Kitabı oku: «Le petit chose», sayfa 10
IV. LA DISCUSSION DU BUDGET
Ce jour-là plus d'un Parisien a dû dire en rentrant chez lui, le soir, pour se mettre à table : «Quel singulier petit bonhomme j'ai rencontré aujourd'hui !» Le fait est qu'avec ses cheveux trop longs, son pantalon trop court, ses caoutchoucs, ses bas bleus, son bouquet départemental et cette solennité de démarche particulière à tous les êtres trop petits, le petit Chose devait être tout à fait comique.
C'était justement une journée de la fin de l'hiver, une de ces journées tièdes et lumineuses, qui à Paris, souvent sont plus le printemps que le printemps lui-même. Il y avait beaucoup de monde dehors. Un peu étourdi par le va-et-vient bruyant de la rue, j'allais devant moi, timide, et le long des murs. On me bousculait, je disais « pardon ! » et je devenais tout rouge. Aussi je me gardais bien de m'arrêter devant les magasins et, pour rien au monde, je n'aurais demandé ma route. Je prenais une rue, puis une autre, toujours tout droit. On me regardait.
Cela me gênait beaucoup. Il y avait des gens qui se retournaient sur mes talons et des yeux qui riaient en passant près de moi ; une fois j'entendis une femme dire à une autre : « Regarde donc celui-là. » Cela me fit broncher… Ce qui m'embarrassait beaucoup aussi, c'était l'œil inquisiteur des sergents de ville. À tous les coins de rue, ce diable d'œil silencieux se braquait sur moi curieusement ; et quand j'avais passé, je le sentais encore qui me suivait de loin et me brûlait le dos. Au fond, j'étais un peu inquiet.
Je marchai ainsi près d'une heure, jusqu'à un grand boulevard planté d'arbres grêles. Il y avait là tant de bruit, tant de gens, tant de voitures, que je m'arrêtai presque effrayé.
« Comment me tirer d'ici ? pensai-je en moi-même.
« Comment rentrer à la maison ? Si je demande le clocher de Saint-Germain-des-Prés, on se moquera de moi. J'aurai l'air d'une cloche égarée qui revient de Rome, le jour de Pâques. » Alors, pour me donner le temps de prendre un parti, je m'arrêtai devant les affiches de théâtre, de l'air affairé d'un homme qui fait son menu de spectacles pour le soir. Malheureusement les affiches, fort intéressantes d'ailleurs, ne donnaient pas le moindre renseignement sur le clocher de Saint-Germain, et je risquais fort de rester là jusqu'au grand coup de trompette du jugement dernier, quand soudain ma mère Jacques parut à mes côtés. Il était aussi étonné que moi.
« Comment ! c'est toi, Daniel ! Que fais-tu là, bon Dieu ? » Je répondis d'un petit air négligent :
« Tu vois ! je me promène. » Ce bon garçon de Jacques me regardait avec admiration :
« C'est qu'il est déjà Parisien, vraiment ! » Au fond, j'étais bien heureux de l'avoir, et je m'accrochai à son bras avec une joie d'enfant, comme à Lyon, quand M. Eyssette père était venu nous chercher sur le bateau.
« Quelle chance que nous nous soyons rencontrés ! me dit Jacques. Mon marquis a une extinction de voix, et comme, heureusement, on ne peut pas dicter par gestes, il m'a donné congé jusqu'à demain… Nous allons en profiter pour faire une grande promenade… » Là-dessus, il m'entraîne ; et nous voilà partis dans Paris, bien serrés l'un contre l'autre et tout fiers de marcher ensemble. Maintenant que mon frère est près de moi, la rue ne me fait plus peur. Je vais la tête haute, avec un aplomb de trompette aux zouaves, et gare au premier qui rira ! Pourtant une chose m'inquiète. Jacques, chemin faisant, me regarde à plusieurs reprises d'un air piteux. Je n'ose lui demander pourquoi. « Sais-tu qu'ils sont très gentils tes caoutchoucs ? me dit-il au bout d'un moment.
– N'est-ce pas, Jacques ? – Oui, ma foi ! très gentils… » Puis, en souriant, il ajoute : « C'est égal, quand je serai riche, je t'achèterai une paire de bons souliers pour mettre dedans. » Pauvre cher Jacques ! il a dit cela sans malice ; mais il n'en faut pas plus pour me décontenancer.
Voilà toutes mes hontes revenues. Sur ce grand boulevard ruisselant de clair soleil, je me sens ridicule avec mes caoutchoucs, et quoi que Jacques puisse me dire d'aimable en faveur de ma chaussure, je veux rentrer sur-le-champ. Nous rentrons. On s'installe au coin du feu, et le reste de la journée se passe gaiement à bavarder ensemble comme deux moineaux de gouttière… Vers le soir, on frappe à notre porte. C'est un domestique du marquis avec ma malle.
«Très bien ! dit ma mère Jacques. Nous allons inspecter un peu ta garde-robe. » Pécaire ! ma garde robe !…
L'inspection commence. Il faut voir notre mine piteusement comique en faisant ce maigre inventaire.
Jacques, à genoux devant la malle, tire les objets l'un après l'autre et les annonce à mesure.
« Un dictionnaire… une cravate… un autre dictionnaire… Tiens ! une pipe… tu fumes donc !… Encore une pipe… Bonté divine ! que de pipes ! Si tu avais seulement autant de chaussettes… Et ce gros livre, qu'est-ce que c'est ?… Oh ! oh !… Cahier de punitions.. Boucoyran, 500 lignes… Soubeyrol, 400 lignes… Boucoyran, 500 lignes… Boucoyran… Boucoyran…
« Sapristi ! tu ne le ménageais pas, le nommé Boucoyran… C'est égal, deux ou trois douzaines de chemises feraient bien mieux notre affaire. »
À cet endroit de l'inventaire, ma mère Jacques pousse un cri de surprise…
« Miséricorde ! Daniel… Qu'est-ce que je vois ? Des vers ! ce sont des vers… Tu en fais donc toujours ?…
« Cachottier, va ! pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé dans tes lettres ? Tu sais bien pourtant que je ne suis pas un profane… J'ai fait des poèmes, moi aussi, dans le temps… Souviens-toi de Religion ! Religion !
« Poème en douze chants !… Ça, monsieur le lyrique voyons un peu tes poésies !…
– Oh ! non, Jacques, je t'en prie. Cela n'en vaut pas la peine.
– Tous les mêmes, ces poètes, dit Jacques en riant.
« Allons ! mets-toi là, et lis-moi tes vers ; sinon je vais les lire moi-même, et tu sais comme je lis mal ! » Cette menace me décide ; je commence ma lecture.
Ce sont des vers que j'ai faits au collège de Sarlande, sous les châtaigniers de la Prairie, en surveillant les élèves… Bons, ou méchants ? Je ne m'en souviens guère ; mais quelle émotion en les lisant !…
Pensez donc ! des poésies qu'on n'a jamais montrées à personne… Et puis l'auteur de Religion ! Religion ! n'est pas un juge ordinaire. S'il allait se moquer de moi ? Pourtant, à mesure que je lis, la musique des rimes me grise et ma voix se raffermit. Assis devant la croisée, Jacques m'écoute, impassible. Derrière lui, dans l'horizon, se couche un gros soleil rouge qui incendie nos vitres. Sur le bord du toit, un chat maigre bâille et s'étire en nous regardant ; il a l'air renfrogné d'un sociétaire de la Comédie-Française écoutant une tragédie… Je vois tout cela du coin de l'œil sans interrompre ma lecture.
Triomphe inespéré ! À peine j'ai fini, Jacques enthousiasmé quitte sa place et me saute au cou :
« Oh ! Daniel ! que c'est beau ! que c'est beau ! » Je le regarde avec un peu de défiance.
« Vraiment, Jacques, tu trouves ?…
– Magnifique, mon cher, magnifique !… Pense que tu avais toutes ces richesses dans ta malle et que tu n'en disais rien ! C'est incroyable !…» Et voilà ma mère Jacques qui marche à grands pas dans la chambre, parlant tout seul et gesticulant.
Tout à coup, il s'arrête en prenant un air solennel :
« Il n'y a plus à hésiter : Daniel, tu es poète, il faut rester poète et chercher ta vie de ce côté-là.
– Oh ! Jacques, c'est bien difficile… Les débuts surtout. On gagne si peu.
– Bah ! je gagnerai pour deux, n'aie pas peur.
– Et le foyer, Jacques, le foyer que nous voulons reconstruire ?
– Le foyer ! je m'en charge. Je me sens de force à le reconstruire à moi tout seul. Toi, tu l'illustreras, et tu penses comme nos parents seront fiers de s'asseoir à un foyer célèbre !… » J'essaie encore quelques objections ; mais Jacques a réponse à tout. Du reste, il faut le dire, je ne me défends que faiblement. L'enthousiasme fraternel commence à me gagner. La foi poétique me pousse à vue d'œil, et je me sens déjà par tout mon être un prurigo lamartinien… Il y a un point, par exemple, sur lequel Jacques et moi nous ne nous entendons pas du tout. Jacques veut qu'à trente-cinq ans j'entre à l'Académie française. Moi, je m'y refuse énergiquement. Foin de l'Académie ! C'est vieux, démodé, pyramide d'Égypte en diable.
« Raison de plus pour y entrer, me dit Jacques. Tu leur mettras un peu de jeune sang dans les veines, à tous ces vieux Palais-Mazarin… Et puis Mme Eyssette sera si heureuse, songe donc !» Que répondre à cela ? Le nom de Mme Eyssette est un argument sans réplique. Il faut se résigner à endosser l'habit vert. Va donc pour l'Académie ! Si mes collègues m'ennuient trop, je ferai comme Mérimée, je n'irai jamais aux séances.
Pendant cette discussion, la nuit est venue, les cloches de Saint-Germain carillonnent joyeusement, comme pour célébrer l'entrée de Daniel Eyssette à l'Académie française. « Allons dîner ! » dit ma mère Jacques ; et, tout fier de se montrer avec un académicien, il m'emmène dans une crémerie de la rue Saint-Benoît. C'est un petit restaurant de pauvres, avec une table d'hôte au fond pour les habitués. Nous mangeons dans la première salle, au milieu de gens très râpés, très affamés, qui raclent leurs assiettes silencieusement. « Ce sont presque tous des hommes de lettres », me dit Jacques à voix basse. Dans moi-même, je ne puis m'empêcher de faire à ce sujet quelques réflexions mélancoliques ; mais je me garde bien de les communiquer à Jacques de peur de refroidir son enthousiasme.
Le dîner est très gai. M. Daniel Eyssette (de l'Académie française) montre beaucoup d'entrain, et encore plus d'appétit. Le repas fini, on se hâte de remonter dans le clocher ; et tandis que M, l'académicien fume sa pipe à califourchon sur la fenêtre, Jacques, assis à sa table, s'absorbe dans un grand travail de chiffres qui paraît l'inquiéter beaucoup.
Il se ronge les ongles, s'agite fébrilement sur sa chaise, compte sur ses doigts, puis, tout à coup, se lève avec un cri de triomphe : « Bravo !… j'y suis arrivé.
– À quoi, Jacques ? – À établir notre budget, mon cher. Et je te réponds que ce n'était pas une petite affaire. Pense ! soixante francs par mois pour vivre à deux !…
–Comment ! soixante ?… Je croyais que tu gagnais cent francs chez le marquis.
– Oui ! mais il y a là-dessus quarante francs par mois, à envoyer à Mme Eyssette pour la reconstruction du foyer… Restent donc soixante francs. Nous avons quinze francs de chambre ; comme tu vois, ce n'est pas cher ; seulement, il faut que je fasse le lit moi-même.
– Je le ferai aussi, moi, Jacques.
– Non, non. Pour un académicien, ce ne serait pas convenable. Mais revenons au budget… Donc 15 francs de chambre, 5 francs de charbon – seulement 5 francs, parce que je vais le chercher moi-même aux usines tous les mois – restent 40 francs. Pour ta nourriture, mettons 30 francs. Tu dîneras à la crémerie où nous sommes allés ce soir, c'est 15 sous sans le dessert, et tu as vu qu'on n'est pas trop mal.
« Il te reste 5 sous pour ton déjeuner. Est-ce assez ?
– Je crois bien.
– Nous avons encore 10 francs. Je compte 7 francs de blanchissage… Quel dommage que je n'aie pas le temps ! j'irais moi-même au bateau… Restent 3 francs que j'emploie comme ceci : 30 sous pour mes déjeuners… dame, tu comprends ! moi, je fais tous les jours un bon repas chez mon marquis, et je n'ai pas besoin d'un déjeuner aussi substantiel que le tien.
« Les derniers trente sous sont les menus frais, tabac, timbres-poste et autres dépenses imprévues. Cela nous fait juste nos soixante francs… Hein ! Crois-tu que c'est calculé ? »
Et Jacques enthousiasmé se met à gambader dans la chambre ; puis, subitement, il s'arrête et prend un air consterné :
« Allons, bon ! le budget est à refaire… J'ai oublié quelque chose. – Quoi donc ?.
– Et la bougie !… Comment feras-tu, le soir, pour travailler, si tu n'as pas de bougie ? C'est une dépense indispensable, et une dépense d'au moins cinq francs par mois… Où pourrait-on bien les décrocher, ces cinq francs-là ? L'argent du foyer est sacré, et sous aucun prétexte… Eh ! parbleu, j'ai notre affaire. Voici le mois de mars qui vient, et avec lui le printemps, la chaleur, le soleil.
– Eh bien, Jacques ?
– Eh bien, Daniel, quand il fait chaud, le charbon est inutile : soit 5 francs de charbon, que nous transformons en 5 francs de bougie ; et voilà le problème résolu… Décidément, je suis né pour être ministre des Finances… Qu'en dis-tu ? Cette fois, le budget tient sur ses jambes, et je crois que nous n'avons rien oublié… Il y a bien encore la question des souliers et des vêtements, mais je sais ce que je vais faire… J'ai tous les jours ma soirée libre à partir de huit heures, je chercherai une place de teneur de livres chez quelque petit marchand. Bien sûr que l'ami Pierrotte me trouvera cela facilement.
– Ah ! çà, Jacques, vous êtes donc très liés, toi et l'ami Pierrotte ?… Est-ce que tu y vas souvent ?
– Oui, très souvent. Le soir, on fait de la musique.
– Tiens ! Pierrotte est musicien.
– Non ! pas lui sa fille.
– Sa fille !… Il a donc une fille ?… Hé ! hé ! Jacques… Est-elle jolie, Mlle Pierrotte ?
– Oh ! tu m'en demandes trop pour une fois, mon petit Daniel… Un autre jour, je te répondrai.
« Maintenant, il est tard ; allons nous coucher. »
Et pour cacher l'embarras que lui causent mes questions, Jacques se met à border le lit activement avec un soin de vieille fille.
C'est un lit de fer à une place, en tout pareil à celui dans lequel nous couchions tous les deux, à Lyon, rue Lanterne.
« T'en souviens-tu, Jacques, de notre petit lit de la rue Lanterne, quand nous lisions des romans en cachette, et que M. Eyssette nous criait du fond de son lit, avec sa plus grosse voix : « Éteignez vite, ou je me lève !» Jacques se souvient de cela, et aussi de bien d'autres choses… De souvenir en souvenir, minuit sonne à Saint-Germain qu'on ne songe pas encore à dormir.
« Allons !… bonne nuit !» me dit Jacques résolument.
Mais au bout de cinq minutes, je l'entends qui pouffe de rire sous sa couverture.
« De quoi ris-tu, Jacques ?…
– Je ris de l'abbé Micou, tu sais, l'abbé Micou de la manécanterie… Te le rappelles-tu ?…
– Parbleu !… » Et nous voilà partis à rire, à rire, à bavarder, à bavarder… Cette fois, c'est moi qui suis raisonnable et qui dis :
« Il faut dormir. » Mais un moment après, je recommence de plus belle :
« Et Rouget, Jacques. Est-ce que tu t'en souviens ?… » Là-dessus, nouveaux éclats de rire et causeries à n'en plus finir…
Soudain un grand coup de poing ébranle la cloison de mon côté, du côté dé la ruelle. Consternation générale.
« C'est Coucou-Blanc…, me dit Jacques tout bas dans l'oreille.
– Coucou-Blanc !… Qu'est-ce que cela ?
– Chut !… pas si haut… Coucou-Blanc est notre voisine. Elle se plaint sans doute que nous l'empêchons de dormir.
– Dis donc, Jacques ! quel drôle de nom elle a notre voisine !… Coucou-Blanc ! Est-ce qu'elle est jeune ?…
– Tu pourras en juger toi-même, mon cher. Un jour ou l'autre, vous vous rencontrerez dans l'escalier. Mais en attendant, dormons vite… sans quoi Coucou-Blanc pourrait bien se fâcher encore. » Là-dessus, Jacques souffle la bougie, et M. Daniel Eyssette (de l'Académie française) s'endort sur l'épaule de son frère comme quand il avait dix ans.
V. COUCOU-BLANC ET LA DAME DU PREMIER
Il y a, sur la place de Saint-Germain-des-Prés, dans le coin de l'église, à gauche et tout au bord des toits, une petite fenêtre qui me serre le cœur chaque fois que je la regarde. C'est la fenêtre de notre ancienne chambre ; et, encore aujourd'hui, quand je passe par là, je me figure que le Daniel d'autrefois est toujours là-haut, assis à sa table contre la vitre, et qu'il sourit de pitié en voyant dans la rue le Daniel d'aujourd'hui triste et déjà courbé.
Ah ! vieille horloge de Saint-Germain, que de belles heures tu m'as sonnées quand j'habitais là-haut, avec ma mère Jacques !… Est-ce que tu ne pourrais pas m'en sonner encore quelques-unes de ces heures de vaillance et de jeunesse ? J'étais si heureux dans ce temps-là… Je travaillais de si bon cœur !…
Le matin, on se levait avec le jour. Jacques, tout de suite, s'occupait du ménage. Il allait chercher de l'eau, balayait la chambre, rangeait ma table. Moi, je n'avais le droit de toucher à rien. Si je lui disais :
« Jacques, veux-tu que je t'aide ? » Jacques se mettait à rire : « Tu n'y songes pas, Daniel. Et la dame du premier ? » Avec ces deux mots gros d'allusions, il me fermait la bouche.
Voici pourquoi.
Pendant les premiers jours de notre vie à deux, c'était moi qui étais chargé de descendre chercher de l'eau dans la cour. À une autre heure de la journée, je n'aurais peut-être pas osé ! mais, le matin, toute la maison dormait encore, et ma vanité ne risquait pas d'être rencontrée dans l'escalier une cruche à la main. Je descendais, en m'éveillant, à peine vêtu. À cette heure-là, la cour était déserte. Quelquefois, un palefrenier en casaque rouge nettoyait ses harnais près de la pompe. C'était le cocher de la dame du premier, une jeune créole très élégante dont on s'occupait beaucoup dans la maison. La présence de cet homme suffisait pour me gêner ; quand il était là, j'avais honte, je pompais vite et je remontais avec ma cruche à moitié remplie. Une fois en haut, je me trouvais très ridicule, ce qui ne m'empêchait pas d'être aussi gêné le lendemain, si j'apercevais la casaque rouge dans la cour… Or, un matin que j'avais eu la chance d'éviter cette formidable casaque, je remontais allégrement et ma cruche toute pleine, lorsque, à la hauteur du premier étage, je me trouvai face à face avec une dame qui descendait.
C'était la dame du premier.
Droite et fière, les yeux baissés sur un livre, elle allait lentement dans un flot d'étoffes soyeuses.
À première vue, elle me parut belle, quoique un peu pâle ; ce qui me resta d'elle, surtout, c'est une petite cicatrice blanche qu'elle avait dans un coin, au-dessous de la lèvre. En passant devant moi, la dame leva les yeux. J'étais debout contre le mur, ma cruche à la main, tout rouge et tout honteux. Pensez ! être surpris ainsi comme un porteur d'eau, mal peigné, ruisselant, le cou nu, la chemise entrouverte… quelle humiliation ! J'aurais voulu entrer dans la muraille… La dame me regarda un moment bien en face d'un air de reine indulgente, avec un petit sourire, puis elle passa… Quand je remontai, j'étais furieux. Je racontai mon aventure à Jacques, qui se moqua beaucoup de ma vanité ; mais le lendemain, il prit la cruche sans rien dire et descendit. Depuis lors, il descendit ainsi tous les matins ; et moi, malgré mes remords, je le laissais faire : j'avais trop peur de rencontrer encore la dame du premier.
Le ménage fini, Jacques s'en allait chez son marquis, et je ne le revoyais plus que dans la soirée. Je passais mes journées tout seul, en tête-à-tête avec la Muse ou ce que j'appelais la Muse. Du matin au soir, la fenêtre restait ouverte avec ma table devant, et sur cet établi, du matin au soir j'enfilais des rimes.
De temps en temps un pierrot venait boire à ma gouttière ; il me regardait un moment d'un air effronté, puis il allait dire aux autres ce que je faisais, et j'entendais le bruit sec de leurs petites pattes sur les ardoises… J'avais aussi les cloches de Saint-Germain qui me rendaient visite plusieurs fois dans le jour.
J'aimais bien quand elles venaient me voir. Elles entraient bruyamment par la fenêtre et remplissaient la chambre de musique. Tantôt des carillons joyeux et fous précipitaient leurs doubles croches, tantôt des glas noirs, lugubres, dont les notes tombaient une à une comme des larmes. Puis j'avais les angélus : l'angélus de midi, un archange aux habits de soleil qui entrait chez moi tout resplendissant de lumière ; l'angélus du soir, un séraphin mélancolique qui descendait dans un rayon de lune et faisait toute la chambre humide en y secouant ses grandes ailes…
La Muse, les pierrots, les cloches, je ne recevais jamais d'autres visites. Qui serait venu me voir ?
Personne ne me connaissait. À la crémerie de la rue Saint-Benoît, j'avais toujours soin de me mettre à une petite table à part de tout le monde ; je mangeais vite, les yeux dans mon assiette ; puis, le repas fini, je prenais mon chapeau furtivement et je rentrais à toutes jambes. Jamais une distraction, jamais une promenade ; pas même la musique au Luxembourg.
Cette timidité maladive que je tenais de Mme Eyssette était encore augmentée par le détachement de mon costume et ces malheureux caoutchoucs qu'on n'avait pas pu remplacer. La rue me faisait peur, me rendait honteux. Je n'aurais jamais voulu descendre de mon clocher. Quelquefois pourtant, par ces jolis soirs mouillés des printemps parisiens, je rencontrais, en revenant de la crémerie, des volées d'étudiants en belle humeur, et de les voir s'en aller ainsi bras dessus bras dessous, avec leurs grands chapeaux, leurs pipes, leurs maîtresses, cela me donnait des idées… Alors je remontais bien vite mes cinq étages, j'allumais ma bougie, et je me mettais au travail rageusement jusqu'à l'arrivée de Jacques.
Quand Jacques arrivait, la chambre changeait d'aspect. Elle était toute gaieté, bruit, mouvement. On chantait, on riait, on se demandait des nouvelles de la journée. « As-tu bien travaillé ? me disait Jacques, ton poème avance-t-il ? » Puis il me racontait quelque nouvelle invention de son original marquis, tirait de sa poche des friandises du dessert mises de côté pour moi, et s'amusait à me les voir croquer à belles dents.
Après quoi, je retournais à l'établi aux rimes. Jacques faisait deux ou trois tours dans la chambre, et, quand il me croyait bien en train, s'esquivait en me disant :
«Puisque tu travailles, je vais là-bas passer un moment. » Là-bas, cela voulait dire chez Pierrotte ; et si vous n'avez pas déjà deviné pourquoi Jacques allait si souvent là-bas, c'est que vous n'êtes pas bien habile. Moi, je compris tout, dès le premier jour, rien qu'à le voir lisser ses cheveux devant la glace avant de partir, et recommencer trois ou quatre fois son nœud de cravate ; mais pour ne pas le gêner, je faisais semblant de ne me douter de rien et je me contentais de rire au-dedans de moi, en pensant des choses…
Jacques parti, en avant les rimes ! À cette heure-là je n'avais plus le moindre bruit ; les pierrots, les angélus, tous mes amis étaient couchés. Complet tête-à-tête avec la Muse… Vers neuf heures, j'entendais monter dans l'escalier – un petit escalier de bois qui faisait suite au grand. C'était Mlle Coucou Blanc, notre voisine, qui rentrait. À partir de ce moment, je ne travaillais plus. Ma cervelle émigrait effrontément chez la voisine et n'en bougeait pas…
Que pouvait-elle bien être, cette mystérieuse Coucou-Blanc ?… Impossible d'avoir le moindre renseignement à son endroit… Si j'en parlais à Jacques, il prenait un petit air en dessous pour me dire :
« Comment !… tu ne l'as pas encore rencontrée, notre superbe voisine ?» Mais, jamais il ne s'expliquait davantage. Moi je pensais : « Il ne veut pas que je la connaisse… C'est sans doute une grisette du Quartier latin.» Et cette idée m'embrasait la tête. Je me figurais quelque chose de frais, de jeune, de joyeux une grisette, quoi ! Il n'y avait pas jusqu'à ce nom de Coucou-Blanc qui ne me parût plein de saveur, un de ces jolis sobriquets d'amour comme Musette ou Mimi Pinson. C'était, dans tous les cas, une Musette bien sage et bien rangée que ma voisine, une Musette de Nanterre, qui rentrait tous les soirs à la même heure, et toujours seule. Je savais cela pour avoir plusieurs jours de suite, à l'heure où elle arrivait, appliqué mon oreille à sa cloison… Invariablement, voici ce que j'entendais : d'abord comme un bruit de bouteille qu'on débouche et rebouche plusieurs fois ; puis au bout d'un moment, pouf ! la chute d'un corps très lourd sur le parquet ; et presque aussitôt une petite voix grêle, très aiguë, une voix de grillon malade, entonnant je ne sais quel air à trois notes, triste à faire pleurer. Sur cet air-là, il y avait des paroles, mais je ne les distinguais pas, excepté cependant les incompréhensibles syllabes que voici :
Tolocototignan !.. Tolocototignan !… – qui revenaient de temps en temps dans la chanson comme un refrain plus accentué que le reste. Cette singulière musique durait environ une heure ; puis, sur un dernier Tolocototignan, la voix s'arrêtait tout à coup ; et je n'entendais plus qu'une respiration lente et lourde… Tout cela m'intriguait beaucoup.
Un matin, ma mère Jacques, qui venait de chercher de l'eau, entra vivement chez nous avec un grand air de mystère et s'approchant de moi me dit tout bas :
« Si tu veux voir notre voisine… chut !… elle est là. » D'un bond je fus sur le palier… Jacques ne m'avait pas menti… Coucou-Blanc était dans sa chambre, avec sa porte grande ouverte ; et je pus enfin la contempler… Oh ! Dieu ! Ce ne fut qu'une vision, mais quelle vision !… Imaginez une petite mansarde complètement nue, à terre une paillasse, sur la cheminée une bouteille d'eau-de-vie, au-dessus de la paillasse un énorme et mystérieux fer à cheval pendu au mur comme un bénitier. Maintenant, au milieu de ce chenil, figurez-vous une horrible Négresse avec de gros yeux de nacre, des cheveux courts, laineux et frisés comme une toison de brebis noire, et une vieille crinoline rouge, sans rien dessus… C'est ainsi que m'apparut pour la première fois ma voisine Coucou-Blanc, la Coucou-Blanc de mes rêves, la sœur de Mimi Pinson et de Bernerette … O province romanesque, que ceci te serve de leçon !…
« Eh bien, me dit Jacques en me voyant rentrer, eh bien, comment tu la trouves… » Il n'acheva pas sa phrase et, devant ma mine déconfite, partit d'un immense éclat de rire. J'eus le bon esprit de faire comme lui, et nous voilà riant de toutes nos forces l'un en face de l'autre sans pouvoir parler. À ce moment par la porte entrebâillée, une grosse tête noire se glissa dans la chambre et disparut presque aussitôt en nous criant : «Blancs moquer Nègre, pas joli. » Vous pensez si nous rîmes de plus belle…
Quand notre gaieté fut un peu calmée, Jacques m'apprit que la Négresse Coucou-Blanc était au service de la dame du premier ; dans la maison, on l'accusait d'être un peu sorcière : à preuve, le fer à cheval, symbole du culte Vaudoux, qui pendait au-dessus de sa paillasse. On disait aussi que tous les soirs, quand sa maîtresse était sortie, Coucou-Blanc s'enfermait dans sa mansarde, buvait de l'eau-de-vie jusqu'à tomber ivre morte, et chantait des chansons nègres une partie de la nuit. Ceci m'expliquait tous les bruits mystérieux qui venaient de chez ma voisine : la bouteille débouchée, la chute sur le parquet, et l'air monotone à trois notes. Quant à Tolocototignan, il paraît que c'est une sorte d'onomatopée, très répandue chez les Nègres du Cap, quelque chose comme notre lon, lan, la ; les Pierre Dupont en ébène mettent de ça dans toutes leurs chansons.
À partir de ce jour, ai-je besoin de le dire ? le voisinage de Coucou-Blanc ne me donna plus autant de distractions. Le soir, quand elle montait, mon cœur ne trottait plus si vite ; jamais je ne me dérangeais plus pour aller coller mon oreille à la cloison… Quelquefois pourtant, dans le silence de la nuit, les Tolocototignan venaient jusqu'à ma table, et j'éprouvais je ne sais quel vague malaise en entendant ce triste refrain ; on eût dit que je pressentais le rôle qu'il allait jouer dans ma vie…
Sur ces entrefaites, ma mère Jacques trouva une place de teneur de livres à cinquante francs par mois chez un petit marchand de fer, où il devait se rendre tous les soirs en sortant de chez le marquis. Le pauvre garçon m'apprit cette bonne nouvelle, moitié content, moitié fâché. «Comment feras-tu pour aller là-bas ? » lui dis-je tout de suite. Il me répondit, les yeux pleins de larmes : « J'irai le dimanche. » Et dès lors, comme il l'avait dit, il n'alla plus là-bas que le dimanche, mais cela lui coûtait, bien sûr.
Quel était donc ce là-bas si séduisant qui tenait tant à cœur à ma mère Jacques ?… Je n'aurais pas été fâché de le connaître. Malheureusement on ne me proposait jamais de m'emmener ; et moi, j'étais trop fier pour le demander. Le moyen d'ailleurs d'aller quelque part, avec des caoutchoucs ?… Un dimanche pourtant, au moment de partir chez Pierrotte, Jacques me dit avec un peu d'embarras :
« Est-ce que tu n'aurais pas envie de m'accompagner là-bas, petit Daniel ? Tu leur ferais sûrement un grand plaisir.
– Mais, mon cher, tu plaisantes…
– Oui, je le sais bien… Le salon de Pierrotte n'est guère la place d'un poète… Ils sont là un tas de vieilles peaux de lapins…
– Oh ! ce n'est pas pour cela, Jacques ; c'est seulement à cause de mon costume…
–Tiens ! au fait… je n'y songeais pas », dit Jacques.
Et il partit comme enchanté d'avoir une vraie raison pour ne pas m'emmener.
À peine au bas de l'escalier, le voilà qui remonte et vient vers moi tout essoufflé.
« Daniel, me dit-il, si tu avais eu des souliers et une jaquette présentable, m'aurais-tu accompagné chez Pierrotte ?
– Pourquoi pas ?
– Eh bien, alors, viens… je vais t'acheter tout ce qu'il te faut, nous irons là-bas. » Je le regardai, stupéfait. « C'est la fin du mois, j'ai de l'argent», ajouta-t-il pour me convaincre. J'étais si content de l'idée des nippes fraîches que je ne remarquai pas l'émotion de Jacques ni le ton singulier dont il parlait. Ce n'est que plus tard que je songeai à tout cela. Pour le moment, je lui sautai au cou, et nous partîmes chez Pierrotte, en passant par le Palais-Royal, où je m'habillai de neuf chez un fripier.