Kitabı oku: «A se tordre»
Alphonse Allais
À se tordre
UN PHILOSOPHE
Je m’étais pris d’une profonde sympathie pour ce grand flemmard de gabelou que me semblait l’image même de la douane, non pas de la douane tracassière des frontières terriennes, mais de la bonne douane flâneuse et contemplative des falaises et des grèves.
Son nom était Pascal ; or, il aurait dû s’appeler Baptiste, tant il apportait de douce quiétude à accomplir tous les actes de sa vie.
Et c’était plaisir de le voir, les mains derrière le dos, traîner lentement ses trois heures de faction sur les quais, de préférence ceux où ne s’amarraient que des barques hors d’usage et des yachts désarmés.
Aussitôt son service terminé, vite Pascal abandonnait son pantalon bleu et sa tunique verte pour enfiler une cotte de toile et une longue blouse à laquelle des coups de soleil sans nombre et des averses diluviennes (peut-être même antédiluviennes) avaient donné ce ton spécial qu’on ne trouve que sur le dos des pêcheurs à la ligne. Car Pascal pêchait à la ligne, comme feu monseigneur le prince de Ligne lui-même.
Pas un homme comme lui pour connaître les bons coins dans les bassins et appâter judicieusement, avec du ver de terre, de la crevette cuite, de la crevette crue ou toute autre nourriture traîtresse.
Obligeant, avec cela, et ne refusant jamais ses conseils aux débutants. Aussi avions-nous lié rapidement connaissance tous deux.
Une chose m’intriguait chez lui c’était l’espèce de petite classe qu’il traînait chaque jour à ses côtés trois garçons et deux filles, tous différents de visage et d’âge.
Ses enfants ? Non, car le plus petit air de famille ne se remarquait sur leur physionomie. Alors, sans doute, des petits voisins.
Pascal installait les cinq mômes avec une grande sollicitude, le plus jeune tout près de lui, l’aîné à l’autre bout.
Et tout ce petit monde se mettait à pêcher comme des hommes, avec un sérieux si comique que je ne pouvais les regarder sans rire.
Ce qui m’amusait beaucoup aussi, c’est la façon dont Pascal désignait chacun des gosses.
Au lieu de leur donner leur nom de baptême, comme cela se pratique généralement, Eugène, Victor ou Émile, il leur attribuait une profession ou une nationalité.
Il y avait le Sous-inspecteur, la Norvégienne, le Courtier, l’Assureur, et Monsieur l’abbé.
Le Sous-inspecteur était l’aîné, et Monsieur l’abbé le plus petit.
Les enfants, d’ailleurs, semblaient habitués à ces désignations, et quand Pascal disait : « Sous-inspecteur, va me chercher quatre sous de tabac », le Sous-inspecteur se levait gravement et accomplissait sa mission sans le moindre étonnement.
Un jour, me promenant sur la grève, je rencontrai mon ami Pascal en faction, les bras croisés, la carabine en bandoulière, et contemplant mélancoliquement le soleil tout prêt à se coucher, là-bas, dans la mer.
– Un joli spectacle, Pascal !
– Superbe ! on ne s’en lasserait jamais.
– Seriez-vous poète ?
– Ma foi ! non ; je ne suis qu’un simple gabelou, mais ça n’empêche pas d’admirer la nature.
Brave Pascal ! Nous causâmes longuement et j’appris enfin l’origine des appellations bizarres dont il affublait ses jeunes camarades de pêche.
– Quand j’ai épousé ma femme, elle était bonne chez le sous-inspecteur des douanes. C’est même lui qui m’a engagé à l’épouser. Il savait bien ce qu’il faisait, le bougre, car six mois après elle accouchait de notre aîné, celui que j’appelle le Sous-inspecteur, comme de juste. L’année suivante, ma femme avait une petite fille qui ressemblait tellement à un grand jeune homme norvégien dont elle faisait le ménage, que je n’eus pas une minute de doute. Celle-là, c’est la Norvégienne. Et puis, tous les ans, ça a continué. Non pas que ma femme soit plus dévergondée qu’une autre, mais elle a trop bon cœur. Des natures comme ça, ça ne sait pas refuser. Bref, j’ai sept enfants, et il n’y a que le dernier qui soit de moi.
– Et celui-là, vous l’appelez le Douanier, je suppose ?
– Non, je l’appelle le Cocu, c’est plus gentil.
L’hiver arrivait ; je dus quitter Houlbec, non sans faire de touchants adieux à mon ami Pascal et à tous ses petits fonctionnaires. Je leur offris même de menus cadeaux qui les comblèrent de joie.
L’année suivante, je revins à Houlbec pour y passer l’été.
Le jour même de mon arrivée, je rencontrais la Norvégienne, en train de faire des commissions.
Ce qu’elle était devenue jolie, cette petite Norvégienne !
Avec ses grands yeux verts de mer et ses cheveux d’or pâle, elle semblait une de ces fées blondes des légendes scandinaves. Elle me reconnut et courut à moi.
Je l’embrassai :
– Bonjour, Norvégienne, comment vas-tu ?
– Ça va bien, monsieur, je vous remercie.
– Et ton papa ?
– Il va bien, monsieur, je vous remercie.
– Et ta maman, ta petite sœur, tes petits frères ?
– Tout le monde va bien, monsieur, je vous remercie. Le Cocu a eu la rougeole cet hiver, mais il est tout à fait guéri maintenant… et puis, la semaine dernière, maman a accouché d’un petit Juge de paix.
FERDINAND
Les bêtes ont-elles une âme ? Pourquoi n’en auraient-elles pas ? J’ai rencontré, dans la vie, une quantité considérable d’hommes, dont quelques femmes, bêtes comme des oies, et plusieurs animaux pas beaucoup plus idiots que bien des électeurs.
Et même – je ne dis pas que le cas soit très fréquent – j’ai personnellement connu un canard qui avait du génie.
Ce canard, nommé Ferdinand, en l’honneur du grand Français, était né dans la cour de mon parrain, le marquis de Belveau, président du comité d’organisation de la Société générale d’affichage dans les tunnels.
C’est dans la propriété de mon parrain que je passais toutes mes vacances, mes parents exerçant une industrie insalubre dans un milieu confiné.
(Mes parents – j’aime mieux le dire tout de suite, pour qu’on ne les accuse pas d’indifférence à mon égard – avaient établi une raffinerie de phosphore dans un appartement du cinquième étage, rue des Blancs-Manteaux, composé d’une chambre, d’une cuisine et d’un petit cabinet de débarras, servant de salon.)
Un véritable éden, la propriété de mon parrain ! Mais c’est surtout la basse-cour où je me plaisais le mieux, probablement parce que c’était l’endroit le plus sale du domaine.
Il y avait là, vivant dans une touchante fraternité, un cochon adulte, des lapins de tout âge, des volailles polychromes et des canards à se mettre à genoux devant, tant leur ramage valait leur plumage.
Là, je connus Ferdinand, qui, à cette époque, était un jeune canard dans les deux ou trois mois. Ferdinand et moi, nous nous plûmes rapidement.
Dès que j’arrivais, c’étaient des coincoins de bon accueil, des frémissements d’ailes, toute une bruyante manifestation d’amitié qui m’allait droit au cœur.
Aussi l’idée de la fin prochaine de Ferdinand me glaçait-elle le cœur de désespoir.
Ferdinand était fixé sur sa destinée, conscius sui fati. Quand on lui apportait dans sa nourriture des épluchures de navets ou des cosses de petits pois, un rictus amer crispait les commissures de son bec, et comme un nuage de mort voilait d’avance ses petits yeux jaunes.
Heureusement que Ferdinand n’était pas un canard à se laisser mettre à la broche comme un simple dindon : « Puisque je ne suis pas le plus fort, se disait-il, je serai le plus malin », et il mit tout en œuvre pour ne connaître jamais les hautes températures de la rôtissoire ou de la casserole.
Il avait remarqué le manège qu’exécutait la cuisinière, chaque fois qu’elle avait besoin d’un sujet de la basse-cour. La cruelle fille saisissait l’animal, le soupesait, le palpait soigneusement, pelotage suprême !
Ferdinand se jura de ne point engraisser et il se tint parole.
Il mangea fort peu, jamais de féculents, évita de boire pendant ses repas, ainsi que le recommandent les meilleurs médecins. Beaucoup d’exercice.
Ce traitement ne suffisant pas, Ferdinand, aidé par son instinct et de rares aptitudes aux sciences naturelles, pénétrait de nuit dans le jardin et absorbait les plantes les plus purgatives, les racines les plus drastiques.
Pendant quelque temps, ses efforts furent couronnés de succès, mais son pauvre corps de canard s’habitua à ces drogues, et mon infortuné Ferdinand regagna vite le poids perdu.
Il essaya des plantes vénéneuses à petites doses, et suça quelques feuilles d’un datura stramonium qui jouait dans les massifs de mon parrain un rôle épineux et décoratif.
Ferdinand fut malade comme un fort cheval et faillit y passer.
L’électricité s’offrit à son âme ingénieuse, et je le surpris souvent, les yeux levés vers les fils télégraphiques qui rayaient l’azur, juste au-dessus de la basse-cour ; mais ses pauvres ailes atrophiées refusèrent de le monter si haut.
Un jour, la cuisinière, impatientée de cette étisie incoercible, empoigna Ferdinand, lui lia les pattes en murmurant : « Bah ! à la casserole, avec une bonne platée de petits pois ! … »
La place me manque pour peindre ma consternation.
Ferdinand n’avait plus qu’une seule aurore à voir luire.
Dans la nuit je me levai pour porter à mon ami le suprême adieu, et voici le spectacle qui s’offrit à mes yeux :
Ferdinand, les pattes encore liées, s’était traîné jusqu’au seuil de la cuisine. D’un mouvement énergique de friction alternative, il aiguisait son bec sur la marche de granit. Puis, d’un coup sec, il coupa la ficelle qui l’entravait et se retrouva debout sur ses pattes un peu engourdies.
Tout à fait rassuré, je regagnai doucement ma chambre et m’endormis profondément.
Au matin, vous ne pouvez pas vous faire une idée des cris remplissant la maison. La cuisinière, dans un langage malveillant, trivial et tumultueux, annonçait à tous, la fuite de Ferdinand.
– Madame ! Madame ! Ferdinand qui a fichu le camp !
Cinq minutes après, une nouvelle découverte la jeta hors d’elle-même :
– Madame ! Madame ! Imaginez-vous qu’avant de partir, ce cochon-là a boulotté tous les petits pois qu’on devait lui mettre avec !
Je reconnaissais bien, à ce trait, mon vieux Ferdinand.
Qu’a-t-il pu devenir, par la suite ?
Peut-être a-t-il appliqué au mal les merveilleuses facultés dont la nature, alma parens, s’était plu à le gratifier.
Qu’importe ? Le souvenir de Ferdinand me restera toujours comme celui d’un rude lapin.
Et à vous aussi, j’espère !
MŒURS DE CE TEMPS-CI
À la fois très travailleur et très bohème, il partage son temps entre l’atelier et la brasserie, entre son vaste atelier du boulevard Clichy et les gais cabarets de Montmartre.
Aussi sa mondanité est-elle restée des plus embryonnaires.
Dernièrement, il a eu un portrait à faire, le portrait d’une dame, d’une bien grande dame, une haute baronne de la finance doublée d’une Parisienne exquise.
Et il s’en est admirablement tiré.
Elle est venue sur la toile comme elle est dans la vie, c’est-à-dire charmante et savoureuse avec ce je ne sais quoi d’éperdu.
Au prochain Salon, après avoir consulté un décevant livret, chacun murmurera, un peu troublé : « Je voudrais bien savoir quelle est cette baronne. »
Et elle a été si contente de son portrait qu’elle a donné en l’honneur de son peintre un dîner, un grand dîner.
Au commencement du repas, il a bien été un peu gêné dans sa redingote inaccoutumée, mais il s’est remis peu à peu.
Au dessert, s’il avait eu sa pipe, sa bonne pipe, il aurait été tout fait heureux.
On a servi le café dans la serre, une merveille de serre où l’industrie le l’Orient semble avoir donné rendez-vous à la nature des Tropiques.
Il est tout à fait à son aise maintenant, et il lâche les brides à ses plus joyeux paradoxes que les convives écoutent gravement, avec un rien d’ahurissement.
Puis tout en causant, pendant que la baronne remplit son verre d’un infiniment vieux cognac, il saisit les soucoupes de ses voisins et les dispose en pile devant lui.
Et comme la baronne contemple ce manège, non sans étonnement, il lui dit, très gracieux :
– Laissez, baronne, c’est ma tournée.
EN BORDÉE
Le jeune et brillant maréchal des logis d’artillerie Raoul de Montcocasse est radieux. On vient de le charger d’une mission qui, tout en flattant son amour-propre de sous-officier, lui assure pour le lendemain une de ces bonnes journées qui comptent dans l’existence d’un canonnier.
Il s’agit d’aller à Saint-Cloud avec trois hommes prendre possession d’une pièce d’artillerie et de la ramener au fort de Vincennes.
Rassurez-vous, lecteurs pitoyables, cette histoire se passe en temps de paix et, durant toute cette page, notre ami Raoul ne courra pas de sérieux dangers.
Dès l’aube, tout le monde était prêt, et la petite cavalcade se mettait en route. Un temps superbe !
– Jolie journée ! fit Raoul en caressant l’encolure de son cheval.
En disant jolie journée, Raoul ne croyait pas si bien dire, car pour une jolie journée, ce fut une jolie journée.
On arriva à Saint-Cloud sans encombre, mais avec un appétit ! Un appétit d’artilleur qui rêve que ses obus sont en mortadelle !
Très en fonds ce jour-là, Raoul offrit à ses hommes un plantureux déjeuner à la Caboche verte. Tout en fumant un bon cigare, on prit un bon café et un bon pousse-café, suivi lui-même de quelques autres bons pousse-café, et on était très rouge quand on songea à se faire livrer la pièce en question.
– Ne nous mettons pas en retard, remarqua Raoul.
Je crois avoir observé plus haut qu’il faisait une jolie journée ; or une jolie journée ne va pas sans un peu de chaleur, et la chaleur est bien connue pour donner soif à la troupe en général, et particulièrement à l’artillerie, qui est une arme d’élite.
Heureusement, la Providence, qui veille à tout, a saupoudré les bords de la Seine d’un nombre appréciable de joyeux mastroquets, humecteurs jamais las des gosiers desséchés.
Raoul et ses hommes absorbèrent des flots de ce petit argenteuil qui vous évoque bien mieux l’idée du saphir que du rubis, et qui vous entre dans l’estomac comme un tire-bouchon.
On arrivait aux fortifications.
– Pas de blagues, maintenant ! commande Montcocasse plein de dignité, nous voilà en ville.
Et les artilleurs, subitement envahis par le sentiment du devoir, s’appliquèrent à prendre des attitudes décoratives, en rapport avec la mission qu’ils accomplissaient.
Le canon lui-même, une bonne pièce de Bange de 90, sembla redoubler de gravité.
À la hauteur du pont Royal, Raoul se souvint qu’il avait tout près, dans le faubourg Saint-germain, une brave tante qu’il avait désolée par ses jeunes débordements.
– C’est le moment, se dit-il, de lui montrer que je suis arrivé à quelque chose.
Au grand galop, avec l’épouvantable tumulte de bronze sur les pavés de la rue de l’Université, on arriva devant le vieil hôtel de la douairière de Montcocasse.
Tout le monde était aux fenêtres, la douairière comme les autres.
Raoul fit caracoler son cheval, mit le sabre au clair, et, saisissant son képi comme il eût fait de quelque feutre empanaché, il salua sa tante ahurie – tels les preux, sans ancêtres – et disparut, lui, ses hommes et son canon, comme en rêve.
La petite troupe, toujours au galop, enfila la rue de Vaugirard, et l’on se trouva bientôt à l’Odéon.
Justement, il y avait un encombrement. Un omnibus Panthéon – Place Courcelles jonchait le sol, un essieu brisé.
Toutes les petites femmes de la Brasserie Médicis étaient sur la porte, ravies de l’accident.
Raoul, qui avait été l’un de leurs meilleurs clients, fut reconnu tout de suite :
– Raoul ! ohé Raoul ! Descends donc de ton cheval, hé feignant !
Sans être pour cela un feignant, Raoul descendit de son cheval, et ne crut pas devoir passer si près du Médicis sans offrir une tournée à ces dames.
Avec la solidarité charmante des dames du Quartier latin, Nana conseilla fortement à Raoul d’aller voir Camille, au Furet. Ça lui ferait bien plaisir.
Effectivement, cela fit grand plaisir à Camille de voir son ami Raoul en si bel attirail.
– Va donc dire bonjour à Palmyre, au Coucou. Ça lui fera bien plaisir.
On alla dire bonjour à Palmyre, laquelle envoya Raoul dire bonjour à Renée, au Pantagruel.
Docile et tapageur, le bon canon suivait l’orgie, l’air un peu étonné du rôle insolite qu’on le forçait à jouer.
Les petites femmes se faisaient expliquer le mécanisme de l’engin meurtrier, et même Blanche, du D’Harcourt, eut à ce propos une réflexion que devraient bien méditer les monarques belliqueux :
– Faut-il que les hommes soient bêtes de fabriquer des machines comme ça, pour se tuer… comme si on ne claquait pas assez vite tout seul !
De bocks en fines champagnes, de fines champagnes en absinthes anisettes, d’absinthes en bitters, on arriva tout doucement à sept heures du soir.
Il était trop tard pour rentrer. On dîna au Quartier latin, et on y passa la soirée.
Les sergents de ville commençaient à s’inquiéter de ce bruyant canon et de ces chevaux fumants qu’on rencontrait dans toutes les rues à des allures inquiétantes.
Mais que voulez-vous que la police fasse contre l’artillerie ?
Au petit jour, Raoul, ses hommes et son canon faisaient une entrée modeste dans le fort de Vincennes.
Au risque d’affliger le lecteur sensible, j’ajouterai que le pauvre Raoul fut cassé de son grade et condamné à quelques semaines de prison.
À la suite de cette aventure, complètement dégoûté de l’artillerie, il obtint de passer dans un régiment de spahis, dont il devint tout de suite le plus brillant ornement.
UN MOYEN COMME UN AUTRE
– Il y avait une fois un oncle et un neveu.
– Lequel qu’était l’oncle ?
– Comment, lequel ? C’était le plus gros, parbleu !
– C’est donc gros, les oncles ?
– Souvent.
– Pourtant, mon oncle Henri n’est pas gros.
– Ton oncle Henri n’est pas gros parce qu’il est artiste.
– C’est donc pas gros, les artistes ?
– Tu m’embêtes… Si tu m’interromps tout le temps, je ne pourrai pas continuer mon histoire.
– Je ne vais plus t’interrompre, va.
– Il y avait une fois un oncle et un neveu. L’oncle était très riche, très riche…
– Combien qu’il avait d’argent ?
– Dix-sept cents milliards de rente, et puis des maisons, des voitures, des campagnes…
– Et des chevaux ?
– Parbleu ! puisqu’il avait des voitures.
– Des bateaux ? Est-ce qu’il avait des bateaux ?
– Oui, quatorze.
– À vapeur ?
– Il y en avait trois à vapeur, les autres étaient à voiles.
– Et son neveu, est-ce qu’il allait sur les bateaux ?
– Fiche-moi la paix ! Tu m’empêches de te raconter l’histoire.
– Raconte-la, va, je ne vais plus t’empêcher.
– Le neveu, lui, n’avait pas le sou, et ça l’embêtait énormément…
– Pourquoi que son oncle lui en donnait pas ?
– Parce que son oncle était un vieil avare qui aimait garder tout son argent pour lui. Seulement, comme le neveu était le seul héritier du bonhomme…
– Qu’est-ce que c’est héritier ?
– Ce sont les gens qui vous prennent votre argent, vos meubles, tout ce que vous avez, quand vous êtes mort…
– Alors, pourquoi qu’il ne tuait pas son oncle, le neveu ?
– Eh bien ! tu es joli, toi ! Il ne tuait pas son oncle parce qu’il ne faut pas tuer son oncle, dans aucune circonstance, même pour en hériter.
– Pourquoi qu’il ne faut pas tuer son oncle ?
– À cause des gendarmes.
– Mais si les gendarmes le savent pas ?
– Les gendarmes le savent toujours, le concierge va les prévenir. Et puis, du reste, tu vas voir que le neveu a été plus malin que ça. Il avait remarqué que son oncle, après chaque repas, était rouge…
– Peut-être qu’il était saoul.
– Non, c’était son tempérament comme ça. Il était apoplectique…
– Qu’est-ce que c’est apoplectique ?
– Apoplectique… Ce sont des gens qui ont le sang à la tête et qui peuvent mourir d’une forte émotion…
– Moi, je suis-t-y apoplectique ?
– Non, et tu ne le seras jamais. Tu n’as pas une nature à ça. Alors le neveu avait remarqué que surtout les grandes rigolades rendaient son oncle malade, et même une fois il avait failli mourir à la suite d’un éclat de rire trop prolongé.
– Ça fait donc mourir, de rire ?
– Oui, quand on est apoplectique… Un beau jour, voilà le neveu qui arrive chez son oncle, juste au moment où il sortait de table. Jamais il n’avait si bien dîné. Il était rouge comme un coq et soufflait comme un phoque…
– Comme les phoques du Jardin d’Acclimatation ?
– Ce ne sont pas des phoques, d’abord, ce sont des otaries. Le neveu se dit : « Voilà le bon moment », et il se met à raconter une histoire drôle, drôle…
– Raconte-la-moi, dis ?
– Attends un instant, je vais te la dire à la fin… L’oncle écoutait l’histoire, et il riait à se tordre, si bien qu’il était mort de rire avant que l’histoire fût complètement terminée.
– Quelle histoire donc qu’il lui a racontée ?
– Attends une minute… Alors, quand l’oncle a été mort, on l’a enterré, et le neveu a hérité.
– Il a pris aussi les bateaux ?
– Il a tout pris, puisqu’il était son seul héritier.
– Mais quelle histoire qu’il lui avait racontée, à son oncle ?
– Eh bien ! celle que je viens de te raconter.
– Laquelle ?
– Celle de l’oncle et du neveu.
– Fumiste, va !
– Et toi, donc