Kitabı oku: «Le petit chose», sayfa 14
X. IRMA BOREL
C'est Coucou-Blanc qui vint lui ouvrir. – Car ai-je besoin de vous le dire ! cinq minutes après s'être juré qu'il n'irait pas, ce vaniteux petit Chose sonnait à la porte d'lrma Borel. – En le voyant, l'horrible Négresse grimaça un sourire d'ogre en belle humeur et lui fit un signe : « Venez !» de sa grosse main luisante et noire. Après avoir traversé deux ou trois salons très pompeux, ils s'arrêtèrent devant une petite porte mystérieuse, à travers laquelle on entendait – aux trois quarts étouffés par l'épaisseur des tentures – des cris rauques, des sanglots, des imprécations, des rires convulsifs. La Négresse frappa, et sans attendre qu'on lui eût répondu, introduisit le petit Chose.
Seule, dans un riche boudoir capitonné de soie mauve et tout ruisselant de lumière, Irma Borel marchait à grands pas en déclamant. Un large peignoir bleu de ciel, couvert de guipures, flottait autour d'elle comme une nuée. Une des manches du peignoir, relevée jusqu'à l'épaule, laissait voir un bras de neige d'une incomparable pureté, brandissant, en guise de poignard un coupe-papier de nacre. L'autre main, noyée dans la guipure, tenait un livre ouvert…
Le petit Chose s'arrêta, ébloui. Jamais la dame du premier ne lui avait paru si belle. D'abord elle était moins pâle qu'à leur première rencontre. Fraîche et rose, au contraire, mais d'un rose un peu voilé, elle avait l'air, ce jour-là, d'une jolie fleur d'amandier, et la petite cicatrice blanche du coin de la lèvre en paraissait d'autant plus blanche. Puis ses cheveux, qu'il n'avait pas pu voir la première fois, l'embellissaient encore, en adoucissant ce que son visage avait d'un peu fier et de presque dur. C'étaient des cheveux blonds, d'un blond cendré, d'un blond de poudre, et il y en avait, et ils étaient fins, un brouillard d'or autour de la tête.
Quand elle vit le petit Chose, la dame coupa net à sa déclamation. Elle jeta sur un divan derrière elle son couteau de nacre et son livre, ramena par un geste adorable la manche de son peignoir, et vint à son visiteur la main cavalièrement tendue.
« Bonjour, mon voisin ! lui dit-elle avec un gentil sourire ; vous me surprenez en pleines fureurs tragiques ! j'apprends le rôle de Clytemnestre… C'est empoignant, n'est-ce pas ? » Elle le fit asseoir sur un divan à côté d'elle, et la conversation s'engagea. « Vous vous occupez d'art dramatique, madame ?
(Il n'osa pas dire « ma voisine ».).
– Oh ! vous savez, une fantaisie… comme je me suis occupée de sculpture et de musique… Pourtant, cette fois, je crois que je suis bien mordue… Je vais débuter au Théâtre-Français… » À ce moment, un énorme oiseau à huppe jaune vint, avec un grand bruit d'ailes, s'abattre sur la tête frisée du petit Chose.
« N'ayez pas peur, dit la dame en riant de son air effaré, c'est mon kakatoès… une brave bête que j'ai ramenée des îles Marquises. » Elle prit l'oiseau, le caressa, lui dit deux ou trois mots d'espagnol et le rapporta sur un perchoir doré à l'autre bout du salon… Le petit Chose ouvrait de grands yeux. La Négresse, le kakatoès, le Théâtre Français, les îles Marquises…
« Quelle femme singulière ! » se disait-il avec admiration.
La dame revint s'asseoir à côté de lui et la conversation continua. La Comédie pastorale en fit d'abord tous les frais. La dame l'avait lue et relue plusieurs fois depuis la veille ; elle en savait des vers par cœur et les déclamait avec enthousiasme. Jamais la vanité du petit Chose ne s'était trouvée à pareille fête. On voulait savoir son âge, son pays, comment il vivait, s'il allait dans le monde, s'il était amoureux… À toutes ces questions, il répondait avec la plus grande candeur ; si bien qu'au bout d'une heure la dame du premier connaissait à fond la mère Jacques, l'histoire de la maison Eyssette et ce pauvre foyer que les enfants avaient juré de reconstruire. Par exemple, pas un mot de Mlle Pierrotte, Il fut seulement parlé d'une jeune personne du grand monde qui mourait d'amour pour le petit Chose, et d'un père barbare – pauvre Pierrotte ! – qui contrariait leur passion.
Au milieu de ces confidences, quelqu'un entra dans le salon. C'était un vieux sculpteur à crinière blanche, qui avait donné des leçons à la dame, au temps où elle sculptait.
« Je parie, lui dit-il à demi-voix en regardant le petit Chose d'un œil plein de malice, je parie que c'est votre corailleur napolitain.
– Tout juste, fit-elle en riant ; et se tournant vers le corailleur qui semblait fort surpris de s'entendre désigner ainsi : vous ne vous souvenez pas, lui dit-elle, d'un matin où nous nous sommes rencontrés ?… Vous alliez le cou nu, la poitrine ouverte, les cheveux en désordre, votre cruche de grés à la main… je crus revoir un de ces petits pêcheurs de corail qu'on rencontre dans la baie de Naples… Et le soir, j'en parlai à mes amis ; mais nous ne nous doutions guère alors que le petit corailleur était un grand poète, et qu'au fond de cette cruche de grès, il y avait La Comédie pastorale ».
Je vous demande si le petit Chose était ravi de s'entendre traiter avec une admiration respectueuse.
Pendant qu'il s'inclinait et souriait d'un air modeste, Coucou-Blanc introduisit un nouveau visiteur, qui n'était autre que le grand Baghavat, le poète indien de la table d'hôte. Baghavat, en entrant, alla droit à la dame et lui tendit un livre à couverture verte.
« Je vous rapporte vos papillons, dit-il. Quelle drôle de littérature !… » Un geste de la dame l'arrêta net. Il comprit que l'auteur était là et regarda de son côté avec un sourire contraint. Il y eut un moment de silence et de gêne, auquel l'arrivée d'un troisième personnage vint faire une heureuse diversion. Celui-ci était le professeur de déclamation ; un affreux petit bossu, tête blême, perruque rousse, rire aux dents moisies. Il paraît que, sans sa bosse, ce bossu-là eût été le plus grand comédien de son époque ; mais son infirmité ne lui permettant pas de monter sur les planches, il se consolait en faisant des élèves et en disant du mal de tous les comédiens du temps, Dès qu'il parut, la dame lui cria :
« Avez-vous vu l'Israélite ? Comment a-t-elle marché ce soir ? » L'Israélite, c'était la grande tragédienne Rachel, alors au plus beau moment de sa gloire.
« Elle va de plus en plus mal, dit le professeur en haussant les épaules… Cette fille n'a rien… C'est une grue, une vraie grue.
– Une vraie grue », ajouta l'élève ; et derrière elle les deux autres répétèrent avec conviction : « Une vraie grue… »
Un moment après on demanda à la dame de réciter quelque chose.
Sans se faire prier, elle se leva, prit le coupe-papier de nacre, retroussa la manche de son peignoir et se mit à déclamer.
Bien, ou mal ? Le petit Chose eût été fort empêché pour le dire. Ebloui par ce beau bras de neige, fasciné par cette chevelure d'or qui s'agitait frénétiquement, il regardait et n'écoutait pas. Quand la dame eut fini, il applaudit plus fort que personne et déclara à son tour que Rachel n'était qu'une grue, une vraie grue.
Il en rêva la nuit de ce bras de neige et de ce brouillard d'or. Puis, le jour venu, quand il voulut s'asseoir devant l'établi aux rimes, le bras enchanté vint encore le tirer par la manche. Alors, ne pouvant pas rimer, ne voulant pas sortir, il se mit à écrire à Jacques, et à lui parler de la dame du premier.
« -Ah ! mon ami, quelle femme ! Elle sait tout, elle connaît tout. Elle a fait des sonates, elle a fait des tableaux. Il y a sur sa cheminée une jolie Colombine en terre cuite qui est son œuvre. Depuis trois mois, elle joue la tragédie, et elle la joue bien mieux que la fameuse Rachel.
– Il paraît décidément que cette Rachel n'est qu'une grue.
– Enfin, mon cher, une femme comme tu n'en as jamais rêvé. Elle a tout vu, elle a été partout. Tout à coup elle vous dit : « Quand j'étais à Saint-Pétersbourg… » puis, au bout d'un moment, elle vous apprend qu'elle préfère la rade de Rio à celle de Naples. Elle a un kakatoès qu'elle a ramené des îles Marquises, une Négresse qu'elle a prise en passant à Port-au-Prince… Mais au fait, tu la connais, sa Négresse, c'est notre voisine Coucou-Blanc. Malgré son air féroce, cette Coucou-Blanc est une excellente fille, tranquille, discrète, dévouée, et ne parlant jamais que par proverbes comme le bon Sancho. Quand les gens de la maison veulent lui tirer les vers du nez à propos de sa maîtresse, si elle est mariée, s'il y a un M. Borel quelque part, si elle est aussi riche qu'on le dit, Coucou-Blanc répond dans son patois : Zaffai cabrite pas zaffai mouton (les affaires du chevreau ne sont pas celles du mouton) ; ou bien encore : C'est soulié qui connaît si bas tini trou (c'est le soulier qui connaît si les bas ont des trous). Elle en a comme cela une centaine, et les indiscrets n'ont jamais le dernier mot avec elle… À propos, sais-tu qui j'ai rencontré chez la dame du premier ?… Le poète hindou de la table d'hôte, le grand Baghavat lui-même. Il a l'air d'en être fort épris, et lui fait de beaux poèmes où il la compare tour à tour à un condor, un lotus ou un buffle ; mais la dame ne fait pas grand cas de ses hommages. D'ailleurs elle doit y être habituée : tous les artistes qui viennent chez elle – et je te réponds qu'il y en a des plus fameux – en sont amoureux.
« Elle est si belle, si étrangement belle !… En vérité, j'aurais craint pour mon cœur, s'il n'était déjà pris. Heureusement que les yeux noirs sont là pour me défendre. Chers yeux noirs ! j'irai passer la soirée avec eux aujourd'hui, et nous parlerons de vous tout, le temps, ma mère Jacques. » Comme le petit Chose achevait cette lettre, on frappa doucement à la porte. C'était la dame du premier qui lui envoyait, par Coucou-Blanc, une invitation pour venir, au Théâtre-Français, entendre la grue dans sa loge. Il aurait accepté de bon cœur, mais il songea qu'il n'avait pas d'habit et fut obligé de dire non. Cela le mit de fort méchante humeur.
«Jacques aurait dû me faire faire un habit, se disait-il… C'est indispensable… Quand les articles paraîtront, il faudra que j'aille remercier les journalistes… Comment faire si je n'ai pas d'habit ?… » Le soir, il alla au passage du Saumon ; mais cette visite ne l'égaya pas. Le Cévenol riait fort ; Mlle Pierrotte était trop brune. Les yeux noirs avaient beau lui faire signe et lui dire doucement : « Aimez-moi ! » dans la langue mystique des étoiles, l'ingrat ne voulait rien entendre. Après dîner, quand les Lalouette arrivèrent, il s'installa triste et maussade dans un coin, et tandis que le tableau à musique jouait ses petits airs, il se figurait Irma Borel trônant dans une loge découverte, les bras de neige jouant de l'éventail, le brouillard d'or scintillant sous les lumières de la salle. «Comme j'aurais honte si elle me voyait ici ! » songeait-il.
Plusieurs jours se passèrent sans nouveaux incidents. Irma Borel ne donnait plus signe de vie. Entre le premier et le cinquième étage, les relations semblaient interrompues. Toutes les nuits, le petit Chose, assis à son établi, entendait entrer la victoria de la dame, et, sans qu'il y prît garde, le roulement sourd de la voiture, le « Porte, s'il vous plaît» du cocher, le faisaient tressaillir. Même il ne pouvait pas entendre sans émotion la Négresse remonter chez elle ; s'il avait osé, il serait allé lui demander des nouvelles de sa maîtresse… Malgré tout, cependant, les yeux noirs étaient encore maîtres de la place. Le petit Chose passait de longues heures auprès d'eux. Le reste du temps, il s'enfermait chez lui pour chercher des rimes, au grand ébahissement des moineaux, qui venaient le voir de tous les toits à la ronde, car les moineaux du pays latin sont comme la dame de grand mérite et se font de drôles d'idées sur les mansardes d'étudiants. En revanche, les cloches de Saint-Germain – les pauvres cloches vouées au Seigneur et cloîtrées toute leur vie comme des Carmélites – se réjouissaient de voir leur ami le petit Chose éternellement assis devant sa table ; et, pour l'encourager, elles lui faisaient grande musique.
Sur ces entrefaites, on reçut des nouvelles de Jacques. Il était installé à Nice et donnait force détails sur son installation… « Le beau pays, mon Daniel, et comme cette mer qui est là sous mes fenêtres t'inspirerait ! Moi, je n'en jouis guère ! je ne sors jamais !… Le marquis. dicte tout le jour. Diable d'homme, va ! Quelquefois, entre deux phrases, je lève la tête, je vois une petite voile rouge à l'horizon, puis tout de suite le nez sur mon papier… Mlle d'Hacqueville est toujours bien malade… Je l'entends au-dessus de nous qui tousse, qui tousse… Moi-même, à peine débarqué, j'ai attrapé un gros rhume qui ne veut pas finir…. » Un peu plus loin, parlant de la dame du premier, Jacques disait :
«… Si tu m'en crois, tu ne retourneras pas chez cette femme. Elle est trop compliquée pour toi ; et même, faut-il te le dire ? je flaire en elle une aventurière… Tiens ! j'ai vu hier dans le port un brick hollandais qui venait de faire un voyage autour du monde et qui rentrait avec des mâts japonais, des espars du Chili, un équipage bariolé comme une carte géographique… Eh bien, mon cher, je trouve que ton Irma Borel ressemble à ce navire. Bon pour un brick d"avoir beaucoup voyagé, mais pour une femme, c'est différent, En général, celles qui ont vu tant de pays en font beaucoup voir aux autres… Méfie-toi, Daniel, méfie-toi ! et surtout, je t'en conjure, ne fais pas pleurer les yeux noirs… » Ces derniers mots allèrent droit au cœur du petit Chose. La persistance de Jacques à veiller sur le bonheur de celle qui n'avait pas voulu l'aimer lui parut admirable. « Oh ! non ! Jacques, n'aie pas peur ; je ne la ferai pas pleurer », se dit-il, et tout de suite il prit la ferme résolution de ne plus retourner chez la dame du premier… Fiez-vous au petit Chose pour les fermes résolutions.
Ce soir-là, quand la victoria roula sous le porche, il y prit à peine garde, La chanson de la Négresse. ne lui causa pas non plus de distraction. C'était une nuit de septembre, orageuse et lourde… Il travaillait, la porte entrouverte. Tout à coup, il crut entendre craquer l'escalier de bois qui menait à sa chambre. Bientôt il distingua un léger bruit de pas et le frôlement d'une robe. Quelqu'un montait, c'était sûr… mais qui ?…
Coucou-Blanc était rentrée depuis longtemps…
Peut-être la dame du premier qui venait parler à la Négresse…
À cette idée le petit Chose sentit son cœur battre avec violence ; mais il eut le courage de rester devant sa table… Les pas approchaient toujours. Arrivé sur le palier on s'arrêta… Il y eut un moment de silence ; puis un léger coup frappé à la porte de la Négresse, qui ne répondit pas.
« C'est elle », se dit-il sans bouger de sa place.
Tout à coup, une lumière parfumée se répandit dans la chambre.
La porte cria, quelqu'un entrait.
Alors, sans tourner la tête, le petit Chose demanda en tremblant :
« Qui est là ? »
XI. LE CŒUR DE SUCRE
Voila deux mois que Jacques est parti, et il n'est pas encore au moment de revenir. Mlle d'Hacqueville est morte. Le marquis, escorté de son secrétaire, promène son deuil par toute l'Italie, sans interrompre d'un seul jour la terrible dictée de ses mémoires, Jacques, surmené, trouve à peine le temps d'écrire à son frère quelques lignes datées de Rome, de Naples, de Pise, de Palerme. Mais, si le timbre de ces lettres varie souvent, leur texte ne change guère… «Travailles-tu ?… Comment vont les yeux noirs ?… L'article de Gustave Planche a-t-il paru ?… Es-tu retourné chez Irma Borel ?» À ces questions, toujours les mêmes, le petit Chose répond invariablement qu'il travaille beaucoup, que la vente du livre va très bien, les yeux noirs aussi ; qu'il n'a pas revu Irma Borel, ni entendu parler de Gustave Planche.
Qu'y a-t-il de vrai dans tout cela ?… Une dernière lettre, écrite par le petit Chose en une nuit de fièvre et de tempête, va nous l'apprendre.
«Monsieur Jacques Eyssette, à Pise.
« Dimanche soir, 10 heures.
«Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois je ne fais que te mentir. Je t'écris que je travaille, et depuis deux mois mon écritoire est à sec. Je t'écris que la vente de mon livre va bien, et depuis deux mois on n'en a pas vendu un exemplaire. Je t'écris que je ne revois plus Irma Borel, et depuis deux mois je ne l'ai pas quittée. Quant aux yeux noirs, hélas !… ô Jacques, Jacques, pourquoi ne t'ai-je pas écouté ?
« Pourquoi suis-je retourné chez cette femme ?
« Tu avais raison, c'est une aventurière, rien de plus. D'abord, je la croyais intelligente. Ce n'est pas vrai, tout ce qu'elle dit lui vient de quelqu'un. Elle n'a pas de cervelle, pas d'entrailles. Elle est fourbe, elle est cynique, elle est méchante. Dans ses accès de colère, je l'ai vue rouer sa Négresse de coups de cravache, la jeter par terre, la trépigner. Avec cela, une femme forte, qui ne croit ni à Dieu ni au diable, mais qui accepte aveuglément les prédictions des somnambules et du marc de café, Quant à son talent de tragédienne, elle a beau prendre des leçons d'un avorton à bosse et passer toutes ses journées chez elle avec des boules élastiques dans la bouche, je suis sûr qu'aucun théâtre n'en voudra. Dans la vie privée, par exemple, c'est une fière comédienne.
« Comment j'étais tombé dans les griffes de cette créature, moi qui aime tant ce qui est bon et ce qui est simple, je n'en sais vraiment rien, mon pauvre Jacques ; mais ce que je puis te jurer, c'est que je lui ai échappé et que maintenant tout est fini, fini, fini… Si tu savais comme j'étais lâche et ce qu'elle faisait de moi !… Je lui avais raconté toute mon histoire : je lui parlais de toi, de notre mère, des yeux noirs. C'est à mourir de honte, je te dis… Je lui avais donné tout mon cœur, je lui avais livré toute ma vie ; mais de sa vie à elle, jamais elle n'avait rien voulu me livrer. Je ne sais pas qui elle est, je ne sais pas d'où elle vient. Un jour je lui ai demandé si elle avait été mariée, elle s'est mise à rire. Tu sais, cette petite cicatrice qu'elle a sur la lèvre, c'est un coup de couteau qu'elle a reçu là-bas dans son pays, à Cuba. J'ai voulu savoir qui lui avait fait cela. Elle m'a répondu très simplement : « Un Espagnol nommé Pacheco », et pas un mot de plus. C'est bête n'est-ce pas ? Est-ce que je le connais moi, ce Pacheco ? Est-ce qu'elle n'aurait pas dû me donner quelques explications ?… Un coup de couteau, ce n'est pas naturel, que diable ! Mais voilà… les artistes qui l'entourent lui ont fait un renom de femme étrange, et elle tient à sa réputation… Oh ! ces artistes, mon cher, je les exècre. Si tu savais ces gens-là, à force de vivre avec des statues et des peintures, ils en arrivent à croire qu'il n'y a que cela au monde. Ils vous parlent toujours de forme, de ligne, de couleur, d'art grec, de Parthénon, de méplats, de mastoïdes. Ils regardent votre nez, votre bras, votre menton. Ils cherchent si vous avez un type, du galbe, du caractère ; mais de ce qui bat dans nos poitrines, de nos passions, de nos larmes, de nos angoisses, ils s'en soucient autant que d'une chèvre morte. Moi, ces bonnes gens ont trouvé que ma tête avait du caractère mais que ma poésie n'en avait pas du tout.
Ils m'ont joliment encouragé, va ! « Au début de notre liaison, cette femme avait cru mettre la main sur un petit prodige, un grand poète de mansarde : – m'a-t-elle assommé avec sa mansarde ! Plus tard, quand son cénacle lui a prouvé que je n'étais qu'un imbécile, elle m'a gardé pour le caractère de ma tête. Ce caractère, il faut te dire, variait selon les gens. Un de ses peintres, qui me voyait le type italien, m'a fait poser pour un pifferaro ; un autre, pour un Algérien marchand de violettes ; un autre… Est-ce que je sais ? Le plus souvent, je posais avec elle, et, pour lui plaire, je devais garder tout le jour mes oripeaux sur les épaules et figurer dans son salon, à côté du kakatoès. Nous avons passé bien des heures ainsi, moi en Turc, fumant de longues pipes dans un coin de sa chaise longue, elle à l'autre bout de sa chaise, déclamant avec ses boules élastiques dans la bouche, et s'interrompant de temps à autre pour me dire : « Quelle tête à caractère vous avez, mon cher Dani-Dan ! » Quand j'étais en Turc, elle m'appelait Dani-Dan ; quand j'étais en italien, Danielo ; jamais Daniel…
J'aurai du reste l'honneur de figurer sous ces deux espèces à l'Exposition prochaine de peinture : on verra sur le livret : « Jeune pifferaro, à Mme Irma Borel. » « Jeune fellah, à Mme Irma Borel. » Et ce sera moi… quelle honte ! « Je m'arrête un moment, Jacques. Je vais ouvrir la fenêtre, et boire un peu l'air de la nuit. J'étouffe… je n'y vois plus.
« Onze heures.
« L'air me fait du bien. En laissant la fenêtre ouverte, je puis continuer à t'écrire. Il pleut, il fait noir, les cloches sonnent. Que cette chambre est triste !… Chère petite chambre ! Moi qui l'aimais tant autrefois ; maintenant je m'y ennuie. C'est elle qui me l'a gâtée ; elle y est venue trop souvent. Tu comprends, elle m'avait là sous la main, dans la maison ; c'était commode. Oh ! ce n'était plus la chambre du travail…
« Que je fusse ou non chez moi, elle entrait à toute heure et fouillait partout. Un soir, je la trouvai furetant dans un tiroir où je renferme ce que j'ai de plus précieux au monde, les lettres de notre mère, les tiennes, celles des yeux noirs ; celles-ci dans une boîte dorée que tu dois connaître. Au moment où j'entrai, Irma Borel tenait cette boîte et allait l'ouvrir. Je n'eus que le temps de m'élancer et de la lui arracher des mains.
« – Que faites-vous là ? » lui criai-je indigné…
« Elle prit son air le plus tragique :
« – J'ai respecté les lettres de votre mère ; mais celles-ci m'appartiennent, je les veux… Rendez-moi cette boîte.
« – Que voulez-vous en faire ?
«– Lire les lettres qu'elle contient… – Jamais, lui dis-je. Je ne connais rien de votre vie, et vous connaissez tout de la mienne.
« – Oh ! Dani-Dan ! – C'était le jour du Turc. « Oh ! Dani-Dan, est-il possible que vous me reprochiez cela ? Est-ce que vous n'entrez pas chez moi quand vous voulez ? Est-ce que tous ceux qui viennent chez moi ne vous sont pas connus ? ».
« Tout en parlant, et de sa voix la plus câline, elle essayait de me prendre la boîte.
« – Eh bien ! lui dis-je, puisqu'il en est ainsi, je vous permets de l'ouvrir ; mais à une condition…
« – Laquelle ?
« – Vous me direz où vous allez tous les matins de huit à dix heures.
« Elle devint pâle et me regarda dans les yeux…
Je ne lui avais jamais parlé de cela, Ce n'est pas l'envie qui me manquait pourtant. Cette mystérieuse sortie de tous les matins m'intriguait, m'inquiétait, comme la cicatrice, comme le Pacheco et tout le train de cette existence bizarre. J'aurais voulu savoir, mais en même temps j'avais peur d'apprendre. Je sentais qu'il y avait là-dessous quelque mystère d'infamie qui m'aurait obligé à fuir… Ce jour-là, cependant, j'osai l'interroger, comme tu vois. Cela la surprit beaucoup.
Elle hésita un moment, puis elle me dit avec effort, d'une voix sourde :
« – Donnez-moi la boîte, vous saurez tout. » « Alors, je lui donnai la boîte ; Jacques, c'est infâme, n'est-ce pas ? Elle l'ouvrit en frémissant de plaisir et se mit à lire toutes les lettres – il y en avait une vingtaine – lentement, à demi-voix, sans sauter une ligne. Cette histoire d'amour, fraîche et pudique, paraissait l'intéresser beaucoup. Je la lui avais déjà racontée, mais à ma façon, lui donnant les yeux noirs pour une jeune fille de la plus haute noblesse, que ses parents refusaient de marier à ce petit plébéien de Daniel Eyssette ; tu reconnais bien là ma ridicule vanité.
« De temps en temps, elle interrompait sa lecture pour dire : «Tiens ! c'est gentil, ça !» ou bien encore : « Oh ! oh ! pour une fille noble… » Puis, à mesure qu'elle les avait lues, elle les approchait de la bougie et les regardait brûler avec un rire méchant.
Moi, je la laissais faire ; je voulais savoir où elle allait tous les matins de huit à dix.. :
« Or, parmi ces lettres, il y en avait une écrite sur du papier de la maison Pierrotte, du papier à tête, avec trois petites assiettes vertes dans le haut, et au-dessous : Porcelaines et cristaux, Pierrotte, successeur de Lalouette… Pauvres yeux noirs ! sans doute un jour, au magasin, ils avaient éprouvé le besoin de m'écrire, et le premier papier venu leur avait semblé bon… Tu penses, quelle découverte pour la tragédienne ! Jusque-là elle avait cru à mon histoire de fille noble et de parents grands seigneurs ; mais quand elle en fut à cette lettre, elle comprit tout et partit d'un grand éclat de rire :
« – La voilà donc, cette jeune patricienne, cette perle du noble faubourg… elle s'appelle Pierrotte et vend de la porcelaine au passage du Saumon… Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous ne vouliez pas me donner la boîte. » Et elle riait, elle riait…
« Mon cher, je ne sais pas ce qui me prit ; la honte, le dépit, la rage… Je n'y voyais plus. Je me jetais sur elle pour lui arracher les lettres. Elle eut peur, fit un pas en arrière, et s'empêtrant dans sa traîne, tomba avec un grand cri. Son horrible Négresse l'entendit de la chambre à côté et accourut aussitôt, nue, noire, hideuse, décoiffée. Je voulais l'empêcher d'entrer, mais d'un revers de sa grosse main huileuse elle me cloua contre la muraille et se campa entre sa maîtresse et moi.
« L'autre, pendant ce temps, s'était relevée et pleurait ou faisait semblant. Tout en pleurant, elle continuait à fouiller dans la boîte :
« – Tu ne sais pas, dit-elle à sa Négresse, tu ne sais pas pourquoi il a voulu me battre ?… Parce que j'ai découvert que sa demoiselle noble n'est pas noble du tout et qu'elle vend des assiettes dans un passage…
« – Tout ça qui porte zéperons, pas maquignon, « dit la vieille en forme de sentence.
« – Tiens, regarde, fit la tragédienne, regarde les gages d'amour que lui donnait sa boutiquière… Quatre crins de son chignon et un bouquet de violettes d'un sou… Approche ta lampe, Coucou-Blanc. »
« La Négresse approcha sa lampe ; les cheveux et les fleurs flambèrent en pétillant. Je laissai faire ; j'étais atterré.
« Oh ! oh ! qu'est-ce ceci ? continua la tragédienne en dépliant un papier de soie… Une dent ?… Non ! ça a l'air d'être du sucre… Ma foi, oui… c'est une sucrerie allégorique… un petit cœur en sucre. »
« Hélas ! un jour, à la foire des Près-Saint-Gervais, les yeux noirs avaient acheté ce petit cœur de sucre et me l'avaient donné en me disant :
«– Je vous donne mon cœur. »
« La Négresse le regardait d'un œil d'envie.
«– Tu le veux ! Coucou, lui cria la maîtresse…
« Eh bien, attrape… »
« Et elle le lui jeta dans la bouche comme à un chien… C'est peut-être ridicule ; mais quand j'ai entendu le sucre craquer sous la meule de la Négresse, j'ai frissonné des pieds à la tête. Il me semblait que c'était le propre cœur des yeux noirs que ce monstre aux dents noires dévorait si joyeusement.
« Tu crois peut-être, mon pauvre Jacques, qu'après cela tout a été fini entre nous ? Eh bien, mon cher, si au lendemain de cette scène tu étais entré chez Irma Borel, tu l'aurais trouvée répétant le rôle d'Hermione avec son bossu, et, dans un coin, sur une natte, à côté du kakatoès, tu aurais vu un jeune Turc accroupi, avec une grande pipe qui lui faisait trois fois le tour du corps… Quelle tête à caractère vous avez, mon Dani-Dan ! « Mais, au moins, diras tu, pour prix de son infamie, tu as su ce que tu voulais savoir et ce qu'elle devenait tous les matins, de huit à dix ? Oui, Jacques, je l'ai su, mais ce matin seulement, à la suite d'une scène terrible, – la dernière, par exemple, – que je vais te raconter… Mais, chut !… Quelqu'un monte…
Si c'était elle, si elle venait me relancer encore ?…
C'est qu'elle en est bien capable, même après ce qui s'est passé. Attends !… Je vais fermer la porte à double tour… Elle n'entrera pas, n'aie pas peur…
« Il ne faut pas qu'elle entre.
« Minuit.
« Ce n'est pas elle ; c'était sa Négresse. Cela m'étonnait aussi ; je n'avais pas entendu rentrer sa voiture…
« Coucou-Blanc vient de se coucher. À travers la cloison, j'entends le glouglou de la bouteille et l'horrible refrain… Tolocototignan… Maintenant elle ronfle ; on dirait le balancier d'une grosse horloge.
« Voici comment ont fini nos tristes amours.
« Il y a trois semaines à peu près, le bossu qui lui donne des leçons lui déclara qu'elle était mûre pour les grands succès tragiques et qu'il voulait la faire entendre ainsi que quelques autres de ses élèves.
« Voilà ma tragédienne ravie… Comme on n'a pas de théâtre sous la main, on convient de changer en salle de spectacle l'atelier d'un de ces messieurs, et d'envoyer des invitations à tous les directeurs de théâtres de Paris… Quant à la pièce de début, après avoir longtemps discuté, on se décide pour Athalie…
« De toutes les pièces du répertoire, c'était celle que les élèves du bossu savaient le mieux, On n'avait besoin pour la mettre sur pied que de quelques raccords et répétitions d'ensemble. Va donc pour Athalie…
« Comme Irma Borel était trop grande dame pour se déranger, les répétitions se firent chez elle. Chaque jour, le bossu amenait ses élèves, quatre ou cinq grandes filles maigres, solennelles, drapées dans des cachemires français à treize francs cinquante, et trois ou quatre pauvres diables avec des habits de papier noirci et des têtes de naufragés… On répétait tout le jour, excepté de huit à dix ; car, malgré les apprêts de la représentation, les mystérieuses sorties n'avaient pas cessé. Irma, le bossu, les élèves, tout le monde travaillait avec rage. Pendant deux jours on oublia de donner à manger au kakatoès. Quant au jeune Dani-Dan, on ne s'occupait plus de lui… En somme tout allait bien ; l'atelier était paré, le théâtre construit, les costumes prêts, les invitations faites.
« Voilà que trois ou quatre jours avant la représentation, le jeune Eliacin – une fillette de dix ans, la nièce du bossu – tombe malade… Comment faire ?
« Où trouver un Eliacin, un enfant capable d'apprendre son rôle en trois jours ?… Consternation générale.
« Tout à coup, Irma Borel se tourne vers moi :
« – Au fait, Dani-Dan, si vous vous en chargiez ?
«– Moi ? Vous plaisantez… À mon âge !…
«– Ne dirait-on pas que c'est un homme. Mais mon petit, vous avez l'air d'avoir quinze ans ; en scène, costumé, maquillé, vous en paraîtrez douze…