Kitabı oku: «Tartarin de Tarascon», sayfa 6
XII. On nous écrit de Tarascon
Par une belle après-midi de ciel bleu et de brise tiède, Sidi Tart’ri à califourchon sur sa mule revenait tout seul et de son petit clos… Les jambes écartées par de larges coussins en sparterie que gonflaient les cédrats et les pastèques, bercé au bruit de ses grands étriers et suivant de tout son corps le balin-balan de la tête, le brave homme s’en allait ainsi dans un paysage adorable, les deux mains croisées sur son ventre, aux trois quarts assoupi par le bien-être et la chaleur.
Tout à coup, en entrant dans la ville, un appel formidable le réveilla.
– Hé ! monstre de sort ! on dirait monsieur Tartarin.
À ce nom de Tartarin, à cet accent joyeusement méridional, le Tarasconnais leva la tête et aperçut à deux pas de lui la brave figure tannée de maître Barbassou, le capitaine du Zouave, qui prenait l’absinthe en fumant sa pipe sur la porte d’un petit café.
– Hé ! adieu Barbassou, fit Tartarin en arrêtant sa mule.
Au lieu de lui répondre, Barbassou le regarda un moment avec de grands yeux ; puis le voilà parti à rire, à rire tellement, que Sidi Tart’ri en resta tout interloqué, le derrière sur ses pastèques.
– Qué turban, mon pauvre monsieur Tartarin !… C’est donc vrai ce qu’on dit, que vous vous êtes fait Teur ?… Et la petite Baïa, est-ce qu’elle chante toujours Marco la Belle ?
– Marco la Belle ! fit Tartarin indigné… Apprenez, capitaine, que la personne dont vous parlez est une honnête fille maure, et qu’elle ne sait pas un mot de français.
– Baïa, pas un mot de français ?… D’où sortez-vous donc ?…
Et le brave capitaine se remit à rire plus fort.
Puis voyant la mine du pauvre Sidi Tart’ri qui s’allongeait, il se ravisa.
– Au fait, ce n’est peut-être pas la même… Mettons que j’ai confondu… Seulement, voyez-vous, monsieur Tartarin, vous ferez tout de même bien de vous méfier des Mauresques algériennes et des princes du Monténégro !…
Tartarin se dressa sur ses étriers en faisant sa moue.
– Le prince est mon ami, capitaine.
– Bon ! bon ! ne nous fâchons pas… Vous ne prenez pas une absinthe ? Non. Rien à faire dire au pays ?… Non plus… Eh bien ! alors, bon voyage… À propos, collègue, j’ai là du bon tabac de France, si vous en vouliez emporter quelques pipes… Prenez donc ! prenez donc ! ça vous fera du bien… Ce sont vos sacrés tabacs d’Orient qui vous barbouillent les idées.
Là-dessus le capitaine retourna à son absinthe et Tartarin, tout pensif, reprit au petit trot le chemin de sa maisonnette… Bien que sa grande âme se refusât à rien en croire, les insinuations de Barbassou l’avaient attristé, puis ces jurons du cru, l’accent de là-bas, tout cela éveillait en lui de vagues remords.
Au logis, il ne trouva personne. Baïa était au bain… La négresse lui parut laide, la maison triste… En proie à une indéfinissable mélancolie, il vint s’asseoir près de la fontaine et bourra une pipe avec le tabac de Barbassou. Ce tabac était enveloppé dans un fragment du Sémaphore. En le déployant, le nom de sa ville natale lui sauta aux yeux.
On nous écrit de Tarascon :
« La ville est dans les transes. Tartarin, le tueur de lions, parti pour chasser les grands félins en Afrique, n’a pas donné de ses nouvelles depuis plusieurs mois… Qu’est devenu notre héroïque compatriote ?… On ose à peine se le demander, quand on a connu comme nous cette tête ardente, cette audace, ce besoin d’aventures… A-t-il été comme tant d’autres englouti dans le sable, ou bien est-il tombé sous la dent meurtrière d’un de ces monstres de l’Atlas dont il avait promis les peaux à la municipalité ?… Terrible incertitude ! Pourtant des marchands nègres, venus à la foire de Beaucaire, prétendent avoir rencontré en plein désert un Européen dont le signalement se rapportait au sien, et qui se dirigeait vers Tombouctou… Dieu nous garde notre Tartarin ! »
Quand il lut cela, le Tarasconnais rougit, pâlit, frissonna. Tout Tarascon lui apparut : le cercle, les chasseurs de casquettes, le fauteuil vert chez Costecalde, et, planant au-dessus comme un aigle éployé, la formidable moustache du brave commandant Bravida.
Alors, de se voir là, comme il était, lâchement accroupi sur sa natte, tandis qu’on le croyait en train de massacrer des fauves, Tartarin de Tarascon eut honte de lui-même et pleura.
Tout à coup le héros bondit :
« Au lion ! au lion ! »
Et s’élançant dans le réduit poudreux où dormaient la tente-abri, la pharmacie, les conserves, la caisse d’armes, il les traîna au milieu de la cour.
Tartarin-Sancho venait d’expirer ; il ne restait plus que Tartarin-Quichotte.
Le temps d’inspecter son matériel, de s’armer, de se harnacher, de rechausser ses grandes bottes, d’écrire deux mots au prince pour lui confier Baïa, le temps de glisser sous l’enveloppe quelques billets bleus mouillés de larmes, et l’intrépide Tarasconnais roulait en diligence sur la route de Blidah, laissant à la maison sa négresse stupéfaite devant le narghilé, le turban, les babouches, toute la défroque musulmane de Sidi Tart’ri qui traînait piteusement sous les petits trèfles blancs de la galerie…
Troisième épisode. Chez les lions
I. Les Diligences déportées
C’était une vieille diligence d’autrefois, capitonnée à l’ancienne mode de drap gros bleu tout fané, avec ces énormes pompons de laine rêche qui, après quelques heures de route, finissent par vous faire des moxas dans le dos… Tartarin de Tarascon avait un coin de la rotonde ; il s’y installa de son mieux, et en attendant de respirer les émanations musquées des grands félins d’Afrique, le héros dut se contenter de cette bonne vieille odeur de diligence, bizarrement composée de mille odeurs, hommes, chevaux, femmes et cuir, victuailles et paille moisie.
Il y avait de tout un peu dans cette rotonde. Un trappiste, des marchands juifs, deux cocottes qui rejoignaient leur corps – le 3ème hussards – un photographe d’Orléansville… Mais, si charmante et variée que fut la compagnie, le Tarasconnais n’était pas en train de causer et resta là tout pensif, le bras passé dans la brassière, avec ses carabines entre ses genoux… Son départ précipité, les yeux noirs de Baïa, la terrible chasse qu’il allait entreprendre, tout cela lui troublait la cervelle, sans compter qu’avec son bon air patriarcal cette diligence européenne, retrouvée en pleine Afrique, lui rappelait vaguement le Tarascon de sa jeunesse, des courses dans la banlieue, de petits dîners au bord du Rhône, une foule de souvenirs…
Peu à peu la nuit tomba. Le conducteur alluma ses lanternes… La diligence rouillée sautait en criant sur ses vieux ressorts ; les chevaux trottaient, les grelots tintaient… De temps en temps, là-haut, sous la bâche de l’impériale, un terrible bruit de ferraille… C’était le matériel de guerre.
Tartarin de Tarascon, aux trois quarts assoupi, resta un moment à regarder les voyageurs comiquement secoués par les cahots, et dansant devant lui comme des ombres falotes, puis ses yeux s’obscurcirent, sa pensée se voila, et il n’entendit plus que très vaguement geindre l’essieu des roues, et les flancs de la diligence qui se plaignaient…
Subitement, une voix, une voix de vieille fée, enrouée, cassée, fêlée, appela le Tarasconnais par son nom :
– Monsieur Tartarin ! monsieur Tartarin !
– Qui m’appelle ?
– C’est moi, monsieur Tartarin ; vous ne me reconnaissez pas ?… Je suis la vieille diligence qui faisait – il y a vingt ans – le service de Tarascon à Nîmes… Que de fois je vous ai portés, vous et vos amis, quand vous alliez chasser les casquettes du côté de Jonquières ou de Bellegarde !… Je ne vous ai pas remis d’abord, à cause de votre bonnet de Teur et du corps que vous avez pris ; mais sitôt que vous vous êtes mis à rouler, coquin de bon sort ! je vous ai reconnu tout de suite.
– C’est bon ! c’est bon ! fit le Tarasconnais un peu vexé.
Puis, se radoucissant :
– Mais enfin, ma pauvre vieille, qu’est-ce que vous êtes venue faire ici ?
– Ah ! mon bon monsieur Tartarin, je n’y suis pas venue de mon plein gré, je vous assure… Une fois que le chemin de fer de Beaucaire a été fini, ils ne m’ont plus trouvée bonne à rien et ils m’ont envoyée en Afrique… Et je ne suis pas la seule ! presque toutes les diligences de France ont été déportées comme moi. On nous trouvait trop réactionnaires, et maintenant nous voilà toutes ici à mener une vie de galère… C’est ce qu’en France vous appelez les chemins de fer algériens.
Ici la vieille diligence poussa un long soupir ; puis elle reprit :
– Ah ! monsieur Tartarin, que je le regrette, mon beau Tarascon ! C’était alors le bon temps pour moi, le temps de la jeunesse ! Il fallait me voir partir le matin, lavée à grande eau et toute luisante avec mes roues vernissées à neuf, mes lanternes qui semblaient deux soleils et ma bâche toujours frottée d’huile ! C’est ça qui était beau quand le postillon faisait claquer son fouet sur l’air de : Lagadigadeou, la Tarasque ! la Tarasque ! et que le conducteur, son piston en bandoulière, sa casquette brodée sur l’oreille, jetant d’un tour de bras son petit chien, toujours furieux, sur la bâche de l’impériale, s’élançait lui-même là-haut, en criant : « Allume ! allume ! » Alors mes quatre chevaux s’ébranlaient au bruit des grelots, des aboiements, des fanfares, les fenêtres s’ouvraient, et tout Tarascon regardait avec orgueil la diligence détaler sur la grande route royale.
« Quelle belle route, monsieur Tartarin, large, bien entretenue, avec ses bornes kilométriques, ses petits tas de pierre régulièrement espacés, et de droite et de gauche ses jolies plaines d’oliviers et de vignes… Puis, des auberges tous les dix pas, des relais toutes les cinq minutes… Et mes voyageurs, quels braves gens ! des maires et des curés qui allaient à Nîmes voir leur préfet ou leur évêque, de bons taffetassiers qui revenaient du Mazet bien honnêtement, des collégiens en vacances, des paysans en blouse brodée, tous frais rasés du matin, et là-haut, sur l’impériale, vous tous, messieurs les chasseurs de casquettes, qui étiez toujours de si bonne humeur, et qui chantiez si bien chacun la vôtre, le soir, aux étoiles, en revenant !…
« Maintenant, c’est une autre histoire… Dieu sait les gens que je charrie ! un tas de mécréants venus je ne sais d’où, qui me remplissent de vermine, des nègres, des Bédouins, des soudards, des aventuriers de tous les pays, des colons en guenilles qui m’empestent de leurs pipes, et tout cela parlant un langage auquel Dieu le Père ne comprendrait rien… Et puis vous voyez comme on me traite ! Jamais brossée, jamais lavée. On me plaint le cambouis de mes essieux… Au lieu de mes gros bons chevaux tranquilles d’autrefois, de petits chevaux arabes qui ont le diable au corps, se battent, se mordent, dansent en courant comme des chèvres, et me brisent mes brancards à coups de pieds… Aïe !… aïe !… tenez ! Voilà que cela commence… Et les routes ! Par ici, c’est encore supportable, parce que nous sommes près du gouvernement ; mais là-bas, plus rien, pas de chemin du tout. On va comme on peut, à travers monts et plaines, dans les palmiers nains, dans les lentisques… Pas un seul relais fixe. On arrête au caprice du conducteur, tantôt dans une ferme, tantôt dans une autre.
« Quelquefois ce polisson-là me fait faire un détour de deux lieues pour aller chez un ami boire l’absinthe ou le champoreau… Après quoi, fouette, postillon ! il faut rattraper le temps perdu. Le soleil cuit, la poussière brûle. Fouette toujours ! On accroche, on verse ! Fouette plus fort ! On passe des rivières à la nage, on s’enrhume, on se mouille, on se noie… Fouette ! fouette ! fouette !… Puis le soir, toute ruisselante c’est cela qui est bon à mon âge, avec mes rhumatismes !… – il me faut coucher à la belle étoile, dans une cour de caravansérail ouverte à tous les vents. La nuit, des chacals, des hyènes viennent flairer mes caissons, et les maraudeurs qui craignent la rosée se mettent au chaud dans mes compartiments… Voilà la vie que je mène, mon pauvre monsieur Tartarin, et je la mènerai jusqu’au jour où, brûlée par le soleil, pourrie par les nuits humides, je tomberai – ne pouvant plus faire autrement – sur un coin de méchante route, où les Arabes feront bouillir leur couscous avec les débris de ma vieille carcasse…
– Blidah ! Blidah ! fit le conducteur en ouvrant la portière.
II. Où l’on voit passer un petit monsieur
Vaguement, à travers les vitres dépolies par la buée, Tartarin de Tarascon entrevit une place de jolie sous-préfecture, place régulière, entourée d’arcades et plantée d’orangers, au milieu de laquelle de petits soldats de plomb faisaient l’exercice dans la claire brume rose du matin. Les cafés ôtaient leurs volets. Dans un coin, une halle avec des légumes… C’était charmant, mais cela ne sentait pas encore le lion.
« Au Sud !… Plus au Sud ! » murmura le bon Tartarin en se renfonçant dans son coin.
À ce moment, la portière s’ouvrit. Une bouffée d’air frais entra, apportant sur ses ailes, dans le parfum des orangers fleuris, un tout petit monsieur en redingote noisette, vieux, sec, ridé, compassé, une figure grosse comme le poing, une cravate en soie noire haute de cinq doigts, une serviette en cuir, un parapluie : le parfait notaire de village.
En apercevant le matériel de guerre du Tarasconnais, le petit monsieur, qui s’était assis en face, parut excessivement surpris et se mit à regarder Tartarin avec une insistance gênante.
On détela, on attela, la diligence partit… Le petit monsieur regardait toujours Tartarin… À la fin, le Tarasconnais prit la mouche.
– Ça vous étonne ? fit-il en regardant à son tour le petit monsieur bien en face.
– Non ! Ça me gêne, répondit l’autre fort tranquillement, et le fait est qu’avec sa tente-abri, son revolver, ses deux fusils dans leur gaine, son couteau de chasse – sans parler de sa corpulence naturelle, Tartarin de Tarascon tenait beaucoup de place…
La réponse du petit monsieur le fâcha :
– Vous imaginez-vous par hasard que je vais aller au lion avec votre parapluie ? dit le grand homme fièrement.
Le petit monsieur regarda son parapluie, sourit doucement ; puis, toujours avec son même flegme :
– Alors, monsieur, vous êtes ?…
– Tartarin de Tarascon, tueur de lions !
En prononçant ces mots, l’intrépide Tarasconnais secoua comme une crinière le gland de sa chéchia.
Il y eut dans la diligence un mouvement de stupeur.
Le trappiste se signal, les cocottes poussèrent de petits cris d’effroi, et le photographe d’Orléansville se rapprocha du tueur de lions, rêvant déjà l’insigne honneur de faire sa photographie.
Le petit monsieur, lui, ne se déconcerta pas.
– Est-ce que vous avez déjà tué beaucoup de lions, monsieur Tartarin ? demanda-t-il très tranquillement.
Le Tarasconnais le reçut de la belle manière :
– Si j’en ai beaucoup tué, monsieur !… Je vous souhaiterais d’avoir seulement autant de cheveux sur la tête.
Et toute la diligence de rire en regardant les trois cheveux jaunes de Cadet-Roussel qui se hérissaient sur le crâne du petit monsieur.
À son tour le photographe d’Orléansville prit la parole :
– Terrible profession que la vôtre, monsieur Tartarin !… On passe quelquefois de mauvais moments… Ainsi, ce pauvre M. Bombonnel…
– Ah ! oui, le tueur de panthères… fit Tartarin assez dédaigneusement.
– Est-ce que vous le connaissez ? demanda le petit monsieur.
– Té ! pardi… Si je le connais… Nous avons chassé plus de vingt fois ensemble.
Le petit monsieur sourit.
– Vous chassez donc la panthère aussi, monsieur Tartarin ?
Quelquefois, par passe-temps… fit l’enragé Tarasconnais.
Il ajouta, en relevant la tête d’un geste héroïque qui enflamma le cœur des deux cocottes :
– Ça ne vaut pas le lion !
– En somme, hasarda le photographe d’Orléansville, une panthère, ce n’est qu’un gros chat…
– Tout juste ! fit Tartarin qui n’était pas fâché de rabaisser un peu la gloire de Bombonnel, surtout devant les dames.
Ici la diligence s’arrêta, le conducteur vint ouvrir la portière et s’adressant au petit vieux :
– Vous voilà arrivé, monsieur, lui dit-il d’un air très respectueux.
Le petit monsieur se leva, descendit, puis avant de refermer la portière :
– Voulez-vous me permettre de vous donner un conseil, monsieur Tartarin ?
– Lequel, monsieur ?
– Ma foi ! écoutez, vous avez l’air d’un brave homme, j’aime mieux vous dire ce qu’il en est… Retournez vite à Tarascon, monsieur Tartarin… Vous perdez votre temps ici… Il reste bien encore quelques panthères dans la province ; mais, fi donc ! c’est un trop petit gibier pour vous… Quant aux lions, c’est fini. Il n’en reste plus en Algérie… mon ami Chassaing vient de tuer le dernier.
Sur quoi le petit monsieur salua, ferma la portière, et s’en alla en riant avec sa serviette et son parapluie.
– Conducteur, demanda Tartarin en faisant sa moue, qu’est-ce que c’est donc que ce bonhomme-là ?
– Comment ! vous ne le connaissez pas ? Mais c’est M. Bombonnel.
III. Un couvent de lions
À Milianah, Tartarin de Tarascon descendit, laissant la diligence continuer sa route vers le Sud.
Deux jours de durs cahots, deux nuits passées les yeux ouverts à regarder par la portière s’il n’apercevrait pas dans les champs, au bord de la route, l’ombre formidable du lion, tant d’insomnies méritaient bien quelques heures de repos. Et puis, s’il faut tout dire, depuis sa mésaventure avec Bombonnel, le loyal Tarasconnais se sentait mal à l’aise, malgré ses armes, sa moue terrible, son bonnet rouge, devant le photographe d’Orléansville et les deux demoiselles du 3ème hussards.
Il se dirigea donc à travers les larges rues de Milianah, pleines de beaux arbres et de fontaines ; mais, tout en cherchant un hôtel à sa convenance, le pauvre homme ne pouvait s’empêcher de songer aux paroles de Bombonnel… Si c’était vrai pourtant ? S’il n’y avait plus de lions en Algérie ?… À quoi bon alors tant de courses, tant de fatigues ?…
Soudain, au détour d’une rue, notre héros se trouva face à face… avec qui ? Devinez… Avec un lion superbe, qui attendait devant la porte d’un café, assis royalement sur son train de derrière, sa crinière fauve au soleil.
« Qu’est-ce qu’ils me disaient donc, qu’il n’y en avait plus ? » s’écria le Tarasconnais en faisant un saut en arrière… En entendant cette exclamation, le lion baissa la tête et, prenant dans sa gueule une sébile en bois posée devant lui sur le trottoir, il la tendit humblement du côté de Tartarin immobile de stupeur… Un Arabe qui passait jeta un gros sou dans la sébile ; le lion remua la queue… Alors Tartarin comprit tout. Il vit, ce que l’émotion l’avait d’abord empêché de voir, la foule attroupée autour du pauvre lion aveugle et apprivoisé, et les deux grands nègres armés de gourdins qui le promenaient à travers la ville comme un Savoyard sa marmotte.
Le sang du Tarasconnais ne fit qu’un tour : « Misérables, cria-t-il d’une voix de tonnerre, ravaler ainsi ces nobles bêtes ! » Et, s’élançant sur le lion, il lui arracha l’immonde sébile d’entre ses royales mâchoires. Les deux nègres, croyant avoir affaire à un voleur, se précipitèrent sur le Tarasconnais, la matraque haute… Ce fut une terrible bousculade… Les nègres tapaient, les femmes piaillaient, les enfants riaient. Un vieux cordonnier juif criait du fond de sa boutique : « Au zouge de paix ! Au zouge de paix ! » Le lion lui-même, dans sa nuit, essaya d’un rugissement, et le malheureux Tartarin, après une lutte désespérée, roula par terre au milieu des gros sous et des balayures.
À ce moment, un homme fendit la foule, écarta les nègres d’un mot, les femmes et les enfants d’un geste, releva Tartarin, le brossa, le secoua, et l’assit tout essoufflé sur une borne.
– Comment ! préïnce, c’est vous ?… fit le bon Tartarin en se frottant les côtes.
– Eh ! oui, mon vaillant ami, c’est moi… Sitôt votre lettre reçue, j’ai confié Baïa à son frère, loué une chaise de poste, fait cinquante lieues ventre à terre, et me voilà juste à temps pour vous arracher à la brutalité de ces rustres… Qu’est-ce que vous avez donc fait, juste Dieu ! pour vous attirer cette méchante affaire ?
– Que voulez-vous, préïnce ?… De voir ce malheureux lion avec sa sébile aux dents, humilié, vaincu, bafoué, servant de risée à toute cette pouillerie musulmane…
– Mais vous vous trompez, mon noble ami. Ce lion est, au contraire, pour eux un objet de respect et d’adoration. C’est une bête sacrée, qui fait partie d’un grand couvent de lions, fondé, il y a trois cents ans par Mohammed-ben-Aouda, une espèce de Trappe formidable et farouche, pleine de rugissements et d’odeurs de fauve, où des moines singuliers élèvent et apprivoisent des lions par centaines et les envoient de là dans toute l’Afrique septentrionale, accompagnés de frères quêteurs. Les dons que reçoivent les frères servent à l’entretien du couvent et de sa mosquée ; et si les deux nègres ont montré tant d’humeur tout à l’heure, c’est qu’ils ont la conviction que pour un sou, un seul sou de la quête, volé ou perdu par leur faute, le lion qu’ils conduisent les dévorerait immédiatement.
En écoutant ce récit invraisemblable et pourtant véridique, Tartarin de Tarascon se délectait et reniflait l’air bruyamment.
– Ce qui me va dans tout ceci, fit-il en matière de conclusion, c’est que, n’en déplaise à mon Bombonnel, il y a encore des lions en Algérie !…
– S’il y en a ! dit le prince avec enthousiasme… Dès demain, nous allons battre la plaine du Chéliff, et vous verrez !
– Eh quoi ! prince… Auriez-vous l’intention de chasser, vous aussi !
– Parbleu ! pensez-vous donc que je vous laisserais vous en aller seul en pleine Afrique, au milieu de ces tribus féroces dont vous ignorez la langue et les usages… Non ! non ! illustre Tartarin, je ne vous quitte plus… Partout où vous serez, je veux être.
– Oh ! préïnce, préïnce…
Et Tartarin, radieux, pressa sur son cœur le vaillant Grégory, en songeant avec fierté qu’à l’exemple de Jules Gérard, de Bombonnel et tous les autres fameux tueurs de lions, il allait avoir un prince étranger pour l’accompagner dans ses chasses.