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Kitabı oku: «Le petit chose», sayfa 16

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XIII. L'ENLEVEMENT

C'ÉTAIT un soir, vers neuf heures, au théâtre Montparnasse. Le petit Chose, qui jouait dans la première pièce, venait de finir et remontait dans sa loge. En montant, il se croisa avec Irma Borel qui allait entrer en scène. Elle était rayonnante, tout en velours et en guipure, l'éventail au poing comme Célimène.

« Viens dans la salle, lui dit-elle en passant, je suis en train… je serai très belle. » Il hâta le pas vers sa loge et se déshabilla bien vite. Cette loge, qu'il partageait avec deux camarades, était un cabinet sans fenêtre, bas de plafond, éclairé au schiste. Deux ou trois chaises de paille formaient l'ameublement. Le long du mur pendaient des fragments de glace, des perruques défrisées, des guenilles à paillettes, velours fanés, dorures éteintes ; à terre, dans un coin, des pots de rouge sans couvercle, des houppes à poudre de riz toutes déplumées.

Le petit Chose était là depuis un moment, en train de se désaffubler quand il entendit un machiniste qui l'appelait d'en bas : « Monsieur Daniel ! monsieur Daniel !» Il sortit de sa loge et, penché sur le bois humide de la rampe, demanda : « Qu'y a-t-il ? » Puis, voyant qu'on ne répondait pas, il descendit, tel qu'il était, à peine vêtu, barbouillé de blanc et de rouge, avec sa grande perruque jaune qui lui tombait sur les yeux.

Au bas de l'escalier, il se heurta contre quelqu'un.

« Jacques !» cria-t-il en reculant.

C'était Jacques… Ils se regardèrent un moment, sans parler. À la fin, Jacques joignit les mains et murmura d'une voix douce, pleine de larmes : « Oh ! Daniel ! » Ce fut assez. Le petit Chose, remué jusqu'au fond des entrailles, regarda autour de lui comme un enfant craintif et dit tout bas, si bas que son frère put à peine l'entendre : « Emmène-moi d'ici, Jacques. » Jacques tressaillit ; et le prenant par la main, il l'entraîna dehors. Un fiacre attendait à la porte ; ils y montèrent. « Rue des Dames, aux Batignolles ! » cria la mère Jacques. « C'est mon quartier ! » répondit le cocher d'une voix joyeuse, et la voiture s'ébranla,

Jacques était à Paris depuis deux jours. Il arrivait de Palerme, où une lettre de Pierrotte – qui lui courait après depuis trois mois – l'avait enfin découvert. Cette lettre, courte et sans phrases, lui apprenait la disparition de Daniel.

En la lisant, Jacques devina tout. Il se dit : « L'enfant fait des bêtises… Il faut que j'y aille. » Et sur le champ il demanda un congé au marquis.

« Un congé ! fit le bonhomme en bondissant… Etes-vous fou ?… Et mes mémoires ?…

– Rien que huit jours, monsieur le marquis, le temps d'aller et de revenir ; il y va de la vie de mon frère. – Je me moque pas mal de votre frère… Est-ce que vous n'étiez pas prévenu, en entrant ? Avez-vous oublié nos conventions ?

– Non, monsieur le marquis, mais…

– Pas de mais qui tienne. Il en sera de vous comme des autres. Si vous quittez votre place pour huit jours, vous n'y rentrerez jamais. Réfléchissez là-dessus, je vous prie… et tenez ! pendant que vous faites vos réflexions, mettez-vous là. Je vais dicter.

– C'est tout réfléchi, monsieur le marquis, Je m'en vais. – Allez au diable. » Sur quoi l'intraitable vieillard prit son chapeau et se rendit au consulat français pour s'informer d'un nouveau secrétaire.

Jacques partit le soir même.

En arrivant à Paris, il courut rue Bonaparte. « Mon frère est là-haut ? » cria-t-il au portier qui fumait sa pipe dans la cour, à califourchon sur la fontaine. Le portier se mit à rire : « Il y a beau temps qu'il court », dit-il sournoisement.

Il voulait faire le discret, mais une pièce de cent sous lui desserra les dents. Alors il raconta que depuis longtemps le petit du cinquième et la dame du premier avaient disparu, qu'ils se cachaient on ne sait où, dans quelque coin de Paris mais ensemble ! coup sûr, car la Négresse Coucou-Blanc venait tous les mois voir s'il n'y avait rien pour eux. Il ajouta que M. Daniel, en partant, avait oublié de lui donner congé, et qu'on lui devait les loyers des quatre derniers mois sans parler d'autres menues dettes.

« C'est bien, dit Jacques, tout sera payé. Et sans perdre une minute, sans prendre seulement le temps de secouer la poussière du voyage, il se mit à la recherche de son enfant.

Il alla d'abord chez l'imprimeur, pensant avec raison que le dépôt général de La Comédie pastorale étant là, Daniel devait y venir souvent.

« J'allais vous écrire, lui dit l'imprimeur en le voyant entrer. Vous savez que le premier billet échoit dans quatre jours. ».

Jacques répondit sans s'émouvoir ! « J'y ai songé, Dès demain j'irai faire ma tournée chez les libraires !.

Ils ont de l'argent à me remettre. La vente a très bien marché. » L'imprimeur ouvrit démesurément ses gros yeux bleus d'Alsace.

« Comment ?… La vente a bien marché ! Qui vous a dit cela ? » Jacques pâlit, pressentant une catastrophe.

« Regardez donc dans ce coin, continua l'Alsacien, tous ces volumes empilés. C'est La Comédie pastorale. Depuis cinq mois qu'elle est dans le commerce, on n'en a vendu qu'un exemplaire. À la fin, les libraires se sont lassés et m'ont renvoyé les volumes qu'ils avaient en dépôt. À l'heure qu'il est, tout cela n'est plus bon qu'à vendre au poids du papier. C'est dommage, c'était bien imprimé. » Chaque parole de cet homme tombait sur la tête de Jacques comme un coup de canne plombée, mais ce qui l'acheva, ce fut d'apprendre que Daniel, en son nom, avait emprunté de l'argent à l'imprimeur.

« Pas plus tard qu'hier, dit l'impitoyable Alsacien, il m'a envoyé une horrible Négresse pour me demander deux louis ; mais j'ai refusé net. D'abord parce que ce mystérieux commissionnaire à tête de ramoneur ne m'inspirait pas confiance ; et puis, vous comprenez ; monsieur Eyssette, moi, je ne suis pas riche, et cela fait déjà plus de quatre cents francs que j'avance à votre frère.

– Je le sais, répondit fièrement la mère Jacques, mais soyez sans inquiétude, cet argent, vous sera bientôt rendu. » Puis il sortit bien vite, de peur de laisser voir son émotion. Dans la rue, il fut obligé de s'asseoir sur une borne. Les jambes lui manquaient. Son enfant en fuite, sa place perdue, l'argent de l'imprimeur à rendre, la chambre, le portier, l'échéance du surlendemain, tout cela bourdonnait, tourbillonnait dans sa cervelle… Tout à coup il se leva : « D'abord les dettes, se dit-il, c'est le plus pressé. » Et malgré la lâche conduite de son frère envers les Pierrotte, il alla sans hésiter s'adresser à eux.

En entrant dans le magasin de l'ancienne maison Lalouette, Jacques aperçut derrière le comptoir une grosse face jaunie et bouffie que d'abord il ne reconnaissait pas ; mais au bruit que fit la porte, la grosse face se souleva, et voyant qui venait d'entrer, poussa un retentissant «C'est bien le cas de le dire » auquel on ne pouvait pas se tromper… Pauvre Pierrotte ! Le chagrin de sa fille en avait fait un autre homme. Le Pierrotte d'autrefois, si jovial et si rubicond, n'existait plus : Les larmes que sa petite versait depuis cinq mois avaient rougi ses yeux, fondu ses joues. Sur ses lèvres décolorées, le rire éclatant des anciens jours faisait place maintenant à un sourire froid, silencieux, le sourire des veuves et des amantes délaissées. Ce n'était plus Pierrotte, c'était Ariane, c'était Nina.

Du reste, dans le magasin de l'ancienne maison Lalouette, il n'y avait que lui de changé. Les bergères coloriées, les Chinois à bedaines violettes, souriaient toujours béatement sur les hautes étagères, parmi les verres de Bohême et les assiettes à grandes fleurs.

Les soupières rebondies, les carcels en porcelaine peinte, reluisaient toujours par places derrière les mêmes vitrines et dans l'arrière-boutique la même flûte roucoulait toujours discrètement.

« C'est moi, Pierrotte, dit la mère Jacques en affermissant sa voix, je viens vous demander un grand service. Prêtez-moi quinze cents francs.» Pierrotte, sans répondre, ouvrit sa caisse, remua quelques écus ; puis, repoussant le tiroir, il se leva tranquillement.

« Je ne les ai pas ici, monsieur Jacques. Attendez-moi, je vais les chercher là-haut. » Avant de sortir, il ajouta d'un air contraint : « Je ne vous dis pas de monter ; cela lui ferait trop de peine. » Jacques soupira. «Vous avez raison, Pierrotte, il vaut mieux que je ne monte pas. » Au bout de cinq minutes, le Cévenol revint avec deux billets de mille francs qu'il lui mit dans la main.

Jacques ne voulait pas les prendre : « Je n'ai besoin que de quinze cents francs », disait-il. Mais le Cévenol insista : « Je vous en prie, monsieur Jacques, gardez tout.

Je tiens à ce chiffre de deux mille francs. C'est ce que mademoiselle m'a prêté dans le temps pour m'acheter un homme. Si vous me refusiez, c'est bien le cas de le dire, je vous en voudrais mortellement. » Jacques n'osa pas refuser ; il mit l'argent dans sa poche, et, tendant la main au Cévenol, il lui dit très simplement : « Adieu, Pierrotte, et merci ! » Pierrotte lui retint la main.

Ils restèrent quelque temps ainsi, émus et silencieux, en face l'un de l'autre. Tous les deux, ils avaient le nom de Daniel sur les lèvres, mais ils n'osaient pas le prononcer, par une même délicatesse… Ce père et cette mère se comprenaient si bien !… Jacques, le premier, se dégagea doucement. Les larmes le gagnaient ; il avait hâte de sortir, Le Cévenol l'accompagna jusque dans le passage. Arrivé là, le pauvre homme ne put pas contenir plus longtemps l'amertume dont son cœur était plein, et il commença d'un air de reproche : « Ah ! monsieur Jacques… monsieur Jacques… c'est bien le cas de le dire !… » Mais il était trop ému pour achever sa traduction, et ne put que répéter deux fois de suite : « C'est bien le cas de le dire… C'est bien le cas de le dire… » Oh ! oui, c'était bien le cas de le dire ! En quittant Pierrotte, Jacques retourna chez l'imprimeur. Malgré les protestations de l'Alsacien, il voulut lui rendre sur-le-champ les quatre cents francs prêtés à Daniel. Il lui laissa en outre, pour n'avoir plus à s'inquiéter, l'argent des trois billets à échoir ; après quoi, se sentant le cœur plus léger, il se dit :

«Cherchons l'enfant. » Malheureusement, l'heure était déjà trop avancée pour se mettre en chasse le jour même ; d'ailleurs la fatigue du voyage, l'émotion, la petite toux sèche et continue qui le minait depuis longtemps, avaient tellement brisé la pauvre mère Jacques, qu'il dut revenir rue Bonaparte pour prendre un peu de repos.

Ah ! lorsqu'il entra dans la petite chambre et qu'aux dernières heures d'un vieux soleil d'octobre, il revit tous ces objets qui lui parlaient de son enfant : l'établi aux rimes devant la fenêtre, son verre, son encrier, ses pipes à court tuyau comme celles de l'abbé Germane ; lorsqu'il entendit sonner les bonnes cloches de Saint-Germain un peu enrouées par le brouillard, lorsque l'angélus du soir – cet angélus mélancolique que Daniel aimait tant – vint battre de l'aile contre les vitres humides ; ce que la mère Jacques souffrit, une mère seule pourrait le dire…

Il fit deux ou trois fois le tour de la chambre, regardant partout, ouvrant toutes les armoires, dans l'espoir d'y trouver quelque chose qui le mît sur la trace du fugitif. Mais hélas ! les armoires étaient vides. On n'avait laissé que du vieux linge, des guenilles. Toute la chambre sentait le désastre et l'abandon. On était parti, on s'était enfui. Il y avait dans un coin, par terre, un chandelier, et dans la cheminée, sous un monceau de papier brûlé, une boîte blanche à filets d'or. Cette boîte, il la reconnut. C'était là qu'on mettait les lettres des yeux noirs. Maintenant, il la retrouvait dans les cendres. Quel sacrilège ! En continuant ses recherches, il dénicha dans un tiroir de l'établi quelques feuillets couverts d'une écriture irrégulière, fiévreuse, l'écriture de Daniel quand il était inspiré. « C'est un poème sans doute » se dit la mère Jacques en s'approchant de la fenêtre pour lire. C'était un poème en effet, un poème lugubre, qui commençait ainsi :

« Jacques, je t'ai menti. Depuis deux mois, je ne fais que te mentir. » Cette lettre n'était pas partie ; mais, comme on voit, elle arrivait quand même à destination. La Providence, cette fois, avait fait le service de la poste.

Jacques la lut d'un bout à l'autre. Quand il fut au passage où la lettre parlait d'un engagement à Montparnasse, proposé avec tant d'insistance, refusé avec tant de fermeté, il fit un bond de joie :

« Je sais où il est », cria-t-il ; et, mettant la lettre dans sa poche, il se coucha plus tranquille ; mais, quoique brisé de fatigue, il ne dormit pas. Toujours cette maudite toux… Au premier bonjour de l'aurore, une aurore d'automne, paresseuse et froide, il se leva lestement. Son plan était fait.

Il ramassa les hardes qui restaient au fond des armoires, les mit dans sa malle, sans oublier la petite boîte à filets d'or, dit un dernier adieu à la vieille tour de Saint-Germain, et partit en laissant tout ouvert, la porte, la fenêtre, les armoires, pour que rien de leur belle vie ne restât dans ce logis que d'autres habiteraient désormais. En bas, il donna congé de la chambre, paya les loyers en retard ; puis, sans répondre aux questions insidieuses du portier, il héla une voiture qui passait et se fit conduire à l'hôtel Pilois, rue des Dames, aux Batignolles.

Cet hôtel était tenu par un frère du vieux Pilois, le cuisinier du marquis. On n'y logeait qu'au trimestre, et des personnes recommandées. Aussi, dans le quartier, la maison jouissait-elle d'une réputation toute particulière. Habiter l'hôtel Pilois, c'était un certificat de bonne vie et de mœurs. Jacques, qui avait gagné la confiance du Vatel de la maison d'Hacqueville, apportait de sa part un panier de vin de Marsala.

Cette recommandation fut suffisante, et quand il demanda timidement à faire partie des locataires, on lui donna sans hésiter une belle chambre au rez-de-chaussée, avec deux croisées ouvrant sur le jardin de l'hôtel, j'allais dire du couvent. Ce jardin n'était pas grand : trois ou quatre acacias, un carré de verdure indigente – la verdure des Batignolles -, un figuié sans figues, une vigne malade et quelques pieds de chrysanthèmes en faisaient tous les frais ; mais enfin cela suffisait pour égayer la chambre, un peu triste et humide de son naturel…

Jacques, sans perdre une minute, fit son installation, planta des clous, serra son linge, posa un râtelier pour les pipes de Daniel, accrocha le portrait de Mme Eyssette à la tête du lit, fit enfin de son mieux pour chasser cet air de banalité qui empeste les garnis ; puis, quand il eut bien pris possession, il déjeuna sur le pouce, et sortit après, En passant, il avertit M. Pilois que ce soir-là, exceptionnellement ; il rentrerait peut-être un peu tard, et le pria de faire préparer dans sa chambre un gentil souper avec deux couverts et du vin vieux. Au lieu de se réjouir de cet extra, le bon M. Pilois rougit jusqu'au bout des oreilles, comme un vicaire de première année.

« C'est que, dit-il d'un air embarrassé, je ne sais pas… Le règlement de l'hôtel s'oppose… nous avons des ecclésiastiques qui… » Jacques sourit : « Ah ! très bien, je comprends…

Ce sont les deux couverts qui vous épouvantent…

Rassurez-vous, mon cher monsieur Pilois, ce n'est pas une femme. » Et à part lui, en descendant vers Montparnasse, il se disait : « Pourtant, si, c'est une femme, une femme sans courage, un enfant sans raison qu'il ne faut plus jamais laisser seul. » Dites-moi pourquoi ma mère Jacques était si sûr de me trouver à Montparnasse. J'aurais bien pu, depuis le temps où je lui écrivis la terrible lettre qui ne partit pas, avoir quitté le théâtre ; j'aurais pu n'y être pas entré… Eh bien, non. L'instinct maternel le guidait. Il avait la conviction de me trouver là-bas, et de me ramener le soir même ; seulement, il pensait avec raison : « Pour l'enlever, il faut qu'il soit seul, que cette femme ne se doute de rien. » C'est ce qui l'empêcha de se rendre directement au théâtre chercher des renseignements. Les coulisses sont bavardes ; un mot pouvait donner l'éveil… Il aima mieux s'en rapporter tout bonnement aux affiches, et s'en fut vite les consulter.

Les prospectus des spectacles faubouriens se posent à la porte des marchands de vin du quartier, derrière un grillage, à peu près comme les publications de mariage dans les villages de l'Alsace. Jacques, en les lisant, poussa une exclamation de joie.

Le théâtre Montparnasse donnait, ce soir-là, Marie-Jeanne, drame en cinq actes, joué par Mmes Irma Borel, Désirée Levrault, Guigne, etc.

Précédé de : Amour et Pruneaux, vaudeville en un acte, par MM. Daniel, Antonin et Mlle Léontine.

« Tout va bien, se dit-il. Ils ne jouent pas dans la même pièce ; je suis sûr de mon coup. » Il entra dans un café du Luxembourg pour attendre l'heure de l'enlèvement.

Le soir venu, il se rendit au théâtre. Le spectacle était déjà commencé. Il se promena environ une heure sous la galerie, devant la porte, avec les gardes municipaux. De temps en temps, les applaudissements de l'intérieur venaient jusqu'à lui comme un bruit de grêle lointaine, et cela lui serrait le cœur de penser que c'était peut-être les grimaces de son enfant qu'on applaudissait ainsi… Vers neuf heures, un flot de monde se précipita bruyamment dans la rue. Le vaudeville venait de finir ; il y avait des gens qui riaient encore. On sifflait, on s'appelait : « Ohé !… Pilouitt !… Lalaitou !» toutes les vociférations de la ménagerie parisienne… Dame ! ce n'était pas la sortie des Italiens ! Il attendit encore un moment, perdu dans cette cohue ; puis, vers la fin de l'entracte, quand tout le monde rentrait, il se glissa dans une allée noire et gluante à côté du théâtre – l'entrée des artistes -, et demanda à parler à Mme Irma Borel. « Impossible, lui dit-on. Elle est en scène… » C'était un sauvage pour la ruse, cette mère Jacques ! De son air le plus tranquille, il répondit ! «Puisque je ne peux pas voir Mme Irma Borel, veuillez appeler M. Daniel ; il fera ma commission auprès d'elle. » Une minute après, la mère Jacques avait reconquit son enfant et l'emportait bien vite à l'autre bout de Paris.

XIV. LE RÊVE

«REGARDE donc, Daniel, me dit ma mère Jacques quand nous entrâmes dans la chambre de l'hôtel Pilois : c'est comme la nuit de ton arrivée à Paris !» Comme cette nuit-là, en effet, un joli réveillon nous attendait sur une nappe bien blanche : le pâté sentait bon, le vin avait l'air vénérable, la flamme claire des bougies riait au fond des verres… Et pourtant, et pourtant, ce n'était plus la même chose ! Il y a des bonheurs qu'on ne recommence pas. Le réveillon était le même ; mais il y manquait la fleur de nos anciens convives, les belles ardeurs de l'arrivée, les projets de travail, les rêves de gloire, et cette sainte confiance qui fait rire et qui donne faim. Pas un, hélas ! pas un de ces réveillonneurs du temps passé n'avait voulu venir chez M. Pilois. Ils étaient tous restés dans le clocher de Saint-Germain ; même, au dernier moment, l'Expansion, qui nous avait promis d'être de la fête, fit dire qu'elle ne viendrait pas.

Oh ! non, ce n'était plus la même chose. Je le compris si bien qu'au lieu de m'égayer, l'observation de Jacques me fit monter aux yeux un grand flot de larmes. Je suis sûr qu'au fond du cœur il avait bonne envie de pleurer, lui aussi ; mais il eut le courage de se contenir, et me dit en prenant un petit air allègre : « Voyons ! Daniel, assez pleuré ! Tu ne fais que cela depuis une heure. (Dans la voiture, pendant qu'il me parlait, je n'avais cessé de sangloter sur son épaule.) En voilà un drôle d'accueil ! Tu me rappelles positivement les plus mauvais jours de mon histoire, le temps des pots de colle et de :

«Jacques tu es un âne !» Voyons ! séchez vos larmes, jeune repenti, et regardez-vous dans la glace, cela vous fera rire. » Je me regardai dans la glace ; mais je ne ris pas.

Je me fis honte… J'avais ma perruque jaune collée à plat sur mon front, du rouge et du blanc plein les joues, par là-dessus la sueur, les larmes… C'était hideux ! D'un geste de dégoût, j'arrachai ma perruque ! mais, au moment de la jeter, je fis réflexion, et j'allai la pendre au beau milieu de la muraille.

Jacques me regardait très étonné : « Pourquoi la mets-tu là, Daniel ? C'est très vilain, ce trophée de guerrier apache… Nous avons l'air d'avoir scalpé Polichinelle. » Et moi, très gravement : « Non ! Jacques, ce n'est pas un trophée. C'est mon remords, mon remords palpable et visible, que je veux avoir toujours devant moi. » Il y eut l'ombre d'un sourire amer sur les lèvres de Jacques, mais tout de suite, il reprit sa mine joyeuse : « Bah ! laissons cela tranquille ; maintenant que te voilà débarbouillé et que j'ai retrouvé ta chère frimousse, mettons-nous à table, mon joli frisé, je meurs de faim. » Ce n'était pas vrai ; il n'avait pas faim, ni moi non plus, grand Dieu ! J'avais beau vouloir faire bon visage au réveillon, tout ce que je mangeais s'arrêtait à ma gorge, et, malgré mes efforts pour être calme, j'arrosais mon. pâté de larmes silencieuses.

Jacques, qui m'épiait du coin de l'œil, me dit au bout d'un moment : «Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que tu regrettes d'être ici ? Est-ce que tu m'en veux de t'avoir enlevé ?… » Je lui répondis tristement : « Voilà une mauvaise parole, Jacques ! mais je t'ai donné le droit de tout me dire. » Nous continuâmes pendant quelque temps encore à manger, ou plutôt à faire semblant. À la fin, impatienté de cette comédie que nous nous jouions l'un à l'autre, Jacques repoussa son assiette et se leva.

«Décidément le réveillon ne va pas ; nous ferions mieux de nous coucher… » Il y a chez nous un proverbe qui dit : « Le tourment et le sommeil ne sont pas camarades de lit. » Je m'en aperçus cette nuit-là. Mon tourment c'était de songer à tout le bien que m'avait fait ma mère Jacques et à tout le mal que je lui avais rendu, de comparer ma vie à la sienne, mon égoïsme à son dévouement, cette âme d'enfant lâche à ce cœur de héros, qui avait pris pour devise : « Il n'y a qu'un bonheur au monde, le bonheur des autres. » C'était aussi de me dire : « Maintenant, ma vie est gâtée.

J'ai perdu la confiance de Jacques, l'amour des yeux noirs, l'estime de moi-même… Qu'est-ce que je vais devenir ? ».

Cet affreux tourment-là me tint éveillé jusqu'au matin… Jacques non plus ne dormit pas. Je l'entendis se virer de droite et de gauche sur son oreiller, et tousser d'une petite toux sèche qui me picotait les yeux. Cette fois, je lui demandai bien doucement :

« Tu tousses ! Jacques. Est-ce que tu es malade ?… » Il me répondit : « Ce n'est rien… Dors… » Et je compris à son air qu'il était plus fâché contre moi qu'il ne voulait le paraître. Cette idée redoubla mon chagrin, et je me remis à pleurer seul sous ma couverture, tant et tant que je finis par m'endormir. Si le tourment empêche le sommeil, les larmes sont un narcotique.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Jacques n'était plus à côté de moi. Je le croyais sorti ; mais, en écartant les rideaux, je l'aperçus à l'autre bout de la chambre, couché sur un canapé, et si pâle, oh ! si pâle… Je ne sais quelle idée terrible me traversa la cervelle. « Jacques !» criai-je en m'élançant vers lui… Il dormait, mon cri ne le réveilla pas.

Chose singulière, son visage avait dans le sommeil une expression de souffrance triste que je ne lui avais jamais vue, et qui pourtant ne m'était pas nouvelle. Ses traits amaigris, sa face allongée, la pâleur de ses joues, la transparence maladive de ses mains, tout cela me faisait peine à voir, mais une peine déjà ressentie.

Cependant, Jacques n'avait jamais été malade.

Jamais il n'avait eu auparavant ce demi-cercle bleuâtre sous les yeux, ce visage décharné… Dans quel monde antérieur avais-je donc eu la vision de ces choses ?… Tout à coup, le souvenir de mon rêve me revint. Oui ! c'est cela, voilà bien le Jacques du rêve, pâle, horriblement pâle, étendu sur un canapé, il vient de mourir, Daniel Eyssette, et c'est vous qui l'avez tué… À ce moment un rayon de soleil gris entre timidement par la fenêtre et vient courir comme un lézard sur ce pâle visage inanimé… O douceur ! voilà le mort qui se réveille, se frotte les yeux, et me voyant debout devant lui, me dit avec un gai sourire :

«Bonjour, Daniel ! As-tu bien dormi ? Moi, je toussais trop. Je me suis mis sur ce canapé pour ne pas te réveiller. » Et tandis qu'il me parle bien tranquillement, je sens mes jambes qui tremblent encore de l'horrible vision que je viens d'avoir, et je dis dans le secret de mon cœur : « Éternel Dieu, conservez-moi ma mère Jacques !» Malgré ce triste réveil, le matin fut assez gai. Nous sûmes même retrouver un écho des anciens bons rires, lorsque je m'aperçus en m'habillant que je possédais, pour tout vêtement une culotte courte en futaine et un gilet. rouge à grandes basques, défroques théâtrales que j'avais sur moi au moment de l'enlèvement.

« Pardieu ! mon cher, me dit Jacques, on ne pense pas à tout. Il n'y a que les don, Juan sans délicatesse qui songent au trousseau quand ils enlevèrent une belle. Du reste, n'aie pas peur. Nous allons te faire habiller de neuf… Ce sera encore comme à ton arrivée à Paris. » Il disait cela pour me faire plaisir, car il sentait bien comme moi que ce n'était plus la même chose.

« Allons, Daniel, continua mon brave Jacques, en voyant ma mine redevenir songeuse, ne pensons plus au passé. Voici une vie nouvelle qui s'ouvre devant nous, entrons-y sans remords, sans méfiance, et tâchons seulement qu'elle ne nous joue pas les mêmes tours que l'ancienne… Ce que tu comptes faire désormais, mon frère, je ne te le demande pas, mais il me semble que si tu veux entreprendre un nouveau poème l'endroit sera bon, ici, pour travailler. La chambre est tranquille. Il y a des oiseaux qui chantent dans le jardin. Tu mets l'établi aux rimes devant la fenêtre… » Je l'interrompis vivement : « Non ! Jacques, plus de poèmes, plus de rimes. Ce sont des fantaisies qui te coûtent trop cher. Ce que je veux, maintenant, c'est faire comme toi, travailler, gagner ma vie, et t'aider de toutes mes forces à reconstruire le foyer. » Et lui souriant et calme : « Voilà de beaux projets, monsieur le papillon bleu ; mais ce n'est point cela qu'on vous demande. Il ne s'agit pas de gagner votre vie, et si seulement vous promettiez… Mais, baste ! nous recauserons de cela plus tard… Allons acheter tes habits. »

Je fus obligé, pour sortir, d'endosser une de ses redingotes, qui me tombait jusqu'aux talons et me donnait l'air d'un musicien piémontais ; il ne me manquait qu'une harpe. Quelques mois auparavant, si j'avais dû courir les rues dans un pareil accoutrement, je serais mort de honte ; mais, pour l'heure, j'avais bien d'autres hontes à fouetter, et les yeux des femmes pouvaient rire sur mon passage, ce n'était plus la même chose que du temps de mes caoutchoucs… Oh ! non ! ce n'était plus la même chose. « À présent que te voilà chrétien, me dit la mère Jacques en sortant de chez le fripier, je vais te ramener à l'hôtel Pilois : puis, j'irai voir si le marchand de fer dont je tenais les livres avant mon départ veut encore me donner de l'ouvrage.." L'argent de Pierrotte ne sera pas éternel ; il faut que je songe à notre pot-au-feu. » J'avais envie de lui dire : « Eh bien, Jacques, va-t'en chez ton marchand de fer. Je saurai bien rentrer seul à la maison. » Mais ce qu'il en faisait, je le compris, c'était pour être sûr que je n'allais pas retourner à Montparnasse. Ah ! s'il avait pu lire dans mon âme.

Pour le tranquilliser, je le laissai me reconduire jusqu'à l'hôtel ; mais à peine eut-il les talons tournés que je pris mon vol dans la rue. J'avais des courses à faire, moi aussi…

Quand je rentrai il était tard. Dans la brume du jardin, une grande ombre noire se promenait avec agitation. C'était ma mère Jacques. « Tu as bien fait d'arriver me dit-il en grelottant. J'allais partir pour Montparnasse…» J'eus un mouvement de colère : « Tu doutes trop de moi, Jacques, ce n'est pas généreux… Est-ce que nous serons toujours ainsi ? Est-ce que tu ne me rendras jamais ta confiance ? Je te jure, sur ce que j'ai de plus cher au monde, que je ne viens pas d'où tu crois, que cette femme est morte pour moi, que je ne la reverrai jamais, que tu m'as reconquis tout entier, et que ce passé terrible auquel ta tendresse m'arrache ne m'a laissé que des remords et pas un regret… Que faut-il te dire encore pour te convaincre ? Ah ! tiens, méchant ! Je voudrais t'ouvrir ma poitrine, tu verrais que je ne mens pas. » Ce qu'il me répondit ne m'est pas resté, mais je me souviens que dans l'ombre, il secouait tristement la tête de l'air de dire : « Hélas ! je voudrais bien te croire… » Et cependant j'étais sincère en lui parlant ainsi. Sans doute qu'à moi seul je n'aurais jamais eu le courage de m'arracher à cette femme, mais maintenant que la chaîne est brisée, j'éprouvais un soulagement inexprimable. Comme ces gens qui essaient de se faire mourir par le charbon et qui s'en repentent au dernier moment, lorsqu'il est trop tard et que déjà l'asphyxie les étrangle et les paralyse. Tout à coup les voisins arrivent, la porte vole en éclats, l'air sauveur circule dans la chambre, et les pauvres suicidés le boivent avec délices, heureux de vivre encore et promettant de ne plus recommencer. Moi pareillement, après cinq mois d'asphyxie morale, je humais à pleines narines l'air pur et fort de la vie honnête, j'en remplissais mes poumons, et je vous jure Dieu que je n'avais pas envie de recommencer…

C'est ce que Jacques ne voulait pas croire, et tous les serments du monde ne l'auraient pas convaincu de ma sincérité… Pauvre garçon ! Je lui en avais tant fait ! Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feu comme en hiver, car la chambre était humide et la brume du jardin nous pénétrait jusqu'à la moelle des os. Puis, vous savez, quand on est triste, cela semble bon de voir un peu de flamme… Jacques travaillait, faisait des chiffres.

En son absence, le marchand de fer avait voulu tenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beau griffonnage, un tel gâchis du doit et avoir qu'il fallait maintenant un mois de grand travail pour remettre les choses en état. Comme vous pensez, je n'aurais pas mieux demandé que d'aider ma mère Jacques dans cette opération. Mais les papillons bleus n'entendent rien à l'arithmétique ; et, après une heure passée sur ces gros cahiers de commerce rayés de rouge et chargés d'hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma plume aux chiens.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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