Kitabı oku: «Les compagnons de Jéhu», sayfa 8
IX – ROMÉO ET JULIETTE
Dans la prévoyance dun prochain départ, le cheval de Morgan, après avoir été lavé, bouchonné, séché, avait reçu double ration d'avoine et avait été de nouveau sellé et bridé.
Le jeune homme n'eut donc qu'à le demander et à sauter dessus.
À peine fut-il en selle que la porte s'ouvrit comme par enchantement; le cheval s'élança dehors hennissant et rapide, ayant oublié sa première course et prêt à en dévorer une seconde.
À la porte de la chartreuse, Morgan demeura un instant indécis, pour savoir s'il tournerait à droite ou à gauche; enfin, il tourna à droite, suivit un instant le sentier qui conduit de Bourg à Seillon, se jeta une seconde fois à droite, mais à travers plaine, s'enfonça dans un angle de forêt qu'il rencontra sur son chemin, reparut bientôt de l'autre côté du bois, gagna la grande route de Pont-d'Ain, la suivit pendant l'espace d'une demi-lieue à peu près, et ne s'arrêta qu'à un groupe de maisons que l'on appelle aujourd'hui la Maison-des-Gardes.
Une de ces maisons portait pour enseigne un bouquet de houx, qui indiquait une de ces haltes campagnardes où les piétons se désaltèrent et reprennent des forces en se reposant un instant, avant de continuer le long et fatigant voyage de la vie.
Ainsi qu'il avait fait à la porte de la chartreuse, Morgan s'arrêta, tira un pistolet de sa fonte et se servit de sa crosse comme d'un marteau; seulement, comme, selon toute probabilité, les braves gens qui habitaient l'humble auberge ne conspiraient pas, la réponse à l'appel du voyageur se fit plus longtemps attendre qu'à la chartreuse. Enfin, on entendit le pas du garçon d'écurie, alourdi par ses sabots; la porte cria, et le bonhomme qui venait de l'ouvrir, voyant un cavalier tenant un pistolet à la main, s'apprêta instinctivement à la refermer.
– C'est moi, Pataut, dit le jeune homme; n'aie pas peur.
– Ah! de fait, dit le paysan, c'est vous, monsieur Charles. Ah! je n'ai pas peur non plus; mais vous savez, comme disait M. le curé, du temps qu'il y avait un bon Dieu, les précautions, c'est la mère de la sûreté.
– Oui, Pataut, oui, dit le jeune homme en mettant pied à terre et en glissant une pièce d'argent dans la main du garçon d'écurie; mais, sois tranquille, le bon Dieu reviendra, et, par contrecoup, M. le curé aussi.
– Oh! quant à ça, fit le bonhomme, on voit bien qu'il n'y a plus personne là-haut, à la façon dont tout marche. Est-ce que ça durera longtemps encore comme ça, monsieur Charles?
– Pataut, je te promets de faire de mon mieux pour que tu ne timpatientes pas trop, parole d'honneur! je ne suis pas moins pressé que toi. Aussi te prierai-je de ne pas te coucher, mon bon Pataut.
– Ah! vous savez bien, monsieur, que, quand vous venez, c'est assez mon habitude de ne pas me coucher; et, quant au cheval… Ah çà! vous en changez donc tous les jours, de cheval? L'avant- dernière fois, c'était un alezan; la dernière fois, c'était un pommelé, et, aujourd'hui, c'est un noir.
– Oui, je suis capricieux de ma nature. Quant au cheval, comme tu disais, mon cher Pataut, il n'a besoin de rien, et tu ne ten occuperas que pour le débrider. Laisse lui la selle sur le dos… Attends: remets donc ce pistolet dans les fontes, et puis garde- moi encore ces deux-là.
Et le jeune homme détacha ceux qui étaient passés à sa ceinture et les donna au garçon d'écurie.
– Bon! fit celui-ci en riant, plus que ça d'aboyeurs!
– Tu sais, Pataut, on dit que les routes ne sont pas sûres.
– Ah! je crois bien qu'elles ne sont pas sûres! nous nageons en plein brigandage, monsieur Charles. Est-ce qu'on n'a pas arrêté et dépouillé, pas plus tard que la semaine dernière, la diligence de Genève à Bourg?
– Bah! fit Morgan; et qui accuse-t-on de ce vol?
– Oh! c'est une farce; imaginez-vous qu'ils disent que c'est les compagnons de Jésus. Je n'en ai pas cru un mot, vous pensez bien; qu'est-ce que c'est que les compagnons de Jésus, sinon les douze apôtres?
– En effet, dit Morgan avec son éternel et joyeux sourire, je n'en vois pas d'autres.
– Bon! continua Pataut, accuser les douze apôtres de dévaliser les diligences, il ne manquerait plus que cela! Oh! je vous le dis, monsieur Charles, nous vivons dans un temps où l'on ne respecte plus rien.
Et, tout en secouant la tête en misanthrope dégoûté, sinon de la vie, du moins des hommes, Pataut conduisit le cheval à l'écurie.
Quant à Morgan, il regarda pendant quelques secondes Pataut s'enfoncer dans les profondeurs de la cour et dans les ténèbres des écuries; puis, tournant la haie qui ceignait le jardin, il descendit vers un grand massif d'arbres dont les hautes cimes se dressaient et se découpaient dans la nuit avec la majesté des choses immobiles, tout en ombrageant une charmante petite campagne qui portait, dans les environs, le titre pompeux de château des Noires-Fontaines.
Comme Morgan atteignait le mur du château, l'heure sonna au clocher du village de Montagnac. Le jeune homme prêta loreille au timbre qui passait en vibrant dans latmosphère calme et silencieuse d'une nuit d'automne, et compta jusqu'à onze coups.
Bien des choses, comme on le voit, s'étaient passées en deux heures.
Morgan fit encore quelques pas, examina le mur, paraissant chercher un endroit connu, puis, cet endroit trouvé, introduisit la pointe de sa botte dans la jointure de deux pierres, s'élança comme un homme qui monte à cheval, saisit le chaperon du mur de la main gauche, d'un seul élan se trouva à califourchon sur le mur, et, rapide comme l'éclair, se laissa retomber de lautre côté.
Tout cela s'était fait avec tant de rapidité, d'adresse et de légèreté, que, si quelqu'un eût passé par hasard en ce moment-là, il eût pu croire qu'il était le jouet d'une vision.
Comme il avait fait d'un côté du mur, Morgan s'arrêta et écouta de l'autre, tandis que son oeil sondait, autant que la chose était possible, dans les ténèbres obscurcies par le feuillage des trembles et des peupliers, les profondeurs du petit buis.
Tout était solitaire et silencieux. Morgan se hasarda de continuer son chemin. Nous disons se hasarda, parce qu'il y avait, depuis qu'il s'était approché du château des Noires-Fontaines, dans toutes les allures du jeune homme, une timidité et une hésitation si peu habituelles à son caractère, qu'il était évident que, cette fois, s'il avait des craintes, ces craintes n'étaient pas pour lui seul.
Il gagna la lisière du bois en prenant les mêmes précautions.
Arrivé sur une pelouse, à l'extrémité de laquelle s'élevait le petit château, il s'arrêta et interrogea la façade de la maison.
Une seule fenêtre était éclairée, des douze fenêtres qui, sur trois étages, perçaient cette façade.
Elle était au premier étage, à l'angle de la maison.
Un petit balcon tout couvert de vignes vierges qui grimpaient le long de la muraille, s'enroulaient autour des rinceaux de fer et retombaient en festons, s'avançait au-dessous de cette fenêtre et surplombait le jardin.
Aux deux côtés de la fenêtre, placés sur le balcon même, des arbres à larges feuilles s'élançaient de leurs caisses et formaient au-dessus de la corniche un berceau de verdure.
Une jalousie, montant et descendant à l'aide de cordes, faisait une séparation entre le balcon et la fenêtre, séparation qui disparaissait à volonté.
C'était à travers les interstices de la jalousie que Morgan avait vu la lumière.
Le premier mouvement du jeune homme, fut de traverser la pelouse en droite ligne; mais, cette fois encore, les craintes dont nous avons parlé le retinrent.
Une allée de tilleuls longeait la muraille et conduisait à la maison.
Il fit un détour et s'engagea sous la voûte obscure et feuillue.
Puis, arrivé à l'extrémité de lallée, il traversa, rapide comme un daim effarouché, l'espace libre, et se trouva au pied de la muraille, dans lombre épaisse projetée par la maison.
Il fit quelques pas à reculons, les yeux fixés sur la fenêtre, mais de manière à ne pas sortir de l'ombre.
Puis, arrivé au point calculé par lui, il frappa trois fois dans ses mains.
À cet appel, une ombre s'élança du fond de l'appartement, et vint, gracieuse, flexible, presque transparente, se coller à la fenêtre.
Morgan renouvela le signal.
Aussitôt la fenêtre s'ouvrit, la jalousie se leva, et une ravissante jeune fille, en peignoir de nuit avec sa chevelure blonde ruisselant sur ses épaules, parut dans lencadrement de verdure.
Le jeune homme tendit les bras à celle dont les bras étaient tendus vers lui, et deux noms, ou plutôt deux cris sortis du coeur, se croisèrent, allant au-devant l'un de lautre.
– Charles!
– Amélie!
Puis le jeune homme bondit contre la muraille, s'accrocha aux tiges des vigies, aux aspérités de la pierre, aux saillies des corniches, et en une seconde se trouva sur le balcon.
Ce que les deux beaux jeunes gens se dirent alors ne fut qu'un murmure d'amour perdu dans un interminable baiser.
Mais, par un doux effort, le jeune homme entraîna d'un bras la jeune fille dans la chambre, tandis que l'autre lâchait les cordons de la jalousie, qui retombait bruyante derrière eux.
Derrière la jalousie la fenêtre se referma.
Puis la lumière s'éteignit, et toute la façade du château des
Noires-Fontaines se trouva dans l'obscurité.
Cette obscurité durait depuis un quart d'heure à peu près, lorsqu'on entendit le roulement d'une voiture sur le chemin qui conduisait de la grande route de Pont-d'Ain à l'entrée du château.
Puis le bruit cessa; il était évident que la voiture venait de s'arrêter devant la grille.
X – LA FAMILLE DE ROLAND
Cette voiture qui s'arrêtait à la porte était celle qui ramenait à sa famille Roland, accompagné de sir John.
On était si loin de l'attendre, que, nous l'avons dit, toutes les lumières de la maison étaient éteintes, toutes les fenêtres dans l'obscurité, même celle d'Amélie.
Le postillon, depuis cinq cents pas, faisait bien claquer son fouet à outrance; mais le bruit était insuffisant pour réveiller des provinciaux dans leur premier sommeil.
La voiture une fois arrêtée, Roland ouvrit la portière, sauta à terre sans toucher le marchepied, et se pendit à la sonnette.
Cela dura cinq minutes pendant lesquelles, après chaque sonnerie,
Roland se retournait vers la voiture en disant:
– Ne vous impatientez pas, sir John.
Enfin, une fenêtre s'ouvrit et une voix enfantine, mais ferme, cria:
– Qui sonne donc ainsi?
– Ah! c'est toi, petit Édouard, dit Roland; ouvre vite!
L'enfant se rejeta en arrière avec un cri joyeux et disparut.
Mais, en même temps, on entendit sa voix qui criait dans les
corridors:
– Mère! réveille-toi, c'est Roland!.. Soeur! réveille-toi, c'est le grand frère.
Puis, avec sa chemise seulement et ses petites pantoufles, il se précipita par les degrés en criant:
– Ne t'impatiente pas, Roland, me voilà! me voilà!
Un instant après, on entendit la clef qui grinçait dans la serrure, les verrous qui glissaient dans les tenons; puis une forme blanche apparut sur le perron et vola, plutôt qu'elle ne courut, vers la grille, qui, au bout d'un instant, grinça à son tour sur ses gonds et s'ouvrit.
L'enfant sauta au cou de Roland et y resta pendu.
– Ah! frère! ah! frère! criait-il en embrassant le jeune homme et en riant et pleurant tout à la fois; ah! grand frère Roland, que mère va être contente! et Amélie donc! Tout le monde se porte bien, c'est moi le plus malade… ah! excepté Michel, tu sais, le jardinier, qui s'est donné une entorse. Pourquoi donc n'es-tu pas en militaire?.. Ah! que tu es laid en bourgeois! Tu viens d'Égypte; m'as-tu rapporté des pistolets montés en argent et un beau sabre recourbé? Non! ah bien, tu n'es pas gentil et je ne veux plus t'embrasser; mais non, non, va, n'aie pas peur, je t'aime toujours!
Et l'enfant couvrait le grand frère de baisers, comme il l'écrasait de questions.
L'Anglais, resté dans la voiture, regardait, la tête inclinée à la portière, et souriait.
Au milieu de ces tendresses fraternelles, une voix de femme
éclata.
Une voix de mère!
– Où est-il, mon Roland, mon fils bien-aimé? demandait madame de Montrevel d'une voix empreinte d'une émotion joyeuse si violente, qu'elle allait presque jusqu'à la douleur; où est-il? Est-ce bien vrai qu'il soit revenu? est-ce bien vrai qu'il ne soit pas prisonnier, qu'il ne soit pas mort? est-ce bien vrai qu'il vive?
L'enfant, à cette voix, glissa comme un serpent dans les bras de son frère, tomba debout sur le gazon, et, comme enlevé par un ressort, bondit vers sa mère.
– Par ici, mère, par ici! dit-il en entraînant sa mère à moitié vêtue vers Roland.
À la vue de sa mère, Roland n'y put tenir; il sentit se fondre cette espèce de glaçon qui semblait pétrifié dans sa poitrine; son coeur battit comme celui d'un autre.
– Ah! s'écria-t-il, j'étais véritablement ingrat envers Dieu quand la vie me garde encore de semblables joies.
Et il se jeta tout sanglotant au cou de madame de Montrevel sans se souvenir de sir John, qui, lui aussi, sentait se fondre son flegme anglican, et qui essuyait silencieusement les larmes qui coulaient sur ses joues et qui venaient mouiller son sourire.
L'enfant, la mère et Roland formaient un groupe adorable de tendresse et d'émotion.
Tout à coup, le petit Édouard, comme une feuille que le vent emporte, se détacha du groupe en criant:
– Et soeur Amélie, où est-elle donc?
Puis il s'élança vers la maison, en répétant:
– Soeur Amélie, réveille-toi! lève-toi accours!
Et l'on entendit les coups de pied et les coups de poing de l'enfant qui retentissaient contre une porte.
Il se fit un grand silence.
Puis presque aussitôt on entendit le petit Édouard qui criait:
– Au secours, mère! au secours, frère Roland! soeur Amélie se trouve mal.
Madame de Montrevel et son fils s'élancèrent dans la maison; sir John, qui, en touriste consommé qu'il était, avait dans une trousse des lancettes et dans sa poche un flacon de sels, descendit de voiture, et, obéissant à un premier mouvement, s'avança jusqu'au perron.
Là, il s'arrêta, réfléchissant qu'il n'était point présenté, formalité toute puissante pour un Anglais.
Mais, d'ailleurs, en ce moment, celle au-devant de laquelle il allait venait au-devant de lui.
Au bruit que son frère faisait à sa porte, Amélie avait enfin paru sur le palier; mais sans doute la commotion qui l'avait frappée en apprenant le retour de Roland était trop forte, et, après avoir descendu quelques degrés d'un pas presque automatique et en faisant un violent effort sur elle-même, elle avait poussé un soupir; et, comme une fleur qui plie, comme une branche qui s'affaisse, comme une écharpe qui flotte, elle était tombée ou plutôt s'était couchée sur l'escalier.
C'était alors que l'enfant avait crié.
Mais, au cri de l'enfant, Amélie avait retrouvé, sinon la force, du moins la volonté; elle s'était redressée et en balbutiant: «Tais-toi, Édouard! tais-toi au nom du ciel! me voilà!» Elle s'était cramponnée d'une main à la rampe, et, appuyée de l'autre sur l'enfant, elle avait continué de descendre les degrés.
À la dernière marche, elle avait rencontré sa mère et son frère; alors d'un mouvement violent, presque désespéré, elle avait jeté ses deux bras au cou de Roland, en criant:
– Mon frère! mon frère!
Puis Roland avait senti que la jeune fille pesait plus lourdement à son épaule, et en disant: «Elle se trouve mal, de l'air! de l'air!» il l'avait entraînée vers le perron.
C'était ce nouveau groupe, si différent du premier, que sir John avait sous les yeux.
Au contact de l'air, Amélie respira et redressa la tête.
En ce moment, la lune, dans toute sa splendeur, se débarrassait d'un nuage qui la voilait, et éclairait le visage d'Amélie, aussi pâle qu'elle.
Sir John poussa un cri d'admiration.
Il n'avait jamais vu statue de marbre si parfaite que ce marbre vivant qu'il avait sous les yeux. Il faut dire qu'Amélie était merveilleusement belle, vue ainsi.
Vêtue d'un long peignoir de batiste, qui dessinait les formes d'un corps moulé sur celui de la Polymnie antique, sa tête pâle, légèrement inclinée sur l'épaule de son frère, ses longs cheveux d'un blond d'or tombant sur des épaules de neige, son bras jeté au cou de sa mère, et qui laissait pendre sur le châle rouge dont madame de Montrevel était enveloppée une main d'albâtre rosé, telle était la soeur de Roland apparaissant aux regards de sir John.
Au cri d'admiration que poussa lAnglais, Roland se souvint que celui-ci était là, et madame de Montrevel s'aperçut de sa présence.
Quant à l'enfant, étonné de voir cet étranger chez sa mère, il descendit rapidement le perron, et, restant seul sur la troisième marche, non pas qu'il craignît d'aller plus loin, mais pour rester à la hauteur de celui qu'il interpellait:
– Qui êtes-vous, monsieur? demanda-t-il à sir John, et que faites-vous ici?
– Mon petit Édouard, dit sir John, je suis un ami de votre frère, et je viens vous apporter les pistolets montés en argent et le damas qu'il vous a promis.
– Où sont-ils? demanda l'enfant.
– Ah! dit sir John, ils sont en Angleterre, et il faut le temps de les faire venir; mais voilà votre grand frère qui répondra de moi et qui vous dira que je suis un homme de parole.
– Oui, Édouard, oui, dit Roland; si milord te les promet, tu les auras.
Puis, s'adressant à madame de Montrevel et à sa soeur:
– Excusez-moi, ma mère; excuse-moi, Amélie, dit-il, ou plutôt excusez-vous vous-mêmes comme vous pourrez près de milord: vous venez de faire de moi un abominable ingrat.
Puis, allant à sir John et lui prenant la main:
– Ma mère, continua Roland, milord a trouvé moyen, le premier jour qu'il m'a vu, la première fois qu'il m'a rencontré, de me rendre un éminent service; je sais que vous n'oubliez pas ces choses-là: j'espère donc que vous voudrez bien vous souvenir que sir John est un de vos meilleurs amis, et il va vous en donner une preuve en répétant avec moi qu'il consent à s'ennuyer quinze jours ou trois semaines avec nous.
– Madame, dit sir John, permettez-moi, au contraire, de ne point répéter les paroles de mon ami Roland; ce ne serait point quinze jours, ce ne serait point trois semaines que je voudrais passer au milieu de votre famille, ce serait une vie toute entière..
Madame de Montrevel descendit le perron, et tendit à sir John une main que celui-ci baisa avec une galanterie toute française.
– Milord, dit-elle, cette maison est la vôtre; le jour où vous y êtes entré a été un jour de joie, le jour où vous la quitterez sera un jour de regret et de tristesse.
Sir John se tourna vers Amélie, qui, confuse de paraître ainsi défaite devant un étranger, ramenait autour de son cou les plis de son peignoir:
– Je vous parle en mon nom et au nom de ma fille, trop émue encore du retour inattendu de son frère pour vous accueillir elle- même comme elle le fera dans un instant, continua madame de Montrevel en venant au secours d'Amélie.
– Ma soeur, dit Roland, permettra à mon ami sir John de lui baiser la main, et il acceptera, j'en suis sûr, cette façon de lui souhaiter la bienvenue.
Amélie balbutia quelques mots, souleva lentement le bras, et tendit sa main à sir John avec un sourire presque douloureux.
L'Anglais prit la main d'Amélie; mais, sentant que cette main était glacée et frissonnante, au lieu de la porter à ses lèvres:
– Roland, dit-il, votre soeur est sérieusement indisposée; ne nous occupons ce soir que de sa santé; je suis un peu médecin, et, si elle veut bien convertir la faveur qu'elle daignait m'accorder en celle que je lui tâte le pouls, je lui en aurai une égale reconnaissance.
Mais, comme si elle craignait que l'on ne devinât la cause de son mal, Amélie retira vivement sa main en disant:
– Mais, non, milord se trompe: la joie ne rend pas malade, et la joie seule de revoir mon frère a causé cette indisposition d'un instant qui a déjà disparu.
Puis, se retournant vers madame de Montrevel:
– Ma mère, dit-elle avec un accent rapide, presque fiévreux, nous oublions que ces messieurs arrivent d'un long voyage; que, depuis Lyon ils n'ont probablement rien pris; et que, si Roland a toujours ce bon appétit que nous lui connaissions, il ne m'en voudra pas de vous laisser faire, à lui et à milord, les honneurs de la maison, en songeant que je m'occupe des détails peu poétiques, mais très appréciés par lui du ménage.
Et laissant, en effet, sa mère faire les honneurs de la maison, Amélie rentra pour réveiller les femmes de chambre et le domestique, laissant dans l'esprit de sir John cette espèce de souvenir féerique que laisserait, dans celui d'un touriste descendant les bords du Rhin, l'apparition de la Lorély debout sur son rocher, sa lyre à la main et laissant flotter au vent de la nuit l'or fluide de ses cheveux!
Pendant ce temps, Morgan remontait à cheval, reprenant au grand galop le chemin de la chartreuse, s'arrêtant devant la porte, tirant un carnet de sa poche, et écrivant sur une feuille de ce carnet quelques lignes au crayon, qu'il roulait et faisait passer d'un côté à l'autre de la serrure, sans prendre le temps de descendre de son cheval.
Puis, piquant des deux et se courbant sur la crinière du noble animal, il disparaissait dans la forêt, rapide et mystérieux comme Faust se rendant à la montagne du sabbat.
Les trois lignes qu'il avait écrites étaient celles-ci:
«Louis de Montrevel, aide de camp du général Bonaparte, est arrivé cette nuit au château des Noires-Fontaines.
«Garde à vous, compagnons de Jéhu!»
Mais, tout en prévenant ses amis de se garder de Louis de Montrevel, Morgan avait tracé une croix au-dessus de son nom, ce qui voulait dire que, quelque chose qu'il arrivât, le jeune officier devait leur être sacré.
Chaque compagnon de Jéhu pouvait sauvegarder un ami sans avoir besoin de rendre compte des motifs qui le faisaient agir ainsi.
Morgan usait de son privilège: il sauvegardait le frère d'amitié.