Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 11
– C'est inutile. Je n'agirai jamais qu'en vous faisant gagner quelque chose; je ne monterai jamais sans vous avoir hissé sur l'échelon supérieur; je me tiendrai toujours assez loin de vous pour échapper à votre jalousie, assez près pour maintenir votre profit et surveiller votre amitié. Tous les contrats en ce monde se rompent, parce que l'intérêt qu'ils renferment tend à pencher d'un seul côté. Jamais entre nous il n'en sera de même; je n'ai pas besoin de garanties.
– Ainsi… mon frère… disparaîtra?..
– Simplement. Nous l'enlèverons de son lit par le moyen d'un plancher qui cède à la pression du doigt. Endormi sous la couronne, il se réveillera dans la captivité. Seul, vous commanderez à partir de ce moment, et vous n'aurez pas d'intérêt plus cher que celui de me conserver près de vous.
– C'est vrai! Voici ma main, monsieur d'Herblay.
– Permettez-moi de m'agenouiller devant vous, Sire, bien respectueusement. Nous nous embrasserons le jour où tous deux nous aurons au front, vous la couronne, moi la tiare.
– Embrassez-moi aujourd'hui même, et soyez plus que grand, plus qu'habile, plus que sublime génie: soyez bon pour moi, soyez mon père!
Aramis faillit s'attendrir en l'écoutant parler. Il crut sentir dans son coeur un mouvement jusqu'alors inconnu; mais cette impression s'effaça bien vite.
«Son père! pensa-t-il. Oui, Saint-Père!»
Et ils reprirent place dans le carrosse, qui courut rapidement sur la route de Vaux-le-Vicomte.
Chapitre CCXVII – Le château de Vaux-le-Vicomte
Le château de Vaux-le-Vicomte, situé à une lieue de Melun, avait été bâti par Fouquet en 1656. Il n'y avait alors que peu d'argent en France. Mazarin avait tout pris, et Fouquet dépensait le reste. Seulement, comme certains hommes ont les défauts féconds et les vices utiles, Fouquet, en semant les millions dans ce palais, avait trouvé le moyen de récolter trois hommes illustres: Le Vau, architecte de l'édifice, Le Nôtre, dessinateur des jardins, et Le Brun, décorateur des appartements.
Si le château de Vaux avait un défaut qu'on pût lui reprocher, c'était son caractère grandiose et sa gracieuse magnificence, il est encore proverbial aujourd'hui de nombrer les arpents de sa toiture, dont la réparation est de nos jours la ruine des fortunes rétrécies comme toute l'époque.
Vaux-le-Vicomte, quand on a franchi sa large grille, soutenue par des cariatides, développe son principal corps de logis dans la vaste cour d'honneur, ceinte de fossés profonds que borde un magnifique balustre de pierre. Rien de plus noble que l'avant- corps du milieu, hissé sur son perron comme un roi sur son trône, ayant autour de lui quatre pavillons qui forment les angles, et dont les immenses colonnes ioniques s'élèvent majestueusement à toute la hauteur de l'édifice. Les frises ornées d'arabesques, les frontons couronnant les pilastres donnent partout la richesse et la grâce. Les dômes, surmontant le tout, donnent l'ampleur et la majesté.
Cette maison, bâtie par un sujet, ressemble bien plus à une maison royale que ces maisons royales dont Wolsey se croyait forcé de faire présent à son maître de peur de le rendre jaloux.
Mais, si la magnificence et le goût éclatent dans un endroit spécial de ce palais, si quelque chose peut être préféré à la splendide ordonnance des intérieurs, au luxe des dorures, à la profusion des peintures et des statues, c'est le parc, ce sont les jardins de Vaux. Les jets d'eau, merveilleux en 1653, sont encore des merveilles aujourd'hui, les cascades faisaient l'admiration de tous les rois et de tous les princes, et quant à la fameuse grotte, thème de tant de vers fameux, séjour de cette illustre nymphe de Vaux que Pélisson fit parler avec La Fontaine, on nous dispensera d'en décrire toutes les beautés, car nous ne voudrions pas réveiller pour nous ces critiques que méditait alors Boileau:
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. .............. Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Nous ferons comme Despréaux, nous entrerons dans ce parc âgé de huit ans seulement, et dont les cimes, déjà superbes, s'épanouissaient rougissantes aux premiers rayons du soleil. Le Nôtre avait hâté le plaisir de Mécène; toutes les pépinières avaient donné des arbres doublés par la culture et les actifs engrais. Tout arbre du voisinage qui offrait un bel espoir avait été enlevé avec ses racines, et planté tout vif dans le parc. Fouquet pouvait bien acheter des arbres pour orner son parc, puisqu'il avait acheté trois villages et leurs contenances pour l'agrandir.
M. de Scudéry dit de ce palais que, pour l'arroser, M. Fouquet avait divisé une rivière en mille fontaines et réuni mille fontaines en torrents. Ce M. de Scudéry en dit bien d'autres dans sa Clélie sur ce palais de Valterre, dont il décrit minutieusement les agréments.
Nous serons plus sages de renvoyer les lecteurs curieux à Vaux que de les renvoyer à la Clélie. Cependant il y a autant de lieues de Paris à Vaux que de volumes à la Clélie.
Cette splendide maison était prête pour recevoir le plus grand roi du monde. Les amis de M. Fouquet avaient voituré là, les uns leurs acteurs et leurs décors, les autres leurs équipages de statuaires et de peintres, les autres encore leur plumes finement taillées. Il s'agissait de risquer beaucoup d'impromptus.
Les cascades, peu dociles, quoique nymphes, regorgeaient d'une eau plus brillante que le cristal; elles épanchaient sur les tritons et les néréides de bronze des flots écumeux s'irisant aux feux du soleil.
Une armée de serviteurs courait par escouades dans les cours et dans les vastes corridors, tandis que Fouquet, arrivé le matin seulement, se promenait calme et clairvoyant, pour donner les derniers ordres, après que ses intendants avaient passé leur revue.
On était, comme nous l'avons dit, au 15 août. Le soleil tombait d'aplomb sur les épaules des dieux de marbre et de bronze; il chauffait l'eau des conques et mûrissait dans les vergers ces magnifiques pêches que le roi devait regretter cinquante ans plus tard, alors qu'à Marly, manquant de belles espèces dans ses jardins qui avaient coûté à la France le double de ce qu'avait coûté Vaux, le grand roi disait à quelqu'un:
– Vous êtes trop jeune, vous, pour avoir mangé des pêches de
M. Fouquet.
Ô souvenir! ô trompettes de la renommée! ô gloire de ce monde! Celui-là qui se connaissait si bien en mérite; celui-là qui avait recueilli l'héritage de Nicolas Fouquet; celui-là qui lui avait pris Le Nôtre et Le Brun; celui-là qui l'avait envoyé pour toute sa vie dans une prison d'État, celui-là se rappelait seulement les pêches de cet ennemi vaincu, étouffé, oublié! Fouquet avait eu beau jeter trente millions dans ses bassins, dans les creusets de ses statuaires, dans les écritures de ses poètes, dans les portefeuilles de ses peintres; il avait cru en vain faire penser à lui. Une pêche éclose vermeille et charnue entre les losanges d'un treillage, sous les langues verdoyantes de ses feuilles aiguës, ce peu de matière végétale qu'un loir croquait sans y penser, suffisait au grand roi pour ressusciter en son souvenir l'ombre lamentable du dernier surintendant de France!
Bien sûr qu'Aramis avait distribué les grandes masses, qu'il avait pris soin de faire garder les portes et préparer les logements, Fouquet ne s'occupait plus que de l'ensemble. Ici, Gourville lui montrait les dispositions du feu d'artifice; là, Molière le conduisait au théâtre; et enfin, après avoir visité la chapelle, les salons, les galeries, Fouquet redescendait épuisé, quand il vit Aramis dans l'escalier. Le prélat lui faisait signe.
Le surintendant vint joindre son ami, qui l'arrêta devant un grand tableau terminé à peine. S'escrimant sur cette toile, le peintre Le Brun, couvert de sueur, taché de couleurs, pâle de fatigue et d'inspiration, jetait les derniers coups de sa brosse rapide. C'était ce portrait du roi qu'on attendait, avec l'habit de cérémonie, que Percerin avait daigné faire voir d'avance à l'évêque de Vannes.
Fouquet se plaça devant ce tableau, qui vivait, pour ainsi dire, dans sa chair fraîche et dans sa moite chaleur. Il regarda la figure, calcula le travail, admira, et, ne trouvant pas de récompense qui fût digne de ce travail d'Hercule, il passa ses bras au cou du peintre et l'embrassa. M. le surintendant venait de gâter un habit de mille pistoles, mais il avait reposé Le Brun.
Ce fut un beau moment pour l'artiste, ce fut un douloureux moment pour M. Percerin, qui, lui aussi, marchait derrière Fouquet, et admirait dans la peinture de Le Brun l'habit qu'il avait fait pour Sa Majesté, objet d'art, disait-il, qui n'avait son pareil que dans la garde-robe de M. le surintendant.
Sa douleur et ses cris furent interrompus par le signal qui fut donné du sommet de la maison. Par-delà Melun, dans la plaine déjà nue, les sentinelles de Vaux avaient aperçu le cortège du roi et des reines: Sa Majesté entrait dans Melun avec sa longue file de carrosses et de cavaliers.
– Dans une heure, dit Aramis à Fouquet.
– Dans une heure! répliqua celui-ci en soupirant.
– Et ce peuple qui se demande à quoi servent les fêtes royales! continua l'évêque de Vannes en riant de son faux rire.
– Hélas! moi, qui ne suis pas peuple, je me le demande aussi.
– Je vous répondrai dans vingt-quatre heures, monseigneur. Prenez votre bon visage, car c'est jour de joie.
– Eh bien! croyez-moi, si vous voulez, d'Herblay, dit le surintendant avec expansion, en désignant du doigt le cortège de Louis à l'horizon, il ne m'aime guère, je ne l'aime pas beaucoup, mais je ne sais comment il se fait que, depuis qu'il approche de ma maison…
– Eh bien! quoi?
– Eh bien! depuis qu'il se rapproche, il m'est plus sacré, il m'est le roi, il m'est presque cher.
– Cher? oui, fit Aramis en jouant sur le mot, comme, plus tard, l'abbé Terray avec Louis XV.
– Ne riez pas, d'Herblay, je sens que, s'il le voulait bien, j'aimerais ce jeune homme.
– Ce n'est pas à moi qu'il faut dire cela, reprit Aramis, c'est à
M. Colbert.
– À M. Colbert! s'écria Fouquet. Pourquoi?
– Parce qu'il vous fera avoir une pension sur la cassette du roi, quand il sera surintendant.
Ce trait lancé, Aramis salua.
– Où allez-vous donc? reprit Fouquet, devenu sombre.
– Chez moi, pour changer d'habits, monseigneur.
– Où vous êtes-vous logé, d'Herblay?
– Dans la chambre bleue du deuxième étage.
– Celle qui donne au-dessus de la chambre du roi?
– Précisément.
– Quelle sujétion vous avez prise là! Se condamner à ne pas remuer!
– Toute la nuit, monseigneur, je dors ou je lis dans mon lit.
– Et vos gens?
– Oh! je n'ai qu'une personne avec moi.
– Si peu!
– Mon lecteur me suffit. Adieu, monseigneur, ne vous fatiguez pas trop. Conservez-vous frais pour l'arrivée du roi.
– On vous verra? on verra votre ami du Vallon?
– Je l'ai logé près de moi. Il s'habille.
Et Fouquet, saluant de la tête et du sourire, passa comme un général en chef qui visite des avant-postes, quand on lui a signalé l'ennemi.
Chapitre CCXVIII – Le vin de Melun
Le roi était entré effectivement dans Melun avec l'intention de traverser seulement la ville. Le jeune monarque avait soif de plaisirs. Durant tout le voyage, il n'avait aperçu que deux fois La Vallière, et, devinant qu'il ne pourrait lui parler que la nuit, dans les jardins, après la cérémonie, il avait hâte de prendre ses logements à Vaux. Mais il comptait sans son capitaine des mousquetaires et aussi sans M. Colbert.
Semblable à Calypso, qui ne pouvait se consoler du départ d'Ulysse, notre Gascon ne pouvait se consoler de n'avoir pas deviné pourquoi Aramis faisait demander à Percerin l'exhibition des habits neufs du roi.
«Toujours est-il, se disait cet esprit flexible dans sa logique, que l'évêque de Vannes, mon ami, fait cela pour quelque chose.»
Et de se creuser la cervelle bien inutilement.
D'Artagnan, si fort assoupli à toutes les intrigues de cour; d'Artagnan, qui connaissait la situation de Fouquet mieux que Fouquet lui-même, avait conçu les plus étranges soupçons à l'énoncé de cette fête qui eût ruiné un homme riche, et qui devenait une oeuvre impossible, insensée, pour un homme ruiné. Et puis, la présence d'Aramis, revenu de Belle-Île et nommé grand ordonnateur par M. Fouquet, son immixtion persévérante dans toutes les affaires du surintendant, les visites de M. de Vannes chez Baisemeaux, tout ce louche avait profondément tourmenté d'Artagnan depuis quelques semaines.
«Avec des hommes de la trempe d'Aramis, disait-il, on n'est le plus fort que l'épée à la main. Tant qu'Aramis a fait l'homme de guerre, il y a eu espoir de le surmonter; depuis qu'il a doublé sa cuirasse d'une étole, nous sommes perdus. Mais que veut Aramis?»
Et d'Artagnan rêvait.
«Que m'importe! après tout, s'il ne veut renverser que
M. Colbert?.. Que peut-il vouloir autre chose?»
D'Artagnan se grattait le front, cette fertile terre d'où le soc de ses ongles avait tant fouillé de belles et bonnes idées.
Il eut celle de s'aboucher avec M. Colbert, mais son amitié, son serment d'autrefois, le liaient trop à Aramis. Il recula. D'ailleurs, il haïssait ce financier.
Il voulut s'ouvrir au roi. Mais le roi ne comprendrait rien à ses soupçons, qui n'avaient pas même la réalité de l'ombre.
Il résolut de s'adresser directement à Aramis, la première fois qu'il le verrait.
«Je le prendrai entre deux chandelles, directement, brusquement, se dit le mousquetaire. Je lui mettrai la main sur le coeur, et il me dira… Que me dira-t-il? oui, il me dira quelque chose, car, mordioux! il y a quelque chose là-dessous!»
Plus tranquille, d'Artagnan fit ses apprêts de voyage, et donna ses soins à ce que la maison militaire du roi, fort peu considérable encore, fût bien commandée et bien ordonnée dans ses médiocres proportions. Il résulta, de ces tâtonnements du capitaine, que le roi se mit à la tête des mousquetaires, de ses Suisses et d'un piquet de gardes-françaises, lorsqu'il arriva devant Melun. On eût dit d'une petite armée. M. Colbert regardait ces hommes d'épée avec beaucoup de joie. Il en voulait encore un tiers en sus.
– Pourquoi? disait le roi.
– Pour faire plus d'honneur à M. Fouquet, répliquait Colbert.
«Pour le ruiner plus vite», pensait d'Artagnan.
L'armée parut devant Melun, dont les notables apportèrent au roi les clefs, et l'invitèrent à entrer à l'Hôtel de Ville pour prendre le vin d'honneur.
Le roi, qui s'attendait à passer outre et à gagner Vaux tout de suite, devint rouge de dépit.
– Quel est le sot qui m'a valu ce retard? grommela-t-il entre ses dents, pendant que le maître échevin faisait son discours.
– Ce n'est pas moi, répliqua d'Artagnan; mais je crois bien que c'est M. Colbert.
Colbert entendit son nom.
– Que plaît-il à M. d'Artagnan? demanda-t-il.
– Il me plaît savoir si vous êtes celui qui a fait entrer le roi dans le vin de Brie?
– Oui, monsieur.
– Alors, c'est à vous que le roi a donné un nom.
– Lequel, monsieur?
– Je ne sais trop… Attendez… imbécile… non, non… sot, sot, stupide, voilà ce que Sa Majesté a dit de celui qui lui a valu le vin de Melun.
D'Artagnan, après cette bordée, caressa tranquillement son cheval.
La grosse tête de M. Colbert enfla comme un boisseau.
D'Artagnan, le voyant si laid par la colère, ne s'arrêta pas en chemin. L'orateur allait toujours; le roi rougissait à vue d'oeil.
– Mordioux! dit flegmatiquement le mousquetaire, le roi va prendre un coup de sang. Où diable avez-vous eu cette idée-là, monsieur Colbert? Vous n'avez pas de chance.
– Monsieur, dit le financier en se redressant, elle m'a été inspirée par mon zèle pour le service du roi.
– Bah!
– Monsieur, Melun est une ville, une bonne ville qui paie bien, et qu'il est inutile de mécontenter.
– Voyez-vous cela! Moi qui ne suis pas un financier, j'avais seulement vu une idée dans votre idée.
– Laquelle, monsieur?
– Celle de faire faire un peu de bile à M. Fouquet, qui s'évertue, là-bas, sur ses donjons, à nous attendre.
Le coup était juste et rude. Colbert en fut désarçonné. Il se retira l'oreille basse. Heureusement, le discours était fini. Le roi but, puis tout le monde reprit la marche à travers la ville. Le roi rongeait ses lèvres, car la nuit venait et tout espoir de promenade avec La Vallière s'évanouissait.
Pour faire entrer la maison du roi dans Vaux, il fallait au moins quatre heures, grâce à toutes les consignes. Aussi le roi, qui bouillait d'impatience, pressa-t-il les reines, afin d'arriver avant la nuit, mais au moment de se remettre en marche, les difficultés surgirent.
– Est-ce que le roi ne va pas coucher à Melun? dit M. Colbert, bas, à d'Artagnan.
M. Colbert était bien mal inspiré, ce jour-là, de s'adresser ainsi au chef des mousquetaires. Celui-ci avait deviné que le roi ne tenait pas en place. D'Artagnan ne voulait le laisser entrer à Vaux que bien accompagné: il désirait donc que Sa Majesté n'entrât qu'avec toute l'escorte. D'un autre côté, il sentait que les retards irriteraient cet impatient caractère. Comment concilier ces deux difficultés? D'Artagnan prit Colbert au mot et le lança sur le roi.
– Sire, dit-il, M. Colbert demande si Votre Majesté ne couchera pas à Melun?
– Coucher à Melun! Et pour quoi faire? s'écria Louis XIV Coucher à Melun! Qui diable a pu songer à cela, quand M. Fouquet nous attend ce soir?
– C'était, reprit vivement Colbert, la crainte de retarder Votre Majesté, qui, d'après l'étiquette, ne peut entrer autre part que chez elle, avant que les logements aient été marqués par son fourrier, et la garnison distribuée.
D'Artagnan écoutait de ses oreilles en se mordant la moustache.
Les reines entendaient aussi. Elles étaient fatiguées; elles eussent voulu dormir, et surtout empêcher le roi de se promener, le soir, avec M. de Saint-Aignan et les dames; car, si l'étiquette renfermait chez elles les princesses, les dames, leur service fait, avaient toute faculté de se promener.
On voit que tous ces intérêts, s'amoncelant en vapeurs, devaient produire des nuages, et les nuages une tempête. Le roi n'avait pas de moustache à mordre: il mâchait avidement le manche de son fouet. Comment sortir de là? D'Artagnan faisait les doux yeux et Colbert le gros dos. Sur qui mordre?
– On consultera là-dessus la reine, dit Louis XIV en saluant les dames.
Et cette bonne grâce qu'il eut pénétra le coeur de Marie-Thérèse, qui était bonne et généreuse, et qui, remise à son libre arbitre, répliqua respectueusement:
– Je ferai la volonté du roi, toujours avec plaisir.
– Combien faut-il de temps pour aller à Vaux? demanda Anne d'Autriche en traînant sur chaque syllabe, et en appuyant la main sur son sein endolori.
– Une heure pour les carrosses de Leurs Majestés, dit d'Artagnan, par des chemins assez beaux.
Le roi le regarda.
– Un quart d'heure pour le roi, se hâta-t-il d'ajouter.
– On arriverait au jour, dit Louis XIV.
– Mais les logements de la maison militaire, objecta doucement Colbert, feront perdre au roi toute la hâte du voyage, si prompt qu'il soit.
«Double brute! pensa d'Artagnan, si j'avais intérêt à démolir ton crédit, je le ferais en dix minutes.»
– À la place du roi, ajouta-t-il tout haut, en me rendant chez M. Fouquet, qui est un galant homme, je laisserais ma maison, j'irais en ami; j'entrerais seul avec mon capitaine des gardes; j'en serais plus grand et plus sacré.
La joie brilla dans les yeux du roi.
– Voilà un bon conseil, dit-il, mesdames; allons chez un ami, en ami. Marchez doucement, messieurs des équipages; et nous, messieurs, en avant!
Il entraîna derrière lui tous les cavaliers.
Colbert cacha sa grosse tête renfrognée derrière le cou de son cheval.
– J'en serai quitte, dit d'Artagnan tout en galopant, pour causer, dès ce soir, avec Aramis. Et puis M. Fouquet est un galant homme, mordioux! je l'ai dit, il faut le croire.
Voilà comment, vers sept heures du soir, sans trompettes et sans gardes avancées, sans éclaireurs ni mousquetaires, le roi se présenta devant la grille de Vaux, où Fouquet, prévenu, attendait, depuis une demi-heure, tête nue, au milieu de sa maison et de ses amis.
Chapitre CCXIX – Nectar et ambroisie
M. Fouquet tint l'étrier au roi, qui, ayant mis pied à terre, se releva gracieusement, et, plus gracieusement encore, lui tendit une main que Fouquet, malgré un léger effort du roi, porta respectueusement à ses lèvres.
Le roi voulait attendre, dans la première enceinte l'arrivée des carrosses. Il n'attendit pas longtemps. Les chemins avaient été battus par ordre du surintendant. On n'eût pas trouvé, depuis Melun jusqu'à Vaux, un caillou gros comme un oeuf. Aussi les carrosses, roulant comme sur un tapis, amenèrent-ils, sans cahots ni fatigues, toutes les dames à huit heures. Elles furent reçues par Mme la surintendante, et au moment où elles apparaissaient, une lumière vive, comme celle du jour, jaillit de tous les arbres, de tous les vases de tous les marbres. Cet enchantement dura jusqu'à ce que Leurs Majestés se fussent perdues dans l'intérieur du palais.
Toutes ces merveilles, que le chroniqueur a entassées ou plutôt conservées dans son récit, au risque de rivaliser avec le romancier, ces splendeurs de la nuit vaincue, de la nature corrigée, de tous les plaisirs, de tous les luxes combinés pour la satisfaction des sens et de l'esprit, Fouquet les offrit réellement à son roi, dans cette retraite enchantée, dont nul souverain, en Europe ne pouvait se flatter de posséder l'équivalent.
Nous ne parlerons ni du grand festin qui réunit Leurs Majestés, ni des concerts, ni des féeriques métamorphoses; nous nous contenterons de peindre le visage du roi, qui, de gai, ouvert, de bienheureux qu'il était d'abord, devint bientôt sombre, contraint, irrité. Il se rappelait sa maison à lui, et ce pauvre luxe qui n'était que l'ustensile de la royauté sans être la propriété de l'homme-roi. Les grands vases du Louvre, les vieux meubles et la vaisselle de Henri II, de François Ier, de Louis XI, n'étaient que des monuments historiques. Ce n'étaient que des objets d'art, une défroque du métier royal. Chez Fouquet, la valeur était dans le travail comme dans la matière. Fouquet mangeait dans un or que des artistes à lui avaient fondu et ciselé pour lui. Fouquet buvait des vins dont le roi de France ne savait pas le nom: il les buvait dans des gobelets plus précieux chacun que toute la cave royale.
Que dire des salles, des tentures, des tableaux, des serviteurs, des officiers de toute sorte? Que dire du service ou, l'ordre remplaçant l'étiquette, le bien-être remplaçant les consignes, le plaisir et la satisfaction du convive devenaient la suprême loi de tout ce qui obéissait à l'hôte?
Cet essaim de gens affairés sans bruit, cette multitude de convives moins nombreux que les serviteurs, ces myriades de mets, de vases d'or et d'argent, ces flots de lumière, ces amas de fleurs inconnues, dont les serres s'étaient dépouillées comme d'une surcharge, puisqu'elles étaient encore redondantes de beauté, ce tout harmonieux, qui n'était que le prélude de la fête promise, ravit tous les assistants, qui témoignèrent leur admiration à plusieurs reprises, non par la voix ou par le geste, mais par le silence et l'attention, ces deux langages du courtisan qui ne connaît plus le frein du maître.
Quant au roi, ses yeux se gonflèrent: il n'osa plus regarder la reine. Anne d'Autriche, toujours supérieure en orgueil à toute créature, écrasa son hôte par le mépris qu'elle témoigna pour tout ce qu'on lui servait.
La jeune reine, bonne et curieuse de la vie, loua Fouquet, mangea de grand appétit, et demanda le nom de plusieurs fruits qui paraissaient sur la table. Fouquet répondit qu'il ignorait les noms. Ces fruits sortaient de ses réserves: il les avait souvent cultivés lui-même, étant un savant en fait d'agronomie exotique. Le roi sentit la délicatesse. Il n'en fut que plus humilié. Il trouvait la reine un peu peuple, et Anne d'Autriche un peu Junon. Tout son soin, à lui, était de se garder froid sur la limite de l'extrême dédain ou de la simple admiration.
Mais Fouquet avait prévu tout cela: c'était un de ces hommes qui prévoient tout.
Le roi avait expressément déclaré que, tant qu'il serait chez M. Fouquet, il désirait ne pas soumettre ses repas à l'étiquette, et, par conséquent, dîner avec tout le monde; mais, par les soins du surintendant, le dîner du roi se trouvait servi à part, si l'on peut s'exprimer ainsi, au milieu de la table générale. Ce dîner, merveilleux par sa composition, comprenait tout ce que le roi aimait, tout ce qu'il choisissait d'habitude. Louis n'avait pas d'excuses, lui, le premier appétit de son royaume, pour dire qu'il n'avait pas faim.
M. Fouquet fit bien mieux: il s'était mis à table pour obéir à l'ordre du roi, mais dès que les potages furent servis, il se leva de table et se mit lui-même à servir le roi, pendant que Mme la surintendante se tenait derrière le fauteuil de la reine mère. Le dédain de Junon et les bouderies de Jupiter ne tinrent pas contre cet excès de bonne grâce. La reine mère mangea un biscuit dans du vin de San Lucar, et le roi mangea de tout en disant à M. Fouquet:
– Il est impossible, monsieur le surintendant, de faire meilleure chère.
Sur quoi, toute la Cour se mit à dévorer d'un tel enthousiasme, que l'on eût dit des nuées de sauterelles d'Égypte s'abattant sur les seigles verts.
Cela n'empêcha pas que, après la faim assouvie, le roi ne redevînt triste: triste en proportion de la belle humeur qu'il avait cru devoir manifester, triste surtout de la bonne mine que ses courtisans avaient faite à Fouquet.
D'Artagnan, qui mangeait beaucoup et qui buvait sec, sans qu'il y parût, ne perdit pas un coup de dent, mais fit un grand nombre d'observations qui lui profitèrent.
Le souper fini, le roi ne voulut pas perdre la promenade. Le parc était illuminé. La lune, d'ailleurs, comme si elle se fût mise aux ordres du seigneur de Vaux, argenta les massifs et les lacs de ses diamants et de son phosphore. La fraîcheur était douce. Les allées étaient ombreuses et sablées si moelleusement, que les pieds s'y plaisaient. Il y eut fête complète; car le roi, trouvant La Vallière au détour d'un bois, lui put serrer la main et dire: «Je vous aime», sans que nul l'entendît, excepté M. d'Artagnan, qui suivait, et M. Fouquet, qui précédait.
Cette nuit d'enchantements s'avança. Le roi demanda sa chambre. Aussitôt tout fut en mouvement. Les reines passèrent chez elles au son des théorbes et des flûtes. Le roi trouva, en montant, ses mousquetaires, que M. Fouquet avait fait venir de Melun et invités à souper.
D'Artagnan perdit toute défiance. Il était las, il avait bien soupé, et voulait, une fois dans sa vie, jouir d'une fête chez un véritable roi.
– M. Fouquet, disait-il, est mon homme.
On conduisit, en grande cérémonie, le roi dans la chambre de Morphée, dont nous devons une mention légère à nos lecteurs. C'était la plus belle et la plus vaste du palais. Le Brun avait peint, dans la coupole, les songes heureux et les songes tristes que Morphée suscite aux rois comme aux hommes. Tout ce que le sommeil enfante de gracieux, ce qu'il verse de miel et de parfums, de fleurs et de nectar, de voluptés ou de repos dans les sens, le peintre en avait enrichi les fresques. C'était une composition aussi suave dans une partie, que sinistre et terrible dans l'autre. Les coupes qui versent les poisons, le fer qui brille sur la tête du dormeur, les sorciers et les fantômes aux masques hideux, les demi-ténèbres, plus effrayantes que la flamme ou la nuit profonde, voilà ce qu'il avait donné pour pendants à ses gracieux tableaux.
Le roi, entré dans cette chambre magnifique, fut saisi d'un frisson. Fouquet en demanda la cause.
– J'ai sommeil, répliqua Louis assez pâle.
– Votre Majesté veut-elle son service sur-le-champ?
– Non, j'ai à causer avec quelques personnes, dit le roi. Qu'on prévienne M. Colbert.
Fouquet s'inclina et sortit.