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Kitabı oku: «Les compagnons de Jéhu», sayfa 16

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– C'était du temps du ministère de Clarke.

Il y eut un instant de silence pendant lequel Bonaparte essaya de faire baisser les yeux à Bernadotte; mais, voyant qu'il n'y réussissait pas:

– Continuez, lui dit-il.

Bernadotte s'inclina et reprit:

– Jamais ministre de la guerre peut-être – et les archives du ministère sont là pour en faire foi – jamais ministre de la guerre ne reçut son portefeuille dans des circonstances plus critiques: la guerre civile à l'intérieur, l'étranger à nos portes, le découragement dans nos vieilles armées, le dénuement le plus absolu de moyens pour en mettre sur pied de nouvelles; voilà où j'en étais le 8 juin au soir; mais j'étais déjà entré en fonctions… À partir du 8 juin, une correspondance active, établie avec les autorités civiles et militaires, ranimait leur courage et leurs espérances; mes adresses aux armées – c'est un tort peut-être – sont celles, non pas d'un ministre à des soldats, mais d'un camarade à des camarades, de même que mes adresses aux administrateurs sont celles d'un citoyen à ses concitoyens. Je m'adressais au courage de l'armée et au coeur des Français, j'obtins tout ce que je demandais: la garde nationale s'organisa avec un nouveau zèle, des légions se formèrent sur le Rhin, sur la Moselle, des bataillons de vétérans prirent la place d'anciens régiments pour aller renforcer ceux qui défendent nos frontières; aujourd'hui, notre cavalerie se recrute d'une remonte de quarante mille chevaux, cent mille conscrits habillés, armés et équipés, reçoivent au cri de «Vive la République!» les drapeaux sous lesquels ils vont combattre et vaincre…

– Mais, interrompit amèrement Bonaparte, c'est toute une apologie que vous faites là de vous-même!

– Soit; je diviserai mon discours en deux parties: la première sera une apologie contestable; la seconde sera une exposition de faits incontestés; laissons de côté l'apologie, je passe aux faits.

«Les 17 et 18 juin, bataille de la Trebbia: Mac Donald veut combattre sans Moreau; il franchit la Trebbia, attaque l'ennemi, est battu par lui et se retire sur Modène. Le 20 juin, combat de Tortona: Moreau bat lAutrichien Bellegarde. Le 22 juillet, reddition de la citadelle d'Alexandrie aux Austro-Russes. La balance penche pour la défaite. Le 30, reddition de Mantoue: encore un échec! Le 15 août, bataille de Novi: cette fois, c'est plus qu'un échec, c'est une défaite; enregistrez-la, général, c'est la dernière.

«En même temps que nous nous faisons battre à Novi, Masséna se maintient dans ses positions de Zug et de Lucerne, et s'affermit sur l'Aar et sur le Rhin, tandis que Lecourbe, les 14 et 15 août, prend le Saint-Gothard. Le 19, bataille de Bergen: Brune défait larmée anglo-russe, forte de quarante-quatre mille hommes et fait prisonnier le général russe Hermann. Les 25, 26 et 27 du même mois, combats de Zurich: Masséna bat les Austro-Russes commandés par Korsakov; Hotze et trois autres généraux autrichiens sont pris, trois sont tués; lennemi perd douze mille hommes, cent canons, tous ses bagages! les Autrichiens, séparés des Russes, ne peuvent les rejoindre qu'au-delà du lac de Constance. Là s'arrêtent les progrès que lennemi faisait depuis le commencement de la campagne; depuis la reprise de Zurich, le territoire de la France est garanti de toute invasion.

«Le 30 août, Molitor bat les généraux autrichiens Jeilachich et Linken, et les rejette dans les Grisons. Le 1er septembre, Molitor attaque et bat dans la Muttathalle le général Rosemberg. Le 2, Molitor force Souvaroff d'évacuer Glaris, d'abandonner ses blessés, ses canons et seize cents prisonniers. Le 6, le général Brune bat pour la seconde fois les Anglo-Russes, commandés par le duc d'York. Le 7, le général Gazan s'empare de Constance. Le 9, vous abordez près de Fréjus.

«Eh bien, général, continua Bernadotte, puisque la France va probablement passer entre vos mains, il est bon que vous sachiez dans quel état vous la prenez, et qu'à défaut de reçu, un état des lieux fasse foi de la situation dans laquelle nous vous la donnons. Ce que nous faisons à cette heure-ci, général, c'est de lhistoire, et il est important que ceux qui auront intérêt à la falsifier un jour, trouvent sur leur chemin le démenti de Bernadotte!

– Dites-vous cela pour moi, général?

– Je dis cela pour les flatteurs… Vous avez prétendu, assure-t- on, que vous reveniez parce que nos armées étaient détruites, parce que la France était menacée, la République aux abois. Vous pouvez être parti d'Égypte dans cette crainte; mais, une fois arrivé en France, il faut que cette crainte disparaisse et fasse place à une croyance contraire.

– Je ne demande pas mieux que de me ranger à votre avis, général, répondit Bonaparte avec une suprême dignité, et plus vous me montrerez la France grande et puissante, plus j'en serai reconnaissant à ceux à qui elle devra sa puissance et sa grandeur.

– Oh! le résultat est clair, général! Trois armées battues et disparues, les Russes exterminés, les Autrichiens vaincus et mis en déroute; vingt mille prisonniers, cent pièces de canon; quinze drapeaux, tous les bagages de l'ennemi en notre pouvoir; neuf généraux pris ou tués, la Suisse libre, nos frontières assurées, le Rhin fier de leur servir de limite; voilà le contingent de Masséna et la situation de l'Helvétie.

«L'armée anglo-russe deux fois vaincue, entièrement découragée, nous abandonnant son artillerie, ses bagages, ses magasins de guerre et de bouche, et jusqu'aux femmes et aux enfants débarqués avec les Anglais, qui se regardaient déjà comme maîtres de la Hollande; huit mille prisonniers français et bataves rendus à la patrie, la Hollande complètement évacuée: voilà le contingent de Brune et la situation de la Hollande.

«L'arrière-garde du général Klenau forcée de mettre bas les armes à Villanova; mille prisonniers, trois pièces de canon tombées entre nos mains et les Autrichiens rejetés derrière la Bormida; en tout, avec les combats de la Stura, de Pignerol, quatre mille prisonniers, seize bouches à feu, la place de Mondovi, l'occupation de tout le pays situé entre la Stura et le Tanaso; voilà le contingent de Championnet et la situation de l'Italie.

«Deux cent mille soldats sous les armes, quarante mille cavaliers montés, voilà mon contingent à moi, et la situation de la France.

– Mais, demanda Bonaparte d'un air railleur, si vous avez, comme vous le dites, deux cent quarante mille soldats sous les armes, qu'aviez-vous affaire que je vous ramenasse les quinze ou vingt mille hommes que j'avais en Égypte et qui sont utiles là-bas pour coloniser?

– Si je vous les réclame, général, ce n'est pas pour le besoin que nous avons d'eux, c'est dans la crainte qu'il ne leur arrive malheur.

– Et quel malheur voulez-vous qu'il leur arrive, commandés par

Kléber?

– Kléber peut être tué, général, et, derrière Kléber, que reste- t-il? Menou… Kléber et vos vingt mille hommes sont perdus, général!

– Comment, perdus?

– Oui, le sultan enverra des troupes _; _il a la terre. Les Anglais enverront des flottes; ils ont la mer. Nous, nous n'avons ni la terre ni la mer, et nous serons obligés dassister d'ici à l'évacuation de l'Égypte et à la capitulation de notre armée.

– Vous voyez les choses en noir, général!

– L'avenir dira qui de nous deux les a vues comme elles étaient. – Queussiez-vous donc fait à ma place?

– Je ne sais pas; mais, quand jaurais dû les ramener par Constantinople, je neusse pas abandonné ceux que la France mavait confiés. Xénophon, sur les rives du Tigre, était dans une situation plus désespérée que vous sur les bords du Nil: il ramena les dix mille jusquen Ionie, et ces dix mille, ce nétaient point des enfants dAthènes, ce nétaient pas ses concitoyens, cétaient des mercenaires!

Depuis que Bernadotte avait prononcé le mot de Constantinople, Bonaparte nécoutait plus; on eût dit que ce nom avait éveillé en lui une source didées nouvelles et quil suivait sa propre pensée.

Il posa sa main sur le bras de Bernadotte étonné, et les yeux perdus comme un homme qui suit, dans l'espace, le fantôme d'un grand projet évanoui:

– Oui, dit-il, oui! j'y ai pensé, et voilà pourquoi je m'obstinais à prendre cette bicoque de Saint-Jean d'Acre. Vous n'avez vu d'ici que mon entêtement, vous, une perte d'hommes inutile_, _sacrifice à l'amour-propre d'un général médiocre qui craint qu'on ne lui reproche un échec; que m'eût importé la levée du siège de Saint-Jean d'Acre, si Saint-Jean d'Acre n'avait été une barrière placée au-devant du plus immense projet qui ait jamais été conçu!.. Des villes! eh! mon Dieu, j'en prendrai autant qu'en ont pris Alexandre et César; mais c'était Saint-Jean d'Acre qu'il fallait prendre! si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, savez-vous ce que je faisais?

Et son regard se fixa, ardent, sur celui de Bernadotte, qui, cette fois, baissa les yeux sous la flamme du génie.

– Ce que je faisais, répéta Bonaparte, et, comme Ajax, il sembla menacer le ciel du poing, si j'avais pris Saint-Jean d'Acre, je trouvais dans la ville les trésors du pacha et des armes pour trois cent mille hommes; je soulevais et jarmais toute la Syrie, qu'avait tant indignée la férocité de Djezzar, qu'à chacun de mes assauts, les populations en prière demandaient sa chute à Dieu; je marchais sur Damas et Alep; je grossissais mon armée de tous les mécontents; à mesure que javançais dans le pays, j'annonçais aux peuples labolition de la servitude et lanéantissement du gouvernement tyrannique des pachas. Jarrivais à Constantinople avec des masses armées; je renversais lempire turc, et je fondais à Constantinople un grand empire qui fixait ma place dans la postérité au-dessus de Constantin et de Mahomet II! Enfin, peut- être revenais-je à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison dAutriche. Eh bien! Mon cher général, voilà le projet que cette bicoque de Saint-Jean d'Acre a fait avorter!

Et il oubliait si bien à qui il parlait, pour se bercer dans les débris de son rêve évanoui, qu'il appelait Bernadotte, mon cher général.

Celui-ci, presque épouvanté de la grandeur du projet que venait de lui développer Bonaparte, avait fait un pas en arrière.

– Oui, dit Bernadotte, je vois ce qu'il vous faut, et vous venez de trahir votre pensée: en Orient et en Occident, un trône! Un trône! soit; pourquoi pas! Comptez sur moi pour le conquérir, mais partout ailleurs qu'en France: je suis républicain et je mourrai républicain.

Bonaparte secoua la tête, comme pour chasser les pensées qui le soutenaient dans les nuages.

– Et moi aussi, je suis républicain, dit-il; mais voyez donc ce qu'est devenue votre République!

– Quimporte! s'écria Bernadotte, ce n'est ni au mot ni à la forme que je suis fidèle, c'est au principe. Que les directeurs me donnent le pouvoir, et je saurai bien défendre la République de ses ennemis intérieurs comme je l'ai défendue de ses ennemis extérieurs.

Et, en disant ces derniers mots, Bernadotte releva les yeux; son regard se croisa avec celui de Bonaparte.

Deux glaives nus qui se choquent ne jettent pas un éclair plus terrible et plus brûlant.

Depuis longtemps, Joséphine, inquiète, observait les deux hommes avec attention.

Elle vit ce double regard, plein de menaces réciproques.

Elle se leva vivement, et, allant à Bernadotte:

– Général, dit-elle.

Bernadotte s'inclina.

– Vous êtes lié avec Gohier, n'est-ce pas? continua-t-elle.

– C'est un de mes meilleurs amis, madame, dit Bernadotte.

– Eh bien, nous dînons chez lui après-demain, 18 brumaire; venez donc y dîner aussi, et amenez-nous madame Bernadotte; je serais si heureuse de me lier avec elle!

– Madame, dit Bernadotte, du temps des Grecs, vous eussiez été une des trois Grâces; au moyen âge, vous eussiez été une fée; aujourd'hui, vous êtes la femme la plus adorable que je connaisse.

Et, faisant trois pas en arrière, en saluant, il trouva moyen de se retirer sans que Bonaparte eût la moindre part à son salut.

Joséphine suivit des yeux Bernadotte jusqu'à ce qu'il fût sorti.

Alors, se retournant vers son mari:

– Eh bien, lui demanda-t-elle, il paraît que cela n'a pas été avec Bernadotte comme avec Moreau?

– Entreprenant, hardi, désintéressé, républicain sincère, inaccessible à la séduction. C'est un homme obstacle: on le tournera puisqu'on ne peut le renverser.

Et, quittant le salon sans prendre congé de personne, il remonta dans son cabinet, où Roland et Bourrienne le suivirent.

À peine y étaient-ils depuis un quart d'heure, que la clef tourna doucement dans la serrure et que la porte s'ouvrit.

Lucien parut.

XXII – UN PROJET DE DÉCRET

Lucien était évidemment attendu. Pas une seule fois Bonaparte, depuis son entrée dans le cabinet, n'avait prononcé son nom; mais, tout en gardant le silence, il avait, avec une impatience croissante, tourné trois ou quatre fois la tête vers la porte, et, lorsque le jeune homme parut, une exclamation d'attente satisfaite s'échappa de la bouche de Bonaparte.

Lucien, frère du général en chef, était né en 1775, ce qui lui donnait vingt-cinq ans à peine: depuis 1797, c'est-à-dire à lâge de vingt-deux ans et demi, il était entré au conseil des Cinq- Cents, qui, pour faire honneur à Bonaparte, venait de le nommer son président.

Avec les projets qu'il avait conçus, c'était ce que Bonaparte pouvait désirer de plus heureux.

Franc et loyal au reste, républicain de coeur, Lucien, en secondant les projets de son frère, croyait servir encore plus la République que le futur premier consul.

À ses yeux, nul ne pouvait mieux la sauver une seconde fois que celui qui lavait déjà sauvée une première.

C'est donc animé de ce sentiment qu'il venait retrouver son frère.

– Te voilà! lui dit Bonaparte; je t'attendais avec impatience.

– Je m'en doutais; mais il me fallait attendre, pour sortir, un moment où personne ne songeait à moi.

– Et tu crois que tu as réussi?

– Oui; Talma racontait je ne sais quelle histoire sur Marat et Dumouriez. Tout intéressante qu'elle paraissait être, je me suis privé de lhistoire et me voilà.

– Je viens d'entendre une voiture qui s'éloignait; la personne qui sortait ne t'a-t-elle pas vu prendre l'escalier de mon cabinet?

– La personne qui sortait, c'était moi-même; la voiture qui s'éloignait, c'était la mienne; ma voiture absente, tout le monde me croira parti.

Bonaparte respira.

– Eh bien, voyons, demanda-t-il; à quoi as-tu employé ta journée?

– Oh! je n'ai pas perdu mon temps, va!

– Aurons-nous le décret du conseil des Anciens?

– Nous l'avons rédigé aujourd'hui, et je te lapporte – le brouillon du moins – pour que tu voies s'il y a quelque chose à en retrancher ou à y ajouter.

– Voyons! dit Bonaparte.

Et, prenant vivement des mains de Lucien le papier que celui-ci lui présentait, il lut:

«Art. 1er. Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud; les deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais…»

– C'était larticle important, dit Lucien; je l'ai fait mettre en tête pour qu'il frappe tout d'abord le peuple.

– Oui, oui, fit Bonaparte.

Et il continua:

«Art. 2. Ils y seront rendus demain 20 brumaire…»

– Non; non, dit Bonaparte: «Demain 19.» Changez la date,

Bourrienne.

Et il passa le papier à son secrétaire.

– Tu crois être en mesure pour le 18?

– Je le serai. Fouché m'a dit avant-hier: «Pressez-vous ou je ne réponds plus de rien

– «19 brumaire» dit Bourrienne en rendant le papier au général.

Bonaparte reprit:

«Art. 2. – Ils seront rendus demain, 19 brumaire, à midi. Toute continuation de délibérations est interdite ailleurs et avant ce terme.»

Bonaparte relut cet article. – C'est bien, dit-il; il n'y a point de double entente. Et il poursuivit:

«Art. 3. Le général Bonaparte est chargé de lexécution du présent décret: il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale.»

Un sourire railleur passa sur les lèvres de pierre du lecteur; mais, presque aussitôt, continuant:

«Le général commandant la 17e division militaire, la garde du Corps législatif, la garde nationale sédentaire, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris, dans larrondissement constitutionnel et dans toute létendue de la 47e division, sont mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité.»

– Ajoute, Bourrienne: «Tous les citoyens lui porteront main-forte à sa première réquisition.» Les bourgeois adorent se mêler des affaires politiques, et quand ils peuvent nous servir dans nos projets, il faut leur donner cette satisfaction.

Bourrienne obéit; puis il rendit le papier au général, qui continua:

«Art. 4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y recevoir une expédition du présent décret et prêter serment. Il se concertera avec les commissaires inspecteurs des deux Conseils.»

«Art. 5. Le présent décret sera _de suite _transmis par un messager au conseil des Cinq-Cents et au Directoire exécutif.»

«Il sera imprimé, affiché, promulgué dans toutes les communes de la République par des courriers extraordinaires.» «Paris, ce…»

– La date est en blanc, dit Lucien.

– Mets: «18 brumaire» Bourrienne; il faut que le décret surprenne tout le monde. Rendu à sept heures du matin, il faut qu'en même temps qu'il sera rendu, auparavant même, il soit affiché sur tous les murs de Paris.

– Mais, si les Anciens allaient refuser de le rendre…?

– Raison de plus pour qu'il soit affiché, niais! dit Bonaparte; nous agirons comme s'il était rendu.

– Faut-il corriger en même temps une faute de français qui se trouve dans le dernier paragraphe? demanda Bourrienne en riant.

– Laquelle? fit Lucien avec laccent d'un auteur blessé dans son amour-propre.

– _De suite, _reprit Bourrienne; dans ce cas-là on ne dit pas _de suite, _on dit tout de suite.

– Ce n'est point la peine, dit Bonaparte; j'agirai, soyez tranquille, comme s'il y avait tout de suite.

Puis, après une seconde de réflexion:

– Quant à ce que tu disais tout à lheure de la crainte que tu avais que le décret ne passât point, il y a un moyen bien simple pour qu'il passe.

– Lequel?

– C'est de convoquer pour six heures du matin les membres dont nous sommes sûrs, et pour huit heures ceux dont nous ne sommes pas sûrs. N'ayant que des hommes à nous, c'est bien le diable si nous manquons la majorité.

– Mais six heures aux uns, et huit heures aux autres… fit

Lucien.

– Prends deux secrétaires différents; il y en aura un qui se sera trompé.

Puis, se tournant vers Bourrienne:

– Écris, lui dit-il.

Et, tout en se promenant, il dicta sans hésiter, comme un homme qui a songé d'avance et longtemps à ce qu'il dicte, mais en s'arrêtant de temps en temps devant Bourrienne pour voir si la plume du secrétaire suivait sa parole:

«Citoyens!

«Le conseil des Anciens, dépositaire de la sagesse nationale, vient de rendre le décret ci-joint; il y est autorisé par les articles 102 et 103 de lacte constitutionnel.

«Il me charge de prendre des mesures pour la sûreté de la représentation nationale, sa translation nécessaire et momentanée…»

Bourrienne regarda Bonaparte: c'était _instantanée _que celui-ci avait voulu dire; mais, comme le général ne se reprit point, Bourrienne laissa momentanée.

Bonaparte continua de dicter:

«Le Corps législatif se trouvera à même de tirer la représentation du danger imminent où la désorganisation de toutes les parties de ladministration nous a conduits.

«Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la confiance des patriotes; ralliez-vous autour de lui; c'est le seul moyen d'asseoir la République sur les bases de la liberté civile, du bonheur intérieur, de la victoire et de la paix.»

Bonaparte relut cette espèce de proclamation, et, de la tête, fit signe que c'était bien.

Puis il tira sa montre:

– Onze heures, dit-il; il est temps encore.

Alors, s'asseyant à la place de Bourrienne, il écrivit quelques mots en forme de billet, cacheta et mit sur l'adresse: «Au citoyen Barras.»

– Roland, dit-il quand il eut achevé, tu vas prendre, soit un cheval à l'écurie, soit une voiture sur la place, et tu te rendras chez Barras; je lui demande un rendez-vous pour demain à minuit. Il y a réponse.

Roland sortit.

Un instant après, on entendit dans la cour de l'hôtel le galop d'un cheval qui s'éloignait dans la direction de la rue du Mont- Blanc.

– Maintenant, Bourrienne, dit Bonaparte, après avoir prêté loreille au bruit, demain à minuit, que je sois à l'hôtel ou que je n'y sois pas, vous ferez atteler, vous monterez dans ma voiture et vous irez à ma place chez Barras.

– À votre place, général?

– Oui; toute la journée, il comptera sur moi pour le soir, et ne fera rien, croyant que je le mets dans ma partie. À minuit, vous serez chez lui, vous lui direz qu'un grand mal de tête m'a forcé de me coucher, mais que je serai chez lui à sept heures du matin sans faute. Il vous croira ou ne vous croira pas; mais, en tout cas, il sera trop tard pour qu'il agisse contre nous: à sept heures du matin, j'aurai dix mille hommes sous mes ordres.

– Bien, général. Avez-vous d'autres ordres à me donner?

– Non, pas pour ce soir, répondit Bonaparte. Soyez demain ici de bonne heure.

– Et moi? demanda Lucien.

– Vois Sieyès; c'est lui qui a dans sa main le conseil des Anciens; prends toutes tes mesures avec lui. Je ne veux pas qu'on le voie chez moi, ni qu'on me voie chez lui; si par hasard nous échouons, c'est un homme à renier. Je veux après-demain être maître de mes actions et n'avoir d'engagement absolu avec personne.

– Crois-tu avoir besoin de moi demain?

– Viens dans la nuit, et rends-moi compte de tout.

– Rentres-tu au salon?

– Non. Je vais attendre Joséphine chez elle. Bourrienne, vous lui direz un mot à l'oreille en passant, afin qu'elle se débarrasse le plus vite possible de tout son monde.

Et, saluant de la main et presque du même geste son frère et Bourrienne, il passa, par un corridor particulier, de son cabinet dans la chambre de Joséphine.

Là, éclairé par la simple lueur d'une lampe d'albâtre, qui faisait le front du conspirateur plus pâle encore que d'habitude, Bonaparte écouta le bruit des voitures qui s'éloignaient les unes après les autres.

Enfin, un dernier roulement se fit entendre, et, cinq minutes après, la porte de la chambre s'ouvrit pour donner passage à Joséphine.

Elle était seule et tenait à la main un candélabre à deux branches.

Son visage, éclairé par la double lumière, exprimait la plus vive angoisse.

– Eh bien, lui demanda Bonaparte, qu'as-tu donc?

– J'ai peur! dit Joséphine.

– Et de quoi? des niais du Directoire ou des deux Conseils?

Allons donc! aux Anciens, j'ai Sieyès; aux Cinq-Cents, j'ai

Lucien.

– Tout va donc bien?

– À merveille!

– C'est que, comme tu m'avais fait dire que tu m'attendais chez moi, je craignais que tu n'eusses de mauvaises nouvelles à me communiquer.

– Bon! si j'avais de mauvaises nouvelles, est-ce que je te le dirais?

– Comme c'est rassurant!

– Mais, sois tranquille, je n'en ai que de bonnes; seulement, je t'ai donné une part dans la conspiration.

– Laquelle?

– Mets-toi là, et écris à Gohier.

– Que nous n'irons pas dîner chez lui?

– Au contraire: quil vienne avec sa femme déjeuner chez nous; entre gens qui s'aiment comme nous nous aimons, on ne saurait trop se voir.

Joséphine se mit à un petit secrétaire en bois de rose.

– Dicte, dit-elle, j'écrirai.

– Bon! pour qu'on reconnaisse mon style! allons donc! tu sais bien mieux que moi comment on écrit un de ces billets charmants auxquels il est impossible de résister.

Joséphine sourit du compliment, tendit son front à. Bonaparte qui l'embrassa amoureusement, et écrivit ce billet que nous copions sur l'original:

«Au citoyen Gohier, président du Directoire exécutif de la

République française…»

– Est-ce cela? demanda-t-elle.

– Parfait! Comme il n'a pas longtemps à garder ce titre de président, ne le lui marchandons pas.

– N'en ferez-vous donc rien?

– J'en ferai tout ce qu'il voudra, s'il fait tout ce que je veux!

Continue, chère amie.

Joséphine reprit la plume et écrivit:

«Venez, mon cher Gohier et votre femme, déjeuner demain avec moi, à huit heures du matin; n'y manquez pas: j'ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes.

«Adieu, mon cher Gohier! comptez toujours sur ma sincère amitié!

«LA PAGERIE-BONAPARTE.»

– J'ai mis _demain, _fit Joséphine; il faut que je date ma lettre du 17 brumaire.

– Et tu ne mentiras pas, dit Bonaparte: voilà minuit qui sonne.

En effet, un jour de plus venait de tomber dans l'abîme du temps; la pendule tinta douze coups.

Bonaparte les écouta, grave et rêveur; il n'était plus séparé que par vingt-quatre heures du jour solennel qu'il préparait depuis un mois, qu'il rêvait depuis trois ans!

Faisons ce qu'il eût bien voulu faire, sautons par-dessus les vingt-quatre heures qui nous séparent de ce jour que l'histoire n'a pas encore jugé, et voyons ce qui se passait, à sept heures du matin, sur les différents points de Paris où les événements que nous allons raconter devaient produire une suprême sensation.