Kitabı oku: «Les compagnons de Jéhu», sayfa 19
– Aussi, vous dit-on de faire vos conditions, citoyen premier consul.
Bonaparte tressaillit au son de cette voix comme s'il eût oublié que quelqu'un était là.
– Sans compter, reprit-il, que c'est une famille perdue, un rameau mort d'un tronc pourri; les Bourbons se sont tant mariés entre eux, que c'est une race abâtardie, qui a usé sa sève et toute sa vigueur dans Louis XIV. Vous connaissez l'histoire, monsieur? dit Bonaparte en se tournant vers le jeune homme.
– Oui, général, répondit celui-ci; du moins, comme un ci-devant peut la connaître.
– Eh bien, vous avez dû remarquer dans l'histoire, dans celle de France surtout, que chaque race a son point de départ, son point culminant et sa décadence. Voyez les Capétiens directs: partis de Hugues, ils arrivent à leur apogée avec Philippe-Auguste et Louis IX, et tombent avec Philippe V et Charles IV. Voyez les Valois: partis de Philippe VI, ils ont leur point culminant dans François Ier et tombent avec Charles IX et Henri III. Enfin, voyez les Bourbons: partis de Henri IV, ils ont leur point culminant dans Louis XIV et tombent avec Louis XV et Louis XVI; seulement, ils tombent plus bas que les autres: plus bas dans la débauche avec Louis XV, plus bas dans le malheur avec Louis XVI. Vous me parlez des Stuarts, et vous me montrez l'exemple de Monk. Voulez-vous me dire qui succède à Charles II? Jacques II; et à Jacques II? Guillaume d'Orange, un usurpateur. N'aurait-il pas mieux valu, je vous le demande, que Monk mît tout de suite la couronne sur sa tête? Eh bien, si j'étais assez fou pour rendre le trône à Louis XVIII, comme Charles II, il n'aurait pas d'enfants, comme Jacques II, son frère Charles X lui succéderait, et, comme Jacques II, il se ferait chasser par quelque Guillaume d'Orange. Oh! non, Dieu n'a pas mis la destinée d'un beau et grand pays qu'on appelle la France entre mes mains pour que je la rende à ceux qui l'ont jouée et qui l'ont perdue.
– Remarquez, général, que je ne vous demandais pas tout cela.
– Mais, moi, je vous le demande…
– Je crois que vous me faites l'honneur de me prendre pour la postérité.
Bonaparte tressaillit, se retourna, vit à qui il parlait, et se tut.
– Je n'avais besoin, continua Morgan avec une dignité qui étonna celui auquel il s'adressait, que d'un oui ou d'un non.
– Et pourquoi aviez-vous besoin de cela?
– Pour savoir si nous continuerions de vous faire la guerre comme à un ennemi, ou si nous tomberions à vos genoux comme devant un sauveur.
– La guerre! dit Bonaparte, la guerre! insensés ceux qui me la font; ne voient-ils pas que je suis l'élu de Dieu?
– Attila disait la même chose.
– Oui; mais il était lélu de la destruction, et moi, je suis celui de l'ère nouvelle; lherbe séchait où il avait passé: les moissons mûriront partout où j'aurai passé la charrue. La guerre! dites-moi ce que sont devenus ceux qui me lont faite Ils sont couchés dans les plaines du Piémont, de la Lombardie ou du Caire.
– Vous oubliez la Vendée. La Vendée est toujours debout.
– Debout, soit; mais ses chefs? mais Cathelineau, mais Lescure, mais La Rochejacquelein, mais d'Elbée, mais Bonchamp, mais Stofflet, mais Charrette?
– Vous ne parlez là que des hommes: les hommes ont été moissonnés, c'est vrai; mais le principe est debout, et tout autour de lui combattent aujourd'hui d'Autichamp, Suzannet, Grignon, Frotté, Châtillon, Cadoudal; les cadets ne valent peut- être pas les aînés; mais pourvu qu'ils meurent à leur tour, c'est tout ce que l'on peut exiger d'eux.
– Qu'ils prennent garde! si je décide une campagne de la Vendée, je n'y enverrai ni des Santerre ni des Rossignol!
– La Convention y a envoyé Kléber, et le Directoire Hoche!..
– Je n'enverrai pas, j'irai moi-même.
– Il ne peut rien leur arriver de pis que d'être tués, comme
Lescure, ou fusillés, comme Charette.
– Il peut leur arriver que je leur fasse grâce.
– Caton nous a appris comment on échappait au pardon de César.
– Ah! faites attention: vous citez un républicain!
– Caton est un de ces hommes dont on peut suivre l'exemple, à quelque parti que l'on appartienne.
– Et si je vous disais que je tiens la Vendée dans ma main?..
– Vous?
– Et que, si je veux, dans trois mois elle sera pacifiée?
Le jeune homme secoua la tête.
– Vous ne me croyez pas?
– J'hésite à vous croire.
– Si je vous affirme que ce que je dis est vrai; si je vous le prouve en vous disant par quel moyen, ou plutôt par quels hommes, j'y arriverai?
– Si un homme comme le général Bonaparte m'affirme une chose, je la croirai, et si cette chose qu'il m'affirme est la pacification de la Vendée, je lui dirai à mon tour: Prenez garde! mieux vaut pour vous la Vendée combattant que la Vendée conspirant: la Vendée combattant, c'est l'épée; la Vendée conspirant c'est le poignard.
– Oh! je le connais, votre poignard, dit Bonaparte; le voilà!
Et il alla prendre dans un tiroir le poignard qu'il avait tiré des mains de Roland et le posa sur une table, à la portée de la main de Morgan.
– Mais, ajouta-t-il, il y a loin de la poitrine de Bonaparte au poignard d'un assassin; essayez plutôt.
Et il s'avança sur le jeune homme en fixant sur lui son regard de flamme.
– Je ne suis pas venu ici pour vous assassiner, dit froidement le jeune homme; plus tard, si je crois votre mort indispensable au triomphe de la cause, je ferai de mon mieux, et, si alors je vous manque, ce n'est point parce que vous serez Marius et que je serai le Cimbre… Vous n'avez pas autre chose à me dire, citoyen premier consul? continua le jeune homme en s'inclinant.
– Si fait; dites à Cadoudal que, lorsqu'il voudra se battre contre l'ennemi au lieu de se battre contre des Français, j'ai dans mon bureau son brevet de colonel tout signé.
– Cadoudal commande, non pas à un régiment, mais à une armée; vous n'avez pas voulu déchoir en devenant, de Bonaparte, Monk; pourquoi voulez-vous qu'il devienne, de général, colonel?.. Vous n'avez pas autre chose à me dire, citoyen premier consul?
– Si fait; avez-vous un moyen de faire passer ma réponse au comte de Provence?
– Vous voulez dire au roi Louis XVIII?
– Ne chicanons pas sur les mots; à celui qui m'a écrit.
– Son envoyé est au camp des Aubiers.
– Eh bien! je change d'avis, je lui réponds; ces Bourbons sont si aveugles, que celui-là interpréterait mal mon silence.
Et Bonaparte, s'asseyant à son bureau, écrivit la lettre suivante avec une application indiquant qu'il tenait à ce qu'elle fût lisible.
«J'ai reçu, monsieur, votre lettre; je vous remercie de la bonne opinion que vous y exprimez sur moi. Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France, il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres; sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France, lhistoire vous en tiendra compte. Je ne suis point insensible aux malheurs de votre famille, et j'apprendrai avec plaisir que vous êtes environné de tout ce qui peut contribuer à la tranquillité de votre retraite.
«BONAPARTE.»
Et, pliant et cachetant la lettre, il écrivit l'adresse: _À monsieur le comte de Provence, _la remit à Morgan, puis appela Roland, comme s'il pensait bien que celui-ci n'était pas loin.
– Général?.. demanda le jeune officier, paraissant en effet au même instant.
– Reconduisez monsieur jusque dans la rue, dit Bonaparte; jusque- là, vous répondez de lui.
Roland s'inclina en signe d'obéissance, laissa passer le jeune homme, qui se retira sans prononcer une parole, et sortit derrière lui.
Mais, avant de sortir, Morgan jeta un dernier regard sur
Bonaparte.
Celui-ci était debout, immobile, muet et les bras croisés, l'oeil fixé sur ce poignard, qui préoccupait sa pensée plus qu'il ne voulait se l'avouer à lui-même.
En traversant la chambre de Roland, le chef des compagnons de Jéhu reprit son manteau et ses pistolets.
Tandis qu'il les passait à sa ceinture:
– Il paraît, lui dit Roland, que le citoyen premier consul vous a montré le poignard que je lui ai donné.
– Oui, monsieur, répondit Morgan.
– Et vous lavez reconnu?
– Pas celui-là particulièrement… tous nos poignards se ressemblent.
– Eh bien! fit Roland, je vais vous dire d'où il vient.
– Ah!.. Et d'où vient-il?
– De la poitrine d'un de mes amis, où vos compagnons, et peut- être vous-même laviez enfoncé.
– C'est possible, répondit insoucieusement le jeune homme; mais votre ami se sera exposé à ce châtiment.
– Mon ami a voulu voir ce qui ce passait la nuit dans la chartreuse de Seillon.
– Il a eu tort.
– Mais, moi, j'avais eu le même tort la veille, pourquoi ne m'est-il rien arrivé?
– Parce que sans doute quelque talisman vous sauvegardait.
– Monsieur, je vous dirai une chose: c'est que je suis un homme de droit chemin et de grand jour; il en résulte que j'ai horreur du mystérieux.
– Heureux ceux qui peuvent marcher au grand jour et suivre le grand chemin, monsieur de Montrevel.
– C'est pour cela que je vais vous dire le serment que j'ai fait, monsieur Morgan. En tirant le poignard que vous avez vu de la poitrine de mon ami, le plus délicatement possible, pour ne pas en tirer son âme en même temps, j'ai fait serment que ce serait désormais entre ses assassins et moi une guerre à mort, et c'est en grande partie pour vous dire cela à vous-même que je vous ai donné la parole qui vous sauvegardait.
– C'est un serment que j'espère vous voir oublier, monsieur de
Montrevel.
– C'est un serment que je tiendrai dans toutes les occasions, monsieur Morgan, et vous serez bien aimable de m'en fournir une le plus tôt possible.
– De quelle façon, monsieur?
– Eh bien! mais, par exemple, en acceptant avec moi une rencontre soit au bois de Boulogne, soit au bois de Vincennes; nous n'avons pas besoin de dire, bien entendu, que nous nous battons parce que vous ou vos amis avez donné un coup de poignard à lord Tanlay. Non, nous dirons ce que vous voudrez, que c'est à propos, par exemple… (Roland chercha) de léclipse de lune qui doit avoir lieu le 12 du mois prochain. Le prétexte vous va-t-il?
– Le prétexte m'irait, monsieur, répondit Morgan avec un accent de mélancolie dont on leût cru incapable, si le duel lui-même me pouvait aller. Vous avez fait un serment, et vous le tiendrez, dites-vous? Eh bien! tout initié en fait un aussi en entrant dans la compagnie de Jéhu: c'est de n'exposer dans aucune querelle particulière une vie qui appartient à sa cause, et non plus à lui.
– Oui; si bien que vous assassinez, mais ne vous battez pas.
– Vous vous trompez, nous nous battons quelquefois.
– Soyez assez bon pour m'indiquer une occasion d'étudier ce phénomène.
– C'est bien simple: tâchez, monsieur de Montrevel, de vous trouver, avec cinq ou six hommes résolus comme vous, dans quelque diligence portant l'argent du gouvernement; défendez ce que nous attaquerons, et loccasion que vous cherchez sera venue; mais, croyez-moi, faites mieux que cela: ne vous trouvez pas sur notre chemin.
– C'est une menace, monsieur? dit le jeune homme en relevant la tête.
– Non, monsieur, fit Morgan d'une voix douce, presque suppliante, c'est une prière.
– M'est-elle particulièrement adressée, ou la feriez-vous à un autre?
– Je la fais à vous particulièrement.
Et le chef des compagnons de Jéhu appuya sur ce dernier mot.
– Ah! ah! fit le jeune homme, j'ai donc le bonheur de vous intéresser?
– Comme un frère, répondit Morgan, toujours de sa même voix douce et caressante.
– Allons, dit Roland, décidément c'est une gageure.
En ce moment, Bourrienne entra.
– Roland, dit-il, le premier consul vous demande.
– Le temps de reconduire monsieur jusqu'à la porte de la rue, et je suis à lui.
– Hâtez-vous; vous savez qu'il n'aime point à attendre.
– Voulez-vous me suivre, monsieur? dit Roland à son mystérieux compagnon.
– Il y a longtemps que je suis à vos ordres, monsieur.
– Venez, alors.
Et Roland, reprenant le même chemin par lequel il avait amené Morgan, le reconduisit, non pas jusqu'à la porte donnant dans le jardin – le jardin était fermé – mais jusqu'à celle de la rue.
Arrivé là:
– Monsieur, dit-il à Morgan, je vous ai donné ma parole, je l'ai tenue fidèlement; mais, pour qu'il n'y ait point de malentendu entre nous, dites-moi bien que cette parole était pour une fois et pour aujourd'hui seulement.
– C'est comme cela que je l'ai entendu, monsieur.
– Ainsi, cette parole, vous me la rendez?
– Je voudrais la garder, monsieur; mais je reconnais que vous êtes libre de me la reprendre.
– C'est tout ce que je désirais. Au revoir, monsieur Morgan.
– Permettez-moi de ne pas faire le même souhait, monsieur de
Montrevel.
Les deux jeunes gens se saluèrent avec une courtoisie parfaite, Roland rentrant au Luxembourg, et Morgan prenant, en suivant la ligne d'ombre projetée par la muraille, une des petites rues qui conduisent à la place Saint-Sulpice.
C'est celui-ci que nous allons suivre.
XXVI – LE BAL DES VICTIMES
Au bout de cent pas à peine, Morgan ôta son masque; au milieu des rues de Paris, il courait bien autrement risque d'être remarqué avec un masque que remarqué sans masque.
Arrivé rue Taranne, il frappa à la porte d'un petit hôtel garni qui faisait le coin de cette rue et de la rue du Dragon, entra, prit sur un meuble un chandelier, à un clou la clef du numéro 42, et monta sans éveiller d'autre sensation que celle d'un locataire bien connu qui rentre après être sorti.
Dix heures sonnaient à la pendule au moment même où il refermait sur lui la porte de sa chambre.
Il écouta attentivement les heures, la lumière de la bougie ne se projetant pas jusqu'à la cheminée; puis, ayant compté dix coups:
– Bon! se dit-il à lui-même, je n'arriverai pas trop tard.
Malgré cette probabilité, Morgan parut décidé à ne point perdre de temps; il passa un papier flamboyant sous un grand foyer préparé dans la cheminée, et qui s'enflamma aussitôt, alluma quatre bougies, c'est-à-dire tout ce qu'il y en avait dans la chambre, en disposa deux sur la cheminée, deux sur la commode en face, ouvrit un tiroir de la commode, et étendit sur le lit un costume complet d'incroyable du dernier goût.
Ce costume se composait d'un habit court et carré par devant, long par derrière, d'une couleur tendre, flottant entre le vert d'eau et le gris-perle, d'un gilet de panne chamois à dix-huit boutons de nacre, d'une immense cravate blanche de la plus fine batiste, d'un pantalon collant de casimir blanc, avec un flot de rubans à lendroit où il se boutonnait, c'est-à-dire au-dessous du mollet; enfin des bas de soie gris-perle, rayés transversalement du même vert que lhabit, et de fins escarpins à boucles de diamants.
Le lorgnon de rigueur n'était pas oublié.
Quant au chapeau, c'était le même que celui dont Carle Vernet a coiffé son élégant du Directoire.
Ces objets préparés, Morgan parut attendre avec impatience.
Au bout de cinq minutes, il sonna; un garçon parut.
– Le perruquier, demanda Morgan, n'est-il point venu?
À cette époque, les perruquiers n'étaient pas encore des coiffeurs.
– Si fait, citoyen, répondit le garçon, il est venu; mais vous n'étiez pas encore rentré, et il a dit qu'il allait revenir. Du reste, comme vous sonniez, on frappait à la porte; c'était probablement…
– Voilà! voilà! dit une voix dans lescalier.
– Ah! bravo! fit Morgan; arrivez, maître Cadenette! il s'agit de faire de moi quelque chose comme Adonis.
– Ce ne sera pas difficile, monsieur le baron, dit le perruquier.
– Eh bien, eh bien, vous voulez donc absolument me compromettre, citoyen Cadenette?
– Monsieur le baron, je vous en supplie, appelez-moi Cadenette tout court, cela m'honorera, car ce sera une preuve de familiarité; mais ne m'appelez pas citoyen: fi! c'est une dénomination révolutionnaire; et, au plus fort de la Terreur, j'ai toujours appelé mon épouse _madame _cadenette. Maintenant, excusez-moi de ne pas vous avoir attendu; mais il y a ce soir grand bal rue du Bac, bal des victimes (le perruquier appuya sur ce mot); j'aurais cru que monsieur le baron devait en être.
– Ah çà! fit Morgan en riant, vous êtes donc toujours royaliste,
Cadenette?
Le perruquier mit tragiquement la main sur son coeur.
– Monsieur le baron, dit-il, c'est non seulement une affaire de conscience, mais aussi une affaire d'état.
– De conscience! je comprends, maître Cadenette, mais d'état! que diable l'honorable corporation des perruquiers a-t-elle à faire à la politique?
– Comment! monsieur le baron, dit Cadenette tout en s'apprêtant à coiffer son client, vous demandez cela? vous, un aristocrate!
– Chut, Cadenette!
– Monsieur le baron, entre ci-devant, on peut se dire ces choses- là.
– Alors vous êtes un ci-devant?
– Tout ce qu'il y a de plus ci-devant. Quelle coiffure monsieur le baron désire-t-il?
– Les oreilles de chien, et les cheveux retroussés par derrière.
– Avec un oeil de poudre?
– Deux yeux si vous voulez, Cadenette.
– Ah! monsieur, quand on pense que, pendant cinq ans, on n'a trouvé que chez moi de la poudre à la maréchale! monsieur le baron, pour une boîte de poudre, on était guillotiné.
– J'ai connu des gens qui lont été pour moins que cela, Cadenette. Mais expliquez-moi comment vous vous trouvez être un ci-devant; j'aime à me rendre compte de tout.
– C'est bien simple, monsieur le baron. Vous admettez, n'est-ce pas, que, parmi les corporations, il y en avait de plus ou moins aristocrates?
– Sans doute, selon qu'elles se rapprochaient des hautes classes de la société.
– C'est cela, monsieur le baron. Eh bien, les hautes classes de la société, nous les tenions par les cheveux; moi, tel que vous me voyez, j'ai coiffé un soir madame de Polignac; mon père a coiffé madame du Barry, mon grand-père madame de Pompadour; nous avions nos privilèges, monsieur: nous portions l'épée. Il est vrai que, pour éviter les accidents qui pouvaient arriver entre têtes chaudes comme les nôtres, la plupart du temps nos épées étaient en bois; mais tout au moins, si ce n'était pas la chose, c'était le simulacre. Oui, monsieur le baron, continua Cadenette avec un soupir, ce temps-là, c'était le beau temps, non seulement des perruquiers, mais aussi de la France. Nous étions de tous les secrets, de toutes les intrigues, on ne se cachait pas de nous: et il n'y a pas d'exemple, monsieur le baron, qu'un secret ait été trahi par un perruquier. Voyez notre pauvre reine, à qui a-t-elle confié ses diamants? au grand, à lillustre Léonard, au prince de la coiffure. Eh bien, monsieur le baron, deux hommes ont suffi pour renverser l'échafaudage d'une puissance qui reposait sur les perruques de Louis XIV, sur les poufs de la Régence, sur les crêpes de Louis XV et sur les galeries de Marie-Antoinette.
– Et ces deux hommes, ces deux niveleurs, ces deux révolutionnaires, quels sont-ils, Cadenette? que je les voue, autant qu'il sera en mon pouvoir, à lexécration publique.
– M. Rousseau et le citoyen Talma. M. Rousseau, qui a dit cette absurdité: «Revenez à la nature» et le citoyen Talma, qui a inventé les coiffures à la Titus.
– C'est vrai, Cadenette, c'est vrai.
– Enfin, avec le Directoire, on a eu un instant d'espérance. M. Barras n'a jamais abandonné la poudre, et le citoyen Moulin a conservé la queue; mais, vous comprenez, le 18 brumaire a tout anéanti: le moyen de faire friser les cheveux de M. Bonaparte!.. Ah! tenez, continua Cadenette en faisant bouffer les oreilles de chien de sa pratique, à la bonne heure, voilà de véritables cheveux d'aristocrate, doux et fins comme de la soie, et qui tiennent le fer, que c'est à croire que vous portez perruque. Regardez-vous, monsieur le baron; vous vouliez être beau comme Adonis… Ah! si Vénus vous avait vu, ce n'est point d'Adonis que Mars eût été jaloux.
Et Cadenette, arrivé, au bout de son travail, et satisfait de son oeuvre, présenta un miroir à main à Morgan, qui se regarda avec complaisance.
– Allons, allons! dit-il au perruquier, décidément, mon cher, vous êtes un artiste! Retenez bien cette coiffure-là: si jamais on me coupe le cou, comme il y aura probablement des femmes à mon exécution, c'est cette coiffure-là que je me choisis.
– Monsieur le baron veut qu'on le regrette, dit sérieusement le perruquier.
– Oui, et, en attendant, mon cher Cadenette, voici un écu pour la peine que vous avez prise. Ayez la bonté de dire en descendant que l'on m'appelle une voiture.
Cadenette poussa un soupir.
– Monsieur le baron, dit-il, il y a une époque où je vous eusse répondu: Montrez-vous à la cour avec cette coiffure, et je serai payé; mais il n'y a plus de cour, monsieur le baron, et il faut vivre… Vous aurez votre voiture.
Sur quoi, Cadenette poussa un second soupir, mit l'écu de Morgan dans sa poche, fit le salut révérencieux des perruquiers et des maîtres de danse, et laissa le jeune homme parachever sa toilette.
Une fois la coiffure achevée, ce devait être chose bientôt faite; la cravate, seule, prit un peu de temps à cause des brouillards qu'elle nécessitait, mais Morgan se tira de cette tâche difficile en homme expérimenté, et, à onze heures sonnantes, il était prêt à monter en voiture.
Cadenette n'avait point oublié la commission: un fiacre attendait à la porte.
Morgan y sauta en criant:
– Rue du Bac, n° 60.
Le fiacre prit la rue de Grenelle, remonta la rue du Bac et s'arrêta au n° 60.
– Voilà votre course payée double, mon ami, dit Morgan, mais à la condition que vous ne stationnerez pas à la porte.
Le fiacre reçut trois francs et disparut au coin de la rue de
Varennes.
Morgan jeta les yeux sur la façade de la maison; c'était à croire qu'il s'était trompé de porte, tant cette façade était sombre et silencieuse.
Cependant Morgan n'hésita point, il frappa d'une certaine façon.
La porte s'ouvrit.
Au fond de la cour s'étendait un grand bâtiment ardemment éclairé.
Le jeune homme se dirigea vers le bâtiment; à mesure qu'il approchait, le son des instruments venait à lui.
Il monta un étage et se trouva dans le vestiaire.
Il tendit son manteau au contrôleur chargé de veiller sur les pardessus.
– Voici un numéro, lui dit le contrôleur; quant aux armes, déposez-les dans la galerie, de manière que vous puissiez les reconnaître.
Morgan mit le numéro dans la poche de son pantalon, et entra dans une grande galerie transformée en arsenal.
Il y avait là une véritable collection d'armes de toutes les espèces: pistolets, tromblons, carabines, épées, poignards. Comme le bal pouvait être tout à coup interrompu par une descente de la police, il fallait qu'à la seconde chaque danseur pût se transformer en combattant.
Débarrassé de ses armes, Morgan entra dans la salle du bal.
Nous doutons que la plume puisse donner à nos lecteurs une idée de laspect qu'offrait ce bal.
En général, comme l'indiquait son nom, bal des victimes, on n'était admis à ce bal qu'en vertu des droits étranges que vous y avaient donnés vos parents envoyés sur l'échafaud par la Convention ou la commune de Paris, mitraillés par Collot- d'Herbois, ou noyés par Carrier; mais comme, à tout prendre, c'étaient les guillotinés qui, pendant les trois années de terreur que l'on venait de traverser, l'avaient emporté en nombre sur les autres victimes, les costumes qui formaient la majorité étaient les costumes des victimes de léchafaud.
Ainsi, la plus grande partie des jeunes filles, dont les mères et les soeurs aînées étaient tombées sous la main du bourreau, portaient elles-mêmes le costume que leur mère et leur soeur avaient revêtu pour la suprême et lugubre cérémonie, c'est-à-dire la robe blanche, le châle rouge et les cheveux coupés à fleur de cou.
Quelques-unes, pour ajouter à ce costume, déjà si caractéristique, un détail plus significatif encore, quelques-unes avaient noué autour de leur cou un fil de soie rouge, mince comme le tranchant d'un rasoir, lequel, comme chez la Marguerite de Faust au sabbat, indiquait le passage du fer entre les mastoïdes et les clavicules.
Quant aux hommes qui se trouvaient dans le même cas, ils avaient le collet de leur habit rabattu en arrière, celui de leur chemise flottant, le cou nu et les cheveux coupés.
Mais beaucoup avaient d'autres droits, pour entrer dans ce bal, que d'avoir eu des victimes dans leurs familles: beaucoup avaient fait eux-mêmes des victimes.
Ceux-là cumulaient.
Il y avait là des hommes de quarante à quarante-cinq ans, qui avaient été élevés dans les boudoirs des belles courtisanes du XVIIe siècle, qui avaient connu madame du Barry dans les mansardes de Versailles, la Sophie Arnoult chez M. de Lauraguais, la Duthé chez le comte d'Artois, qui avaient emprunté à la politesse du vice le vernis dont ils recouvraient leur férocité. Ils étaient encore jeunes et beaux; ils entraient dans un salon secouant leurs chevelures odorantes et leurs mouchoirs parfumés, et ce n'était point une précaution inutile, car, s'ils n'eussent senti lambre ou la verveine, ils eussent senti le sang.
Il y avait là des hommes de vingt-cinq à trente ans, mis avec une élégance infinie, qui faisaient partie de lAssociation des Vengeurs, qui semblaient saisis de la monomanie de l'assassinat, de la folie de l'égorgement; qui avaient la frénésie du sang, et que le sang ne désaltérait pas; qui, lorsque lordre leur était venu de tuer, tuaient celui qui leur était désigné, ami ou ennemi; qui portaient la conscience du commerce dans la comptabilité du meurtre; qui recevaient la traite sanglante qui leur demandait la tête de tel ou tel jacobin, et qui la payaient à vue.
Il y avait là des jeunes gens de dix-huit à vingt ans, des enfants presque, mais des enfants nourris comme Achille, de la moelle des bêtes féroces, comme Pyrrhus de la chair des ours; c'étaient des élèves bandits de Schiller, des apprentis francs-juges de la sainte Vehme; c'était cette génération étrange qui arrive après les grandes convulsions politiques, comme vinrent les Titans après le chaos, les hydres après le déluge, comme viennent enfin les vautours et les corbeaux après le carnage.
C'était un spectre de bronze, impassible, implacable, inflexible qu'on appelle le talion.
Et ce spectre se mêlait aux vivants; il entrait dans les salons dorés, il faisait un signe du regard, un geste de la main, un mouvement de la tête, et on le suivait.
On faisait, dit lauteur auquel nous empruntons ces détails si inconnus et cependant si véridiques, on faisait Charlemagne à la bouillotte pour une partie d'extermination.
La Terreur avait affecté un grand cynisme dans ses vêtements, une austérité lacédémonienne dans ses repas, le plus profond mépris enfin d'un peuple sauvage pour tous les arts et pour tous les spectacles.
La réaction thermidorienne, au contraire, était élégante, parée et opulente; elle épuisait tous les luxes et toutes les voluptés, comme sous la royauté de Louis XV; seulement, elle ajouta le luxe de la vengeance, la volupté du sang.
Fréron donna son nom à toute cette jeunesse que lon appela la jeunesse de Fréron ou jeunesse dorée.
Pourquoi Fréron, plutôt qu'un autre, eut-il cet étrange et fatal honneur?
Je ne me chargerai pas de vous le dire: mes recherches – et ceux qui me connaissent me rendront cette justice que, quand je veux arriver à un but, les recherches ne me coûtent pas – mes recherches ne m'ont rien appris là-dessus.
Ce fut un caprice de la mode; la mode est la seule déesse plus capricieuse encore que la fortune.
À peine nos lecteurs savent-ils aujourd'hui ce que c'était que Fréron, et celui qui fut le patron de Voltaire est plus connu que celui qui fut le patron de ces élégants assassins.
L'un était le fils de l'autre. Louis Stanislas était le fils d'Élie-Catherine; le père était mort de colère de voir son journal supprimé par le garde des sceaux, Miromesnil.
L'autre, irrité par les injustices dont son père avait été victime, avait d'abord embrassé avec ardeur les principes révolutionnaires, et, à la place de _l'Année littéraire, _morte et étranglée en 1775, il avait, en 1789, créé _l'Orateur du peuple. _Envoyé dans le Midi, comme agent extraordinaire, Marseille et Toulon gardent encore aujourd'hui le souvenir de ses cruautés.
Mais tout fut oublié quand, au 9 thermidor, il se prononça contre Robespierre, et aida à précipiter de l'autel de l'Être suprême le colosse qui, d'apôtre, s'était fait dieu. Fréron, répudié par la Montagne, qui labandonna aux lourdes mâchoires de Moïse Bayle; Fréron, repoussé avec dédain par la Gironde, qui le livra aux imprécations d'Isnard; Fréron, comme le disait le terrible et pittoresque orateur du Var, Fréron tout nu et tout couvert de la lèpre du crime, fut recueilli, caressé, choyé par les thermidoriens; puis, du camp de ceux-ci, il passa dans le camp des royalistes, et, sans aucune raison d'obtenir ce fatal honneur, se trouva tout à coup à la tête d'un parti puissant de jeunesse, d'énergie et de vengeance, placé entre les passions du temps, qui menaient à tout, et l'impuissance des lois, qui souffraient tout.
Ce fut au milieu de cette jeunesse dorée, de cette jeunesse de Fréron, grasseyant, zézayant, donnant sa parole d'honneur à tout propos, que Morgan se fraya un passage.
Toute cette jeunesse, il faut le dire, malgré le costume dont elle était revêtue, malgré les souvenirs que rappelaient ces costumes, toute cette jeunesse était d'une gaieté folle.
C'est incompréhensible, mais c'était ainsi.
Expliquez si vous pouvez cette danse macabre qui, au commencement du XVe siècle, avec la furie d'un galop moderne conduit par Musard, déroulant ses anneaux dans le cimetière même des Innocents, laissa choir au milieu des tombes cinquante mille de ses funèbres danseurs.
Morgan cherchait évidemment quelqu'un.
Un jeune élégant qui plongeait, dans une bonbonnière de vermeil que lui tendait une charmante victime, un doigt rouge de sang, seule partie de sa main délicate qui eût été soustraite à la pâte d'amande, voulait l'arrêter pour lui donner des détails sur l'expédition dont il avait rapporté ce sanglant trophée; mais Morgan lui sourit, pressa celle de ses deux mains qui était gantée, et se contenta de lui répondre:
– Je cherche quelqu'un.
– Affaire pressée?
– Compagnie de Jéhu.
Le jeune homme au doigt sanglant le laissa passer.
Une adorable furie, comme eût dit Corneille, qui avait ses cheveux retenus par un poignard à la lame plus pointue que celle d'une aiguille, lui barra le passage en lui disant:
– Morgan, vous êtes le plus beau, le plus brave et le plus digne d'être aimé de tous ceux qui sont ici. Qu'avez-vous à répondre à la femme qui vous dit cela?