert.
– Justement. Comment m'avez-vous rejoint et découvert?
– Attendez donc. J'allais vous raconter la chose. Imaginez-vous que Mouston…
– Ah! c'est ce drôle de Mouston, dit Porthos en plissant les deux arcs de triomphe qui lui servaient de sourcils.
– Mais attendez donc, attendez donc. Il n'y a pas de la faute de
Mouston, puisqu'il ignorait lui-même où vous étiez.
– Sans doute. Voilà pourquoi j'ai si grande hâte de comprendre.
– Oh! comme vous êtes impatient, Porthos!
– Quand je ne comprends pas, je suis terrible.
– Vous allez comprendre. Aramis vous a écrit à Pierrefonds, n'est-ce pas?
– Oui.
– Il vous a écrit d'arriver avant l'équinoxe?
– C'est vrai.
– Eh bien! voilà, dit d'Artagnan, espérant que cette raison suffirait à Porthos.
Porthos parut se livrer à un violent travail d'esprit.
– Oh! oui, dit-il, je comprends. Comme Aramis me disait d'arriver
avant l'équinoxe, vous avez compris que c'était pour le rejoindre.
Vous vous êtes informé où était Aramis, vous disant: «où sera
Aramis, sera Porthos.» Vous avez appris qu'Aramis était en
Bretagne, et vous vous êtes dit: «Porthos est en Bretagne.»
– Eh! justement. En vérité, Porthos, je ne sais comment vous ne vous êtes pas fait devin. Alors, vous comprenez: en arrivant à La Roche-Bernard, j'ai appris les beaux travaux de fortification que l'on faisait à Belle-Île. Le récit qu'on m'en a fait a piqué ma curiosité. Je me suis embarqué sur un bâtiment pêcheur, sans savoir le moins du monde que vous étiez ici. Je suis venu. J'ai vu un gaillard qui remuait une pierre qu'Ajax n'eût pas ébranlée. Je me suis écrié: «Il n'y a que le baron de Bracieux qui soit capable d'un pareil tour de force.» Vous m'avez entendu, vous vous êtes retourné, vous m'avez reconnu, nous nous sommes embrassés, et, ma foi, si vous le voulez bien, cher ami, nous nous embrasserons encore.
– Voilà comment tout s'explique, en effet, dit Porthos.
Et il embrassa d'Artagnan avec une si grande amitié, que le mousquetaire en perdit la respiration pendant cinq minutes.
– Allons, allons, plus fort que jamais, dit d'Artagnan, et toujours dans les bras, heureusement.
Porthos salua d'Artagnan avec un gracieux sourire.
Pendant les cinq minutes où d'Artagnan avait repris sa respiration, il avait réfléchi qu'il avait un rôle fort difficile à jouer. Il s'agissait de toujours questionner sans jamais répondre. Quand la respiration lui revint, son plan de campagne était fait.