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Kitabı oku: «Les compagnons de Jéhu», sayfa 13

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XVI – LE FANTÔME

Le lendemain, à lheure à peu près à laquelle nous venons de quitter Roland, le jeune officier, après s'être assuré que tout le monde était couché au château des Noires-Fontaines, entrouvrit doucement sa porte, descendit lescalier en retenant sa respiration, gagna le vestibule, tira sans bruit les verrous de la porte d'entrée, descendit le perron, se retourna pour s'assurer que tout était bien tranquille, et, rassuré par lobscurité des fenêtres, il attaqua bravement la grille.

La grille, dont les gonds avaient, selon toute probabilité, été huilés dans la journée, tourna sans faire entendre le moindre grincement, et se referma comme elle s'était ouverte, après avoir donné passage à Roland, qui s'avança rapidement alors dans la direction du chemin de Pont-d'Ain à Bourg.

À peine eut-il fait cent pas que la cloche de Saint-Just tinta un coup: celle de Montagnat lui répondit comme un écho de bronze; dix heures et demie sonnaient.

Au pas dont marchait le jeune homme, il lui fallait à peine vingt minutes pour atteindre la chartreuse de Seillon, surtout si, au lieu de contourner le bois, il prenait le sentier qui conduisait droit au monastère.

Roland était trop familiarisé depuis sa jeunesse avec les moindres laies de la forêt de Seillon pour allonger inutilement son chemin de dix minutes. Il prit donc sans hésiter à travers bois, et, au bout de cinq minutes, il reparut de l'autre côté de la forêt.

Arrivé là, il n'avait plus à traverser qu'un bout de plaine pour être arrivé au mur du verger du cloître. Ce fut l'affaire de cinq autres minutes à peine.

Au pied du mur, il s'arrêta, mais ce fut pour quelques secondes.

Il dégrafa son manteau, le roula en tampon et le jeta par-dessus le mur.

Son manteau ôté, il resta avec une redingote de velours, une culotte de peau blanche et des bottes à retroussis.

La redingote était serrée autour du corps par une ceinture dans laquelle étaient passés deux pistolets.

Un chapeau à larges bords couvrait son visage et le voilait d'ombre.

Avec la même rapidité qu'il s'était débarrassé du vêtement qui pouvait le gêner pour franchir le mur, il se mit à l'escalader.

Son pied chercha une jointure qu'il n'eut pas de peine à trouver; il s'élança, saisit la crête du chaperon, et retomba de lautre côté sans avoir même touché le faîte de ce mur, par-dessus lequel il avait bondi.

Il ramassa son manteau, le rejeta sur ses épaules, lagrafa de nouveau, et, à travers le verger, gagna à grands pas une petite porte qui servait de communication entre le verger et le cloître.

Comme il franchissait le seuil de cette petite porte, onze heures sonnaient.

Roland s'arrêta, compta les coups, fit lentement le tour du cloître, regardant et écoutant. Il ne vit rien et n'entendit pas le moindre bruit.

Le monastère offrait limage de la désolation et de la solitude; toutes les portes étaient ouvertes: celles des cellules, celle de la chapelle, celle du réfectoire.

Dans le réfectoire, immense pièce où les tables étaient encore dressées, Roland vit voleter cinq ou six chauves-souris; une chouette effrayée s'échappa par une fenêtre brisée, se percha sur un arbre à quelques pas de là et fit entendre son cri funèbre.

– Bon! dit tout haut Roland, je crois que c'est ici que je dois établir mon quartier général; chauves-souris et chouettes sont lavant-garde des fantômes.

Le son de cette voix humaine, s'élevant du milieu de cette solitude, de ces ténèbres et de cette désolation, avait quelque chose d'insolite et de lugubre qui eût fait frissonner celui-là même qui venait de parler, si Roland, comme il l'avait dit lui- même, n'avait pas eu une âme inaccessible à la peur.

Il chercha un point d'où il pût du regard embrasser toute la salle: une table isolée, placée sur une espèce d'estrade, à lune des extrémités du réfectoire, et qui avait sans doute servi au supérieur du couvent, soit pour faire une lecture pieuse pendant le repas, soit pour prendre son repas séparé des autres frères, lui parut un lieu d'observation réunissant tous les avantages qu'il pouvait désirer.

Appuyé au mur, il ne pouvait être surpris par derrière, et, de là, son regard, lorsqu'il serait habitué aux ténèbres, dominerait tous les points de la salle.

Il chercha un siège quelconque et trouva, renversé à trois pas de la table, l'escabeau qui avait dû être celui du convive ou du lecteur isolé.

Il s'assit devant la table, détacha son manteau pour avoir toute liberté dans ses mouvements, prit ses pistolets à sa ceinture, en disposa un devant lui, et, frappant trois coups sur la table avec la crosse de lautre:

– La séance est ouverte, dit-il à haute voix, les fantômes peuvent venir.

Ceux qui, la nuit, traversant à deux des cimetières ou des églises, ont quelquefois éprouvé, sans s'en rendre compte, ce suprême besoin de parler bas et religieusement, qui s'attache à certaines localités, ceux-là seuls comprendront quelle étrange impression eût produite, sur celui qui leût entendue, cette voix railleuse et saccadée troublant la solitude et les ténèbres.

Elle vibra un instant dans lobscurité, qu'elle fit en quelque sorte tressaillir; puis elle s'éteignit et mourut sans écho, s'échappant à la fois par toutes ces ouvertures que les ailes du temps avaient faites sur son passage.

Comme il s'y était attendu, les yeux de Roland s'étaient habitués aux ténèbres, et maintenant, grâce à la pâle lumière de la lune, qui venait de se lever, et qui pénétrait dans le réfectoire en longs rayons blanchâtres, par les fenêtres brisées, pouvait voir distinctement d'un bout à l'autre de limmense chambre.

Quoique évidemment, à lintérieur comme à l'extérieur, Roland fût sans crainte, il n'était pas sans défiance, et son oreille percevait les moindres bruits.

II entendit sonner la demie. Malgré lui, le timbre le fit tressaillir; il venait de l'église même du couvent.

Comment, dans cette ruine où tout était mort, lhorloge, cette pulsation du temps, était-elle demeurée vivante?

– Oh! oh! dit Roland, voilà qui m'indique que je verrai quelque chose.

Ces paroles furent presque un aparté; la majesté des lieux et du silence agissait sur ce coeur pétri d'un bronze aussi dur que celui qui venait de lui envoyer cet appel du temps contre l'éternité.

Les minutes s'écoulèrent les unes après les autres; sans doute un nuage passait entre la lune et la terre, car il semblait à Roland que les ténèbres s'épaississaient.

Puis il lui semblait, à mesure que minuit s'approchait, entendre mille bruits à peine perceptibles, confus et différents, qui, sans doute, venaient de ce monde nocturne qui s'éveille quand lautre s'endort.

La nature n'a pas voulu qu'il y eût suspension dans la vie, même pour le repos; elle a fait son univers nocturne comme elle a fait son monde du jour, depuis le moustique bourdonnant au chevet du dormeur, jusqu'au lion rôdant autour du douar de lArabe.

Mais, Roland, veilleur des camps, sentinelle perdue dans le désert, Roland chasseur, Roland soldat, connaissait tous ces bruits; ces bruits ne le troublaient donc pas, lorsque, tout à coup, à ces bruits vint se mêler de nouveau le timbre de l'horloge vibrant pour la seconde fois au-dessus de sa tête.

Cette fois, c'était minuit; il compta les douze coups les uns après les autres.

Le dernier se fit entendre, frissonna dans lair comme un oiseau aux ailes de bronze, puis s'éteignit lentement, tristement, douloureusement.

En même temps, il sembla, au jeune homme qu'il entendait une plainte.

Roland tendit l'oreille du côté d'où venait le bruit.

La plainte se fit entendre plus rapprochée.

Il se leva, mais les mains appuyées sur la table et ayant sous la paume de chacune de ses mains la crosse dun pistolet. Un frôlement pareil à celui d'un drap ou dune robe qui traînerait sur l'herbe, se fit entendre à sa gauche, à dix pas de lui.

II se redressa comme mû par un ressort.

Au même moment, une ombre apparut au seuil de la salle immense. Cette ombre ressemblait à une de ces vieilles statues couchées sur les sépulcres; elle était enveloppée d'un immense linceul qui traînait derrière elle.

Roland douta un instant de lui-même. La préoccupation de son esprit lui faisait-elle voir ce qui n'était pas? était-il la dupe de ses sens, le jouet de ces hallucinations que la médecine constate, mais ne peut expliquer?

Une plainte poussée par le fantôme fit évanouir ses doutes.

– Ah! par ma foi! dit-il en éclatant de rire, à nous deux, ami spectre!

Le spectre s'arrêta et étendit la main vers le jeune officier.

– Roland! Roland, dit le spectre dune voix sourde, ce serait une pitié que de ne pas poursuivre les morts dans le tombeau où tu les as fait descendre.

Et le spectre continua son chemin sans hâter le pas.

Roland, un instant étonné, descendit de son estrade et se mit résolument à la poursuite du fantôme.

Le chemin était difficile, encombré qu'il se présentait de pierres, de bancs mis en travers, de tables renversées.

Et cependant on eût dit qu'à travers tous ces obstacles un sentier invisible était tracé pour le spectre, qui marchait du même pas sans que rien l'arrêtât.

Chaque fois qu'il passait devant une fenêtre, la lumière extérieure, si faible qu'elle fût, se réfléchissait sur ce linceul, et le fantôme dessinait ses contours, qui, la fenêtre franchie, se perdaient dans lobscurité pour reparaître bientôt et se perdre encore.

Roland, l'oeil fixé sur celui qu'il poursuivait, craignant de le perdre de vue s'il en détachait un instant son regard, ne pouvait interroger du regard ce chemin si facile au spectre et si hérissé d'obstacles pour lui.

À chaque pas, il trébuchait; le fantôme gagnait sur lui.

Le fantôme arriva près de la porte opposée à celle par laquelle il était entré, Roland vit s'ouvrir lentrée d'un corridor obscur; il comprit que lombre allait lui échapper.

– Homme ou spectre, voleur ou moine, dit-il, arrête, ou je fais feu!

– On ne tue pas deux fois le même corps, et la mort, tu le sais bien, continua le fantôme d'une voix sourde, n'a pas de prise sur les âmes.

– Qui es-tu donc? demanda Roland.

– Je suis le spectre de celui que tu as violemment arraché de ce monde.

Le jeune officier éclata de rire, de son rire strident et nerveux rendu plus effrayant encore dans les ténèbres.

– Par ma foi, dit-il, si tu n'as pas d'autre indication à me donner, je ne prendrai pas même la peine de chercher, je t'en préviens.

– Rappelle-toi la fontaine de Vaucluse, dit le fantôme avec un accent si faible, que cette phrase sembla sortir de sa bouche plutôt comme un soupir que comme des paroles articulées.

Un instant, Roland sentit, non pas son coeur faiblir, mais la sueur perler à son front; par une réaction sur lui-même, il reprit sa force, et, d'une voix menaçante:

– Une dernière fois, apparition ou réalité, cria-t-il, je te préviens que, si tu ne m'attends pas, je fais feu.

Le spectre fut sourd et continua son chemin.

Roland s'arrêta une seconde pour viser: le spectre était à dix pas de lui: Roland avait la main sûre, c'était lui-même qui avait glissé la balle dans le pistolet, un instant auparavant; il venait de passer la baguette dans les canons pour s'assurer qu'ils étaient chargés.

Au moment où le spectre se dessinait de toute sa hauteur, blanc, sous la voûte sombre du corridor, Roland fit feu.

La flamme illumina comme un éclair le corridor, dans lequel continua de s'enfoncer le spectre, sans hâter ni ralentir le pas.

Puis tout rentra dans une obscurité d'autant plus profonde que la lumière avait été plus vive.

Le spectre avait disparu sous larcade sombre.

Roland s'y élança à sa poursuite, tout en faisant passer son second pistolet dans sa main droite.

Mais, si court qu'eût été le temps d'arrêt, le fantôme avait gagné du chemin; Roland le vit au bout du corridor, se dessinant cette fois en vigueur sur l'atmosphère grise de la nuit.

Il doubla le pas et arriva à l'extrémité du corridor au moment où le spectre disparaissait derrière la porte de la citerne.

Roland redoubla de vitesse; arrivé sur le seuil de la porte, il lui sembla que le spectre s'enfonçait dans les entrailles de la terre.

Cependant tout le torse était encore visible.

– Fusses-tu le démon, dit Roland, je te rejoindrai.

Et il lâcha son second coup de pistolet, qui emplit de flamme et de fumée le caveau dans lequel s'était englouti le spectre.

Quand la fumée fut dissipée, Roland chercha vainement; il était seul.

Roland se précipita dans le caveau en hurlant de rage; il sonda les murs de la crosse de ses pistolets, il frappa le sol du pied: partout le sol et la pierre rendirent ce son mat des objets solides.

Il essaya de percer lobscurité du regard; mais c'était chose impossible: le peu de lumière que laissait filtrer la lune s'arrêtait aux premières marches de la citerne.

– Oh! s'écria Roland, une torche! une torche!

Personne ne lui répondit; le seul bruit qui se fît entendre était le murmure de la source coulant à trois pas de lui.

Il vit qu'une plus longue recherche serait inutile, sortit du caveau, tira de sa poche une poire à poudre, deux balles tout enveloppées dans du papier, et rechargea vivement ses pistolets.

Puis il reprit le chemin qu'il venait de suivre, retrouva le couloir sombre, au bout du couloir le réfectoire immense, et alla reprendre, à lextrémité de la salle muette, la place qu'il avait quittée pour suivre le fantôme.

Là, il attendit.

Mais les heures de la nuit sonnèrent successivement jusqu'à ce qu'elles devinssent les heures matinales et que les premiers rayons du jour teignissent de leurs tons blafards les murailles du cloître.

– Allons, murmura Roland, c'est fini pour cette nuit; peut-être une autre fois serai-je plus heureux.

Vingt minutes après, il rentrait au château des Noires-Fontaines.

XVII – PERQUISITION

Il ne pouvait point se figurer que sa soeur craignit pour un autre que lui.

Amélie s'élança hors de sa chambre, avec son peignoir de nuit.

Il était facile de voir, à la pâleur de son teint, au cercle de bistre s'étendant jusqu'à la moitié de sa joue, qu'elle navait pas fermé loeil de la nuit.

– Il ne test rien arrivé, Roland? s'écria-t-elle en serrant son frère dans ses bras et en le tâtant avec inquiétude.

– Rien.

– Ni à toi ni à personne?

– Ni à moi ni à personne.

– Et tu n'as rien vu?

– Je ne dis pas cela, fit Roland.

– Qu'as-tu vu, mon Dieu?

– Je te raconterai cela plus tard; en attendant, tant tués que blessés, il n'y a personne de mort.

– Ah! je respire.

– Maintenant, si j'ai un conseil à te donner, petite soeur, c'est d'aller te mettre gentiment dans ton lit et de dormir, si tu peux, jusqu'à lheure du déjeuner. Je vais faire autant, et je te promets que lon n'aura pas besoin de me bercer pour m'endormir: bonne nuit ou plutôt bon matin!

Roland embrassa tendrement sa soeur, et, en affectant de siffloter insoucieusement un air de chasse, il monta lescalier du second étage.

Sir John l'attendait franchement dans le corridor.

Il alla droit au jeune homme.

– Eh bien? lui demanda-t-il.

– Eh bien, je n'ai point fait complètement buisson creux.

– Vous avez vu un fantôme?

– J'ai vu quelque chose, du moins, qui y ressemblait beaucoup.

– Vous allez me raconter cela.

– Oui, je comprends, vous ne dormiriez pas ou vous dormiriez mal; voici en deux mots la chose telle qu'elle s'est passée…

Et Roland fit un récit exact et circonstancié de laventure de la nuit.

– Bon! dit sir John quand Roland eut achevé, j'espère que vous en avez laissé pour moi?

– J'ai même peur, dit Roland, de vous avoir laissé le plus dur.

Puis, comme sir John insistait, revenant sur chaque détail, se faisant indiquer la disposition des localités:

– Écoutez, dit Roland; aujourd'hui, après déjeuner, nous irons faire à la chartreuse une visite de jour, ce qui ne vous empêchera point d'y faire votre station de nuit; au contraire, la visite de jour vous servira à étudier les localités. Seulement, ne dites rien à personne.

– Oh! fit sir John, ai-je donc l'air d'un bavard?

– Non, c'est vrai, dit Roland en riant; ce n'est pas vous, milord, qui êtes un bavard, c'est moi qui suis un niais.

Et il rentra dans sa chambre.

Après le déjeuner, les deux hommes descendirent les pentes du jardin comme pour aller faire une promenade aux bords de la Reyssouse, puis ils appuyèrent à gauche, remontèrent au bout de quarante pas, gagnèrent la grande route, traversèrent le bois, et se trouvèrent au pied du mur de la chartreuse, à l'endroit même où la veille Roland l'avait escaladé.

– Milord, dit Roland, voici le chemin.

– En bien, fit sir John, prenons-le.

Et lentement, mais avec une admirable force de poignet qui indiquait un homme possédant à fond sa gymnastique, l'Anglais saisit le chaperon du mur, s'assit sur le faîte, et se laissa retomber de l'autre.

Roland le suivit avec la prestesse d'un homme qui n'en était point à son coup d'essai.

Tous deux se trouvèrent de l'autre côté.

L'abandon était encore plus visible de jour que la nuit.

L'herbe avait poussé partout dans les allées et montait jusqu'aux genoux; les escaliers étaient envahis par des vignes devenues si épaisses, que le raisin ny pouvait mûrir sous l'ombre des feuilles; en plusieurs endroits, le mur était dégradé, et le lierre, ce parasite bien plus que cet ami des ruines, commençait à s'étendre de tous côtés.

Quant aux arbres en plein vent, pruniers, pêchers, abricotiers, ils avaient poussé avec la liberté des hêtres et des chênes de la forêt, dont ils semblaient envier la hauteur et l'épaisseur, et la sève, tout entière absorbée par les branches aux jets multiples et vigoureux, ne donnait que des fruits rares et mal venus.

Deux ou trois fois, au mouvement des longues herbes agitées devant eux, sir John et Roland devinèrent que la couleuvre, cette hôtesse rampante de la solitude, avait établi là son domicile et fuyait tout étonnée qu'on la dérangeât.

Roland conduisit son ami droit à la porte donnant du verger dans le cloître; mais, avant d'entrer dans le cloître, il jeta les yeux sur le cadran de l'horloge; l'horloge, qui marchait la nuit, était arrêtée le jour.

Du cloître, il passa dans le réfectoire: là, le jour lui révéla sous leur véritable aspect les objets que l'obscurité avait revêtus des formes fantastiques de la nuit.

Roland montra à sir John l'escabeau renversé, la table rayée sous les batteries des pistolets, la porte par laquelle était entré le fantôme.

Il suivit, avec l'Anglais, le chemin qu'il avait suivi à la piste du fantôme; il reconnut les obstacles qui l'avaient arrêté, mais qui étaient faciles à franchir pour quelqu'un qui d'avance aurait pris connaissance de la localité.

Arrivé à l'endroit où il avait fait feu, il retrouva les bourres, mais il chercha inutilement la balle.

Par la disposition du corridor, fuyant en biais, il était cependant impossible, si la balle n'avait pas laissé de traces sur la muraille, qu'elle n'eût point atteint le fantôme.

Et cependant, si le fantôme avait été atteint et présentait un corps solide, comment se faisait-il que ce corps fût resté debout? comment, au moins, n'avait-il point été blessé? et comment, ayant été blessé, ne trouvait-on sur le sol aucune trace de sang?

Or, il n'y avait ni trace de sang ni trace de balle.

Lord Tanlay n'était pas loin d'admettre que son ami eût eu affaire à un spectre véritable.

– On est venu depuis moi, dit Roland, et l'on a ramassé la balle.

– Mais, si vous avez tiré sur un homme, comment la balle n'est- elle pas entrée?

– Oh! c'est bien simple, l'homme avait une cotte de mailles sous son linceul.

C'était possible: cependant, sir John secoua la tête en signe de doute; il aimait mieux croire à un événement surnaturel, cela le fatiguait moins.

L'officier et lui continuèrent leur investigation.

On arriva au bout du corridor, et l'on se trouva à l'autre extrémité du verger.

C'était là que Roland avait revu son spectre, un instant disparu sous la voûte sombre.

Il alla droit à la citerne; il semblait suivre encore le fantôme, tant il hésitait peu.

Là, il comprit l'obscurité de la nuit devenue plus intense encore par l'absence de tout reflet extérieur: à peine y voyait-on pendant le jour.

Roland tira de dessous son manteau deux torches d'un pied de long, prit un briquet, y alluma de l'amadou, et à lamadou une allumette.

Les deux torches flambèrent.

Il s'agissait de découvrir le passage par où le fantôme avait disparu.

Roland et sir John approchèrent les torches du sol.

La citerne était pavée de grandes dalles de liais qui semblaient parfaitement jointes les unes aux autres.

Roland cherchait sa seconde balle avec autant de persistance qu'il avait cherché la première. Une pierre se trouvait sous ses pieds, il repoussa la pierre et aperçut un anneau scellé dans une des dalles.

Sans rien dire, Roland passa sa main dans lanneau, s'arc-bouta sur ses pieds et tira à lui.

La dalle tourna sur son pivot avec une facilité qui indiquait qu'elle opérait souvent la même manoeuvre.

En tournant, elle découvrit lentrée du souterrain.

– Ah! fit Roland, voici le passage de mon spectre.

Et il descendit dans louverture béante.

Sir John le suivit.

Ils firent le même trajet qu'avait fait Morgan lorsqu'il était revenu rendre compte de son expédition; au bout du souterrain, ils trouvèrent la grille donnant sur les caveaux funéraires.

Roland secoua la grille; la grille n'était point fermée, elle céda.

Ils traversèrent le cimetière souterrain et atteignirent l'autre grille; comme la première, elle était ouverte.

Roland marchant toujours le premier, ils montèrent quelques marches et se trouvèrent dans le choeur de la chapelle où s'était passée la scène que nous avons racontée entre Morgan et les compagnons de Jéhu.

Seulement, les stalles étaient vides, le choeur était solitaire, et l'autel, dégradé par l'abandon du culte, n'avait plus ni ses cierges flamboyants, ni sa nappe sainte.

Il était évident pour Roland que là avait abouti la course du faux fantôme, que sir John s'obstinait à croire véritable.

Mais, que le fantôme fût vrai ou faux, sir John avouait que c'était là en effet que sa course avait dû aboutir.

Il réfléchit un instant, puis, après cet instant de réflexion:

– Eh bien, dit lAnglais, puisque c'est à mon tour à veiller ce soir, puisque j'ai le droit de choisir la place où je veillerai, je veillerai là, dit-il.

Et il montra une espèce de table formée au milieu du choeur par le pied de chêne qui supportait autrefois l'aile du lutrin.

– En effet, dit Roland avec la même insouciance que s'il se fût agi de lui-même, vous ne serez pas mal là; seulement, comme ce soir vous pourriez trouver la pierre scellée et les deux grilles fermées, nous allons chercher une issue qui vous conduise, directement ici.

Au bout de cinq minutes, l'issue était trouvée.

La porte d'une ancienne sacristie s'ouvrait sur le choeur, et, de cette sacristie, une fenêtre dégradée donnait passage dans la forêt.

Les deux hommes sortirent par la fenêtre et se trouvèrent dans le plus épais du bois, juste à vingt pas de l'endroit où ils avaient tué le sanglier.

– Voilà notre affaire, dit Roland; seulement, mon cher lord, comme vous ne vous retrouveriez pas de nuit dans cette forêt où l'on a déjà assez de mal à se retrouver de jour, je vous accompagnerai jusqu'ici.

– Oui, mais, moi entré, vous vous retirez aussitôt, dit l'Anglais; je me souviens de ce que vous m'avez dit touchant la susceptibilité des fantômes: vous sachant à quelques pas de moi, ils pourraient hésiter à apparaître, et, puisque vous en avez vu un, je veux aussi en voir un au moins.

– Je me retirerai, répondit Roland, soyez tranquille; seulement, ajouta-t-il en riant, je n'ai qu'une peur.

– Laquelle?

– C'est qu'en votre qualité d'Anglais et d'hérétique; ils ne soient mal à laise avec vous.

– Oh! dit sir John gravement, quel malheur que je n'aie pas le temps d'abjurer d'ici à ce soir!

Les deux amis avaient vu tout ce qu'ils avaient à voir: en conséquence, ils revinrent au château.

Personne, pas même Amélie, n'avait paru soupçonner dans leur promenade autre chose qu'une promenade ordinaire.

La journée se passa donc sans questions et même sans inquiétudes apparentes: d'ailleurs, au retour des deux amis, elle était déjà bien avancée.

On se mit à table, et, à la grande joie d'Édouard, on projeta une nouvelle chasse.

Cette chasse fit les frais de la conversation pendant le dîner et pendant une partie de la soirée.

À dix heures, comme d'habitude, chacun était rentré dans sa chambre, seulement Roland était dans celle de sir John.

La différence des caractères éclatait visiblement dans les préparatifs: Roland avait fait les siens joyeusement, comme pour une partie de plaisir; sir John faisait les siens gravement, comme pour un duel.

Les pistolets furent chargés avec le plus grand soin et passés à la ceinture de l'Anglais, et, au lieu d'un manteau qui pouvait gêner ses mouvements, ce fut une grande redingote à collet qu'il endossa par-dessus son habit.

À dix heures et demie, tous deux sortirent avec les mêmes précautions que Roland avait prises pour lui tout seul.

À onze heures moins cinq minutes, ils étaient au pied de la fenêtre dégradée, mais à laquelle des pierres tombées de la voûte pouvaient servir de marchepied.

Là, ils devaient, selon leurs conventions, se séparer.

Sir John rappela ces conditions à Roland:

– Oui, dit le jeune homme, avec moi, milord, une fois pour toutes, ce qui est convenu est convenu; seulement, à mon tour, une recommandation.

– Laquelle?

– Je n'ai pas retrouvé les balles parce que lon est venu les enlever; on est venu les enlever pour que je ne visse pas lempreinte qu'elles avaient conservée sans doute.

– Et, dans votre opinion, quelle empreinte eussent-elles conservée?

– Celle des chaînons d'une cotte de mailles; mon fantôme était un homme cuirassé.

– Tant pis, dit sir John, j'aimais fort le fantôme, moi.

Puis, après un moment de silence où un soupir de lAnglais exprimait son regret profond d'être forcé de renoncer au spectre:

– Et votre recommandation? dit-il.

– Tirez au visage.

L'Anglais fit un signe d'assentiment, serra la main du jeune officier, escalada les pierres, entra dans la sacristie, et disparut.

– Bonne nuit! lui cria Roland.

Et, avec cette insouciance du danger qu'en général un soldat a pour lui-même et pour ses compagnons, Roland, comme il lavait promis à sir John, reprit le chemin du château des Noires- Fontaines.