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Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 3

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Le roi se renversa froid et livide sur son fauteuil: il était évident que la foudre tombée à ses pieds ne l'eût pas étonné davantage; on eût cru que le souffle lui manquait et qu'il allait expirer. Cette rude voix de la sincérité, comme l'appelait d'Artagnan, lui avait traversé le coeur, pareille à une lame.

D'Artagnan avait dit tout ce qu'il avait à dire. Comprenant la colère du roi, il tira son épée, et, s'approchant respectueusement de Louis XIV, il la posa sur la table.

Mais le roi, d'un geste furieux, repoussa l'épée, qui tomba à terre et roula aux pieds de d'Artagnan.

Si maître que le mousquetaire fût de lui, il pâlit à son tour, et frémissant d'indignation:

– Un roi, dit-il, peut disgracier un soldat; il peut l'exiler, il peut le condamner à mort; mais, fût-il cent fois roi, il n'a jamais le droit de l'insulter en déshonorant son épée. Sire, un roi de France n'a jamais repoussé avec mépris l'épée d'un homme tel que moi. Cette épée souillée, songez-y, Sire, elle n'a plus désormais d'autre fourreau que mon coeur ou le vôtre. Je choisis le mien, Sire, remerciez-en Dieu et ma patience!

Puis se précipitant sur son épée:

– Que mon sang retombe sur votre tête, Sire! s'écria-t-il.

Et, d'un geste rapide, appuyant la poignée de l'épée au parquet, il en dirigea la pointe sur sa poitrine.

Le roi s'élança d'un mouvement encore plus rapide que celui de d'Artagnan, jetant le bras droit au cou du mousquetaire, et, de la main gauche, saisissant par le milieu la lame de l'épée, qu'il remit silencieusement au fourreau.

D'Artagnan, roide, pâle et frémissant encore, laissa, sans l'aider, faire le roi jusqu'au bout.

Alors, Louis, attendri, revenant à la table, prit la plume, écrivit quelques lignes, les signa, et étendit la main vers d'Artagnan.

– Qu'est-ce que ce papier, Sire? demanda le capitaine.

– L'ordre donné à M. d'Artagnan d'élargir à l'instant même M. le comte de La Fère.

D'Artagnan saisit la main royale et la baisa; puis il plia l'ordre, le passa sous son buffle et sortit.

Ni le roi ni le capitaine n'avaient articulé une syllabe.

– Ô coeur humain! boussole des rois! murmura Louis resté seul, quand donc saurai-je lire dans tes replis comme dans les feuilles d'un livre? Non, je ne suis pas un mauvais roi; non, je ne suis pas un pauvre roi; mais je suis encore un enfant.

Chapitre CCIV – Rivaux politiques

D'Artagnan avait promis à M. de Baisemeaux d'être de retour au dessert, d'Artagnan tint parole. On en était aux vins fins et aux liqueurs, dont la cave du gouverneur avait la réputation d'être admirablement garnie, lorsque les éperons du capitaine des mousquetaires retentirent dans le corridor et que lui-même parut sur le seuil.

Athos et Aramis avaient joué serré. Aussi, aucun des deux n'avait pénétré l'autre. On avait soupé, causé beaucoup de la Bastille, du dernier voyage de Fontainebleau, de la future fête que M. Fouquet devait donner à Vaux. Les généralités avaient été prodiguées, et nul, hormis de Baisemeaux, n'avait effleuré les choses particulières.

D'Artagnan tomba au milieu de la conversation, encore pâle et ému de sa conversation avec le roi De Baisemeaux s'empressa d'approcher une chaise. D'Artagnan accepta un verre plein et le laissa vide. Athos et Aramis remarquèrent tous deux cette émotion de d'Artagnan. Quant à de Baisemeaux, il ne vit rien que le capitaine des mousquetaires de Sa Majesté auquel il se hâta de faire fête. Approcher le roi, c'était avoir tous droits aux égards de M. de Baisemeaux. Seulement, quoique Aramis eût remarqué cette émotion, il n'en pouvait deviner la cause. Athos seul croyait l'avoir pénétrée. Pour lui, le retour de d'Artagnan et surtout le bouleversement de l'homme impassible signifiaient: «Je viens de demander au roi quelque chose que le roi m'a refusé.» Bien convaincu qu'il était dans le vrai, Athos sourit, se leva de table et fit un signe à d'Artagnan, comme pour lui rappeler qu'ils avaient autre chose à faire que de souper ensemble.

D'Artagnan comprit et répondit par un autre signe. Aramis et

Baisemeaux, voyant ce dialogue muet, interrogeaient du regard.

Athos crut que c'était à lui de donner l'explication de ce qui se passait.

– La vérité, mes amis, dit le comte de La Fère avec un sourire, c'est que vous, Aramis, vous venez de souper avec un criminel d'État, et vous, monsieur de Baisemeaux, avec votre prisonnier.

Baisemeaux poussa une exclamation de surprise et presque de joie. Ce cher M. de Baisemeaux avait l'amour-propre de sa forteresse. À part le profit, plus il avait de prisonniers, plus il était heureux; plus ces prisonniers étaient grands, plus il était fier.

Quant à Aramis, prenant une figure de circonstance:

– Oh! cher Athos, dit-il, pardonnez-moi, mais, je me doutais presque de ce qui arrive. Quelque incartade de Raoul ou de La Vallière, n'est-ce pas?

– Hélas! fit Baisemeaux.

– Et, continua Aramis, vous, en grand seigneur que vous êtes, oubliant qu'il n'y a plus que des courtisans, vous avez été trouver le roi et vous lui avez dit son fait?

– Vous avez deviné, mon ami.

– De sorte, dit de Baisemeaux, tremblant d'avoir soupé si familièrement avec un homme tombé dans la disgrâce de Sa Majesté; de sorte, monsieur le comte?..

– De sorte, mon cher gouverneur, dit Athos, que mon ami M. d'Artagnan va vous communiquer ce papier qui passe par l'ouverture de son buffle, et qui n'est autre, certainement, que mon ordre d'écrou.

De Baisemeaux tendit la main avec sa souplesse d'habitude.

D'Artagnan tira, en effet, deux papiers de sa poitrine, et en présenta un au gouverneur. Baisemeaux déplia le papier et lut à demi-voix, tout en regardant Athos par-dessus le papier, en s'interrompant:

– «Ordre de détenir dans mon château de la Bastille…» Très bien… «Dans mon château de la Bastille… M. le comte de La Fère.» oh! monsieur, que c'est pour moi un douloureux honneur de vous posséder!

– Vous aurez un patient prisonnier, monsieur dit Athos de sa voix suave et calme.

– Et un prisonnier qui ne restera pas un mois chez vous, mon cher gouverneur, dit Aramis, tandis que de Baisemeaux, l'ordre à la main, transcrivait sur son registre d'écrou la volonté royale.

– Pas même un jour, ou plutôt, pas même une nuit, dit d'Artagnan en exhibant le second ordre du roi; car maintenant, cher monsieur de Baisemeaux, il vous faudra transcrire aussi cet ordre de mettre immédiatement le comte en liberté.

– Ah! fit Aramis, c'est de la besogne que vous m'épargnez, d'Artagnan.

Et il serra d'une façon significative la main du mousquetaire en même temps que celle d'Athos.

– Eh quoi! dit ce dernier avec étonnement, le roi me donne la liberté?

– Lisez, cher ami, repartit d'Artagnan.

Athos prit l'ordre et lut.

– C'est vrai, dit-il.

– En seriez-vous fâché? demanda d'Artagnan.

– Oh! non, au contraire. Je ne veux pas de mal au roi, et le plus grand mal qu'on puisse souhaiter aux rois, c'est qu'ils commettent une injustice. Mais vous avez eu du mal, n'est-ce pas? oh! avouez- le mon ami.

– Moi? Pas du tout! fit en riant le mousquetaire. Le roi fait tout ce que je veux.

Aramis regarda d'Artagnan et vit bien qu'il mentait.

Mais Baisemeaux ne regarda rien que d'Artagnan, tant il était saisi d'une admiration profonde pour cet homme qui faisait faire au roi tout ce qu'il voulait.

– Et le roi exile Athos? demanda Aramis.

– Non, pas précisément; le roi ne s'est pas même expliqué là- dessus, reprit d'Artagnan; mais je crois que le comte n'a rien de mieux à faire, à moins qu'il ne tienne à remercier le roi…

– Non, en vérité, répondit en souriant Athos.

– Eh bien! je crois que le comte n'a rien de mieux à faire, reprit d'Artagnan, que de se retirer dans son château. Au reste, mon cher Athos, parlez, demandez; si une résidence vous est plus agréable que l'autre, je me fais fort de vous faire obtenir celle- là.

– Non, merci, dit Athos; rien ne peut m'être plus agréable, cher ami, que de retourner dans ma solitude, sous mes grands arbres, au bord de la Loire. Si Dieu est le suprême médecin des maux de l'âme, la nature est le souverain remède. Ainsi, monsieur, continua Athos en se retournant vers Baisemeaux, me voilà donc libre?

– Oui, monsieur le comte, je le crois, je l'espère, du moins, dit le gouverneur en tournant et retournant les deux papiers, à moins, toutefois, que M. d'Artagnan n'ait un troisième ordre.

– Non, cher monsieur de Baisemeaux, non, dit le mousquetaire, il faut vous en tenir au second et nous arrêter là.

– Ah! monsieur le comte, dit Baisemeaux s'adressant à Athos, vous ne savez pas ce que vous perdez! Je vous eusse mis à trente livres, comme les généraux; que dis-je! à cinquante livres, comme les princes, et vous eussiez soupé tous les soirs comme vous avez soupé ce soir.

– Permettez-moi, monsieur, dit Athos, de préférer ma médiocrité.

Puis, se retournant vers d'Artagnan:

– Partons, mon ami, dit-il.

– Partons, dit d'Artagnan.

– Est-ce que j'aurai cette joie, demanda Athos, de vous posséder pour compagnon, mon ami?

– Jusqu'à la porte seulement, très cher, répondit d'Artagnan; après quoi, je vous dirai ce que j'ai dit au roi: «Je suis de service.»

– Et vous, mon cher Aramis, dit Athos en souriant m'accompagnez- vous? La Fère est sur la route de Vannes.

– Moi, mon ami, dit le prélat, j'ai rendez-vous ce soir à Paris, et je ne saurais m'éloigner sans faire souffrir de graves intérêts.

– Alors, mon cher ami, dit Athos, permettez-moi que je vous embrasse, et que je parte. Mon cher monsieur Baisemeaux, grand merci de votre bonne volonté, et surtout de l'échantillon que vous m'avez donné de l'ordinaire de la Bastille.

Et, après avoir embrassé Aramis et serré la main à M. de Baisemeaux; après avoir reçu les souhaits de bon voyage de tous deux, Athos partit avec d'Artagnan.

Tandis que le dénouement de la scène du Palais-Royal s'accomplissait à la Bastille, disons ce qui se passait chez Athos et chez Bragelonne.

Grimaud, comme nous l'avons vu, avait accompagné son maître à Paris; comme nous l'avons dit, il avait assisté à la sortie d'Athos; il avait vu d'Artagnan mordre ses moustaches; il avait vu son maître monter en carrosse; il avait interrogé l'une et l'autre physionomie, et il les connaissait toutes deux depuis assez longtemps pour avoir compris, à travers le masque de leur impassibilité, qu'il se passait de graves événements.

Une fois Athos parti, il se mit à réfléchir. Alors il se rappela l'étrange façon dont Athos lui avait dit adieu, l'embarras imperceptible pour tout autre que pour lui de ce maître aux idées si nettes, à la volonté si droite. Il savait qu'Athos n'avait rien emporté que ce qu'il avait sur lui, et, cependant, il croyait voir qu'Athos ne partait pas pour une heure, pas même pour un jour. Il y avait une longue absence dans la façon dont Athos, en quittant Grimaud, avait prononcé le mot adieu.

Tout cela lui revenait à l'esprit avec tous ses sentiments d'affection profonde pour Athos, avec cette horreur du vide et de la solitude qui toujours occupe l'imagination des gens qui aiment; tout cela, disons-nous, rendit l'honnête Grimaud fort triste et surtout fort inquiet.

Sans se rendre compte de ce qu'il faisait depuis le départ de son maître, il errait par tout l'appartement, cherchant, pour ainsi dire, les traces de son maître, semblable, en cela, tout ce qui est bon se ressemble, au chien, qui n'a pas d'inquiétude sur son maître absent, mais qui a de l'ennui. Seulement, comme à l'instinct de l'animal Grimaud joignait la raison de l'homme, Grimaud avait à la fois de l'ennui et de l'inquiétude.

N'ayant trouvé aucun indice qui pût le guider, n'ayant rien vu ou rien découvert qui eût fixé ses doutes, Grimaud se mit à imaginer ce qui pouvait être arrivé. Or, l'imagination est la ressource ou plutôt le supplice des bons coeurs. En effet, jamais il n'arrive qu'un bon coeur se représente son ami heureux ou allègre. Jamais le pigeon qui voyage n'inspire autre chose que la terreur au pigeon resté au logis.

Grimaud passa donc de l'inquiétude à la terreur. Il récapitula tout ce qui s'était passé: la lettre de d'Artagnan à Athos, lettre à la suite de laquelle Athos avait paru si chagrin; puis la visite de Raoul à Athos, visite à la suite de laquelle Athos avait demandé ses ordres et son habit de cérémonie; puis cette entrevue avec le roi, entrevue à la suite de laquelle Athos était rentré si sombre; puis cette explication entre le père et le fils, explication à la suite de laquelle Athos avait si tristement embrassé Raoul, tandis que Raoul s'en allait si tristement chez lui; enfin l'arrivée de d'Artagnan mordant sa moustache, arrivée à la suite de laquelle M. le comte de La Fère était monté en carrosse avec d'Artagnan. Tout cela composait un drame en cinq actes fort clair, surtout pour un analyste de la force de Grimaud.

Et d'abord Grimaud eut recours aux grands moyens; il alla chercher dans le justaucorps laissé par son maître la lettre de M. d'Artagnan. Cette lettre s'y trouvait encore, et voici ce qu'elle contenait:

«Cher ami, Raoul est venu me demander des renseignements sur la conduite de Mlle de La Vallière durant le séjour de notre jeune ami à Londres. Moi, je suis un pauvre capitaine de mousquetaires dont les oreilles sont rebattues tout le jour des propos de caserne et de ruelle. Si j'avais dit à Raoul ce que je crois savoir, le pauvre garçon en fût mort; mais, moi qui suis au service du roi, je ne puis raconter les affaires du roi. Si le coeur vous en dit, marchez! La chose vous regarde plus que moi et presque autant que Raoul.»

Grimaud s'arracha une demi-pincée de cheveux. Il eût fait mieux si sa chevelure eût été plus abondante.

– Voilà, dit-il, le noeud de l'énigme. La jeune fille a fait des siennes. Ce qu'on dit d'elle et du roi est vrai. Notre jeune maître est trompé. Il doit le savoir. M. le comte a été trouver le roi et lui a dit son fait. Et puis le roi a envoyé M. d'Artagnan pour arranger l'affaire. Ah! mon Dieu, continua Grimaud, M. le comte est rentré sans son épée.

Cette découverte fit monter la sueur au front du brave homme. Il ne s'arrêta pas plus longtemps à conjecturer, il enfonça son chapeau sur la tête et courut au logis de Raoul.

Après la sortie de Louise, Raoul avait dompté sa douleur, sinon son amour, et, forcé de regarder en avant dans cette route périlleuse où l'entraînaient la folie et la rébellion, il avait vu du premier coup d'oeil son père en butte à la résistance royale, puisque Athos s'était d'abord offert à cette résistance.

En ce moment de lucidité toute sympathique, le malheureux jeune homme se rappela justement les signes mystérieux d'Athos, la visite inattendue de d'Artagnan, et le résultat de tout ce conflit entre un prince et un sujet apparut à ses yeux épouvantés.

D'Artagnan en service, c'est-à-dire cloué à son poste, ne venait certes pas chez Athos pour le plaisir de voir Athos. Il venait pour lui dire quelque chose. Ce quelque chose, en d'aussi pénibles conjonctures, était un malheur ou un danger. Raoul frémit d'avoir été égoïste, d'avoir oublié son père pour son amour, d'avoir, en un mot, cherché la rêverie ou la jouissance du désespoir, alors qu'il s'agissait peut-être de repousser l'attaque imminente dirigée contre Athos.

Ce sentiment le fit bondir. Il ceignit son épée et courut d'abord à la demeure de son père. En chemin, il se heurta contre Grimaud, qui, parti du pôle opposé, s'élançait avec la même ardeur à la recherche de la vérité. Ces deux hommes s'étreignirent l'un et l'autre; ils en étaient l'un et l'autre au même point de la parabole décrite par leur imagination.

– Grimaud! s'écria Raoul.

– Monsieur Raoul! s'écria Grimaud.

– M. le comte va bien?

– Tu l'as vu?

– Non; où est-il?

– Je le cherche.

– Et M. d'Artagnan?

– Sorti avec lui.

– Quand?

– Dix minutes après votre départ.

– Comment sont-ils sortis?

– En carrosse.

– Où vont-ils?

– Je ne sais.

– Mon père a pris de l'argent?

– Non.

– Une épée?

– Non.

– Grimaud!

– Monsieur Raoul!

– J'ai idée que M. d'Artagnan venait pour…

– Pour arrêter M. le comte, n'est-ce pas?

– Oui, Grimaud.

– Je l'aurais juré!

– Quel chemin ont-ils pris?

– Le chemin des quais.

– La Bastille?

– Ah! mon Dieu, oui.

– Vite, courons!

– Oui, courons!

– Mais où cela? dit soudain Raoul avec accablement.

– Passons chez M. d'Artagnan; nous saurons peut-être quelque chose.

– Non; si l'on s'est caché de moi chez mon père, on s'en cachera partout. Allons chez… Oh! mon Dieu! mais je suis fou aujourd'hui, mon bon Grimaud.

– Quoi donc?

– J'ai oublié M. du Vallon.

– M. Porthos?

– Qui m'attend toujours! Hélas! je te le disais, je suis fou.

– Qui vous attend, où cela?

– Aux Minimes de Vincennes!

– Ah! mon Dieu! Heureusement, c'est du côté de la Bastille!

– Allons, vite!

– Monsieur, je vais faire seller les chevaux.

– Oui, mon ami, va.

Chapitre CCV – Où Porthos est convaincu sans avoir compris

Ce digne Porthos, fidèle à toutes les lois de la chevalerie antique, s'était décidé à attendre M. de Saint-Aignan jusqu'au coucher du soleil. Et, comme de Saint-Aignan ne devait pas venir, comme Raoul avait oublié d'en prévenir son second, comme la faction commençait à être des plus longues et des plus pénibles, Porthos s'était fait apporter par le garde d'une porte quelques bouteilles de bon vin et un quartier de viande, afin d'avoir au moins la distraction de tirer de temps en temps un bouchon et une bouchée. Il en était aux dernières extrémités, c'est-à-dire aux dernières miettes, lorsque Raoul arriva escorté de Grimaud, et tous deux poussant à toute bride.

Quand Porthos vit sur le chemin ces deux cavaliers si pressés, il ne douta plus que ce ne fussent ses hommes, et, se levant aussitôt de l'herbe sur laquelle il s'était mollement assis, il commença par déraidir ses genoux et ses poignets, en disant:

– Ce que c'est que d'avoir de belles habitudes! Ce drôle a fini par venir. Si je me fusse retiré, il ne trouvait personne et prenait avantage.

Puis il se campa sur une hanche avec une martiale attitude, et fit ressortir par un puissant tour de reins la cambrure de sa taille gigantesque. Mais, au lieu de Saint-Aignan, il ne vit que Raoul, lequel, avec des gestes désespérés, l'aborda en criant:

– Ah! cher ami; ah! pardon; ah! que je suis malheureux!

– Raoul! fit Porthos tout surpris.

– Vous m'en vouliez? s'écria Raoul en venant embrasser Porthos.

– Moi? et de quoi?

– De vous avoir ainsi oublié. Mais, voyez-vous, j'ai la tête perdue.

– Ah bah!

– Si vous saviez, mon ami?

– Vous l'avez tué?

– Qui?

– De Saint-Aignan.

– Hélas! il s'agit bien de Saint-Aignan.

– Qu'y a-t-il encore?

– Il y a que M. le comte de La Fère doit être arrêté à l'heure qu'il est.

Porthos fit un mouvement qui eût renversé une muraille.

– Arrêté!.. Par qui?

– Par d'Artagnan!

– C'est impossible, dit Porthos.

– C'est cependant la vérité, répliqua Raoul.

Porthos se tourna du côté de Grimaud en homme qui a besoin d'une seconde affirmation. Grimaud fit un signe de tête.

– Et où l'a-t-on mené? demanda Porthos.

– Probablement à la Bastille.

– Qui vous le fait croire?

– En chemin, nous avons questionné des gens qui ont vu passer le carrosse, et d'autres encore qui l'ont vu entrer à la Bastille.

– Oh! oh! murmura Porthos, et il fit deux pas.

– Que décidez-vous? demanda Raoul.

– Moi? Rien. Seulement, je ne veux pas qu'Athos reste à la

Bastille.

Raoul s'approcha du digne Porthos.

– Savez-vous que c'est par ordre du roi que l'arrestation s'est faite?

Porthos regarda le jeune homme comme pour lui dire: «Qu'est-ce que cela me fait, à moi?» Ce muet langage parut si éloquent à Raoul, qu'il n'en demanda pas davantage. Il remonta à cheval. Déjà Porthos, aidé de Grimaud, en avait fait autant.

– Dressons notre plan, dit Raoul.

– Oui, répliqua Porthos, notre plan, c'est cela, dressons-le.

Raoul poussa un grand soupir et s'arrêta soudain.

– Qu'avez-vous? demanda Porthos; une faiblesse?

– Non, l'impuissance! Avons-nous la prétention, à trois, d'aller prendre la Bastille?

– Ah! si d'Artagnan était là, répondit Porthos, je ne dis pas.

Raoul fut saisi d'admiration à la vue de cette confiance héroïque à force d'être naïve. C'étaient donc bien là ces hommes célèbres qui, à trois ou quatre, abordaient des armées ou attaquaient des châteaux! Ces hommes qui avaient épouvanté la mort, et qui survivant à tout un siècle en débris, étaient plus forts encore que les plus robustes d'entre les jeunes.

– Monsieur, dit-il à Porthos, vous venez de me faire naître une idée: il faut absolument voir M. d'Artagnan.

– Sans doute.

– Il doit être rentré chez lui, après avoir conduit mon père à la

Bastille.

– Informons-nous d'abord à la Bastille, dit Grimaud, qui parlait peu, mais bien.

En effet, ils se hâtèrent d'arriver devant la forteresse. Un de ces hasards, comme Dieu les donne aux gens de grande volonté, fit que Grimaud aperçut tout à coup le carrosse qui tournait la grande porte du pont-levis. C'était au moment où d'Artagnan, comme on l'a vu, revenait de chez le roi.

En vain Raoul poussa-t-il son cheval pour joindre le carrosse et voir quelles personnes étaient dedans. Les chevaux étaient déjà arrêtés de l'autre côté de cette grande porte, qui se referma, tandis qu'un garde française en faction heurta du mousquet le nez du cheval de Raoul.

Celui-ci fit volte-face, trop heureux de savoir à quoi s'en tenir sur la présence de ce carrosse qui avait renfermé son père.

– Nous le tenons, dit Grimaud.

– En attendant un peu, nous sommes sûrs qu'il sortira, n'est-ce pas, mon ami?

– À moins que d'Artagnan aussi ne soit prisonnier répliqua

Porthos; auquel cas tout est perdu.

Raoul ne répondit rien. Tout était admissible. Il donna le conseil à Grimaud de conduire les chevaux dans la petite rue Jean- Beausire, afin d'éveiller moins de soupçons, et lui-même, avec sa vue perçante, il guetta la sortie de d'Artagnan ou celle du carrosse.

C'était le bon parti. En effet, vingt minutes ne s'étaient pas écoulées, que la porte se rouvrit et que le carrosse reparut. Un éblouissement empêcha Raoul de distinguer quelles figures occupaient cette voiture. Grimaud jura qu'il avait vu deux personnes, et que son maître était une des deux. Porthos regardait tour à tour Raoul et Grimaud, espérant comprendre leur idée.

– Il est évident, dit Grimaud, que, si M. le comte est dans ce carrosse, c'est qu'on le met en liberté, ou qu'on le mène à une autre prison.

– Nous l'allons bien voir par le chemin qu'il prendra, dit

Porthos.

– Si on le met en liberté, dit Grimaud, on le conduira chez lui.

– C'est vrai, dit Porthos.

– Le carrosse n'en prend pas le chemin, dit Raoul.

Et, en effet, les chevaux venaient de disparaître dans le faubourg

Saint Antoine.

– Courons, dit Porthos; nous attaquerons le carrosse sur la route, et nous dirons à Athos de fuir.

– Rébellion! murmura Raoul.

Porthos lança à Raoul un second regard, digne pendant du premier.

Raoul n'y répondit qu'en serrant les flancs de son cheval.

Peu d'instants après, les trois cavaliers avaient rattrapé le carrosse et le suivaient de si près, que l'haleine des chevaux humectait la caisse de la voiture.

D'Artagnan, dont les sens veillaient toujours, entendit le trot des chevaux. C'était au moment où Raoul disait à Porthos de dépasser le carrosse, pour voir quelle était la personne qui accompagnait Athos. Porthos obéit, mais il ne put rien voir; les mantelets étaient baissés.

La colère et l'impatience gagnaient Raoul. Il venait de remarquer ce mystère de la part des compagnons d'Athos, et il se décidait aux extrémités.

D'un autre côté, d'Artagnan avait parfaitement reconnu Porthos; il avait, sous le cuir des mantelets, reconnu également Raoul, et communiqué au comte le résultat de son observation. Ils voulaient voir si Raoul et Porthos pousseraient les choses au dernier degré.

Cela ne manqua pas. Raoul, le pistolet au poing, fondit sur le premier cheval du carrosse en commandant au cocher d'arrêter.

Porthos saisit le cocher et l'enleva de dessus son siège.

Grimaud tenait déjà la portière du carrosse arrêté.

Raoul ouvrit ses bras en criant:

– Monsieur le comte! monsieur le comte!

– Eh bien! c'est vous, Raoul? dit Athos ivre de joie.

– Pas mal! ajouta d'Artagnan avec un éclat de rire.

Et tous deux embrassèrent le jeune homme et Porthos, qui s'étaient emparés d'eux.

– Mon brave Porthos, excellent ami! s'écria Athos; toujours vous!

– Il a encore vingt ans! dit d'Artagnan. Bravo, Porthos!

– Dame! répondit Porthos un peu confus, nous avons cru que l'on vous arrêtait.

– Tandis que, reprit Athos, il ne s'agissait que d'une promenade dans le carrosse de M. d'Artagnan.

– Nous vous suivons depuis la Bastille, répliqua Raoul avec un ton de soupçon et de reproche.

– Où nous étions allés souper avec ce bon M. de Baisemeaux. Vous rappelez-vous Baisemeaux, Porthos?

– Pardieu! très bien.

– Et nous y avons vu Aramis.

– À la Bastille?

– À souper.

– Ah! s'écria Porthos en respirant.

– Il nous a dit mille choses pour vous.

– Merci!

– Où va Monsieur le comte? demanda Grimaud que son maître avait déjà récompensé par un sourire.

– Nous allons à Blois, chez nous.

– Comme cela?.. tout droit?

– Tout droit.

– Sans bagages?

– Oh! mon Dieu! Raoul eût été chargé de m'expédier les miens ou de me les apporter en revenant chez moi s'il y revient.

– Si rien ne l'arrête plus à Paris, dit d'Artagnan avec un regard ferme et tranchant comme l'acier douloureux comme lui, car il rouvrit les blessures du pauvre jeune homme, il fera bien de vous suivre Athos.

– Rien ne m'arrête plus à Paris, dit Raoul.

– Nous partons, alors, répliqua sur-le-champ Athos.

– Et M. d'Artagnan?

– Oh! moi, j'accompagnais Athos jusqu'à la barrière seulement, et je reviens avec Porthos.

– Très bien, dit celui-ci.

– Venez, mon fils, ajouta le comte en passant doucement le bras autour du cou de Raoul pour l'attirer dans le carrosse, et en l'embrassant encore. Grimaud, poursuivit le comte, tu vas retourner doucement à Paris avec ton cheval et celui de M. du Vallon; car, Raoul et moi, nous montons à cheval ici, et laissons le carrosse à ces deux messieurs pour rentrer dans Paris; puis, une fois au logis, tu prendras mes hardes, mes lettres, et tu expédieras le tout chez nous.

– Mais, fit observer Raoul, qui cherchait à faire parler le comte, quand vous reviendrez à Paris, il ne vous restera ni linge ni effets; ce sera bien incommode.

– Je pense que, d'ici à bien longtemps, Raoul, je ne retournerai à Paris. Le dernier séjour que nous y fîmes ne m'a pas encouragé à en faire d'autres.

Raoul baissa la tête et ne dit plus un mot.

Athos descendit du carrosse, et monta le cheval qui avait amené

Porthos et qui sembla fort heureux de l'échange.

On s'était embrassé, on s'était serré les mains, on s'était donné mille témoignages d'éternelle amitié. Porthos avait promis de passer un mois chez Athos à son premier loisir. D'Artagnan promit de mettre à profit son premier congé; puis, ayant embrassé Raoul pour la dernière fois:

– Mon enfant, dit-il, je t'écrirai.

Il y avait tout dans ces mots de d'Artagnan, qui n'écrivait jamais. Raoul fut touché jusqu'aux larmes. Il s'arracha des mains du mousquetaire et partit.

D'Artagnan rejoignit Porthos dans le carrosse.

– Eh bien! dit-il, cher ami, en voilà une journée!

– Mais, oui, répliqua Porthos.

– Vous devez être éreinté?

– Pas trop. Cependant je me coucherai de bonne heure, afin d'être prêt demain.

– Et pourquoi cela?

– Pardieu! pour finir ce que j'ai commencé.

– Vous me faites frémir, mon ami; je vous vois tout effarouché.

Que diable avez-vous commencé qui ne soit pas fini?

– Écoutez donc, Raoul ne s'est pas battu. Il faut que je me batte, moi!

– Avec qui?.. avec le roi?

– Comment, avec le roi? dit Porthos stupéfait.

– Mais oui, grand enfant, avec le roi!

– Je vous assure que c'est avec M. de Saint-Aignan.

– Voilà ce que je voulais vous dire. En vous battant avec ce gentilhomme, c'est contre le roi que vous tirez l'épée.

– Ah! fit Porthos en écarquillant les yeux, vous en êtes sûr?

– Pardieu!

– Eh bien! comment arranger cela, alors?

– Nous allons tâcher de faire un bon souper, Porthos. La table du capitaine des mousquetaires est agréable. Vous y verrez le beau de Saint-Aignan, et vous boirez à sa santé.

– Moi? s'écria Porthos avec horreur.

– Comment! dit d'Artagnan, vous refusez de boire à la santé du roi?

– Mais, corboeuf! je ne vous parle pas du roi; je vous parle de

M. de Saint-Aignan.

– Mais puisque je vous répète que c'est la même chose.

– Ah!.. très bien, alors, dit Porthos vaincu.

– Vous comprenez, n'est-ce pas?

– Non, dit Porthos; mais c'est égal.

– Oui, c'est égal, répliqua d'Artagnan; allons souper, Porthos.