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Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 2», sayfa 3

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XXVI
COMMENT CHICOT CONTINUA SON VOYAGE ET CE QUI LUI ARRIVA

Chicot passa toute sa matinée à s'applaudir d'avoir eu le sang-froid et la patience que nous avons dits pendant cette nuit d'épreuves.

— Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deux fois un vieux loup au même piège; il est donc à peu près certain qu'on va inventer aujourd'hui une diablerie nouvelle à mon endroit: tenons-nous donc sur nos gardes.

Le résultat de ce raisonnement, plein de prudence, fut que Chicot fit pendant toute la journée une marche que Xénophon n'eût pas trouvée indigne d'immortaliser dans sa retraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toute muraille lui servaient de point d'observation ou de fortification naturelle.

Il avait même conclu, chemin faisant, des alliances, sinon offensives, du moins défensives.

En effet, quatre gros marchands épiciers de Paris, qui s'en allaient commander à Orléans leurs confitures de cotignac, et à Limoges leurs fruits secs, daignèrent agréer la société de Chicot, lequel s'annonça pour un chaussetier de Bordeaux, retournant chez lui après ses affaires faites. Or, comme Chicot, Gascon d'origine, n'avait perdu son accent que lorsque l'absence de cet accent lui était particulièrement nécessaire, il n'inspira aucune défiance à ses compagnons de voyage.

Cette armée se composait donc de cinq maîtres et de quatre commis épiciers: elle n'était pas plus méprisable quant à l'esprit que quant au nombre, attendu les habitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue dans les moeurs de l'épicerie parisienne.

Nous n'affirmerons pas que Chicot professait un grand respect pour la bravoure de ses compagnons; mais, alors certainement, le proverbe dit vrai qui assure que trois poltrons ensemble ont moins peur qu'un brave tout seul.

Chicot n'eut plus peur du tout, du moment où il se trouva avec quatre poltrons; il dédaigna même de se retourner dès lors, comme il faisait auparavant, pour voir ceux qui pouvaient le suivre.

Il résulta de là qu'on atteignit sans encombre, en politiquant beaucoup, et en faisant force bravades, la ville désignée pour le souper et le coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sa chambre.

Chicot n'avait épargné, pendant ce festin, ni sa verve railleuse qui divertissait ses compagnons, ni les coups de muscat et de bourgogne qui entretenaient sa verve: on avait fait bon marché entre commerçants, c'est- à-dire entre gens libres, de Sa Majesté le roi de France et de toutes les autres majestés, fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou d'autres lieux.

Or, Chicot s'alla coucher après avoir donné, pour le lendemain, rendez- vous à ses quatre épiciers, qui l'avaient pour ainsi dire triomphalement conduit à sa chambre.

Maître Chicot se trouvait donc gardé comme un prince, dans son corridor, par les quatre voyageurs dont les quatre cellules précédaient la sienne, sise au bout du couloir, et par conséquent inexpugnable, grâce aux alliances intermédiaires.

En effet, comme à cette époque les routes étaient peu sûres, même pour ceux qui n'étaient chargés que de leurs propres affaires, chacun s'était assuré de l'appui du voisin, en cas de malencontre. Chicot, qui n'avait pas raconté ses mésaventures de la nuit précédente, avait poussé, on le comprend, à la rédaction de cet article du traité qui avait au reste été adopté à l'unanimité.

Chicot pouvait donc, sans manquer à sa prudence accoutumée, se coucher et s'endormir. Il pouvait d'autant mieux le faire qu'il avait, par renfort de prudence, visité minutieusement la chambre, poussé les verrous de sa porte et fermé les volets de sa fenêtre, la seule qu'il y eût dans l'appartement; il va sans dire qu'il avait sondé la muraille du poing, et que partout la muraille avait rendu un son satisfaisant. Mais il arriva, pendant son premier sommeil, un événement que le sphinx lui-même, ce devin par excellence, n'aurait jamais pu prévoir: c'est que le diable était en train de se mêler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin que tous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappé timidement à la porte des commis épiciers logés tous quatre ensemble, dans une sorte de galetas, au- dessus du corridor des marchands, leurs patrons. L'un d'eux ouvrit d'assez mauvaise humeur, et se trouva nez à nez avec l'hôte.

— Messieurs, leur dit ce dernier, je vois avec bien de la joie que vous vous êtes couchés tout habillés; je veux vous rendre un grand service. Vos maîtres se sont fort échauffés à table en parlant politique. 11 paraît qu'un échevin de la ville les a entendus et a rapporté leurs propos au maire; or, notre ville se pique d'être fidèle; le maire vient d'envoyer le guet qui a saisi vos patrons et les a conduits à l'Hôtel-de-Ville pour s'expliquer. La prison est bien près de l'Hôtel-de-Ville, mes garçons, gagnez au pied; vos mules vous attendent, vos patrons vous rejoindront toujours bien.

Les quatre commis bondirent comme des chevreaux, se faufilèrent dans l'escalier, sautèrent tout tremblants sur leurs mules et reprirent le chemin de Paris, après avoir chargé l'hôte d'avertir leurs maîtres de leur départ et de la direction adoptée, s'il arrivait que leurs maîtres revinssent à l'hôtellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaître les quatre garçons au coin de la rue, l'hôte s'en alla heurter, avec la même précaution, à la première porte du corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand lui cria d'une voix de Stentor:

— Qui va là?

— Silence, malheureux! répondit l'hôte: venez auprès de la porte, et marchez sur la pointe des pieds.

Le marchand obéit; mais comme c'était un homme prudent, tout en collant son oreille à la porte, il n'ouvrit pas et demanda:

— Qui êtes-vous?

— Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre hôte?

— C'est vrai; eh! mon Dieu, qu'y a-t-il?

— Il y a que vous avez à table un peu librement parlé du roi, et que le maire en a été informé par quelque espion, en sorte que le guet est venu. Heureusement que j'ai eu l'idée d'indiquer la chambre de vos commis, de sorte qu'il est occupé à arrêter là-haut vos commis au lieu de vous arrêter vous-mêmes ici.

— Oh! oh! que m'apprenez-vous? fit le marchand.

— La simple et pure vérité! Hâtez-vous de vous sauver, tandis que l'escalier est encore libre...

— Mais, mes compagnons?

— Oh! vous n'aurez pas le temps de les prévenir.

— Pauvres gens!

— Et le marchand s'habilla en toute hâte.

Pendant ce temps l'hôte, comme frappé d'une inspiration subite, cogna du doigt la cloison qui séparait le premier marchand du second.

Le second, réveillé par les mêmes paroles et la même fable, ouvrit doucement sa porte; le troisième, réveillé comme le second, appela le quatrième; et tous quatre alors, légers comme une volée d'hirondelles, disparurent en levant les bras au ciel et en marchant sur la pointe des orteils.

— Ce pauvre chaussetier, disaient-ils, c'est sur lui que tout va tomber; il est vrai que c'est lui qui en a dit le plus. Ma foi, gare à lui, car l'hôte n'a pas eu le temps de le prévenir comme nous!

En effet, maître Chicot, comme on le comprend, n'avait été prévenu de rien.

Au moment même où les marchands s'enfuyaient en le recommandant à Dieu, il dormait du plus profond sommeil.

L'hôte s'en assura en écoutant à la porte; puis il descendit dans la salle basse dont la porte soigneusement fermée s'ouvrit à son signal.

Il ôta son bonnet et entra.

La salle était occupée par six hommes armés dont l'un paraissait avoir le droit de commander aux autres.

— Eh bien? dit ce dernier.

— Eh bien, monsieur l'officier, j'ai obéi en tout point.

— Votre auberge est déserte?

— Absolument.

— La personne que nous vous avons désignée n'a pas été prévenue ni réveillée?

— Ni prévenue, ni réveillée.

— Monsieur l'hôtelier, vous savez au nom de qui nous agissons; vous savez quelle cause nous servons, car vous êtes vous-même défenseur de cette cause?

— Oui, certes, monsieur l'officier; aussi voyez-vous que j'ai sacrifié, pour obéir à mon serment, l'argent que mes hôtes eussent dépensé chez moi; mais il est dit dans ce serment: Je sacrifierai mes biens à la défense de la sainte religion catholique.

— Et ma vie!.. vous oubliez ce mot, dit l'officier d'une voix altière.

— Mon Dieu! s'écria l'hôte en joignant les mains, est-ce qu'on me demande ma vie? j'ai femme et enfants!

— On ne vous la demandera que si vous n'obéissez point aveuglément à ce qui vous sera recommandé.

— Oh! j'obéirai, soyez tranquille.

— En ce cas, allez vous coucher; fermez les portes, et, quoi que vous entendiez ou voyiez, ne sortez pas, dût votre maison brûler et s'écrouler sur votre tête. Vous voyez que votre rôle n'est pas difficile.

— Hélas! hélas! je suis ruiné, murmura l'hôte.

— On m'a chargé de vous indemniser, dît l'officier; prenez ces trente écus que voici.

— Ma maison estimée trente écus! fit piteusement l'aubergiste.

— Eh! vive Dieu! l'on ne vous cassera pas seulement une vitre, pleureur que vous êtes... Fi! les vilains champions de la sainte Ligue que nous avons là!

L'hôte partit et s'enferma comme un parlementaire prévenu du sac de la ville.

Alors l'officier commanda aux deux hommes les mieux armés de se placer sous la fenêtre de Chicot.

Lui-même, avec les trois autres, monta au logis de ce pauvre chaussetier, comme l'appelaient ses compagnons de voyage, déjà loin de la ville.

— Vous savez l'ordre? dit l'officier. S'il ouvre, s'il se laisse fouiller, si nous trouvons sur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera pas le moindre mal; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague, entendez-vous bien? pas de pistolet, pas d'arquebuse. D'ailleurs, c'est inutile, étant quatre contre un.

On était arrivé à la porte.

L'officier heurta.

— Qui va là? dit Chicot, réveillé en sursaut.

— Pardieu! dit l'officier, soyons rusé.

Vos amis les épiciers, lesquels ont quelque chose d'important à vous communiquer, dit-il.

— Oh! oh! fit Chicot, le vin d'hier vous a bien grossi la voix, mes épiciers.

— L'officier adoucit sa voix, et dans le diapason le plus insinuant:

— Mais ouvrez donc, cher compagnon et confrère.

— Ventre de biche! comme votre épicerie sent la ferraille! dit Chicot

— Ah! tu ne veux pas ouvrir! cria l'officier impatienté; alors sus! enfoncez la porte!

Chicot courut à la fenêtre, la tira à lui, et vit en bas les deux épées nues.

— Je suis pris! s'écria-t-il.

— Ah! ah! compère, dit l'officier, qui avait entendu le bruit de la fenêtre qui s'ouvrait, tu crains le saut périlleux: tu as raison. Allons, ouvre-nous, ouvre!

— Ma foi, non, dit Chicot; la porte est solide, et il me viendra du renfort quand vous ferez du bruit.

L'officier éclata de rire et ordonna aux soldats de desceller les gonds.

Chicot se mît à hurler pour appeler les marchands.

— Imbécile! dit l'officier, crois-tu que nous t'avons laissé du secours! Détrompe-toi, tu es bien seul, et par conséquent bien perdu! Allons, fais contre mauvaise fortune bon coeur... Marchez, vous autres!

Et Chicot entendît frapper trois crosses de mousquet contre la porte avec la force et la régularité de trois béliers.

— Il y a là, dit-il, trois mousquets et un officier; en bas, deux épées seulement: quinze pieds à sauter, c'est une misère. J'aime mieux les épées que les mousquets.

Et nouant son sac à sa ceinture, il monta sans hésiter sur le rebord de la fenêtre, tenant son épée à la main.

Les deux hommes demeurés en bas tenaient leur lame en l'air.

Mais Chicot avait deviné juste. Jamais un homme, fût-il Goliath, n'attendra la chute d'un homme, fût-il un pygmée, lorsque cet homme peut le tuer en se tuant.

Les soldats changèrent de tactique et se reculèrent, décidés à frapper Chicot lorsqu'il serait tombé.

C'est là que le Gascon les attendait. Il sauta, en homme habile, sur les pointes et resta accroupi. Au même instant, un des hommes lui détacha un coup de pointe voire qui eût percé une muraille.

Mais Chicot ne se donna même pas la peine de parer. Il reçut le coup en plein thorax; mais, grâce à la cotte de mailles de Gorenflot, la lame de son ennemi se brisa comme verre.

— Il est cuirassé! dit le soldat.

— Pardieu! répliqua Chicot, qui d'un revers lui avait déjà fendu la tête.

L'autre se mit à crier, ne songeant plus qu'à parer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n'était pas même de la force de Jacques Clément. Chicot l'étendit, à la seconde passe, à côté de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncée, l'officier ne vit plus, en regardant par la fenêtre, que ses deux sentinelles baignant dans leur sang.

A cinquante pas des moribonds, Chicot s'enfuyait assez tranquillement.

— C'est un démon! cria l'officier, il est à l'épreuve du fer.

— Oui, mais pas du plomb, fit un soldat en le couchant en joue.

— Malheureux! s'écria l'officier en relevant le mousquet, du bruit! tu réveillerais toute la ville: nous le trouverons demain.

— Ah! voilà, dit philosophiquement un des soldats; c'est quatre hommes qu'il eût fallu mettre en bas, et deux en haut seulement.

— Vous êtes un sot! répondit l'officier.

— Nous verrons ce que M. le duc lui dira qu'il est, à lui! grommela ce soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet à terre.

XXXVII
TROISIÈME JOURNEE DE VOYAGE

Chicot ne s'enfuyait avec cette mollesse que parce qu'il était à Étampes, c'est-à-dire dans une ville, au milieu d'une population, sous la sauvegarde d'une certaine quantité de magistrats qui, à sa première réquisition, eussent donné cours à la justice et eussent arrêté M. de Guise lui-même.

Ses assaillants comprirent admirablement leur fausse position. Aussi l'officier, on l'a vu, au risque de laisser fuir Chicot, défendit à ses soldats l'usage des armes bruyantes.

Ce fut par la même raison qu'il s'abstint de poursuivre Chicot qui eût, au premier pas qu'on eût fait sur ses traces, poussé des cris à réveiller toute la ville.

La petite troupe, réduite d'un tiers, s'enveloppa dans l'ombre, abandonnant, pour se moins compromettre, les deux morts, et en laissant leurs épées auprès d'eux pour qu'on supposât qu'ils s'étaient entretués.

Chicot chercha, mais en vain, dans le quartier, ses marchands et leurs commis.

Puis, comme il supposait bien que ceux à qui il avait eu affaire, voyant leur coup manqué, n'avaient garde de rester dans la ville, il pensa qu'il était de bonne guerre à lui d'y rester.

Il y eut plus: après avoir fait un détour et de l'angle d'une rue voisine avoir entendu s'éloigner le pas des chevaux, il eut l'audace de revenir à l'hôtellerie.

Il y trouva l'hôte qui n'avait pas encore repris son sang-froid et qui le laissa seller son cheval dans l'écurie, en le regardant avec le même ébahissement qu'il eût fait pour un fantôme.

Chicot profita de cette stupeur bienveillante pour ne pas payer sa dépense, que de son côté l'hôte se garda bien de réclamer.

Puis il alla achever sa nuit dans la grande salle d'une autre hôtellerie, au milieu de tous les buveurs, lesquels étaient bien loin de se douter que ce grand inconnu, au visage souriant et à l'air gracieux, tout en manquant d'être tué, venait de tuer deux hommes.

Le point du jour le trouva sur la route, en proie à des inquiétudes qui grandissaient d'instants en instants. Deux tentatives avaient échoué heureusement; une troisième pouvait lui être funeste.

A ce moment il eût composé avec tous les Guisards, quitte à leur conter les bourdes qu'il savait si bien inventer.

Un bouquet de bois lui donnait des appréhensions difficiles à décrire; un fossé lui faisait courir des frissons par tout le corps; une muraille un peu haute était sur le point de le faire retourner en arrière.

De temps en temps il se promettait, une fois à Orléans, d'envoyer au roi un courrier pour demander de ville en ville une escorte.

Mais comme jusqu'à Orléans la route fut déserte et parfaitement sûre, Chicot pensa qu'il aurait inutilement l'air d'un poltron, que le roi perdrait sa bonne opinion de Chicot, et qu'une escorte serait bien gênante; d'ailleurs cent fossés, cinquante haies, vingt murs, dix taillis avaient déjà été passés sans que le moindre objet suspect se fût montré sous les branches ou sur les pierres.

Mais, après Orléans, Chicot sentit ses terreurs redoubler; quatre heures approchaient, c'est-à-dire le soir. La route était fourrée comme un bois, elle montait comme une échelle; le voyageur, se détachant sur le chemin grisâtre, apparaissait pareil au More d'une cible, à quiconque se fût senti le désir de lui envoyer une balle d'arquebuse.

Tout à coup Chicot entendit au loin un certain bruit semblable au roulement que font sur la terre sèche les chevaux qui galopent.

Il se retourna, et au bas de la côte dont il avait atteint la moitié, il vit des cavaliers montant à toute bride.

Il les compta; ils étaient sept.

Quatre avaient des mousquets sur l'épaule.

Le soleil couchant tirait de chaque canon un long éclat d'un rouge de sang.

Les chevaux de ces cavaliers gagnaient beaucoup sur le cheval de Chicot. Chicot d'ailleurs ne se souciait pas d'engager une lutte de rapidité dont le résultat eût été de diminuer ses ressources en cas d'attaque.

Il fit seulement marcher son cheval en zig-zags, pour enlever aux arquebusiers la fixité du point de mire.

Ce n'était point sans une profonde intelligence de l'arquebuse en général, et des arquebusiers en particulier, que Chicot employait cette manoeuvre; car au moment où les cavaliers se trouvaient à cinquante pas de lui, il fut salué par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelle tiraient les cavaliers, passèrent droit au-dessus de sa tête.

Chicot s'attendait, comme on l'a vu, à ces quatre coups d'arquebuse; aussi avait-il fait son plan d'avance. En entendant siffler les balles, il abandonna les rênes et se laissa glisser à bas de son cheval. Il avait eu la précaution de tirer son épée du fourreau, et tenait à la main gauche une dague tranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.

Il tomba donc, disons-nous, et cela, de telle façon que ses jambes fussent des ressorts pliés, mais prêts à se détendre; en même temps, grâce à la position ménagée dans la chute, sa tête se trouvait garantie par le poitrail de son cheval.

Un cri de joie partit du groupe des cavaliers qui, en voyant tomber Chicot, crut Chicot mort.

— Je vous le disais bien, imbécile, dit en accourant au galop un homme masqué; vous avez tout manqué, parce qu'on n'a pas suivi mes ordres à la lettre. Cette fois le voici à bas: mort ou vif, qu'on le fouille, et s'il bouge qu'on l'achève.

— Oui, monsieur, répliqua respectueusement un des hommes de la foule.

Et chacun mit pied à terre, à l'exception d'un soldat qui réunit toutes les brides et garda tous les chevaux.

Chicot n'était pas précisément un homme pieux; mais, dans un pareil moment, il songea qu'il y a un Dieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et qu'avant cinq minutes peut-être le pécheur serait devant son juge.

Il marmotta quelque sombre et fervente prière qui fut certainement entendue là-haut.

Deux hommes s'approchèrent de Chicot; tous deux avaient l'épée à la main.

On voyait bien que Chicot n'était pas mort, à la façon dont il gémissait.

Comme il ne bougeait pas et ne s'apprêtait en rien à se défendre, le plus zélé des deux eut l'imprudence de s'approcher à portée de la main gauche; aussitôt la dague poussée comme par un ressort, entra dans sa gorge où la coquille s'imprima comme sur de la cire molle. En même temps la moitié de l'épée que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reins du second cavalier qui voulait fuir.

— Tudieu! cria le chef, il y a trahison: chargez les arquebuses; le drôle est bien vivant encore.

— Certes oui, je suis encore vivant, dit Chicot dont les yeux lancèrent des éclairs; et, prompt comme la pensée, il se jeta sur le cavalier chef, lui portant la pointe au masque.

Mais déjà deux soldats le tenaient enveloppé: il se retourna, ouvrit une cuisse d'un large coup d'épée et fut dégagé.

— Enfants! enfants! cria le chef, les arquebuses, mordieu!

— Avant que les arquebuses soient prêtes, dit Chicot, je t'aurai ouvert les entrailles, brigand, et j'aurai coupé les cordons de ton masque, afin que je sache qui tu es.

— Tenez ferme, monsieur, tenez ferme et je vous garderai, dit une voix qui fit à Chicot l'effet de descendre du ciel.

C'était la voix d'un beau jeune homme, monté sur un bon cheval noir. Il avait deux pistolets à la main, et criait à Chicot:

— Baissez-vous, baissez-vous morbleu! mais baissez-vous donc.

Chicot obéit.

Un coup de pistolet partit, et un homme roula aux pieds de Chicot, en laissant échapper son épée.

Cependant les chevaux se battaient; les trois cavaliers survivants voulaient reprendre les étriers, et n'y parvenaient pas; le jeune homme tira, au milieu de cette mêlée, un second coup de pistolet qui abattit encore un homme.

— Deux à deux, dit Chicot; généreux sauveur, prenez le vôtre, voici le mien.

Et il fondit sur le cavalier masqué, qui, frémissant de rage ou de peur, lui tint tête cependant comme un homme exercé au maniement des armes.

De son côté le jeune homme avait saisi à bras le corps son ennemi, l'avait terrassé sans même mettre l'épée à la main, et le garrottait avec son ceinturon, comme une brebis à l'abattoir.

Chicot, en se voyant en face d'un seul adversaire, reprenait son sang- froid et par conséquent sa supériorité.

Il poussa rudement son ennemi, qui était doué d'une corpulence assez ample, l'accula au fossé de la route, et, sur une feinte de seconde, lui porta un coup de pointe au milieu des côtes.

L'homme tomba.

Chicot mit le pied sur l'épée du vaincu pour qu'il ne pût la ressaisir, et de son poignard coupant les cordons du masque:

— Monsieur de Mayenne!.. dit-il; ventre de biche! je m'en doutais.

Le duc ne répondit pas; il était évanoui, moitié de la perte de son sang, moitié du poids de la chute.

Chicot se gratta le nez, selon son habitude lorsqu'il avait à faire quelque acte de haute gravité; puis, après la réflexion d'une demi-minute, il retroussa sa manche, prit sa large dague, et s'approcha du duc pour lui trancher purement et simplement la tête.

Mais alors il sentit un bras de fer qui étreignait le sien, et entendit une voix qui lui disait:

— Tout beau, monsieur! on ne tue pas un ennemi à terre.

— Jeune homme, répondit Chicot, vous m'avez sauvé la vie, c'est vrai: je vous en remercie de tout mon coeur; mais acceptez une petite leçon fort utile en ces temps de dégradation morale où nous vivons. Quand un homme a subi en trois jours trois attaques, lorsqu'il a couru trois fois risque de la vie, lorsqu'il est tout chaud encore du sang d'ennemis qui lui ont tiré de loin, sans provocation aucune de sa part, quatre coups d'arquebuse, comme ils eussent fait à un loup enragé, alors, jeune homme, ce vaillant, permettez moi de le dire, peut hardiment faire ce que je vais faire.

Et Chicot reprit le cou de son ennemi pour achever son opération.

Mais cette fois encore le jeune homme l'arrêta.

— Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il, tant que je serai là du moins. On ne verse pas ainsi tout entier un sang comme celui qui sort de la blessure que vous avez déjà faite.

— Bah! dit Chicot avec surprise, vous connaissez ce misérable?

— Ce misérable est M. le duc de Mayenne, prince égal en grandeur à bien des rois.

— Raison de plus, dit Chicot d'une voix sombre... Mais vous, qui êtes- vous?

— Je suis celui qui vous a sauvé la vie, monsieur, répondit froidement le jeune homme.

— Et qui, vers Charenton, m'a, si je ne me trompe, remis une lettre du roi, voici tantôt trois jours.

— Précisément.

— Alors vous êtes au service du roi, monsieur?

— J'ai cet honneur, répondit le jeune homme en s'inclinant.

— Et, étant au service du roi, vous ménagez M. de Mayenne: mordieu! monsieur, permettez-moi de vous le dire, ce n'est pas d'un bon serviteur.

— Je crois, au contraire, que c'est moi qui suis le bon serviteur du roi en ce moment.

— Peut-être, fit tristement Chicot, peut-être; mais ce n'est pas le moment de philosopher. Comment vous nomme-t-on?

— Ernauton de Carmainges, monsieur.

— Eh bien! monsieur Ernauton, qu'allons-nous faire de cette charogne égale en grandeur à tous les rois de la terre? car, moi, je tire au large, je vous en avertis.

— Je veillerai sur M. de Mayenne, monsieur.

— Et le compagnon qui écoute là-bas, qu'en faites-vous?

— Le pauvre diable n'entend rien; je l'ai serré trop fort, à ce que je pense, et il s'est évanoui.

— Allons, monsieur de Carmainges, vous avez sauvé ma vie aujourd'hui, mais vous la compromettez furieusement pour plus tard.

— Je fais mon devoir aujourd'hui, Dieu pourvoira au futur.

— Qu'il soit donc fait ainsi que vous le désirez. D'ailleurs, je répugne à tuer cet homme sans défense, quoique cet homme soit mon plus cruel ennemi. Ainsi donc, adieu, monsieur.

Et Chicot serra la main d'Ernauton.

— Il a peut-être raison, se dit-il en s'éloignant pour reprendre son cheval; puis revenant sur ses pas:

— Au fait, dit-il, vous avez là sept bons chevaux: je crois en avoir gagné quatre pour ma part; aidez-moi donc à en choisir... Vous y connaissez-vous?

— Prenez le mien, répondit Ernauton, je sais ce qu'il peut faire.

— Oh! c'est trop de générosité, gardez-le pour vous.

— Non, je n'ai pas autant besoin que vous de marcher vite.

Chicot ne se fit pas prier; il enfourcha le cheval d'Ernauton et disparut.