Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome I.», sayfa 4
Chapitre VII – Parry
Comme l'inconnu regardait avec intérêt ces lumières et prêtait l'oreille à tous ces bruits, maître Cropole entrait dans sa chambre avec deux valets qui dressèrent la table.
L'étranger ne fit pas la moindre attention à eux. Alors Cropole, s'approchant de son hôte, lui glissa dans l'oreille avec un profond respect:
– Monsieur, le diamant a été estimé.
– Ah! fit le voyageur. Eh bien?
– Eh bien! monsieur, le joaillier de Son Altesse Royale en donne deux cent quatre-vingts pistoles.
– Vous les avez?
– J'ai cru devoir les prendre, monsieur; toutefois, j'ai mis dans les conditions du marché que si Monsieur voulait garder son diamant jusqu'à une rentrée de fonds… Le diamant serait rendu.
– Pas du tout; je vous ai dit de le vendre.
– Alors j'ai obéi ou à peu près, puisque, sans l'avoir définitivement vendu, j'en ai touché l'argent.
– Payez-vous, ajouta l'inconnu.
– Monsieur, je le ferai, puisque vous l'exigez absolument.
Un sourire triste effleura les lèvres du gentilhomme.
– Mettez l'argent sur ce bahut, dit-il en se détournant en même temps qu'il indiquait le meuble du geste.
Cropole déposa un sac assez gros, sur le contenu duquel il préleva le prix du loyer.
– Maintenant, dit-il, Monsieur ne me fera pas la douleur de ne pas souper… Déjà le dîner a été refusé; c'est outrageant pour la maison des Médicis. Voyez, monsieur, le repas est servi, et j'oserai même ajouter qu'il a bon air.
L'inconnu demanda un verre de vin, cassa un morceau de pain et ne quitta pas la fenêtre pour manger et boire.
Bientôt l'on entendit un grand bruit de fanfares et de trompettes; des cris s'élevèrent au loin, un bourdonnement confus emplit la partie basse de la ville, et le premier bruit distinct qui frappa l'oreille de l'étranger fut le pas des chevaux qui s'avançaient.
– Le roi! le roi! répétait une foule bruyante et pressée.
– Le roi! répéta Cropole, qui abandonna son hôte et ses idées de délicatesse pour satisfaire sa curiosité.
Avec Cropole se heurtèrent et se confondirent dans l'escalier Mme Cropole, Pittrino, les aides et les marmitons. Le cortège s'avançait lentement, éclairé par des milliers de flambeaux, soit de la rue, soit des fenêtres.
Après une compagnie de mousquetaires et un corps tout serré de gentilshommes, venait la litière de M. le cardinal Mazarin. Elle était traînée comme un carrosse par quatre chevaux noirs. Les pages et les gens du cardinal marchaient derrière. Ensuite venait le carrosse de la reine mère, ses filles d'honneur aux portières, ses gentilshommes à cheval des deux côtés. Le roi paraissait ensuite, monté sur un beau cheval de race saxonne à large crinière. Le jeune prince montrait, en saluant à quelques fenêtres d'où partaient les plus vives acclamations, son noble et gracieux visage, éclairé par les flambeaux de ses pages.
Aux côtés du roi, mais deux pas en arrière, le prince de Condé, M. Dangeau et vingt autres courtisans, suivis de leurs gens et de leurs bagages, fermaient la marche véritablement triomphale.
Cette pompe était d'une ordonnance militaire.
Quelques-uns des courtisans seulement, et parmi les vieux, portaient l'habit de voyage; presque tous étaient vêtus de l'habit de guerre. On en voyait beaucoup ayant le hausse-col et le buffle comme au temps de Henri IV et de Louis XIII.
Quand le roi passa devant lui, l'inconnu, qui s'était penché sur le balcon pour mieux voir, et qui avait caché son visage en l'appuyant sur son bras, sentit son coeur se gonfler et déborder d'une amère jalousie.
Le bruit des trompettes l'enivrait, les acclamations populaires l'assourdissaient; il laissa tomber un moment sa raison dans ce flot de lumières, de tumulte et de brillantes images.
– Il est roi, lui! murmura-t-il avec un accent de désespoir et d'angoisse qui dut monter jusqu'au pied du trône de Dieu.
Puis, avant qu'il fût revenu de sa sombre rêverie, tout ce bruit, toute cette splendeur s'évanouirent. À l'angle de la rue il ne resta plus au-dessous de l'étranger que des voix discordantes et enrouées qui criaient encore par intervalles: «Vive le roi!» Il resta aussi les six chandelles que tenaient les habitants de l'Hôtellerie des Médicis, savoir: deux chandelles pour Cropole, une pour Pittrino, une pour chaque marmiton.
Cropole ne cessait de répéter:
– Qu'il est bien, le roi, et qu'il ressemble à feu son illustre père!
– En beau, disait Pittrino.
– Et qu'il a une fière mine! ajoutait Mme Cropole, déjà en promiscuité de commentaires avec les voisins et les voisines.
Cropole alimentait ces propos de ses observations personnelles, sans remarquer qu'un vieillard à pied, mais traînant un petit cheval irlandais par la bride, essayait de fendre le groupe de femmes et d'hommes qui stationnait devant les Médicis.
Mais en ce moment la voix de l'étranger se fit entendre à la fenêtre.
– Faites donc en sorte, monsieur l'hôtelier, qu'on puisse arriver jusqu'à votre maison.
Cropole se retourna, vit alors seulement le vieillard, et lui fit faire passage.
La fenêtre se ferma.
Pittrino indiqua le chemin au nouveau venu, qui entra sans proférer une parole.
L'étranger l'attendait sur le palier, il ouvrit ses bras au vieillard et le conduisit à un siège, mais celui-ci résista.
– Oh! non pas, non pas, milord, dit-il. M'asseoir devant vous! jamais!
– Parry, s'écria le gentilhomme, je vous en supplie… vous qui venez d'Angleterre… de si loin! Ah! ce n'est pas à votre âge qu'on devrait subir des fatigues pareilles à celles de mon service. Reposez-vous …
– J'ai ma réponse à vous donner avant tout, milord.
– Parry… je t'en conjure, ne me dis rien… car si la nouvelle eût été bonne, tu ne commencerais pas ainsi ta phrase. Tu prends un détour c'est que la nouvelle est mauvaise.
– Milord, dit le vieillard, ne vous hâtez pas de vous alarmer. Tout n'est pas perdu, je l'espère. C'est de la volonté, de la persévérance qu'il faut, c'est surtout de la résignation.
– Parry, répondit le jeune homme, je suis venu ici seul, à travers mille pièges et mille périls: crois-tu à ma volonté? J'ai médité ce voyage dix ans, malgré tous les conseils et tous les obstacles: crois-tu à ma persévérance? J'ai vendu ce soir le dernier diamant de mon père, car je n'avais plus de quoi payer mon gîte, et l'hôte m'allait chasser.
Parry fit un geste d'indignation auquel le jeune homme répondit par une pression de main et un sourire.
– J'ai encore deux cent soixante-quatorze pistoles, et je me trouve riche; je ne désespère pas, Parry: crois-tu à ma résignation?
Le vieillard leva au ciel ses mains tremblantes.
– Voyons, dit l'étranger, ne me déguise rien: qu'est-il arrivé?
– Mon récit sera court, milord; mais au nom du Ciel ne tremblez pas ainsi!
– C'est d'impatience, Parry. Voyons, que t'a dit le général?
– D'abord, le général n'a pas voulu me recevoir.
– Il te prenait pour quelque espion.
– Oui, milord, mais je lui ai écrit une lettre.
– Eh bien?
– Il l'a reçue, il l'a lue milord.
– Cette lettre expliquait bien ma position, mes voeux?
– Oh! oui, dit Parry avec un triste sourire… elle peignait fidèlement votre pensée.
– Alors, Parry?..
– Alors le général m'a renvoyé la lettre par un aide de camp, en me faisant annoncer que le lendemain, si je me trouvais encore dans la circonscription de son commandement, il me ferait arrêter.
– Arrêter! murmura le jeune homme; arrêter! toi, mon plus fidèle serviteur!
– Oui, milord.
– Et tu avais signé Parry, cependant!
– En toutes lettres, milord; et l'aide de camp m'a connu à Saint-
James, et, ajouta le vieillard avec un soupir, à White Hall!
Le jeune homme s'inclina, rêveur et sombre.
– Voilà ce qu'il a fait devant ses gens, dit-il en essayant de se donner le change… mais sous main… de lui à toi… qu'a-t-il fait? Réponds.
– Hélas! milord, il m'a envoyé quatre cavaliers qui m'ont donné le cheval sur lequel vous m'avez vu revenir. Ces cavaliers m'ont conduit toujours courant jusqu'au petit port de Tenby, m'ont jeté plutôt qu'embarqué sur un bateau de pêche qui faisait voile vers la Bretagne et me voici.
– Oh! soupira le jeune homme en serrant convulsivement de sa main nerveuse sa gorge, où montait un sanglot… Parry, c'est tout, c'est bien tout?
– Oui, milord, c'est tout!
Il y eut après cette brève réponse de Parry un long intervalle de silence; on n'entendait que le bruit du talon de ce jeune homme tourmentant le parquet avec furie.
Le vieillard voulut tenter de changer la conversation.
– Milord, dit-il, quel est donc tout ce bruit qui me précédait? Quels sont ces gens qui crient: «Vive le roi!»… De quel roi est- il question, et pourquoi toutes ces lumières?
– Ah! Parry, tu ne sais pas, dit ironiquement le jeune homme, c'est le roi de France qui visite sa bonne ville de Blois; toutes ces trompettes sont à lui, toutes ces housses dorées sont à lui, tous ces gentilshommes ont des épées qui sont à lui. Sa mère le précède dans un carrosse magnifiquement incrusté d'argent et d'or! Heureuse mère! Son ministre lui amasse des millions et le conduit à une riche fiancée. Alors tout ce peuple est joyeux, il aime son roi, il le caresse de ses acclamations, et il crie: «Vive le roi! vive le roi!»
– Bien! bien! milord, dit Parry, plus inquiet de la tournure de cette nouvelle conversation que de l'autre.
– Tu sais, reprit l'inconnu, que ma mère à moi, que ma soeur, tandis que tout cela se passe en l'honneur du roi Louis XIV, n'ont plus d'argent, plus de pain; tu sais que, moi, je serai misérable et honni dans quinze jours, quand toute l'Europe apprendra ce que tu viens de me raconter!.. Parry… Y a-t-il des exemples qu'un homme de ma condition se soit…
– Milord, au nom du Ciel!
– Tu as raison, Parry, je suis un lâche, et si je ne fais rien pour moi, que fera Dieu? Non, non, j'ai deux bras, Parry, j'ai une épée…
Et il frappa violemment son bras avec sa main et détacha son épée accrochée au mur.
– Qu'allez-vous faire, milord?
– Parry, ce que je vais faire? ce que tout le monde fait dans ma famille: ma mère vit de la charité publique, ma soeur mendie pour ma mère, j'ai quelque part des frères qui mendient également pour eux; moi, l'aîné, je vais faire comme eux tous, je m'en vais demander l'aumône!
Et sur ces mots, qu'il coupa brusquement par un rire nerveux et terrible, le jeune homme ceignit son épée, prit son chapeau sur le bahut, se fit attacher à l'épaule un manteau noir qu'il avait porté pendant toute la route, et serrant les deux mains du vieillard qui le regardait avec anxiété:
– Mon bon Parry, dit-il, fais-toi faire du feu, bois, mange, dors, sois heureux; soyons bien heureux, mon fidèle ami, mon unique ami: nous sommes riches comme des rois!
Il donna un coup de poing au sac de pistoles, qui tomba lourdement par terre, se remit à rire de cette lugubre façon qui avait tant effrayé Parry, et tandis que toute la maison criait, chantait et se préparait à recevoir et à installer les voyageurs devancés par leurs laquais; il se glissa par la grande salle dans la rue, où le vieillard, qui s'était mis à la fenêtre, le perdit de vue après une minute.
Chapitre VIII – Ce qu'était Sa Majesté Louis XIV à l'âge de vingt-deux ans
On l'a vu par le récit que nous avons essayé d'en faire, l'entrée du roi Louis XIV dans la ville de Blois avait été bruyante et brillante, aussi la jeune majesté en avait-elle paru satisfaite. En arrivant sous le porche du château des États, le roi y trouva, environné de ses gardes et de ses gentilshommes, Son Altesse Royale le duc Gaston d'Orléans, dont la physionomie, naturellement assez majestueuse, avait emprunté à la circonstance solennelle dans laquelle on se trouvait un nouveau lustre et une nouvelle dignité. De son côté, Madame, parée de ses grands habits de cérémonie, attendait sur un balcon intérieur l'entrée de son neveu. Toutes les fenêtres du vieux château, si désert et si morne dans les jours ordinaires, resplendissaient de dames et de flambeaux.
Ce fut donc au bruit des tambours, des trompettes et des vivats, que le jeune roi franchit le seuil de ce château, dans lequel Henri III, soixante-douze ans auparavant, avait appelé à son aide l'assassinat et la trahison pour maintenir sur sa tête et dans sa maison une couronne qui déjà glissait de son front pour tomber dans une autre famille. Tous les yeux, après avoir admiré le jeune roi, si beau, si charmant, si noble, cherchaient cet autre roi de France, bien autrement roi que le premier, et si vieux, si pâle, si courbé, que l'on appelait le cardinal Mazarin.
Louis était alors comblé de tous ces dons naturels qui font le parfait gentilhomme: il avait l'oeil brillant et doux, d'un bleu pur et azuré; mais les plus habiles physionomistes, ces plongeurs de l'âme, en y fixant leurs regards, s'il eût été donné à un sujet de soutenir le regard du roi, les plus habiles physionomistes, disons-nous, n'eussent jamais pu trouver le fond de cet abîme de douceur. C'est qu'il en était des yeux du roi comme de l'immense profondeur des azurs célestes, ou de ceux plus effrayants et presque aussi sublimes que la Méditerranée ouvre sous la carène de ses navires par un beau jour d'été, miroir gigantesque où le ciel aime à réfléchir tantôt ses étoiles et tantôt ses orages. Le roi était petit de taille, à peine avait-il cinq pieds deux pouces; mais sa jeunesse faisait encore excuser ce défaut, racheté d'ailleurs par une grande noblesse de tous ses mouvements et par une certaine adresse dans tous les exercices du corps.
Certes, c'était déjà bien le roi, et c'était beaucoup que d'être le roi à cette époque de respect et de dévouement traditionnels; mais, comme jusque-là on l'avait assez peu et toujours assez pauvrement montré au peuple, comme ceux auxquels on le montrait voyaient auprès de lui sa mère, femme d'une haute taille, et M. le cardinal, homme d'une belle prestance, beaucoup le trouvaient assez peu roi pour dire: Le roi est moins grand que M. le cardinal.
Quoi qu'il en soit de ces observations physiques qui se faisaient, surtout dans la capitale, le jeune prince fut accueilli comme un dieu par les habitants de Blois, et presque comme un roi par son oncle et sa tante, Monsieur et Madame, les habitants du château. Cependant, il faut le dire, lorsqu'il vit dans la salle de réception des fauteuils égaux de taille pour lui, sa mère, le cardinal, sa tante et son oncle, disposition habilement cachée par la forme demi-circulaire de l'assemblée, Louis XIV rougit de colère, et regarda autour de lui pour s'assurer par la physionomie des assistants si cette humiliation lui avait été préparée; mais comme il ne vit rien sur le visage impassible du cardinal, rien sur celui de sa mère, rien sur celui des assistants, il se résigna et s'assit, ayant soin de s'asseoir avant tout le monde.
Les gentilshommes et les dames furent présentés à Leurs Majestés et à M. le cardinal. Le roi remarqua que sa mère et lui connaissaient rarement le nom de ceux qu'on leur présentait, tandis que le cardinal, au contraire, ne manquait jamais, avec une mémoire et une présence d'esprit admirables, de parler à chacun de ses terres, de ses aïeux ou de ses enfants, dont il leur nommait quelques-uns, ce qui enchantait ces dignes hobereaux et les confirmait dans cette idée que celui-là est seulement et véritablement roi qui connaît ses sujets, par cette même raison que le soleil n'a pas de rival, parce que seul le soleil échauffe et éclaire.
L'étude du jeune roi, commencée depuis longtemps sans que l'on s'en doutât, continuait donc, et il regardait attentivement, pour tâcher de démêler quelque chose dans leur physionomie, les figures qui lui avaient d'abord paru les plus insignifiantes et les plus triviales. On servit une collation. Le roi, sans oser la réclamer de l'hospitalité de son oncle, l'attendait avec impatience. Aussi cette fois eut-il tous les honneurs dus, sinon à son rang, du moins à son appétit, quant au cardinal, il se contenta d'effleurer de ses lèvres flétries un bouillon servi dans une tasse d'or. Le ministre tout-puissant qui avait pris à la reine mère sa régence, au roi sa royauté, n'avait pu prendre à la nature un bon estomac. Anne d'Autriche, souffrant déjà du cancer dont six ou huit ans plus tard elle devait mourir, ne mangeait guère plus que le cardinal. Quant à Monsieur, encore tout ébouriffé du grand événement qui s'accomplissait dans sa vie provinciale, il ne mangeait pas du tout.
Madame seule, en véritable Lorraine, tenait tête à Sa Majesté; de sorte que Louis XIV, qui, sans partenaire, eût mangé à peu près seul, sut grand gré à sa tante d'abord, puis ensuite à M. de Saint-Remy, son maître d'hôtel, qui s'était réellement distingué.
La collation finie, sur un signe d'approbation de M. de Mazarin, le roi se leva, et sur l'invitation de sa tante, il se mit à parcourir les rangs de l'assemblée.
Les dames observèrent alors, il y a certaines choses pour lesquelles les femmes sont aussi bonnes observatrices à Blois qu'à Paris, les dames observèrent alors que Louis XIV avait le regard prompt et hardi, ce qui promettait aux attraits de bon aloi un appréciateur distingué. Les hommes, de leur côté, observèrent que le prince était fier et hautain, qu'il aimait à faire baisser les yeux qui le regardaient trop longtemps ou trop fixement, ce qui semblait présager un maître. Louis XIV avait accompli le tiers de sa revue à peu près, quand ses oreilles furent frappées d'un mot que prononça Son Éminence, laquelle s'entretenait avec Monsieur.
Ce mot était un nom de femme.
À peine Louis XIV eut-il entendu ce mot, qu'il n'entendit ou plutôt qu'il n'écouta plus rien autre chose, et que, négligeant l'arc du cercle qui attendait sa visite, il ne s'occupa plus que d'expédier promptement l'extrémité de la courbe.
Monsieur, en bon courtisan, s'informait près de Son Éminence de la santé de ses nièces. En effet, cinq ou six ans auparavant, trois nièces étaient arrivées d'Italie au cardinal: c'étaient Mlles Hortense, Olympe et Marie de Mancini.
Monsieur s'informait donc de la santé des nièces du cardinal; il regrettait, disait-il, de n'avoir pas le bonheur de les recevoir en même temps que leur oncle; elles avaient certainement grandi en beauté et en grâce, comme elles promettaient de le faire la première fois que Monsieur les avait vues.
Ce qui avait d'abord frappé le roi, c'était un certain contraste dans la voix des deux interlocuteurs. La voix de Monsieur était calme et naturelle lorsqu'il parlait ainsi, tandis que celle de M. de Mazarin sauta d'un ton et demi pour lui répondre au-dessus du diapason de sa voix ordinaire.
On eût dit qu'il désirait que cette voix allât frapper au bout de la salle une oreille qui s'éloignait trop.
– Monseigneur, répliqua-t-il, Mlles de Mazarin ont encore toute une éducation à terminer, des devoirs à remplir, une position à apprendre. Le séjour d'une cour jeune et brillante les dissipe un peu.
Louis, à cette dernière épithète, sourit tristement. La cour était jeune, c'est vrai, mais l'avarice du cardinal avait mis bon ordre à ce qu'elle ne fût point brillante.
– Vous n'avez cependant point l'intention, répondait Monsieur, de les cloîtrer ou de les faire bourgeoises?
– Pas du tout, reprit le cardinal en forçant sa prononciation italienne de manière que, de douce et veloutée qu'elle était, elle devint aiguë et vibrante; pas du tout. J'ai bel et bien l'intention de les marier, et du mieux qu'il me sera possible.
– Les partis ne manqueront pas, monsieur le cardinal, répondait
Monsieur avec une bonhomie de marchand qui félicite son confrère.
– Je l'espère, monseigneur, d'autant plus que Dieu leur a donné à la fois la grâce, la sagesse et la beauté.
Pendant cette conversation, Louis XIV, conduit par Madame, accomplissait, comme nous l'avons dit, le cercle des présentations.
– Mlle Arnoux, disait la princesse en présentant à Sa Majesté une grosse blonde de vingt-deux ans, qu'à la fête d'un village on eût prise pour une paysanne endimanchée, Mlle Arnoux, fille de ma maîtresse de musique.
Le roi sourit. Madame n'avait jamais pu tirer quatre notes justes de la viole ou du clavecin.
– Mlle Aure de Montalais, continua Madame, fille de qualité et bonne servante.
Cette fois ce n'était plus le roi qui riait, c'était la jeune fille présentée, parce que, pour la première fois de sa vie, elle s'entendait donner par Madame, qui d'ordinaire ne la gâtait point, une si honorable qualification.
Aussi Montalais, notre ancienne connaissance, fit-elle à Sa Majesté une révérence profonde, et cela autant par respect que par nécessité, car il s'agissait de cacher certaines contractions de ses lèvres rieuses que le roi eût bien pu ne pas attribuer à leur motif réel. Ce fut juste en ce moment que le roi entendit le mot qui le fit tressaillir.
– Et la troisième s'appelle? demandait Monsieur.
– Marie, monseigneur, répondait le cardinal.
Il y avait sans doute dans ce mot quelque puissance magique, car, nous l'avons dit, à ce mot le roi tressaillit, et, entraînant Madame vers le milieu du cercle, comme s'il eût voulu confidentiellement lui faire quelque question, mais en réalité pour se rapprocher du cardinal:
– Madame ma tante, dit-il en riant et à demi-voix, mon maître de géographie ne m'avait point appris que Blois fût à une si prodigieuse distance de Paris.
– Comment cela, mon neveu? demanda Madame.
– C'est qu'en vérité il paraît qu'il faut plusieurs années aux modes pour franchir cette distance. Voyez ces demoiselles.
– Eh bien! je les connais.
– Quelques-unes sont jolies.
– Ne dites pas cela trop haut, monsieur mon neveu, vous les rendriez folles.
– Attendez, attendez, ma chère tante, dit le roi en souriant, car la seconde partie de ma phrase doit servir de correctif à la première. Eh bien! ma chère tante, quelques-unes paraissent vieilles et quelques autres laides, grâce à leurs modes de dix ans.
– Mais, Sire, Blois n'est cependant qu'à cinq journées de Paris.
– Eh! dit le roi, c'est cela, deux ans de retard par journée.
– Ah! vraiment, vous trouvez? C'est étrange, je ne m'aperçois point de cela, moi.
– Tenez, ma tante, dit Louis XIV en se rapprochant toujours de Mazarin sous prétexte de choisir son point de vue, voyez, à côté de ces affiquets vieillis et de ces coiffures prétentieuses, regardez cette simple robe blanche. C'est une des filles d'honneur de ma mère, probablement, quoique je ne la connaisse pas. Voyez quelle tournure simple, quel maintien gracieux! À la bonne heure! c'est une femme, cela, tandis que toutes les autres ne sont que des habits.
– Mon cher neveu, répliqua Madame en riant, permettez-moi de vous dire que, cette fois, votre science divinatoire est en défaut. La personne que vous louez ainsi n'est point une Parisienne, mais une Blésoise.
– Ah! ma tante! reprit le roi avec l'air du doute.
– Approchez, Louise, dit Madame.
Et la jeune fille qui déjà nous est apparue sous ce nom s'approcha, timide, rougissante et presque courbée sous le regard royal.
– Mlle Louise-Françoise de La Baume Le Blanc, fille du marquis de
La Vallière, dit cérémonieusement Madame au roi.
La jeune fille s'inclina avec tant de grâce au milieu de cette timidité profonde que lui inspirait la présence du roi, que celui- ci perdit en la regardant quelques mots de la conversation du cardinal et de Monsieur.
– Belle-fille, continua Madame, de M. de Saint-Remy, mon maître d'hôtel, qui a présidé à la confection de cette excellente daube truffée que Votre Majesté a si fort appréciée.
Il n'y avait point de grâce, de beauté ni de jeunesse qui pût résister à une pareille présentation. Le roi sourit. Que les paroles de Madame fussent une plaisanterie ou une naïveté, c'était, en tout cas, l'immolation impitoyable de tout ce que Louis venait de trouver charmant et poétique dans la jeune fille.
Mlle de La Vallière, pour Madame, et par contrecoup pour le roi, n'était plus momentanément que la belle-fille d'un homme qui avait un talent supérieur sur les dindes truffées.
Mais les princes sont ainsi faits. Les dieux aussi étaient comme cela dans l'Olympe. Diane et Vénus devaient bien maltraiter la belle Alcmène et la pauvre Io, quand on descendait par distraction à parler, entre le nectar et l'ambroisie, de beautés mortelles à la table de Jupiter.
Heureusement que Louise était courbée si bas qu'elle n'entendit point les paroles de Madame, qu'elle ne vit point le sourire du roi. En effet, si la pauvre enfant, qui avait tant de bon goût que seule elle avait imaginé de se vêtir de blanc entre toutes ses compagnes; si ce coeur de colombe, si facilement accessible à toutes les douleurs, eût été touché par les cruelles paroles de Madame, par l'égoïste et froid sourire du roi, elle fût morte sur le coup.
Et Montalais elle-même, la fille aux ingénieuses idées, n'eût pas tenté d'essayer de la rappeler à la vie, car le ridicule tue tout, même la beauté.
Mais par bonheur, comme nous l'avons dit, Louise, dont les oreilles étaient bourdonnantes et les yeux voilés, Louise ne vit rien, n'entendit rien, et le roi, qui avait toujours l'attention braquée aux entretiens du cardinal et de son onde, se hâta de retourner près d'eux. Il arriva juste au moment où Mazarin terminait en disant:
– Marie, comme ses soeurs, part en ce moment pour Brouage. Je leur fais suivre la rive opposée de la Loire à celle que nous avons suivie, et si je calcule bien leur marche, d'après les ordres que j'ai donnés, elles seront demain à la hauteur de Blois.
Ces paroles furent prononcées avec ce tact, cette mesure, cette sûreté de ton, d'intention et de portée, qui faisaient de signor Giulio Mazarini le premier comédien du monde.
Il en résulta qu'elles portèrent droit au coeur de Louis XIV, et que le cardinal, en se retournant sur le simple bruit des pas de Sa Majesté, qui s'approchait, en vit l'effet immédiat sur le visage de son élève, effet qu'une simple rougeur trahit aux yeux de Son Éminence. Mais aussi, qu'était un tel secret à éventer pour celui dont l'astuce avait joué depuis vingt ans tous les diplomates européens?
Il sembla dès lors, une fois ces dernières paroles entendues, que le jeune roi eût reçu dans le coeur un trait empoisonné.
Il ne tint plus en place, il promena un regard incertain, atone, mort, sur toute cette assemblée. Il interrogea plus de vingt fois du regard la reine mère, qui, livrée au plaisir d'entretenir sa belle-soeur, et retenue d'ailleurs par le coup d'oeil de Mazarin, ne parut pas comprendre toutes les supplications contenues dans les regards de son fils. À partir de ce moment, musique, fleurs, lumières, beauté, tout devint odieux et insipide à Louis XIV. Après qu'il eut cent fois mordu ses lèvres, détiré ses bras et ses jambes, comme l'enfant bien élevé qui, sans oser bâiller, épuise toutes les façons de témoigner son ennui, après avoir inutilement imploré de nouveau mère et ministre, il tourna un oeil désespéré vers la porte, c'est-à-dire vers la liberté.
À cette porte, encadrée par l'embrasure à laquelle elle était adossée, il vit surtout, se détachant en vigueur, une figure fière et brune, au nez aquilin, à l'oeil dur mais étincelant, aux cheveux gris et longs, à la moustache noire, véritable type de beauté militaire, dont le hausse-col, plus étincelant qu'un miroir, brisait tous les reflets lumineux qui venaient s'y concentrer et les renvoyait en éclairs. Cet officier avait le chapeau gris à plume rouge sur la tête, preuve qu'il était appelé là par son service et non par son plaisir. S'il y eût été appelé par son plaisir, s'il eût été courtisan au lieu d'être soldat, comme il faut toujours payer le plaisir un prix quelconque, il eût tenu son chapeau à la main.
Ce qui prouvait bien mieux encore que cet officier était de service et accomplissait une tâche à laquelle il était accoutumé, c'est qu'il surveillait, les bras croisés, avec une indifférence remarquable et avec une apathie suprême, les joies et les ennuis de cette fête. Il semblait surtout, comme un philosophe, et tous les vieux soldats sont philosophes, il semblait surtout comprendre infiniment mieux les ennuis que les joies; mais des uns il prenait son parti, sachant bien se passer des autres. Or, il était là adossé, comme nous l'avons dit, au chambranle sculpté de la porte, lorsque les yeux tristes et fatigués du roi rencontrèrent par hasard les siens.
Ce n'était pas la première fois, à ce qu'il paraît, que les yeux de l'officier rencontraient ces yeux-là, et il en savait à fond le style et la pensée, car aussitôt qu'il eut arrêté son regard sur la physionomie de Louis XIV, et que, par la physionomie, il eut lu ce qui se passait dans son coeur, c'est-à-dire tout l'ennui qui l'oppressait, toute la résolution timide de partir qui s'agitait au fond de ce coeur, il comprit qu'il fallait rendre service au roi sans qu'il le demandât, lui rendre service presque malgré lui, enfin, et hardi, comme s'il eût commandé la cavalerie un jour de bataille:
– Le service du roi! cria-t-il d'une voix retentissante.
À ces mots, qui firent l'effet d'un roulement de tonnerre prenant le dessus sur l'orchestre, les chants, les bourdonnements et les promenades, le cardinal et la reine mère regardèrent avec surprise Sa Majesté. Louis XIV, pâle mais résolu, soutenu qu'il était par cette intuition de sa propre pensée qu'il avait retrouvée dans l'esprit de l'officier de mousquetaires, et qui venait de se manifester par l'ordre donné, se leva de son fauteuil et fit un pas vers la porte.
– Vous partez, mon fils? dit la reine, tandis que Mazarin se contentait d'interroger avec son regard, qui eût pu paraître doux s'il n'eût été si perçant.
– Oui, madame, répondit le roi, je me sens fatigué et voudrais d'ailleurs écrire ce soir.
Un sourire erra sur les lèvres du ministre, qui parut, d'un signe de tête, donner congé au roi.
Monsieur et Madame se hâtèrent alors pour donner des ordres aux officiers qui se présentèrent.
Le roi salua, traversa la salle et atteignit la porte. À la porte, une haie de vingt mousquetaires attendait Sa Majesté.
À l'extrémité de cette haie se tenait l'officier impassible et son épée nue à la main.
Le roi passa, et toute la foule se haussa sur la pointe des pieds pour le voir encore. Dix mousquetaires, ouvrant la foule des antichambres et des degrés, faisaient faire place au roi.
Les dix autres enfermaient le roi et Monsieur, qui avait voulu accompagner Sa Majesté.