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Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.

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Chapitre CCXXXVII – Le plat d'argent

Le voyage fut doux. Athos et son fils traversèrent toute la France en faisant une quinzaine de lieues par jour, quelquefois davantage, selon que le chagrin de Raoul redoublait d'intensité.

Ils mirent quinze jours pour arriver à Toulon, et perdirent tout à fait les traces de d'Artagnan à Antibes.

Il faut croire que le capitaine des mousquetaires avait voulu garder l'incognito dans ces parages; car Athos recueillit de ses informations l'assurance qu'on avait vu le cavalier qu'il dépeignit changer ses chevaux contre une voiture bien fermée à partir d'Avignon.

Raoul se désespérait de ne point rencontrer d'Artagnan, il manquait à ce coeur tendre l'adieu et la consolation de ce coeur d'acier.

Athos savait par expérience que d'Artagnan devenait impénétrable lorsqu'il s'occupait d'une affaire sérieuse, soit pour son compte, soit pour le service du roi.

Il craignit même d'offenser son ami ou de lui nuire en prenant trop d'informations. Cependant, quand Raoul commença son travail de classement pour la flottille, et qu'il rassembla les chalands et allèges pour les envoyer à Toulon, l'un des pêcheurs apprit au comte que son bateau était en radoub depuis un voyage qu'il avait fait pour le compte d'un gentilhomme très pressé de s'embarquer.

Athos, croyant que cet homme mentait pour rester libre et gagner plus d'argent à pêcher quand tous ses compagnons seraient partis, insista pour avoir des détails.

Le pêcheur lui apprit que, environ six jours en deçà, un homme était venu louer son bateau pendant la nuit pour rendre une visite à l'île Saint-Honorat. Le prix fut convenu; mais le gentilhomme était arrivé avec une grande caisse de voiture qu'il avait voulu embarquer malgré les difficultés de toute nature que présentait cette opération. Le pêcheur avait voulu se dédire. Il avait menacé, et sa menace n'avait abouti qu'à lui procurer un grand nombre de coups de canne rudement appliqués par ce gentilhomme, qui frappait fort et longtemps. Tout maugréant, le pêcheur avait eu recours au syndic de ses confrères d'Antibes, lesquels entre eux font la justice et se protègent; mais le gentilhomme avait exhibé certain papier à la vue duquel le syndic, saluant jusqu'à terre avait enjoint au pêcheur d'obéir, en le gourmandant d'avoir été récalcitrant. Alors on était parti avec le chargement.

– Mais tout cela ne nous dit pas, reprit Athos, comment vous avez échoué.

– Le voici. J'allais sur Saint-Honorat, ainsi que me l'avait dit le gentilhomme; mais il changea d'avis et prétendit que je ne pourrais passer au sud de l'abbaye.

– Pourquoi pas?

– Parce que, monsieur, il y a, en face de la tour carrée des

Bénédictins, vers la pointe du sud, le banc des Moines.

– Un écueil? fit Athos.

– À fleur d'eau et sous l'eau, passage dangereux, mais que j'ai franchi mille fois; le gentilhomme demanda que je le déposasse à Sainte Marguerite.

– Eh bien?

– Eh bien! monsieur, s'écria le pêcheur avec son accent provençal, on est marin ou on ne l'est pas, on connaît sa passe ou l'on n'est qu'une pluie d'eau douce. Je m'obstinais à vouloir passer. Le gentilhomme me prit au cou et m'annonça tranquillement qu'il allait m'étrangler. Mon second s'arma d'une hache, et moi aussi. Nous avions à venger l'affront de la nuit. Mais le gentilhomme mit l'épée à la main, avec des mouvements si vifs, que nous ne pûmes approcher ni l'un ni l'autre. J'allais lui lancer ma hache à la tête, et j'étais dans mon droit, n'est-ce pas monsieur? car un marin sur son bord est maître, comme un bourgeois dans sa chambre; j'allais donc, pour me défendre couper en deux le gentilhomme, lorsque tout à coup, vous me croirez si vous voulez, monsieur, ce coffre de carrosse s'ouvrit je ne sais comment, et il en sortit une manière de fantôme, coiffé d'un casque noir, avec un masque noir, quelque chose d'effrayant à voir qui nous menace du poing.

– C'était? dit Athos.

– C'était le diable, monsieur! car le gentilhomme, joyeux, s'écria en le voyant: «Ah! merci, monseigneur.»

– C'est étrange! murmura le comte en regardant Raoul.

– Que fîtes-vous? demanda celui-ci au pêcheur.

– Vous comprenez bien, monsieur, que deux pauvres hommes comme nous étaient déjà trop peu contre deux gentilshommes; mais contre le diable! ah bien! oui! Nous ne nous consultâmes pas, mon compagnon et moi, mais nous ne fîmes qu'un saut à la mer: nous étions à sept ou huit cents pieds de la côte.

– Et alors?

– Et alors, monsieur, comme il faisait un petit vent sud-ouest, la barque fila toujours et alla se jeter dans les sables de Sainte-Marguerite.

– Oh!.. mais les deux voyageurs?

– Bah! n'ayez donc pas d'inquiétudes. Voilà bien la preuve que l'un était le diable et protégeait l'autre; car, lorsque nous regagnâmes le bateau à la nage, au lieu de trouver ces deux créatures brisées par le choc, nous ne trouvâmes plus rien, pas même le carrosse.

– Étrange! étrange! répéta le comte. Mais, depuis, mon ami, qu'avez-vous fait?

– Ma plainte au gouverneur de Sainte-Marguerite, qui m'a mis le doigt sous le nez en m'annonçant que, si je cherchais à lui conter des sornettes pareilles, il me les paierait en coups d'étrivières.

– Le gouverneur?

– Oui, monsieur; et cependant mon bateau était brisé, bien brisé, puisque la proue est restée sur la pointe de Sainte-Marguerite, et que le charpentier me demande cent vingt livres pour la réparation.

– C'est bon, répliqua Raoul, vous serez exempté de service.

Allez.

– Nous irons à Sainte-Marguerite, voulez-vous? dit ensuite Athos à Bragelonne.

– Oui, monsieur; car il y a là quelque chose à éclaircir et cet homme ne me fait pas l'effet d'avoir dit la vérité.

– Ni à moi non plus, Raoul. Cette histoire du gentilhomme masqué et du carrosse disparu me fait l'effet d'une manière de cacher la violence que ce rustre aurait peut-être commise en pleine mer sur son passager, pour le punir de l'insistance qu'il avait mise à s'embarquer.

– J'en ai conçu le soupçon, et le carrosse aurait contenu des valeurs bien plutôt qu'un homme.

– Nous verrons cela, Raoul. Très certainement, ce gentilhomme ressemble à d'Artagnan; je reconnais ses façons. Hélas! nous ne sommes plus les jeunes invincibles d'autrefois. Qui sait si la hache ou la barre de ce mauvais caboteur n'a pas réussi à faire ce que les plus fines épées de l'Europe, les balles et les boulets n'ont pas fait depuis quarante ans.

Le jour même, ils partirent pour Sainte-Marguerite, à bord d'un chasse marée venu de Toulon sur ordre.

L'impression qu'ils ressentirent en abordant fut un bien-être singulier. L'île était pleine de fleurs et de fruits, elle servait de jardin au gouverneur dans sa partie cultivée. Les orangers, les grenadiers, les figuiers courbaient sous le poids de leurs fruits d'or et d'azur. Tout autour de ce jardin, dans sa partie inculte, les perdrix rouges couraient par bandes dans les ronces et dans les touffes de genévriers, et, à chaque pas que faisaient Raoul et le comte, un lapin effrayé quittait les marjolaines et les bruyères pour rentrer dans son terrier.

En effet, cette bienheureuse île était inhabitée. Plate, n'offrant qu'une anse pour l'arrivée des embarcations, et sous la protection du gouverneur, qui partageait avec eux, les contrebandiers s'en servaient comme d'un entrepôt provisoire, à la charge de ne point tuer le gibier ni dévaster le jardin. Moyennant ce compromis, le gouverneur se contentait d'une garnison de huit hommes pour garder sa forteresse, dans laquelle moisissaient douze canons. Ce gouverneur était donc un heureux métayer, récoltant vins, figues, huiles et oranges, faisant confire ses citrons et ses cédrats au soleil de ses casemates.

La forteresse, ceinte d'un fossé profond, son seul gardien, levait comme trois têtes ses trois tourelles, liées l'une à l'autre par des terrasses de mousse.

Athos et Raoul longèrent pendant quelque temps les clôtures du jardin sans trouver quelqu'un qui les introduisît chez le gouverneur. Ils finirent par entrer dans le jardin. C'était le moment le plus chaud de la journée.

Alors tout se cache sous l'herbe et sous la pierre. Le ciel étend ses voiles de feu comme pour étouffer tous les bruits, pour envelopper toutes les existences. Les perdrix sous les genêts, la mouche sous la feuille, s'endorment comme le flot sous le ciel.

Athos aperçut seulement sur la terrasse, entre la deuxième et la troisième cour, un soldat qui portait comme un panier de provisions sur sa tête. Cet homme revint presque aussitôt sans son panier, et disparut dans l'ombre de la guérite.

Athos comprit que cet homme portait à dîner à quelqu'un et que, après avoir fait son service, il revenait dîner lui-même.

Tout à coup il s'entendit appeler, et, levant la tête, aperçut dans l'encadrement des barreaux d'une fenêtre quelque chose de blanc, comme une main qui s'agitait, quelque chose d'éblouissant, comme une arme frappée des rayons du soleil.

Et, avant qu'il se fût rendu compte de ce qu'il venait de voir, une traînée lumineuse, accompagnée d'un sifflement dans l'air, appela son attention du donjon sur la terre.

Un second bruit mat se fit entendre dans le fossé, et Raoul courut ramasser un plat d'argent qui venait de rouler jusque dans les sables desséchés.

La main qui avait lancé ce plat fit un signe aux deux gentilshommes, puis elle disparut.

Alors Raoul et Athos, s'approchant l'un de l'autre, se mirent à considérer attentivement le plat souillé de poussière, et ils découvrirent, sur le fond, des caractères tracés avec la pointe d'un couteau:

«Je suis, disait l'inscription, le frère du roi de France, prisonnier aujourd'hui, fou demain. Gentilshommes français et chrétiens, priez Dieu pour l'âme et la raison du fils de vos maîtres!»

 

Le plat tomba des mains d'Athos, pendant que Raoul cherchait à pénétrer le sens mystérieux de ces mots lugubres.

Au même instant, un cri se fit entendre du haut du donjon. Raoul, prompt comme l'éclair, courba la tête et força son père à se courber aussi. Un canon de mousquet venait de reluire à la crête du mur. Une fumée blanche jaillit comme un panache à l'orifice du mousquet, et une balle vint s'aplatir sur une pierre, à six pouces des deux gentilshommes. Un autre mousquet parut encore et s'abaissa.

– Cordieu! s'écria Athos, assassine-t-on les gens, ici?

Descendez, lâches que vous êtes!

– Oui, descendez! dit Raoul furieux en montrant le poing au château.

L'un des deux assaillants, celui qui allait tirer le coup de mousquet, répondit à ces cris par une exclamation de surprise, et, comme son compagnon voulait continuer l'attaque et ressaisissait le mousquet tout armé, celui qui venait de s'écrier releva l'arme, et le coup partit en l'air.

Athos et Raoul, voyant qu'on disparaissait de la plate-forme pensèrent qu'on allait venir à eux, et ils attendirent de pied ferme.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'un coup de baguette sur le tambour appela les huit soldats de la garnison, lesquels se montrèrent sur l'autre bord du fossé avec leurs mousquets. À la tête de ces hommes se tenait un officier que le vicomte de Bragelonne reconnut pour celui qui avait tiré le premier coup de mousquet.

Cet homme ordonna aux soldats d'apprêter les armes.

– Nous allons être fusillés! s'écria Raoul. L'épée à la main, du moins, et sautons le fossé! Nous tuerons bien chacun un de ces coquins quand leurs mousquets seront vides.

Et déjà Raoul, joignant le mouvement au conseil s'élançait, suivi d'Athos, lorsqu'une voix bien connue retentit derrière eux.

– Athos! Raoul! criait cette voix.

– D'Artagnan! répondirent les deux gentilshommes.

– Armes bas, mordioux! s'écria le capitaine aux soldats. J'étais bien sûr de ce que je disais, moi!

Les soldats relevèrent leurs mousquets.

– Que nous arrive-t-il donc? demanda Athos. Quoi! on nous fusille sans nous avertir?

– C'est moi qui allais vous fusiller, répliqua d'Artagnan; et, si le gouverneur vous a manqués, je ne vous eusse pas manqués, moi, chers amis. Quel bonheur que j'aie pris l'habitude de viser longtemps, au lieu de tirer d'instinct en visant! J'ai cru vous reconnaître. Ah! mes chers amis, quel bonheur!

Et d'Artagnan s'essuyait le front, car il avait couru vite, et l'émotion chez lui n'était pas feinte.

– Comment! fit le comte, ce monsieur qui a tiré sur nous est le gouverneur de la forteresse?

– En personne.

– Et pourquoi tirait-il sur nous? que lui avons-nous fait?

– Pardieu! vous avez reçu ce que le prisonnier vous a jeté.

– C'est vrai!

– Ce plat… le prisonnier a écrit quelque chose dessus, n'est-ce pas?

– Oui.

– Je m'en étais douté. Ah! mon Dieu!

Et, d'Artagnan, avec toutes les marques d'une inquiétude mortelle, s'empara du plat pour en lire l'inscription. Quand il eut lu, la pâleur couvrit son visage.

– Oh! mon Dieu! répéta-t-il. Silence! Voici le gouverneur qui vient.

– Et que nous fera-t-il? Est-ce notre faute?..

– C'est donc vrai? dit Athos à demi-voix, c'est donc vrai?

– Silence! vous dis-je, silence! Si l'on croit que vous savez lire, si l'on suppose que vous avez compris, je vous aime bien, chers amis, je me ferais tuer pour vous… mais…

– Mais… dirent Athos et Raoul.

– Mais je ne vous sauverais pas d'une éternelle prison, si je vous sauvais de la mort. Silence, donc! silence encore!

Le gouverneur arrivait, ayant franchi le fossé sur une passerelle de planche.

– Eh bien! dit-il à d'Artagnan, qui vous arrête?

– Vous êtes des Espagnols, vous ne comprenez pas un mot de français, dit vivement le capitaine, bas, à ses amis. Eh bien! reprit-il en s'adressant au gouverneur, j'avais raison, ces messieurs sont deux capitaines espagnols que j'ai connus à Ypres, l'an passé… Ils ne savent pas un mot de français.

– Ah! fit le gouverneur avec attention.

Et il chercha à lire l'inscription du plat.

D'Artagnan le lui ôta des mains, en effaçant les caractères à coups de pointe d'épée.

– Comment! s'écria le gouverneur, que faites-vous? Je ne puis donc pas lire?

– C'est le secret de l'État, répliqua nettement d'Artagnan, et, puisque vous savez, d'après l'ordre du roi, qu'il y a peine de mort contre quiconque le pénétrera, je vais, si vous le voulez, vous laisser lire et vous faire fusiller aussitôt après.

Pendant cette apostrophe, moitié sérieuse moitié ironique, Athos et Raoul gardaient un silence plein de sang-froid.

– Mais il est impossible, dit le gouverneur, que ces messieurs ne comprennent pas au moins quelques mots.

– Laissez donc! quand bien même ils comprendraient ce qu'on parle, ils ne liraient pas ce que l'on écrit. Ils ne le liraient même pas en espagnol. Un noble espagnol, souvenez-vous-en, ne doit jamais savoir lire.

Il fallut que le gouverneur se contentât de ces explications, mais il était tenace.

– Invitez ces messieurs à venir au fort, dit-il.

– Je le veux bien, et j'allais vous le proposer, répliqua d'Artagnan.

Le fait est que le capitaine avait une tout autre idée, et qu'il eût voulu voir ses amis à cent lieues. Mais force lui fut de tenir bon.

Il adressa en espagnol aux deux gentilshommes une invitation que ceux-ci acceptèrent.

On se dirigea vers l'entrée du fort, et, l'incident étant vidé, les huit soldats retournèrent à leurs doux loisirs, un moment troublés par cette aventure inouïe.

Chapitre CCXXXVIII – Captif et geôliers

Une fois entrés dans le fort, et tandis que le gouverneur faisait quelques préparatifs pour recevoir ses hôtes:

– Voyons, dit Athos, un mot d'explication pendant que nous sommes seuls.

– Le voici simplement, répondit le mousquetaire. J'ai conduit à l'île un prisonnier que le roi défend qu'on voie; vous êtes arrivés, il vous a jeté quelque chose par son guichet de fenêtre; j'étais à dîner chez le gouverneur, j'ai vu jeter cet objet, j'ai vu Raoul le ramasser. Il ne me faut pas beaucoup de temps pour comprendre, j'ai compris, et je vous ai crus d'intelligence avec mon prisonnier. Alors…

– Alors vous avez commandé qu'on nous fusillât.

– Ma foi! je l'avoue; mais, si j'ai le premier sauté sur un mousquet, heureusement j'ai été le dernier à vous mettre en joue.

– Si vous m'eussiez tué, d'Artagnan, il m'arrivait ce bonheur de mourir pour la maison royale de France; et c'est un signe d'honneur de mourir par votre main, à vous, son plus noble et son plus loyal défenseur.

– Bon! Athos, que me contez-vous là de la maison royale? balbutia d'Artagnan. Comment! vous, comte, un homme sage et bien avisé, vous croyez à ces folies écrites par un insensé?

– Avec d'autant plus de raison, mon cher chevalier, que vous avez ordre de tuer ceux qui y croiraient, continua Raoul.

– Parce que, répliqua le capitaine de mousquetaires, parce que toute calomnie, si elle est bien absurde, a la chance presque certaine de devenir populaire.

– Non, d'Artagnan, reprit tout bas Athos, parce que le roi ne veut pas que le secret de sa famille transpire dans le peuple et couvre d'infamie les bourreaux du fils de Louis XIII.

– Allons, allons, ne dites pas de ces enfantillages-là, Athos, ou je vous renie pour un homme sensé. D'ailleurs, expliquez-moi comment Louis XIII aurait un fils aux îles Sainte-Marguerite?

– Un fils que vous auriez conduit ici, masqué, dans le bateau d'un pêcheur, fit Athos, pourquoi pas?

D'Artagnan s'arrêta.

– Ah! ah! dit-il, d'où savez-vous qu'un bateau pêcheur?..

– Vous a amené à Sainte-Marguerite avec le carrosse qui renfermait le prisonnier; avec le prisonnier que vous appelez monseigneur? oh! je le sais, reprit le comte.

D'Artagnan mordit ses moustaches.

– Fût-il vrai, dit-il, que j'aie amené ici dans un bateau et avec un carrosse un prisonnier masqué, rien ne prouve que ce prisonnier soit un prince… un prince de la maison de France.

– Oh! demandez cela à Aramis, répondit froidement Athos.

– À Aramis? s'écria le mousquetaire interdit. Vous avez vu

Aramis?

– Après sa déconvenue à Vaux, oui; j'ai vu Aramis fugitif, poursuivi, perdu, et Aramis m'en a dit assez pour que je croie aux plaintes que cet infortuné a gravées sur le plat d'argent.

D'Artagnan laissa pencher sa tête avec accablement.

– Voilà, dit-il, comme Dieu se joue de ce que les hommes appellent leur sagesse! Beau secret que celui dont douze ou quinze personnes tiennent en ce moment les lambeaux!.. Athos, maudit soit le hasard qui vous a mis en face de moi dans cette affaire! car maintenant…

– Eh bien! dit Athos avec sa douceur sévère, votre secret est-il perdu parce que je le sais? n'en ai-je pas porté d'aussi lourds en ma vie? Ayez donc de la mémoire, mon cher.

– Vous n'en avez jamais porté d'aussi périlleux, repartit d'Artagnan avec tristesse. J'ai comme une idée sinistre que tous ceux qui auront touché à ce secret mourront, et mourront mal.

– Que la volonté de Dieu soit faite, d'Artagnan! Mais voici votre gouverneur.

D'Artagnan et ses amis reprirent aussitôt leurs rôles.

Ce gouverneur, soupçonneux et dur, était pour d'Artagnan d'une politesse allant jusqu'à l'obséquiosité. Il se contenta de faire bonne chère aux voyageurs et de les bien regarder.

Athos et Raoul remarquèrent qu'il cherchait souvent à les embarrasser par de soudaines attaques, ou à les saisir au dépourvu d'attention; mais ni l'un ni l'autre ne se déconcerta. Ce qu'avait dit d'Artagnan put paraître vraisemblable, si le gouverneur ne le crut pas vrai.

On sortit de table pour aller se reposer.

– Comment s'appelle cet homme? Il a mauvaise mine, dit Athos en espagnol à d'Artagnan.

– De Saint-Mars, répliqua le capitaine.

– Ce sera donc le geôlier du jeune prince?

– Eh! le sais-je? Me voici peut-être à Sainte-Marguerite à perpétuité.

– Allons donc! vous?

– Mon ami, je suis dans la situation d'un homme qui trouve un trésor au milieu d'un désert. Il voudrait l'enlever, il ne peut; il voudrait le laisser, il n'ose. Le roi ne me fera pas revenir, craignant qu'un autre ne surveille moins bien que moi; il regrette de ne m'avoir plus, sentant bien que nul ne le servira de près comme moi. Au reste, il arrivera ce qu'il plaira à Dieu.

– Mais, fit observer Raoul, par cela même que vous n'avez rien de certain, c'est que votre état ici est provisoire, et vous retournerez à Paris.

– Demandez donc à ces messieurs, interrompit Saint-Mars, ce qu'ils venaient faire à Sainte-Marguerite.

– Ils venaient, sachant qu'il y avait un couvent de bénédictins à Saint Honorat, curieux à voir, et dans Sainte-Marguerite une belle chasse.

– À leur disposition, répliqua Saint-Mars, comme à la vôtre.

D'Artagnan remercia.

– Quand partent-ils? ajouta le gouverneur.

– Demain, répondit d'Artagnan.

M. de Saint-Mars alla faire sa ronde et laissa d'Artagnan seul avec les prétendus Espagnols.

– Oh! s'écria le mousquetaire, voilà une vie et une société qui me conviennent peu. Je commande à cet homme, et il me gêne, mordioux!.. Tenez, voulez-vous que nous fassions un coup de mousquet sur les lapins? La promenade sera belle et peu fatigante. L'île n'a qu'une lieue et demie de longueur, sur une demi-lieue de large; un vrai parc. Amusons-nous.

– Allons où vous voudrez, d'Artagnan, non pour nous divertir, mais pour causer librement.

D'Artagnan fit un signe à un soldat qui comprit et apporta des fusils de chasse aux gentilshommes, et rentra au fort.

– Et maintenant, fit le mousquetaire, répondez un peu à la question que faisait ce noir Saint-Mars: Qu'êtes-vous venus faire aux îles Lerins?

– Vous dire adieu.

– Me dire adieu? Comment cela? Raoul part?

– Oui.

– Avec M. de Beaufort, je parie?

– Avec M. de Beaufort. Oh! vous devinez toujours cher ami.

– L'habitude…

Pendant que les deux amis commençaient leur entretien, Raoul, la tête lourde, le coeur chargé, s'était assis sur des roches moussues, son mousquet sur les genoux, et, regardant la mer, regardant le ciel, écoutant la voix de son âme, il laissait peu à peu s'éloigner de lui les chasseurs.

D'Artagnan remarqua son absence.

– Il est toujours frappé, n'est-ce pas? dit-il à Athos.

– À mort!

– Oh! vous exagérez, je pense. Raoul est bien trempé. Sur tous les coeurs si nobles, il y a une seconde enveloppe qui fait cuirasse. La première saigne, la seconde résiste.

 

– Non, répondit Athos, Raoul en mourra.

– Mordioux! fit d'Artagnan sombre.

Et il n'ajouta pas un mot à cette exclamation. Puis, un moment après:

– Pourquoi le laissez-vous partir?

– Parce qu'il le veut.

– Et pourquoi n'allez-vous pas avec lui?

– Parce que je ne veux pas le voir mourir.

D'Artagnan regarda son ami en face.

– Vous savez une chose, continua le comte en s'appuyant au bras du capitaine, vous savez que, dans ma vie, j'ai eu peur de bien peu de choses. Eh bien! j'ai une peur incessante, rongeuse, insurmontable; j'ai peur d'arriver au jour où je tiendrai le cadavre de cet enfant dans mes bras.

– Oh! répondit d'Artagnan, oh!

– Il mourra, je le sais, j'en ai la conviction; je ne veux pas le voir mourir.

– Comment! Athos, vous venez vous poser en présence de l'homme le plus brave que vous dites avoir connu, de votre d'Artagnan, de cet homme sans égal, comme vous l'appeliez autrefois, et vous venez lui dire, en croisant les bras, que vous avez peur de voir votre fils mort, vous qui avez vu tout ce que l'on peut voir en ce monde? Eh bien! pourquoi avez-vous peur de cela, Athos? L'homme, sur cette terre, doit s'attendre à tout, affronter tout.

– Écoutez, mon ami: après m'être usé sur cette terre dont vous parlez, je n'ai plus gardé que deux religions: celle de la vie, mes amitiés, mon devoir de père; celle de l'éternité, l'amour et le respect de Dieu. Maintenant, j'ai en moi la révélation que, si Dieu souffrait qu'en ma présence mon ami ou mon fils rendît le dernier soupir… oh! non, je ne veux même pas vous dire cela, d'Artagnan.

– Dites! dites!

– Je suis fort contre tout, hormis contre la mort de ceux que j'aime. À cela seulement il n'y a pas de remède. Qui meurt gagne, qui voit mourir perd. Non. Tenez: savoir que je ne rencontrerai plus jamais, jamais, sur la terre, celui que j'y voyais avec joie; savoir que nulle part ne sera plus d'Artagnan, ne sera plus Raoul, oh!.. je suis vieux, voyez-vous, je n'ai plus de courage; je prie Dieu de m'épargner dans ma faiblesse; mais, s'il me frappait en face, et de cette façon, je le maudirais. Un gentilhomme chrétien ne doit pas maudire son Dieu, d'Artagnan; c'est bien assez d'avoir maudit un roi!

– Hum!.. fit d'Artagnan, un peu bouleversé par cette violente tempête de douleurs.

– D'Artagnan, mon ami, vous qui aimez Raoul, voyez-le, ajouta-t- il en montrant son fils; voyez cette tristesse qui ne le quitte jamais. Connaissez-vous rien de plus affreux que d'assister, minute par minute, à l'agonie incessante de ce pauvre coeur?

– Laissez-moi lui parler, Athos. Qui sait?

– Essayez; mais, j'en ai la conviction, vous ne réussirez pas.

– Je ne lui donnerai pas de consolation, je le servirai.

– Vous?

– Sans doute. Est-ce la première fois qu'une femme serait revenue sur une infidélité? Je vais à lui, vous dis-je.

Athos secoua la tête et continua la promenade seul. D'Artagnan, coupant à travers les broussailles, revint à Raoul et lui tendit la main.

– Eh bien! dit d'Artagnan à Raoul, vous avez donc à me parler?

– J'ai à vous demander un service, répliqua Bragelonne.

– Demandez.

– Vous retournerez quelque jour en France?

– Je l'espère.

– Faut-il que j'écrive à Mlle de La Vallière?

– Non, il ne le faut pas.

– J'ai tant de choses à lui dire!

– Venez les lui dire, alors.

– Jamais!

– Eh bien! quelle vertu attribuez-vous à une lettre que votre parole n'ait point?

– Vous avez raison.

– Elle aime le roi, dit brutalement d'Artagnan; c'est une honnête fille.

Raoul tressaillit.

– Et vous, vous qu'elle abandonne, elle vous aime plus que le roi peut-être, mais d'une autre façon.

– D'Artagnan, croyez-vous bien qu'elle aime le roi?

– Elle l'aime à l'idolâtrie. C'est un coeur inaccessible à tout autre sentiment. Vous continueriez à vivre auprès d'elle, que vous seriez son meilleur ami.

– Ah! fit Raoul avec un élan passionné vers cette espérance douloureuse.

– Voulez-vous?

– Ce serait lâche.

– Voilà un mot absurde et qui me conduirait au mépris de votre esprit. Raoul, il n'est jamais lâche, entendez-vous, de faire ce qui est imposé par la violence majeure. Si votre coeur vous dit: «Va là, ou meurs»; allez-y donc, Raoul. A-t-elle été lâche ou brave, elle qui vous aimait, en vous préférant le roi, que son coeur lui commandait impérieusement de vous préférer? Non, elle a été la plus brave de toutes les femmes. Faites donc comme elle, obéissez à vous-même. Savez-vous une chose dont je suis sûr, Raoul?

– Laquelle?

– C'est qu'en la voyant de près avec les yeux d'un homme jaloux…

– Eh bien?

– Eh bien! vous cesserez de l'aimer.

– Vous me décidez, mon cher d'Artagnan.

– À partir pour la revoir?

– Non, à partir pour ne la revoir jamais. Je veux l'aimer toujours.

– Franchement, reprit le mousquetaire, voilà une conclusion à laquelle j'étais loin de m'attendre.

– Tenez, mon ami, vous irez la revoir, vous lui donnerez cette lettre, qui, si vous la jugez à propos, lui expliquera comme à vous ce qui se passe dans mon coeur. Lisez-la, je l'ai préparée cette nuit. Quelque chose me disait que je vous verrais aujourd'hui.

Il tendit cette lettre à d'Artagnan, qui la lut:

«Mademoiselle, vous n'avez pas tort à mes yeux en ne m'aimant pas. Vous n'êtes coupable que d'un tort, celui de m'avoir laissé croire que vous m'aimiez. Cette erreur me coûtera la vie. Je vous la pardonne, mais je ne me la pardonne pas. On dit que les amants heureux sont sourds aux plaintes des amants dédaignés. Il n'en sera point ainsi de vous, qui ne m'aimiez pas, sinon avec anxiété. Je suis sûr que, si j'eusse insisté près de vous pour changer cette amitié en amour, vous eussiez cédé par crainte de me faire mourir ou d'amoindrir l'estime que j'avais pour vous. Il m'est bien doux de mourir en vous sachant libre et satisfaite.

«Aussi, combien vous m'aimerez quand vous ne craindrez plus mon regard ou mon reproche! Vous m'aimerez, parce que, si charmant que vous paraisse un nouvel amour, Dieu ne m'a fait en rien l'inférieur de celui que vous avez choisi, et que mon dévouement, mon sacrifice, ma fin douloureuse m'assurent à vos yeux une supériorité certaine sur lui. J'ai laissé échapper, dans la crédulité naïve de mon coeur, le trésor que je tenais. Beaucoup de gens me disent que vous m'aviez aimé assez pour en venir à m'aimer beaucoup. Cette idée m'enlève toute amertume et me conduit à ne regarder comme ennemi que moi seul.

«Vous accepterez ce dernier adieu, et vous me bénirez de m'être réfugié dans l'asile inviolable où s'éteint toute haine, où dure tout amour.

«Adieu, mademoiselle. S'il fallait acheter de tout mon sang votre bonheur, je donnerais tout mon sang. J'en fais bien le sacrifice à ma misère!

«Raoul, vicomte de Bragelonne.»

– La lettre est bien, dit le capitaine. Je n'ai qu'une chose à lui reprocher.

– Dites-moi laquelle, s'écria Raoul.

– C'est qu'elle dit toute chose, hormis la chose qui s'exhale comme un poison mortel de vos yeux, de votre coeur; hormis l'amour insensé qui vous brûle encore.

Raoul pâlit et se tut.

– Pourquoi n'avez-vous pas écrit seulement ces mots:

«Mademoiselle,

«Au lieu de vous maudire, je vous aime et je meurs.»

– C'est vrai, dit Raoul avec une joie sinistre.

Et, déchirant sa lettre, qu'il venait de reprendre, il écrivit ces mots sur une feuille de ses tablettes:

«Pour avoir le bonheur de vous dire encore que je vous aime, je commets la lâcheté de vous écrire, et, pour me punir de cette lâcheté, je meurs.»

Et il signa.

– Vous lui remettrez ces tablettes, n'est-ce pas, capitaine? dit- il à d'Artagnan.

– Quand cela? répliqua celui-ci.

– Le jour, dit Bragelonne en montrant la dernière phrase, le jour où vous écrirez la date sous ces mots.

Et il s'échappa soudain et courut joindre Athos, qui revenait à pas lents.

Comme ils rentraient, la mer grossit, et, avec cette véhémence rapide des grains qui troublent la Méditerranée, la mauvaise humeur de l'élément devint une tempête.

Quelque chose d'informe et de tourmenté apparut à leurs regards sur le bord de la côte.

– Qu'est-ce cela? dit Athos. Une barque brisée?

– Ce n'est point une barque, dit d'Artagnan.

– Pardonnez-moi, fit Raoul, c'est une barque qui gagne rapidement le port.

– Il y a, en effet, une barque dans l'anse, une barque qui fait bien de s'abriter ici; mais ce que montre Athos dans le sable… échoué…

– Oui, oui, je vois.