Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 34
Chapitre CCLIX – Le roi Louis XIV
Le roi, se tenait assis dans son cabinet, le dos tourné à la porte d'entrée. En face de lui était une glace dans laquelle, tout en remuant ses papiers, il lui suffisait d'envoyer un coup d'oeil pour voir ceux qui arrivaient chez lui.
Il ne se dérangea pas à l'arrivée de d'Artagnan, et replia sur ses lettres et sur ses plans la grande toile de soie verte qui lui servait à cacher ses secrets aux importuns.
D'Artagnan comprit le jeu et demeura en arrière; de sorte qu'au bout d'un moment le roi, qui n'entendait rien et qui ne voyait que du coin de l'oeil, fut obligé de crier:
– Est-ce qu'il n'est pas là, M. d'Artagnan?
– Me voici, répliqua le mousquetaire en s'avançant.
– Eh bien! monsieur, dit le roi en fixant son oeil clair sur d'Artagnan, qu'avez-vous à me dire?
– Moi, Sire? répliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de l'adversaire pour faire une bonne riposte; moi? Je n'ai rien à dire à Votre Majesté, sinon qu'elle m'a fait arrêter et que me voici.
Le roi allait répondre qu'il n'avait pas fait arrêter d'Artagnan; mais cette phrase lui parut être une excuse et il se tut.
D'Artagnan garda un silence obstiné.
– Monsieur, reprit le roi, que vous avais-je chargé d'aller faire à Belle-Île? Dites-le-moi, je vous prie.
Le roi, en prononçant ces mots, regardait fixement son capitaine.
Ici, d'Artagnan était trop heureux; le roi lui faisait la partie si belle!
– Je crois, répliqua-t-il, que Votre Majesté me fait l'honneur de me demander ce que je suis allé faire à Belle-Île?
– Oui, monsieur.
– Eh bien! Sire, je n'en sais rien; ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, c'est à ce nombre infini d'officiers de toute espèce, à qui l'on avait donné un nombre infini d'ordres de tous genres, tandis qu'à moi, chef de l'expédition, l'on n'avait ordonné rien de précis.
Le roi fut blessé; il le montra par sa réponse.
– Monsieur, répliqua-t-il, on n'a donné des ordres qu'aux gens qu'on a jugés fidèles.
– Aussi m'étonné-je, Sire, riposta le mousquetaire, qu'un capitaine comme moi, qui a valeur de maréchal de France, se soit trouvé sous les ordres de cinq ou six lieutenants ou majors, bons à faire des espions, c'est possible, mais nullement bons à conduire des expéditions de guerre. Voilà sur quoi je venais demander à Votre Majesté des explications, lorsque la porte m'a été refusée; ce qui, dernier outrage fait à un brave homme, m'a conduit à quitter le service de Votre Majesté.
– Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un siècle où les rois étaient, comme vous vous plaignez de l'avoir été, sous les ordres et à la discrétion de leurs inférieurs. Vous me paraissez trop oublier qu'un roi ne doit compte qu'à Dieu de ses actions.
– Je n'oublie rien du tout, Sire, fit le mousquetaire, blessé à son tour de la leçon. D'ailleurs, je ne vois pas en quoi un honnête homme, quand il demande au roi en quoi il l'a mal servi, l'offense.
– Vous m'avez mal servi, monsieur, en prenant le parti de mes ennemis contre moi.
– Quels sont vos ennemis, Sire?
– Ceux que je vous envoyais combattre.
– Deux hommes! ennemis de l'armée de Votre Majesté! Ce n'est pas croyable, Sire.
– Vous n'avez point à juger mes volontés.
– J'ai à juger mes amitiés, Sire.
– Qui sert ses amis ne sert pas son maître.
– Je l'ai si bien compris, Sire, que j'ai offert respectueusement ma démission à Votre Majesté.
– Et je l'ai acceptée, monsieur, dit le roi. Avant de me séparer de vous, j'ai voulu vous prouver que je savais tenir ma parole.
– Votre Majesté a tenu plus que sa parole; car Votre Majesté m'a fait arrêter, dit d'Artagnan de son air froidement railleur; elle ne me l'avait pas promis.
Le roi dédaigna cette plaisanterie, et, venant au sérieux:
– Voyons, monsieur, dit-il, à quoi votre désobéissance m'a forcé.
– Ma désobéissance? s'écria d'Artagnan rouge de colère.
– C'est le nom le plus doux que j'ai trouvé, poursuivit le roi. Mon idée, à moi, était de prendre et de punir des rebelles; avais- je à m'inquiéter si les rebelles étaient vos amis?
– Mais j'avais à m'en inquiéter, moi, répondit d'Artagnan. C'était une cruauté à Votre Majesté de m'envoyer prendre mes amis pour les amener à vos potences.
– C'était, monsieur, une épreuve que j'avais à faire sur les prétendus serviteurs qui mangent mon pain et doivent défendre ma personne. L'épreuve a mal réussi, monsieur d'Artagnan.
– Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majesté, dit le mousquetaire avec amertume, il y en a dix qui ont, ce même jour, fait leurs preuves. Écoutez-moi, Sire; je ne suis pas accoutumé à ce service-là, moi. Je suis une épée rebelle quand il s'agit de faire le mal. Il était mal à moi d'aller poursuivre, jusqu'à la mort, deux hommes dont M. Fouquet, le sauveur de Votre Majesté, vous avait demandé la vie. De plus, ces deux hommes étaient mes amis. Ils n'attaquaient pas Votre Majesté; ils succombaient sous le poids d'une colère aveugle. D'ailleurs, pourquoi ne les laissait-on pas fuir? Quel crime avaient-ils commis? J'admets que vous me contestiez le droit de juger leur conduite. Mais, pourquoi me soupçonner avant l'action? pourquoi m'entourer d'espions? pourquoi me déshonorer devant l'armée! pourquoi, moi, dans lequel vous avez jusqu'ici montré la confiance la plus entière, moi qui, depuis trente ans, suis attaché à votre personne et vous ai donné mille preuves de dévouement car, il faut bien que je le dise, aujourd'hui que l'on m'accuse, pourquoi me réduire à voir trois mille soldats du roi marcher en bataille contre deux hommes?
– On dirait que vous oubliez ce que ces hommes m'ont fait? dit le roi d'une voix sourde, et qu'il n'a pas tenu à eux que je ne fusse perdu.
– Sire, on dirait que vous oubliez que j'étais là!
– Assez, monsieur d'Artagnan, assez de ces intérêts dominateurs qui viennent ôter le soleil à mes intérêts. Je fonde un État dans lequel il n'y aura qu'un maître, je vous l'ai promis autrefois; le moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez être, selon vos goûts et vos amitiés, libre d'entraver mes plans et de sauver mes ennemis? Je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maître plus commode. Je sais bien qu'un autre roi ne se conduirait point comme je le fais, et qu'il se laisserait dominer par vous, risque à vous envoyer un jour tenir compagnie à M. Fouquet et aux autres; mais j'ai bonne mémoire, et, pour moi, les services sont des titres sacrés à la reconnaissance, à l'impunité. Vous n'aurez, monsieur d'Artagnan, que cette leçon pour punir votre indiscipline, et je n'imiterai pas mes prédécesseurs dans leur colère, ne les ayant pas imités dans leur faveur. Et puis d'autres raisons me font agir doucement envers vous: c'est que, d'abord, vous êtes un homme de sens, homme de grand sens, homme de coeur, et que vous serez un bon serviteur pour qui vous aura dompté; c'est ensuite que vous allez cesser d'avoir des motifs d'insubordination. Vos amis sont détruits ou ruinés par moi. Ces points d'appui sur lesquels, instinctivement, reposait votre esprit capricieux, je les ai fait disparaître. À l'heure qu'il est, mes soldats ont pris ou tué les rebelles de Belle-Île.
D'Artagnan pâlit.
– Pris ou tué? s'écria-t-il. Oh! Sire, si vous pensiez ce que vous me dites là, et si vous étiez sûr de me dire la vérité, j'oublierais tout ce qu'il y a de juste, tout ce qu'il y a de magnanime dans vos paroles, pour vous appeler un roi barbare et un homme dénaturé. Mais je vous les pardonne, ces paroles, dit-il en souriant avec orgueil; je les pardonne au jeune prince qui ne sait pas, qui ne peut pas comprendre ce que sont des hommes tels que M. d'Herblay, tels que M. du Vallon, tels que moi. Pris ou tué? Ah! ah! Sire, dites-moi, si la nouvelle est vraie, combien elle vous coûte d'hommes et d'argent. Nous compterons après si le gain a valu l'enjeu.
Comme il parlait encore, le roi s'approcha de lui en colère, et lui dit:
– Monsieur d'Artagnan, voilà des réponses de rebelle? Veuillez donc me dire, s'il vous plaît, quel est le roi de France? En savez-vous un autre?
– Sire, répliqua froidement le capitaine des mousquetaires, je me souviens qu'un matin vous avez adressé cette question, à Vaux, à beaucoup de gens qui n'ont pas su y répondre, tandis que moi j'y ai répondu. Si j'ai reconnu le roi ce jour-là, quand la chose n'était pas aisée, je crois qu'il serait inutile de me le demander, aujourd'hui que Votre Majesté est seule avec moi.
À ces mots, Louis XIV baissa les yeux. Il lui sembla que l'ombre du malheureux Philippe venait de passer entre d'Artagnan et lui, pour évoquer le souvenir de cette terrible aventure.
Presque au même moment, un officier entra, remit une dépêche au roi, qui, à son tour, changea de couleur en la lisant.
D'Artagnan s'en aperçut. Le roi resta immobile et silencieux, après avoir lu pour la seconde fois. Puis, prenant tout à coup son parti:
– Monsieur, dit-il, ce qu'on m'apprend, vous le sauriez plus tard; mieux vaut que je vous le dise et que vous l'appreniez par la bouche du roi. Un combat a eu lieu à Belle-Île.
– Ah! ah! fit d'Artagnan d'un air calme, pendant que son coeur battait à faire rompre sa poitrine. Eh bien! Sire?
– Eh bien! monsieur, j'ai perdu cent six hommes.
Un éclair de joie et d'orgueil brilla dans les yeux de d'Artagnan.
– Et les rebelles? dit-il.
– Les rebelles se sont enfuis, dit le roi.
D'Artagnan poussa un cri de triomphe.
– Seulement, ajouta le roi, j'ai une flotte qui bloque étroitement Belle-Île, et j'ai la certitude que pas une barque n'échappera.
– En sorte que, dit le mousquetaire rendu à ses sombres idées, si l'on prend ces deux messieurs?..
– On les pendra, dit le roi tranquillement.
– Et ils le savent? répliqua d'Artagnan, qui réprima un frisson.
– Ils le savent, puisque vous avez dû le leur dire, et que tout le pays le sait.
– Alors, Sire, on ne les aura pas vivants, je vous en réponds.
– Ah! fit le roi avec négligence et en reprenant sa lettre. Eh bien! on les aura morts, monsieur d'Artagnan, et cela reviendra au même, puisque je ne les prenais que pour les faire pendre.
D'Artagnan essuya la sueur qui coulait de son front.
– Je vous ai dit, poursuivit Louis XIV, que je vous serais un jour maître affectionné, généreux et constant. Vous êtes aujourd'hui le seul homme d'autrefois qui soit digne de ma colère ou de mon amitié. Je ne vous ménagerai ni l'une ni l'autre selon votre conduite. Comprendriez-vous, monsieur d'Artagnan, de servir un roi qui aurait cent autres rois, ses égaux, dans le royaume?
«Pourrais-je, dites-le moi, faire avec cette faiblesse les grandes choses que je médite? Avez-vous jamais vu l'artiste pratiquer des oeuvres solides avec un instrument rebelle? Loin de nous, monsieur, ces vieux levains des abus féodaux! La Fronde, qui devait perdre la monarchie, l'a émancipée. Je suis maître chez moi, capitaine d'Artagnan, et j'aurai des serviteurs qui, manquant peut-être de votre génie, pousseront le dévouement et l'obéissance jusqu'à l'héroïsme. Qu'importe, je vous le demande, qu'importe que Dieu n'ait pas donné du génie à des bras et à des jambes? C'est à la tête qu'il le donne, et à la tête, vous le savez, le reste obéit. Je suis la tête, moi!
D'Artagnan tressaillit. Louis continua comme s'il n'avait rien vu, quoique ce tressaillement ne lui eût point échappé.
– Maintenant, concluons, entre nous deux ce marché que je vous promis de faire, un jour que vous me trouviez bien petit, à Blois. Sachez-moi gré, monsieur, de ne faire payer à personne les larmes de honte que j'ai versées alors. Regardez autour de vous: les grandes têtes sont courbées. Courbez-vous comme elles, ou choisissez-vous l'exil qui vous conviendra le mieux. Peut-être, en y réfléchissant, trouverez-vous que ce roi est un coeur généreux qui compte assez sur votre loyauté pour vous quitter, vous sachant mécontent, quand vous possédez le secret de l'État. Vous êtes brave homme, je le sais. Pourquoi m'avez-vous jugé avant terme? Jugez-moi à partir de ce jour, d'Artagnan, et soyez sévère tant qu'il vous plaira.
D'Artagnan demeurait étourdi, muet, flottant pour la première fois de sa vie. Il venait de trouver un adversaire digne de lui. Ce n'était plus de la ruse, c'était du calcul; ce n'était plus de la violence, c'était de la force; ce n'était plus de la colère, c'était de la volonté; ce n'était plus de la jactance, c'était du conseil. Ce jeune homme, qui avait terrassé Fouquet, et qui pouvait se passer de d'Artagnan, dérangeait tous les calculs un peu entêtés du mousquetaire.
– Voyons, qui vous arrête? lui dit le roi avec douceur. Vous avez donné votre démission; voulez-vous que je vous la refuse? Je conviens qu'il sera dur à un vieux capitaine de revenir sur sa mauvaise humeur.
– Oh! répliqua mélancoliquement d'Artagnan, ce n'est pas là mon plus grave souci. J'hésite à reprendre ma démission, parce que je suis vieux en face de vous et que j'ai des habitudes difficiles à perdre. Il faut, désormais, des courtisans qui sachent vous amuser, des fous qui sachent se faire tuer pour ce que vous appelez vos grandes oeuvres. Grandes, elles le seront, je le sens; mais, si par hasard j'allais ne pas les trouver telles? J'ai vu la guerre, Sire; j'ai vu la paix; j'ai servi Richelieu et Mazarin; j'ai roussi avec votre père au feu de La Rochelle, troué de coups comme un crible, ayant fait peau neuve plus de dix fois, comme les serpents. Après les affronts et les injustices, j'ai un commandement qui était autrefois quelque chose, parce qu'il donnait le droit de parler comme on voulait au roi. Mais votre capitaine des mousquetaires sera désormais un officier gardant les portes basses. Vrai, Sire, si tel doit être désormais l'emploi, profitez de ce que nous sommes bien ensemble pour me l'ôter. N'allez pas croire que j'aie gardé rancune; non, vous m'avez dompté, comme vous dites; mais, il faut l'avouer, en me dominant, vous m'avez amoindri, en me courbant, vous m'avez convaincu de faiblesse. Si vous saviez comme cela va bien de porter haut la tête, et comme j'aurai piteuse mine à flairer la poussière de vos tapis! oh! Sire, je regrette sincèrement, et vous regretterez comme moi, ce temps où le roi de France voyait dans ses vestibules tous ces gentilshommes insolents, maigres, maugréant toujours, hargneux, mâtins qui mordaient mortellement les jours de bataille. Ces gens-là sont les meilleurs courtisans pour la main qui les nourrit, ils la lèchent; mais, pour la main qui les frappe, oh! le beau coup de dent! Un peu d'or sur les galons de ces manteaux, un peu de ventre dans les hauts-de-chausse, un peu de gris dans ces cheveux secs, et vous verrez les beaux ducs et pairs, les fiers maréchaux de France! Mais pourquoi dire tout cela? Le roi est mon maître, il veut que je fasse des vers, il veut que je polisse, avec des souliers de satin, les mosaïques de ses antichambres; mordioux! c'est difficile, mais j'ai fait plus difficile que cela. Je le ferai. Pourquoi le ferai-je? Parce que j'aime l'argent? J'en ai. Parce que je suis ambitieux? Ma carrière est bornée. Parce que j'aime la Cour? Non. Je resterai, parce que j'ai l'habitude, depuis trente ans, d'aller prendre le mot d'ordre du roi, et de m'entendre dire: «Bonsoir, d'Artagnan», avec un sourire que je ne mendiais pas. Ce sourire, je le mendierai. Êtes-vous content, Sire?
Et d'Artagnan courba lentement sa tête argentée, sur laquelle le roi, souriant, posa sa blanche main avec orgueil.
– Merci, mon vieux serviteur, mon fidèle ami, dit-il. Puisque, à compter d'aujourd'hui, je n'ai plus d'ennemi, en France, il me reste à t'envoyer sur un champ étranger ramasser ton bâton de maréchal. Compte sur moi pour trouver l'occasion. En attendant, mange mon meilleur pain et dors tranquille.
– À la bonne heure! dit d'Artagnan ému. Mais ces pauvres gens de
Belle-Île? l'un surtout, si bon et si brave?
– Est-ce que vous me demandez leur grâce?
– À genoux, Sire.
– Eh bien! allez la leur porter, s'il en est temps encore. Mais vous vous engagez pour eux!
– J'engage ma vie!
– Allez. Demain, je pars pour Paris. Soyez revenu; car je ne veux plus que vous me quittiez.
– Soyez tranquille, Sire, s'écria d'Artagnan en baisant la main du roi.
Et il s'élança, le coeur gonflé de joie, hors du château, sur la route de Belle-Île.
Chapitre CCLX – Les amis de M. Fouquet
Le roi étant retourné à Paris, et avec lui d'Artagnan, qui, en vingt-quatre heures, ayant pris avec le plus grand soin toutes ses informations à Belle-Île, ne savait rien du secret que gardait si bien le lourd rocher de Locmaria, tombe héroïque de Porthos.
Le capitaine des mousquetaires savait seulement ce que ces deux hommes vaillants, ce que ces deux amis, dont il avait si noblement pris la défense et essayé de sauver la vie, aidés de trois fidèles Bretons, avaient accompli contre une armée entière. Il avait pu voir, lancés dans la lande voisine, les débris humains qui avaient taché de sang les silex épars dans les bruyères.
Il savait aussi qu'un canot avait été aperçu bien loin en mer, et que, pareil à un oiseau de proie, un vaisseau royal avait poursuivi, rejoint et dévoré ce pauvre petit oiseau qui fuyait à tire-d'aile.
Mais là s'arrêtaient les certitudes de d'Artagnan. Le champ des conjectures s'ouvrait à cette limite. Maintenant, que fallait-il penser? Le vaisseau n'était pas revenu. Il est vrai qu'un coup de vent régnait depuis trois jours; mais la corvette était à la fois bonne voilière et solide dans ses membrures; elle ne craignait guère les coups de vent, et celle qui portait Aramis eût dû, selon l'estime de d'Artagnan, être revenue à Brest, ou rentrer à l'embouchure de la Loire.
Telles étaient les nouvelles ambiguës, mais à peu près rassurantes pour lui personnellement, que d'Artagnan rapportait à Louis XIV, lorsque le roi, suivi de toute la Cour, revint à Paris.
Louis, content de son succès, Louis, plus doux et plus affable depuis qu'il se sentait plus puissant, n'avait pas cessé un seul instant de chevaucher à la portière de Mlle de La Vallière.
Tout le monde s'était empressé de distraire les deux reines pour leur faire oublier cet abandon du fils et de l'époux. Tout respirait l'avenir; le passé n'était plus rien pour personne. Seulement, ce passé venait comme une plaie douloureuse et saignante aux coeurs de quelques âmes tendres et dévouées. Aussi, le roi ne fut pas plutôt installé chez lui, qu'il en reçut une preuve touchante.
Louis XIV venait de se lever et de prendre son premier repas, quand son capitaine des mousquetaires se présenta devant lui. D'Artagnan était un peu pâle et semblait gêné.
Le roi s'aperçut, au premier coup d'oeil, de l'altération de ce visage, ordinairement si égal.
– Qu'avez-vous donc, d'Artagnan? dit-il.
– Sire, il m'est arrivé un grand malheur.
– Mon Dieu! quoi donc?
– Sire, j'ai perdu un de mes amis, M. du Vallon, à l'affaire de
Belle-Île.
Et, en disant ces mots, d'Artagnan attachait son oeil de faucon sur Louis XIV, pour deviner en lui le premier sentiment qui se ferait jour.
– Je le savais, répliqua le roi.
– Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria le mousquetaire.
– À quoi bon? Votre douleur, mon ami, est si respectable! J'ai dû, moi, la ménager. Vous instruire de ce malheur qui vous frappait, d'Artagnan, c'était en triompher à vos yeux. Oui, je savais que M. du Vallon s'était enterré sous les rochers de Locmaria; je savais que M. d'Herblay m'a pris un vaisseau avec son équipage pour se faire conduire à Bayonne. Mais j'ai voulu que vous appreniez vous-même ces événements d'une manière directe, afin que vous fussiez convaincu que mes amis sont pour moi respectables et sacrés, que toujours en moi l'homme s'immolera aux hommes, puisque le roi est si souvent forcé de sacrifier les hommes à sa majesté, à sa puissance.
– Mais, Sire, comment savez-vous?..
– Comment savez-vous vous-même, d'Artagnan?
– Par cette lettre, Sire, que m'écrit de Bayonne, Aramis, libre et hors de péril.
– Tenez, fit le roi en tirant de sa cassette, placée sur un meuble voisin du siège où d'Artagnan était appuyé, une lettre copiée exactement sur celle d'Aramis, voici la même lettre, que Colbert m'a fait passer huit heures avant que vous receviez la vôtre… Je suis bien servi, je l'espère.
– Oui, Sire, murmura le mousquetaire, vous étiez le seul homme dont la fortune fût capable de dominer la fortune et la force de mes deux amis. Vous avez usé, Sire; mais vous n'abuserez point, n'est-ce pas?
– D'Artagnan, dit le roi, avec un sourire plein de bienveillance, je pourrais faire enlever M. d'Herblay sur les terres du roi d'Espagne et me le faire amener ici vivant pour en faire justice. D'Artagnan, croyez-le bien, je ne céderai pas à ce premier mouvement, bien naturel. Il est libre, qu'il continue d'être libre.
– Oh! Sire, vous ne resterez pas toujours aussi clément, aussi noble, aussi généreux que vous venez de vous le montrer à mon égard et à celui de M. d'Herblay; vous trouverez auprès de vous des conseillers qui vous guériront de cette faiblesse.
– Non, d'Artagnan, vous vous trompez, quand vous accusez mon conseil de vouloir me pousser à la rigueur. Le conseil de ménager M. d'Herblay vient de Colbert lui-même.
– Ah! Sire, fit d'Artagnan stupéfait.
– Quant à vous, continua le roi avec une bonté peu ordinaire, j'ai plusieurs bonnes nouvelles à vous annoncer, mais vous les saurez, mon cher capitaine, du moment où j'aurai terminé mes comptes. J'ai dit que je voulais faire et que je ferais votre fortune. Ce mot va devenir une réalité.
– Merci mille fois, Sire; je puis attendre, moi. Je vous en prie, pendant que je vais et puis prendre patience, que Votre Majesté daigne s'occuper de ces pauvres gens, qui, depuis longtemps, assiègent votre antichambre, et viennent humblement déposer une supplique aux pieds du roi.
– Qui cela?
– Des ennemis de Votre Majesté.
Le roi leva la tête.
– Des amis de M. Fouquet, ajouta d'Artagnan.
– Leurs noms?
– M. Gourville, M. Pélisson et un poète, M. Jean de La Fontaine.
Le roi s'arrêta un moment pour réfléchir.
– Que veulent-ils?
– Je ne sais.
– Comment sont-ils?
– En deuil.
– Que disent-ils?
– Rien.
– Que font-ils?
– Ils pleurent.
– Qu'ils entrent, dit le roi en fronçant le sourcil.
D'Artagnan tourna rapidement sur lui-même, leva la tapisserie qui fermait l'entrée de la chambre royale, et cria dans la salle voisine:
– Introduisez!
Bientôt parurent à la porte du cabinet, où se tenaient le roi et son capitaine, les trois hommes que d'Artagnan avait nommés.
Sur leur passage régnait un profond silence. Les courtisans, à l'approche des amis du malheureux surintendant des finances, les courtisans, disons-nous, reculaient comme pour n'être pas gâtés par la contagion de la disgrâce et de l'infortune.
D'Artagnan, d'un pas rapide, vint lui-même prendre par la main ces malheureux qui hésitaient et tremblaient à la porte du cabinet royal; il les amena devant le fauteuil du roi, qui, réfugié dans l'embrasure d'une fenêtre, attendait le moment de la présentation et se préparait à faire aux suppliants un accueil rigoureusement diplomatique.
Le premier des amis de Fouquet qui s'avança fut Pélisson. Il ne pleurait plus; mais ses larmes n'avaient uniquement tari que pour que le roi pût mieux entendre sa voix et sa prière.
Gourville se mordait les lèvres pour arrêter ses pleurs par respect du roi. La Fontaine ensevelissait son visage dans son mouchoir, et l'on n'eût pas dit qu'il vivait, sans le mouvement convulsif de ses épaules soulevées par ses sanglots.
Le roi avait gardé toute sa dignité. Son visage était impassible. Il avait même conservé le froncement de sourcil qui avait paru quand d'Artagnan lui avait annoncé ses ennemis. Il fit un geste qui signifiait: «Parlez», et il demeura debout, couvant d'un regard profond ces trois hommes désespérés.
Pélisson se courba jusqu'à terre, et La Fontaine s'agenouilla comme on fait dans les églises.
Cet obstiné silence, troublé seulement par des soupirs et des gémissements si douloureux, commençait à émouvoir chez le roi, non pas la compassion, mais l'impatience.
– Monsieur Pélisson, dit-il d'une voix brève et sèche, monsieur
Gourville, et vous, monsieur…
Et il ne nomma pas La Fontaine.
– Je verrais, avec un sensible déplaisir, que vous vinssiez me prier pour un des plus grands criminels que doive punir ma justice. Un roi ne se laisse attendrir que par les larmes ou par les remords: larmes de l'innocence, remords des coupables. Je ne croirai ni aux remords de M. Fouquet ni aux larmes de ses amis, parce que l'un est gâté jusqu'au coeur et que les autres doivent redouter de me venir offenser chez moi. C'est pourquoi, monsieur Pélisson, monsieur Gourville, et vous, monsieur… je vous prie de ne rien dire qui ne témoigne hautement du respect que vous avez pour ma volonté.
– Sire, répondit Pélisson tremblant à ces terribles paroles, nous ne sommes rien venus dire à Votre Majesté qui ne soit l'expression la plus profonde du plus sincère respect et du plus sincère amour qui sont dus au roi par tous ses sujets. La justice de Votre Majesté est redoutable; chacun doit se courber sous les arrêts qu'elle prononce. Nous nous inclinons respectueusement devant elle. Loin de nous la pensée de venir défendre celui qui a eu le malheur d'offenser Votre Majesté. Celui qui a encouru votre disgrâce peut être un ami pour nous, mais c'est un ennemi de l'État. Nous l'abandonnerons en pleurant à la sévérité du roi.
– D'ailleurs, interrompit le roi, calmé par cette voix suppliante et ces persuasives paroles, mon Parlement jugera. Je ne frappe pas sans avoir pesé le crime. Ma justice n'a pas l'épée sans avoir eu les balances.
– Aussi avons-nous toute confiance dans cette impartialité du roi, et pouvons-nous espérer de faire entendre nos faibles voix, avec l'assentiment de Votre Majesté, quand l'heure de défendre un ami accusé aura sonné pour nous.
– Alors, messieurs, que demandez-vous? dit le roi de son air imposant.
– Sire, continua Pélisson, l'accusé laisse une femme et une famille. Le peu de bien qu'il avait suffit à peine à payer ses dettes, et Mme Fouquet, depuis la captivité de son mari, est abandonnée par tout le monde. La main de Votre Majesté frappe à l'égal de la main de Dieu. Quand le Seigneur envoie la plaie de la lèpre ou de la peste à une famille, chacun fuit et s'éloigne de la demeure du lépreux ou du pestiféré. Quelquefois, mais bien rarement, un médecin généreux ose seul approcher du seuil maudit, le franchit avec courage et expose sa vie pour combattre la mort. Il est la dernière ressource du mourant; il est l'instrument de la miséricorde céleste. Sire, nous vous supplions, à mains jointes, à deux genoux, comme on supplie la Divinité; Mme Fouquet n'a plus d'amis, plus de soutiens; elle pleure dans sa maison, pauvre et déserte, abandonnée par tous ceux qui en assiégeaient la porte au moment de la faveur; elle n'a plus de crédit, elle n'a plus d'espoir! Au moins, le malheureux sur qui s'appesantit votre colère reçoit de vous, tout coupable qu'il est, le pain que mouillent chaque jour ses larmes. Aussi affligée, plus dénuée que son époux, Mme Fouquet, celle qui eut l'honneur de recevoir Votre Majesté à sa table, Mme Fouquet, l'épouse de l'ancien surintendant des finances de Votre Majesté, Mme Fouquet n'a plus de pain!
Ici, le silence mortel qui enchaînait le souffle des deux amis de Pélisson fut rompu par l'éclat des sanglots, et d'Artagnan dont la poitrine se brisait en écoutant cette humble prière, tourna sur lui-même, vers l'angle du cabinet, pour mordre en liberté sa moustache et comprimer ses soupirs.
Le roi avait conservé son oeil sec, son visage sévère: mais la rougeur était montée à ses joues, et l'assurance de ses regards diminuait visiblement.
– Que souhaitez-vous? dit-il d'une voix émue.
– Nous venons demander humblement à Votre Majesté, répliqua Pélisson, que l'émotion gagnait peu à peu, de nous permettre, sans encourir sa disgrâce, de prêter à Mme Fouquet deux mille pistoles, recueillies parmi tous les anciens amis de son mari, pour que la veuve ne manque pas des choses les plus nécessaires à la vie.
À ce mot de veuve, prononcé par Pélisson, quand Fouquet vivait encore, le roi pâlit extrêmement; sa fierté tomba; la pitié lui vint du coeur aux lèvres. Il laissa tomber un regard attendri sur tous ces gens qui sanglotaient à ses pieds.
– À Dieu ne plaise, répondit-il, que je confonde l'innocent avec le coupable! Ceux-là me connaissent mal qui doutent de ma miséricorde envers les faibles. Je ne frapperai jamais que les arrogants. Faites, messieurs, faites tout ce que votre coeur vous conseillera pour soulager la douleur de Mme Fouquet. Allez, messieurs, allez.
Les trois hommes se relevèrent silencieux, l'oeil aride. Les larmes s'étaient taries au contact brûlant de leurs joues et de leurs paupières. Ils n'eurent pas la force d'adresser un remerciement au roi, lequel, d'ailleurs, coupa court à leurs révérences solennelles en se retranchant vivement derrière son fauteuil.
D'Artagnan demeura seul avec le roi.
– Bien! dit-il en s'approchant du jeune prince, qui l'interrogeait du regard; bien, mon maître! Si vous n'aviez pas la devise qui pare votre soleil, je vous en conseillerais une, quitte à la faire traduire en latin par M. Conrart: «Doux au petit, rude au fort!»
Le roi sourit et passa dans la salle voisine, après avoir dit à d'Artagnan:
– Je vous donne le congé dont vous devez avoir besoin pour mettre en ordre les affaires de feu M. du Vallon, votre ami.