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Kitabı oku: «Le petit chose», sayfa 2

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Ce n'était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas ; moi, mes livres étaient de vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance ; les couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte ; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle.

Le besoin de coller et de cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, dès qu'il pouvait s'échapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville, écrivait sous la dictée, allait aux provisions – le commerce enfin.

Quant à moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle « le petit Chose », il faut travailler deux fois plus que les autres pour être leur égal, et ma foi ! le petit Chose se mit à travailler de tout son courage.

Brave petit Chose ! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, assis à sa table de travail, les jambes enveloppées d'une couverture. Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait.

« J'ai reçu votre honorée du 8 courant. » Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait :

« J'ai reçu votre honorée du 8 courant. » De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement : c'était Mme Eyssette qui entrait.

Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe des pieds. Chut !…

« Tu travailles ? lui disait-elle tout bas.

– Oui, mère.

– Tu n'as pas froid ?

– Oh ! non ! » Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.

Alors, Mme Eyssette s'asseyait auprès de lui, avec son tricot, et restait là de longues heures, comptant ses mailles à voix basse, avec un gros soupir de temps en temps. Pauvre Mme Eyssette ! Elle y pensait toujours à ce cher pays qu'elle n'espérait plus revoir… Hélas ! pour notre malheur, pour notre malheur à tous, elle allait le revoir bientôt…

III. IL EST MORT ! PRIEZ POUR LUI !

C'ÉTAIT UN LUNDI DU MOIS DE JUILLET.

Ce jour-là, en sortant du collège, je m'étais laissé entraîner à faire une partie de barres, et lorsque je me décidai à rentrer à la maison, il était beaucoup plus tard que je n'aurais voulu. De la place des Terreaux à la rue Lanterne, je courus sans m'arrêter, mes livres à la ceinture, ma casquette entre les dents.

Toutefois, comme j'avais une peur effroyable de mon père, je repris haleine une minute dans l'escalier, juste le temps d'inventer une histoire pour expliquer mon retard. Sur quoi, je sonnai bravement.

Ce fut M. Eyssette lui-même qui vint m'ouvrir.

« Comme tu viens tard !» me dit-il. Je commençais à débiter mon mensonge en tremblant ; mais le cher homme ne me laissa pas achever et, m'attirant sur sa poitrine, il m'embrassa longuement et silencieusement.

Moi qui m'attendais pour le moins à une verte semonce, cet accueil me surprit. Ma première idée fut que nous avions le curé de Saint-Nizier à dîner ; je savais par expérience qu'on ne nous grondait jamais ces jours-là. Mais en entrant dans la salle à manger, je vis tout de suite que je m'étais trompé.

Il n'y avait que deux couverts sur la table, celui de mon père et le mien. « Et ma mère ? Et Jacques ? » demandai-je, étonné.

M. Eyssette me répondit d'une voix douce qui ne lui était pas habituelle.

« Ta mère et Jacques sont partis, Daniel ; ton frère l'abbé est bien malade. » Puis, voyant que j'étais devenu tout pâle, il ajouta presque gaiement pour me rassurer :

«Quand je dis bien malade, c'est une façon de parler : on nous a écrit que l'abbé était au lit ; tu connais ta mère, elle a voulu partir et je lui ai donné Jacques pour l'accompagner. En somme, ce ne sera rien !… Et maintenant mets-toi là et mangeons ; je meurs de faim. » Je m'attablai sans rien dire, mais j'avais le cœur serré et toutes les peines du monde à retenir mes larmes, en pensant que mon grand frère l'abbé était bien malade. Nous dînâmes tristement en face l'un de l'autre, sans parler. M. Eyssette mangeait vite, buvait à grands coups, puis s'arrêtait subitement et songeait… Pour moi, immobile au bout de la table et comme frappé de stupeur, je me rappelais les belles histoires que l'abbé me contait lorsqu'il venait à la fabrique. Je le voyais retroussant bravement sa soutane pour franchir les bassins. Je me souvenais aussi du jour de sa première messe, où toute la famille assistait, comme il était beau lorsqu'il se tournait vers nous, les bras ouverts, disant Dominus vobiscum d'une voix si douce que Mme Eyssette en pleurait de joie !… Maintenant je me le figurais là-bas, couché, malade (oh ! bien malade, quelque chose me le disait), et ce qui redoublait mon chagrin de le savoir ainsi, c'est une voix que j'entendais me crier au fond du cœur : « Dieu te punit, c'est ta faute ! il fallait rentrer tout droit ! Il fallait ne pas mentir ! » Et plein de cette effroyable pensée que Dieu, pour le punir, allait faire mourir son frère, le petit Chose se désespérait en lui-même, disant : «Jamais, non ! jamais, je ne jouerai plus aux barres en sortant du collège. » Le repas terminé, on alluma la lampe, et la veillée commença. Sur la nappe, au milieu des débris du dessert, M. Eyssette avait posé ses gros livres de commerce et faisait ses comptes à haute voix. Finet, le chat des babarottes, miaulait tristement en rôdant autour de la table… ; moi, j'avais ouvert la fenêtre et je m'y étais accoudé…

Il faisait nuit, l'air était lourd… On entendait les gens d'en bas rire et causer devant leurs portes, et les tambours du fort Loyassel battre dans le lointain…

J'étais là depuis quelques instants, pensant à des choses tristes et regardant vaguement dans la nuit, quand un violent coup de sonnette m'arracha de ma croisée brusquement. Je regardai mon père avec effroi, et je crus voir passer sur son visage le frisson d'angoisse et de terreur qui venait de m'envahir.

Ce coup de sonnette lui avait fait peur, à lui aussi.

« On sonne ! me dit-il presque à voix basse.

– Restez, père ! j'y vais. » Et je m'élançai vers la porte.

Un homme était debout sur le seuil. Je l'entrevis dans l'ombre, me tendant quelque chose que j'hésitais à prendre.

« C'est une dépêche, dit-il.

– Une dépêche, grand Dieu ! pour quoi faire ?» Je la pris en frissonnant, et déjà je repoussais la porte ; mais l'homme la retint avec son pied et me dit froidement :

« Il faut signer. » Il fallait signer ! Je ne savais pas : c'était la première dépêche que je recevais. « Qui est là, Daniel ? » me cria M. Eyssette ; sa voix tremblait.

Je répondis :

« Rien ! c'est un pauvre… » Et, faisant signe à l'homme de m'attendre, je courus à ma chambre, je trempai ma plume dans l'encre, à tâtons, puis je revins. L'homme dit :

« Signez là. » Le petit Chose signa d'une main tremblante, à la lueur des lampes de l'escalier ; ensuite il ferma la porte et rentra, tenant la dépêche cachée sous sa blouse.

Oh ! oui, je te tenais cachée sous ma blouse, dépêche de malheur ! Je ne voulais pas que M. Eyssette te vît ; car d'avance je savais que tu venais nous annoncer quelque chose de terrible, et lorsque je t'ouvris, tu ne m'appris rien de nouveau, entends-tu, dépêche ! Tu ne m'appris rien que mon cœur n'eût déjà deviné.

« C'était un pauvre ?» me dit mon père en me regardant.

Je répondis sans rougir : « C'était un pauvre » ; et pour détourner les soupçons, je repris ma place à la croisée.

J'y restai encore quelque temps, ne bougeant pas, ne parlant pas, serrant contre ma poitrine ce papier qui me brûlait.

Par moments, j'essayais de me raisonner, de me donner du courage, je me disais : « Qu'en sais-tu ? c'est peut-être une bonne nouvelle. Peut-être on écrit qu'il est guéri… » Mais, au fond, je sentais bien que ce n'était pas vrai, que je me mentais à moi-même, que la dépêche ne dirait pas qu'il était guéri.

Enfin, je me décidai à passer dans ma chambre pour savoir une bonne fois à quoi m'en tenir. Je sortis de la salle à manger, lentement, sans avoir l'air ; mais quand je fus dans ma chambre, avec quelle rapidité fiévreuse j'allumai ma lampe ! Et comme mes mains tremblaient en ouvrant cette dépêche de mort ! Et de quelles larmes brûlantes je l'arrosai, lorsque je l'eus ouverte !… Je la relus vingt fois, espérant toujours m'être trompé ; mais, pauvre de moi ! j'eus beau la lire et la relire, et la tourner dans tous les sens, je ne pus lui faire dire autre chose que ce qu'elle avait dit d'abord, ce que je savais bien qu'elle dirait :

« Il est mort ! Priez pour lui !»

Combien de temps je restai là, debout, pleurant devant cette dépêche ouverte, je l'ignore. Je me souviens seulement que mes yeux me cuisaient beaucoup, et qu'avant de sortir de ma chambre, je baignai mon visage longuement. Puis, je rentrai dans la salle à manger, tenant dans ma petite main crispée la dépêche trois fois maudite.

Et maintenant, qu'allais-je faire ? Comment m'y prendre pour annoncer l'horrible nouvelle à mon père, et quel ridicule enfantillage m'avait poussé à la garder pour moi seul ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, est-ce qu'il ne l'aurait pas su ? Quelle folie ! Au moins, si j'étais allé droit à lui lorsque la dépêche était arrivée, nous l'aurions ouverte ensemble ; à présent, tout serait dit.

Or, tandis que je me parlais à moi-même, je m'approchai de la table et je vins m'asseoir à côté de M. Eyssette, juste à côté de lui. Le pauvre homme avait fermé ses livres et, de la barbe de sa plume, s'amusait à chatouiller le museau blanc de Finet.

Cela me serrait le cœur qu'il s'amusât ainsi. Je voyais sa bonne figure que la lampe éclairait à demi, s'animer et rire par moments, et j'avais envie de lui dire :

« Oh ! non, ne riez pas ; je vous en prie. ».

Alors, comme je le regardais ainsi tristement avec, ma dépêche à la main, M. Eyssette leva la tête. Nos regards se rencontrèrent, et je ne sais pas ce qu'il vit dans le mien, mais je sais que sa figure se décomposa tout à coup, qu'un grand cri jaillit de sa poitrine, qu'il me dit d'une voix à fendre l'âme : « Il est mort, n'est-ce pas ? » que la dépêche glissa de mes doigts, que je tombai dans ses bras en sanglotant, et que nous pleurâmes, tandis qu'à nos pieds Finet jouait avec la dépêche, l'horrible dépêche de mort, cause de toutes nos larmes.

Écouter, je ne mens pas : voilà longtemps que ces choses se sont passées, voilà longtemps qu'il dort dans la terre, mon cher abbé que j'aimais tant ; eh bien, encore aujourd'hui, quand je reçois une dépêche, je ne peux pas l'ouvrir sans un frisson de terreur. Il me semble que je vais lire qu'il est mort, et qu'il faut prier pour lui !

IV. LE CAHIER ROUGE

On trouve dans les vieux missels de naïves enluminures, où la Dame des sept douleurs est représentée ayant sur chacune de ses joues une grande ride profonde, cicatrice divine que l'artiste a mise là pour nous dire : « Regardez comme elle a pleuré !… » Cette ride – la ride des larmes – je jure que je l'ai vue sur le visage amaigri de Mme Eyssette, lorsqu'elle revint à Lyon, après avoir enterré son fils.

Pauvre mère, depuis ce jour elle ne voulut plus sourire. Ses robes furent toujours noires, son visage toujours désolé, Dans ses vêtements comme dans son cœur, elle prit le grand deuil, et ne le quitta jamais… Du reste, rien de changé dans la maison Eyssette ; ce fut un peu plus lugubre, voilà tout. Le curé de Saint-Nizier dit quelques messes pour le repos de l'âme de l'abbé. On tailla deux vêtements noirs pour les enfants dans une vieille roulière ? de leur père, et la vie, la triste vie recommença.

Il y avait déjà quelque temps que notre cher abbé était mort, lorsqu'un soir, à l'heure de nous coucher, je fus étonné de voir Jacques fermer notre chambre à double tour, boucher soigneusement les rainures de la porte, et, cela fait, venir vers moi, d'un grand air de solennité et de mystère.

Il faut vous dire que, depuis son retour du Midi, un singulier changement s'était opéré dans les habitudes de l'ami Jacques. D'abord, ce que peu de personnes voudront croire, Jacques ne pleurait plus, ou presque plus ; puis, son fol amour du cartonnage lui avait à peu près passé. Les petits pots de colle allaient encore au feu de temps en temps, mais ce n'était plus avec le même entrain ; maintenant, si vous aviez besoin d'un cartable, il fallait vous mettre à genoux pour l'obtenir… Des choses incroyables ! un carton à chapeau que Mme Eyssette avait commandé était sur le chantier depuis huit jours… À la maison, on ne s'apercevait de rien ; mais moi, je voyais bien que Jacques avait quelque chose. Plusieurs fois, je l'avais surpris dans le magasin, parlant seul et faisant des gestes. La nuit, il ne dormait pas ; je l'entendais marmotter entre ses dents, puis subitement sauter à bas du lit et marcher à grands pas dans la chambre… tout cela n'était pas naturel et me faisait peur quand j'y songeais. Il me semblait que Jacques allait devenir fou.

Ce soir-là, quand je le vis fermer à double tour la porte de notre chambre, cette idée de folie me revint dans la tête et j'eus un mouvement d'effroi ; mon pauvre Jacques ! lui, ne s'en aperçut pas, et prenant gravement une de mes mains dans les siennes :

« Daniel, me dit-il, je vais te confier quelque chose mais il faut me jurer que tu n'en parleras jamais. » Je compris tout de suite que Jacques n'était pas fou.

Je répondis sans hésiter :

« Je te le jure, Jacques.

– Eh bien, tu ne sais pas ?…, chut !… Je fais un poème, un grand poème.

– Un poème, Jacques ! Tu fais un poème, toi !» Pour toute réponse, Jacques tira de dessous sa veste un énorme cahier rouge qu'il avait cartonné lui-même, et en tête duquel il avait écrit de sa plus belle main :

RELIGION ! RELIGION !

Poème en douze chants PAR EYSSETTE (JACQUES)

C'était si grand que j'en eus comme un vertige.

Comprenez-vous cela ?… Jacques, mon frère Jacques, un enfant de treize ans, le Jacques des sanglots et des petits pots de colle, faisait : Religion ! Religion ! poème en douze chants. Et personne ne s'en doutait ! et on continuait à l'envoyer chez les marchands d'herbes avec un panier sous le bras ! et son père lui criait plus que jamais :

«Jacques, tu es un âne !…» Ah ! pauvre cher Eyssette (Jacques) ! comme je vous aurais sauté. au cou de bon cœur, si j'avais osé, Mais je n'osai pas… Songez donc !… Religion ! Religion ! poème en douze chants !… Pourtant la vérité m'oblige à dire que ce poème en douze chants était loin d'être terminé. Je crois même qu'il n'y avait encore de fait que les quatre premiers vers du premier chant ; mais vous savez, en ces sortes d'ouvrages la mise en train est toujours ce qu'il y a de plus difficile, et comme disait Eyssette (Jacques) avec beaucoup de raison : « Maintenant que j'ai mes quatre premiers vers, le reste n'est rien ; ce n'est qu'une affaire de temps. »

Les voici, ces quatre vers. Les voici tels que je les ai vus ce soir-là, moulés en belle ronde, à la première page du cahier rouge :

Religion ! Religion !

Mot sublime ! Mystère !

Voix touchante et solitaire.

Compassion ! Compassion !

Ne riez pas, cela lui avait coûté beaucoup de mal.

Ce reste qui n'était rien qu'une affaire de temps, jamais Eyssette (Jacques) n'en put venir à bout…

Que voulez-vous ? les poèmes ont leurs destinées ; il paraît que la destinée de Religion ! Religion ! poème en douze chants, était de ne pas être en douze chants du tout. Le poète eut beau faire, il n'alla jamais plus loin que les quatre premiers vers. C'était fatal. À la fin, le malheureux garçon, impatienté, envoya son poème au diable et congédia la Muse (on disait encore la Muse en ce temps-là). Le jour même, ses sanglots le reprirent et les petits pots de colle reparurent devant le feu… Et le cahier rouge ?… Oh ! le cahier rouge, il avait sa destinée aussi, celui-là.

Jacques me dit : « Je te le donne, mets-y ce que tu voudras. » Savez-vous ce que j'y mis, moi ?… Mes poésies, parbleu ! les poésies du petit Chose. Jacques m'avait donné son mal.

Et maintenant, si le lecteur le veut bien, pendant que le petit Chose est en train de cueillir des rimes, nous allons d'une enjambée franchir quatre ou cinq années de sa vie. J'ai hâte d'arriver à un certain printemps de 18…, dont la maison Eyssette n'a pas encore aujourd'hui perdu le souvenir ; on a comme cela des dates dans les familles.

Du reste, ce fragment de ma vie que je passe sous silence, le lecteur ne perdra rien à ne pas le connaître. C'est toujours la même chanson, des larmes et de la misère ! les affaires qui ne vont pas, des loyers en retard, des créanciers qui font des scènes, les diamants de la mère vendus, l'argenterie au mont-de-piété, les draps de lit qui ont des trous, les pantalons qui ont des pièces, des privations de toutes sortes, des humiliations de tous les jours, l'éternel «comment ferons-nous demain ? », le coup de sonnette insolent des huissiers, le concierge qui sourit quand on passe, et puis les emprunts, et puis les prêts, et puis… et puis…

Nous voilà donc en 18….

Cette année-là, le petit Chose achevait sa philosophie.

C'était, si j'ai bonne mémoire, un jeune garçon très prétentieux, se prenant tout à fait au sérieux comme philosophe et aussi comme poète ; du reste pas plus haut qu'une botte et sans un poil de barbe au menton.

Or, un matin que ce grand philosophe de petit Chose se disposait à aller en classe, M. Eyssette père l'appela dans le magasin et, sitôt qu'il le vit entrer, lui fit de sa voix brutale :

« Daniel, jette tes livres, tu ne vas plus au collège. » Ayant dit cela, M. Eyssette père se mit à marcher à grands pas dans le magasin, sans parler. Il paraissait très ému, et le petit Chose aussi, je vous assure…

Après un long moment de silence, M. Eyssette père reprit la parole :

« Mon garçon, dit-il, j'ai une mauvaise nouvelle à t'apprendre, oh ! bien mauvaise… nous allons être obligés de nous séparer tous, voici pourquoi.» Ici, un grand sanglot, un sanglot déchirant retentit derrière la porte entrebâillée.

« Jacques, tu es un âne ! » cria M. Eyssette sans se retourner, puis il continua :

« Quand nous sommes venus à Lyon, il y a six ans, ruinés par les révolutionnaires, j'espérais, à force de travail, arriver à reconstruire notre fortune ; mais le démon s'en mêle ! Je n'ai réussi qu'à nous enfoncer jusqu'au cou dans les dettes et dans la misère… À présent, c'est fini, nous sommer embourbés… Pour sortir de là, nous n'avons qu'un parti à prendre, maintenant que vous voilà grandis : vendre le peu qui nous reste et chercher notre vie chacun de notre côté. » Un nouveau sanglot de l'invisible Jacques vint interrompre M. Eyssette ; mais il était tellement ému lui-même qu'il ne se fâcha pas. Il fit seulement signe à Daniel de fermer la porte, et, la porte fermée, il reprit :

«Voici donc ce que j'ai décidé : jusqu'à nouvel ordre, ta mère va s'en aller vivre dans le Midi, chez son frère, l'oncle Baptiste. Jacques restera à Lyon ; il a trouvé un petit emploi au mont-de-piété, Moi, j'entre commis voyageur à la Société vinicole… Quant à toi, mon pauvre enfant, il va falloir aussi que tu gagnes ta vie… Justement, je reçois une lettre du recteur qui te propose une place de maître d'étude ; tiens, lis ! » Le petit Chose prit la lettre.

« D'après ce que je vois, dit-il tout en lisant, je n'ai pas de temps à perdre.

– Il faudrait partir demain.

– C'est bien, je partirai… » Là-dessus le petit Chose replia la lettre et la rendit à son père d'une main qui ne tremblait pas. C'était un grand philosophe, comme vous voyez.

À ce moment, Mme Eyssette entra dans le magasin, puis Jacques timidement derrière elle… Tous deux s'approchèrent du petit Chose et l'embrassèrent en silence depuis la veille ils étaient au courant de ce qui se passait, «Qu'on s'occupe de sa malle ! fit brusquement M. Eyssette, il part demain matin par le bateau. » Mme Eyssette poussa un gros soupir, Jacques esquissa un sanglot, et tout fut dit.

On commençait à être fait au malheur dans cette maison-là.

Le lendemain de cette journée mémorable, toute la famille accompagna le petit Chose au bateau. Par une coïncidence singulière, c'était le même bateau qui avait amené les Eyssette à Lyon six ans auparavant. Capitaine Géniès, maître coq Montélimart ! Naturellement on se rappela le parapluie d'Annou, le perroquet de Robinson, et quelques autres épisodes du débarquement… Ces souvenirs égayèrent un peu ce triste départ, et amenèrent l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Mme Eyssette.

Tout à coup la cloche sonna. Il fallait partir.

Le petit Chose, s'arrachant aux étreintes de ses amis, franchit bravement la passerelle.

«Sois sérieux, lui cria son père.

– Ne sois pas malade », dit Mme Eyssette.

Jacques voulait parler, mais il ne put pas ; il pleurait trop.

Le petit Chose ne pleurait pas, lui. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'était un grand philosophe, et positivement les philosophes ne doivent pas s'attendrir…

Et pourtant, Dieu sait s'il les aimait, ces chères créatures qu'il laissait derrière lui, dans le brouillard.

Dieu sait s'il aurait donné volontiers pour elles tout son sang et toute sa chair… Mais que voulez-vous ? La joie de quitter Lyon, le mouvement du bateau, l'ivresse du voyage, l'orgueil de se sentir homme homme libre, homme fait, voyageant seul et gagnant sa vie – tout cela grisait le petit Chose et l'empêchait de songer, comme il aurait dû, aux trois êtres chéris qui sanglotaient là-bas, debout sur les quais du Rhône…

Ah ! ce n'étaient pas des philosophes, ces trois-là.

D'un œil anxieux et plein de tendresse, ils suivaient la marche asthmatique du navire, et son panache de fumée n'était pas plus gros qu'une hirondelle à l'horizon, qu'ils criaient encore : « Adieu ! Adieu ! » en faisant des signes. Pendant ce temps, monsieur le philosophe se promenait de long en large sur le pont, les mains dans les poches, la tête au vent. Il sifflotait, crachait très loin, regardait les dames sous le nez, inspectait la manœuvre, marchait des épaules comme un gros homme, se trouvait charmant. Avant qu'on fût seulement à Vienne, il avait appris au maître coq Montélimart et à ses deux marmitons qu'il était dans l'Université et qu'il y gagnait fort bien sa vie… Ces messieurs lui en firent compliment. Cela le rendit très fier.

Une fois, en se promenant d'un bout à l'autre du navire, notre philosophe heurta du pied, à l'avant, près de la grosse cloche, un paquet de cordes sur lequel, à six ans de là, Robinson Crusoé était venu s'asseoir pendant de longues heures, son perroquet entre les jambes. Ce paquet de cordes le fit beaucoup rire et un peu rougir.

« Que je devais être ridicule, pensait-il, de traîner partout avec moi cette grande cage peinte en bleu et ce perroquet fantastique… » Pauvre philosophe ! il ne se doutait pas que pendant toute sa vie il était condamné à traîner ainsi ridiculeusement cette cage peinte en bleu, couleur d'illusion, et ce perroquet vert, couleur d'espérance.

Hélas ! à l'heure où j'écris ces lignes, le malheureux garçon la porte encore, sa grande cage peinte en bleu. Seulement de jour en jour l'azur des barreaux s'écaille et le perroquet vert est aux trois quarts déplumé, pécaire ! Le premier soin du petit Chose, en arrivant dans sa ville natale, fut de se rendre à l'Académie, où logeait M. le recteur.

Ce recteur, ami d'Eyssette père, était un grand beau vieux, alerte et sec, n'ayant rien qui sentît le pédant, ni quoi que ce fût de semblable. Il accueillit Eyssette fils avec une grande bienveillance. Toutefois, quand on l'introduisit dans son cabinet, le brave homme ne put retenir un geste de surprise.

« Ah ! mon Dieu ! dit-il, comme il est petit !» Le fait est que le petit Chose était ridiculeusement petit ; et puis, l'air si jeune, si mauviette.

L'exclamation du recteur lui porta un coup terrible. « Ils ne vont pas vouloir de moi », pensa-t-il. Et tout son corps se mit à trembler.

Heureusement, comme s'il eût deviné ce qui se passait dans cette pauvre petite cervelle, le recteur reprit :

«Approche ici, mon garçon… Nous allons donc faire de toi un maître d'étude… À ton âge, avec cette taille et cette figure-là, le métier te sera plus dur qu'à un autre… Mais enfin, puisqu'il le faut, puisqu'il faut que tu gagnes ta vie, mon cher enfant, nous arrangerons cela pour le mieux… En commençant, on ne te mettra pas dans une grande baraque… Je vais t'envoyer dans un collège communal, à quelques lieues d'ici, à Sarlande, en pleine montagne… Là tu feras ton apprentissage d'homme, tu t'aguerriras au métier, tu grandiras, tu prendras de la barbe ; puis le poil venu, nous verrons !» Tout en parlant, M. le recteur écrivait au principal du collège de Sarlande pour lui présenter son protégé. La lettre terminée, il la remit au petit Chose et l'engagea à partir le jour même ; là-dessus, il lui donna quelques sages conseils et le congédia d'une tape amicale sur la joue en lui promettant de ne pas le perdre de vue.

Voilà mon petit Chose bien content. Quatre à quatre il dégringole l'escalier séculaire de l'Académie et s'en va d'une haleine retenir sa place pour Sarlande.

La diligence ne part que dans l'après-midi ; encore quatre heures à attendre ! Le petit Chose en profite pour aller parader au soleil sur l'esplanade et se montrer à ses compatriotes. Ce premier devoir accompli, il songe à prendre quelque nourriture et se met en quête d'un cabaret à portée de son escarcelle…

Juste en face les casernes, il en avise un propret, reluisant, avec une belle enseigne toute neuve :

Au Compagnon du tour de France.

« Voici mon affaire », se dit-il. Et, après quelques minutes d'hésitation – c'est la première fois que le petit Chose entre dans un restaurant – il pousse résolument la porte.

Le cabaret est désert pour le moment. Des murs peints à la chaux…, quelques tables de chêne… Dans un coin de longues cannes de compagnons, à bout de cuivre, ornées de rubans multicolores… Au comptoir, un gros homme qui ronfle, le nez dans un journal.

« Holà ! quelqu'un ! » dit le petit Chose, en frappant de son poing fermé sur les tables, comme un vieux coureur de tavernes.

Le gros homme du comptoir ne se réveille pas pour si peu ; mais du fond de l'arrière-boutique, la cabaretière accourt… En voyant le nouveau client que l'ange Hasard lui amène, elle pousse un grand cri :

« Miséricorde ! monsieur Daniel ! – Annou ! ma vieille Annou !» répond le petit Chose. Et les voilà dans les bras l'un de l'autre.

Eh ! mon Dieu, oui, c'est Annou, la vieille Annou, anciennement bonne des Eyssette, maintenant cabaretière, mère des compagnons, mariée à Jean Peyrol, ce gros qui ronfle là-bas dans le comptoir… Et comme elle est heureuse, si vous saviez, cette brave Annou, comme elle est heureuse de revoir M. Daniel ! Comme elle l'embrasse ! comme elle l'étreint ! comme elle l'étouffe ! Au milieu de ces effusions, l'homme du comptoir se réveille.

Il s'étonne d'abord un peu du chaleureux accueil que sa femme est en train de faire à ce jeune inconnu ; mais quand on lui apprend que ce jeune inconnu est M. Daniel Eyssette en personne, Jean Peyrol devient rouge de plaisir et s'empresse autour de son illustre visiteur.

« Avez-vous déjeuné, monsieur Daniel ?

– Ma foi ! non, mon bon Peyrol… ; c'est précisément ce qui m'a fait entrer ici. » Justice divine !… M. Daniel n'a pas déjeuné !… La vieille Annou court à sa cuisine ; Jean Peyrol se précipite à la cave, – une fière cave, au dire des compagnons.

En un tour de main, le couvert est mis, la table est parée, le petit Chose n'a qu'à s'asseoir et à fonctionner… À sa gauche, Annou lui taille des mouillettes pour ses œufs, des œufs du matin, blancs, crémeux, duvetés… À sa droite Jean Peyrol lui verse un vieux Châteauneuf-du-Pape, qui semble une poignée de rubis jetée au fond de son verre, Le petit Chose est très heureux, il boit comme un templier mange comme un hospitalier, et trouve encore moyen de raconter, entre deux coups de dents, qu'il vient d'entrer dans l'Université, ce qui le met à même de gagner honorablement sa vie. Il faut voir de quel air il dit cela : gagner honorablement sa vie ! – La vieille Annou s'en pâme d'admiration.

L'enthousiasme de Jean Peyrol est moins vif. Il trouve tout simple que M. Daniel gagne sa vie, puisqu'il est en état de la gagner. À l'âge de M. Daniel, lui, Jean Peyrol, courait le monde depuis déjà quatre ou cinq ans, et ne coûtait plus un liard à la maison, au contraire…

Bien entendu, le digne cabaretier garde ses réflexions pour lui seul. Oser comparer Jean Peyrol à Daniel Eyssette !… Annou ne le souffrirait pas.

En attendant, le petit Chose va son train. Il parle, il boit, il mange, il s'anime ; ses yeux brillent, sa joue s'allume. Holà ! maître Peyrol, qu'on aille chercher des verres ; le petit Chose va trinquer… Jean Peyrol apporte des verres et on trinque… d'abord à Mme Eyssette, ensuite à M. Eyssette, puis à Jacques, à Daniel, à la vieille Annou, au mari d'Annou, à l'Université… à quoi encore ?…

Deux heures se passent ainsi en libations et en bavardages. On cause du passé couleur de deuil, de l'avenir couleur de rose. On se rappelle la fabrique, Lyon, la rue Lanterne, ce pauvre abbé qu'on aimait tant.

Tout à coup le petit Chose se lève pour partir…

« Déjà », dit tristement la vieille Annou, Le petit Chose s'excuse ; il a quelqu'un de la ville à voir avant de s'en aller, une visite très importante…

Quel dommage ! on était si bien !… On avait tant de choses à se raconter encore !… Enfin, puisqu'il le faut, puisque M. Daniel a quelqu'un de la ville à voir, ses amis du Tour de France ne veulent pas le retenir plus longtemps… « Bon voyage, monsieur Daniel ! Dieu vous conduise, notre cher maître !» Et jusqu'au milieu de la rue, Jean Peyrol et sa femme l'accompagnent de leurs bénédictions. Or, savez-vous quel est ce quelqu'un de la ville que le petit Chose veut voir avant de partir ?

C'est la fabrique, cette fabrique qu'il aimait tant et qu'il a tant pleurée !… c'est le jardin, les ateliers, les grands platanes, tous les amis de son enfance, toutes ses joies du premier jour… Que voulez-vous ?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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