Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Clio», sayfa 5

Yazı tipi:
FARINATA

Le paradis et l'enfer ne sont que dans notre esprit. Épicure l'enseignait et beaucoup d'autres après lui le savent. Vous-même, Fra Ambrogio, n'avez-vous pas lu dans votre livre: «L'homme meurt de même que la bête. Leur Condition est la même?»

Mais si, comme les âmes communes, je croyais en Dieu, je le prierais de me laisser, après ma mort, ici tout entier, et d'enfermer mon âme avec mon corps dans mon tombeau, sous les murs de mon beau San Giovanni. À l'entour, on voit des cuves de pierre taillées par les Romains pour leurs morts, et maintenant ouvertes et vides. C'est dans un de ces lits que je veux me reposer enfin et dormir. Dans ma vie j'ai souffert cruellement de l'exil, et je n'étais qu'à une journée de Florence. Plus éloigné d'elle, je serais plus malheureux. Je veux rester toujours dans ma ville bien-aimée. Puissent les miens y rester aussi!

FRA AMBROGIO

Je vous entends avec épouvante blasphémer le Dieu qui fit le ciel et la terre, les montagnes de Florence et les roses de Fiesole. Et ce qui m'effraye le plus, messer Farinata degli Uberti, c'est que votre âme communique au mal un noble caractère. Si, contrairement à l'espoir que je garde encore, la miséricorde infinie vous abandonnait, je crois que l'enfer tirerait de vous quelque honneur.

LE ROI BOIT

En l'an de grâce 1428, à Troyes, le chanoine Guillaume Chappedelaine fut nommé par le chapitre roi de l'Épiphanie, conformément aux usages suivis alors dans toute la France chrétienne. C'était, en effet, la coutume des chanoines d'élire un d'entre eux, auquel ils donnaient le nom de roi parce qu'il devait tenir la place du Roi des rois et les assembler tous à sa table, en attendant que Jésus-Christ lui-même les réunit, comme ils en avaient l'espérance, dans son saint paradis.

Messire Guillaume Chappedelaine avait été choisi pour ses bonnes mœurs et pour sa libéralité. Il était homme riche. Ses vignes avaient été épargnées par les capitaines tant armagnacs que bourguignons qui ravageaient la Champagne, et c'est un bonheur dont il devait rendre grâce à Dieu d'abord et ensuite à lui-même pour la douceur avec laquelle il avait traité les deux partis qui déchiraient le royaume des lys. Sa richesse avait beaucoup contribué à son élection, en cette année où le setier de blé valait huit francs, le quarteron d'œufs six sous, un petit cochon sept francs, et où les gens d'Église étaient réduits, comme des vilains, à manger des choux tout l'hiver.

Donc, au saint jour de l'Épiphanie, messire Guillaume Chappedelaine, revêtu de sa dalmatique, tenant à la main une palme pour sceptre, prit place dans le chœur de la cathédrale, sous un dais de drap d'or. Cependant, trois chanoines sortirent de la sacristie, le front ceint de couronnes. L'un était vêtu de blanc, l'autre de rouge et le troisième de noir. Ils figuraient les rois mages et, descendant vers la partie de l'église qui représente le pied de la croix, ils chantaient l'évangile de saint Mathieu. Un diacre, qui portait au bout d'une perche cinq chandelles allumées pour rappeler l'étoile miraculeuse qui conduisit les mages à Bethléem, monta la grande nef et entra dans le chœur. Ils le suivirent enchantant et quand ils furent à cet endroit de l'évangile: Et intrantes domum, invenerunt puerum cum Maria, maire ejus, et procidentes adoraverunt eum, ils s'arrêtèrent devant messire Guillaume Chappedelaine et lui firent de profondes génuflexions. Trois enfants les suivaient, présentant un peu de sel et des épices, que messire Guillaume reçut avec bonté, à l'imitation de l'Enfant roi qui avait agréé la myrrhe, l'or et l'encens des rois de la terre. Puis l'office divin fut célébré dévotement.

Le soir les chanoines allèrent souper chez le roi de l'Épiphanie. L'hôtel de messire Guillaume était tout contre le chevet de l'église. On le reconnaissait au chaperon d'or taillé dans un écu de pierre, sur la porte basse. La grand'salle était, cette nuit-là, jonchée de feuillage et éclairée par douze torches de résine. Tout le chapitre prit place autour de la table sur laquelle était dressé un agneau entier. Il y avait là messeigneurs Jean Bruant, Thomas Alépée, Simon Thibouville, Jean Coquemard, Denys Petit, Pierre Corneille, Barnabé Videloup et François Pigouchel, chanoines de Saint-Pierre, messire Thibault de Saulges, écuyer, chanoine héréditaire laïque, et au bas bout de la table Pierrolet, le petit clerc, qui, bien que ne sachant pas écrire, était secrétaire de messire Guillaume Chappedelaine et lui servait sa messe. Il avait l'air d'une fille habillée en garçon. C'est lui qui paraissait en habit d'ange le jour de la Chandeleur. L'usage était aussi qu'au mercredi des Quatre-Temps de décembre on lût à la messe comment l'ange Gabriel vint annoncer à Marie le mystère de l'Incarnation. On plaçait sur un échafaud une jeune fille, à qui un enfant avec des ailes annonçait qu'elle allait devenir la mère du Fils de Dieu; une colombe d'étoupe était pendue sur la tête de la jeune fille. Pierrolet faisait depuis deux ans l'ange de l'Annonciation.

Mais il s'en fallait de beaucoup qu'il eût l'âme aussi douce que le visage. Il était violent, hardi, querelleur et provoquait volontiers les garçons plus âgés que lui. On le soupçonnait de courir les filles. L'exemple des gens d'armes, qui tenaient garnison dans les villes, le rendait excusable, et l'on ne donnait pas beaucoup d'attention à ces mauvaises habitudes. Ce qui touchait plutôt messire Guillaume Chappedelaine, c'est que Pierrolet était Armagnac et cherchait querelle aux Bourguignons. Le chanoine lui représentait souvent qu'un tel esprit était pernicieux et vraiment diabolique dans cette bonne ville de Troyes, où le feu roi Henry V d'Angleterre avait célébré son mariage avec madame Catherine de France et où les Anglais étaient les maîtres légitimes, car toute puissance vient de Dieu. Omnis potestas a Deo.

Les convives ayant pris place, messire Guillaume Chappedelaine récita le Bénédicite, et l'on commença de manger en silence. Messire Jean Coquemard parla le premier. Se tournant vers messire Jean Bruant, son voisin:

– Vous êtes, lui dit-il, une prudente et docte personne. Avez-vous jeûné hier?

– Il était convenable de le faire, répondit messire Jean Bruant. La veille de l'Épiphanie est nommée vigile dans les Sacramentaires, et qui dit vigile dit jeûne.

– Pardonnez-moi, reprit messire Jean Coquemard. J'estime avec d'insignes docteurs qu'un jeûne austère s'accorde mal avec la joie que cause aux fidèles la naissance du Sauveur, dont l'Église continue la mémoire jusqu'à l'Épiphanie.

– Pour moi, reprit messire Jean Bruant, je tiens ceux qui ne jeûnent pas en ces vigiles pour dégénérés de la piété antique.

– Et moi, s'écria messire Jean Coquemard, j'estime que ceux qui se préparent par le jeûne à la plus joyeuse de nos fêtes sont condamnables, comme suivant des usages blâmés par le plus grand nombre des évêques.

La querelle des deux chanoines commençait à s'aigrir.

– Ne pas jeûner! Quelle mollesse! disait messire Jean Bruant.

– Jeûner! quelle obstination! disait messire Jean Coquemard. Vous êtes l'homme superbe et téméraire qui va seul.

– Vous êtes l'homme faible qui suit mollement la foule corrompue. Mais même en ces temps mauvais où nous vivons, j'ai des autorités. Quidam asserunt in vigilia Epiphaniæ jejunandum.

– La question est tranchée. Non jejunetur!

– Paix! paix! s'écria du fond de sa haute et large chaise, messire Guillaume Chappedelaine. Vous avez tous deux raison: vous êtes louable, Jean Coquemard, de prendre de la nourriture la veille de l'Épiphanie, en signe de réjouissance, et vous Jean Bruant, de jeûner en ces mêmes vigiles, puisque vous le faites avec une allégresse congruente.

Le chapitre tout entier approuva la sentence.

– Salomon n'eut point mieux jugé! s'écria messire Pierre Corneille.

Et messire Guillaume Chappedelaine, ayant approché de ses lèvres son gobelet de vermeil, nos sires Jean Bruant, Jean Coquemard, Thomas Alépée, Simon Thibouville, Denys Petit, Pierre Corneille, Barnabé Videloup, François Pigouchel s'écrièrent tous à la fois:

– Le roi boit! le roi boit!

C'était une loi du festin de pousser ce cri, et le convive qui y manquait encourait un châtiment sévère.

Messire Guillaume Chappedelaine, voyant que les brocs étaient vides, fit apporter du vin, et les serviteurs râpèrent du raifort pour donner soif aux convives.

– À la santé du seigneur évêque de Troyes et du régent de France, dit-il en se levant de dessus sa chaise canonicale.

– Volontiers, messire, dit Thibault de Saulges, écuyer; mais ce n'est un secret pour personne que notre seigneur évêque est en querelle avec le régent au sujet du double décime que Monseigneur de Bedford exige des gens d'Église, sous prétexte de subvenir à la croisade contre les hussites. Et nous allons confondre là deux santés ennemies.

– Hé! hé! répondit messire Guillaume, il convient de porter des santés pour la paix, et non pour la guerre. Je bois au régent de France pour le roi Henry sixième, et à la santé de Monseigneur l'évêque de Troyes, que nous avons tous élu voilà deux ans.

Les chanoines, levant leur gobelet, burent à la santé de l'évêque et du régent Bedford.

Cependant s'éleva au bas bout de la table une voix jeune, et encore mal timbrée, qui criait:

– À la santé du dauphin Louis, le vrai roi de France!

C'était le petit Pierrolet, dont l'esprit armagnac, chauffé par le vin du chanoine, éclatait.

On n'y prit pas garde, et messire Guillaume ayant bu à nouveau, on cria amplement comme il convenait:

– Le roi boit! le roi boit!

Les convives s'entretenaient vivement et tous ensemble des affaires sacrées et des affaires profanes.

– Savez-vous, dit Thibault de Saulges, que dix mille Anglais sont envoyés par le régent pour prendre Orléans?

– En ce cas, dit messire Guillaume, ils auront la ville, comme ils ont déjà Jargeau et Beaugency, et tant de bonnes cités du royaume.

– C’est ce qu'on verra! dit, tout rouge, le petit Pierrolet.

Mais, comme il était au bas bout, on ne l'entendit pas cette fois encore.

– Buvons, messeigneurs, dit messire Guillaume, qui faisait libéralement les honneurs de sa table.

Et il donna l'exemple en levant son grand hanap de vermeil.

Le cri retentit plus haut que devant:

– Le roi boit! le roi boit!

Mais après qu'eut roulé ce tonnerre de voix, messire Pierre Corneille, qui se trouvait assez bas à la table, dit aigrement:

– Messeigneurs, je vous dénonce le petit Pierrolet, qui n'a pas crié: « Le roi boit!» en quoi il a manqué gravement aux us et coutumes et il faut l'en punir.

– Il faut l'en punir! reprirent ensemble messeigneurs Denys Petit et Barnabé Videloup.

– Qu'il soit châtié, dit à son tour messire Guillaume Chappedelaine. Il lui faut barbouiller les mains et le visage avec de la suie. C'est l'usage!

– C’est l'usage! s'écrièrent ensemble les chanoines.

Et messire Pierre Corneille alla chercher de la suie dans la cheminée, tandis que nos seigneurs Thomas Alépée et Simon Thibouville, se jetant en riant grassement sur l'enfant, s'efforçaient de lui tenir les bras et les jambes.

Mais Pierrolet s'échappa de leurs mains, puis, s'adossant à la muraille, il tira de sa ceinture une petite dague et jura qu'il l'enfoncerait dans la gorge de quiconque approcherait.

Cette violence fit beaucoup rire les chanoines et, particulièrement, messire Guillaume Chappedelaine qui, se levant de son siège, vint auprès de son petit secrétaire, suivi de messire Pierre Corneille, tenant une pelletée de suie.

– C’est donc moi, dit-il d'une voix onctueuse, qui, pour son châtiment, ferai de ce méchant enfant un nègre, un serviteur du roi noir Balthazar, qui vint à la crèche. Pierre Corneille, tendez-moi la pelle.

Et d'un geste aussi lent que s'il aspergeait d'eau bénite un fidèle, il jeta une pincée de suie sur le visage de l'enfant qui, s'élançant sur lui, lui enfonça sa dague dans le ventre.

Messire Guillaume Chappedelaine poussa un grand soupir et tomba la face contre terre. Les convives s'empressèrent autour de lui. Ils virent qu'il était mort.

Pierrolet avait disparu. On le chercha dans toute la ville sans pouvoir le trouver. On sut plus tard qu'il s'était engagé dans la compagnie du capitaine La Hire. À la bataille de Patay, sous les yeux de la Pucelle, il prit un capitaine anglais et fut fait chevalier.

"LA MUIRON"

Et quelquefois, dans nos longues

soirées, le général en chef nous faisait

des contes de revenants, genre de

narration auquel il était fort habile.

(Mémoires du comte Lavallette,
1831, t. Ier, p. 335.)

Depuis plus de trois mois Bonaparte était sans nouvelles de l'Europe quand, à son retour de Saint-Jean-d'Acre, il envoya un parlementaire à l'amiral ottoman, sous prétexte de traiter l'échange des prisonniers, mais en réalité dans l'espoir que Sir Sidney Smith arrêterait cet officier au passage et lui ferait connaître les événements récents, si, comme on pouvait le prévoir, ils étaient malheureux pour la République. Le général calculait juste. Sir Sidney fit monter le parlementaire à son bord et l'y reçut honorablement. Ayant lié conversation, il ne tarda pas à s'assurer que l'armée de Syrie était sans dépêches ni avis d'aucune sorte. Il lui montra les journaux ouverts sur la table et, avec une courtoisie perfide, le pria de les emporter.

Bonaparte passa la nuit sous sa tente à les lire. Le matin sa résolution était prise de retourner en France pour y ramasser le pouvoir tombé. Qu'il mit seulement le pied sur le territoire de la République, il écraserait ce gouvernement faible et violent, qui livrait la patrie en proie aux imbéciles et aux fripons, et il occuperait seul la place balayée. Pour accomplir ce dessein, il fallait traverser, par des vents contraires, la Méditerranée couverte de croiseurs anglais. Mais Bonaparte ne voyait que le but et son étoile. Par un inconcevable bonheur, il avait reçu du Directoire l'autorisation de quitter l'armée d'Égypte et d'y désigner lui-même son successeur.

Il appela l'amiral Gantheaume qui, depuis la destruction de la flotte, se tenait au quartier général, et lui donna l'ordre d'armer promptement, en secret, deux frégates vénitiennes qui se trouvaient à Alexandrie, et de les amener sur un point désert de la côte, qu'il lui désigna. Lui-même, il remit, par pli cacheté, le commandement en chef au général Kléber, et sous prétexte de faire une tournée d'inspection, se rendit avec un escadron de guides à l'anse du Marabou. Le soir du 7 fructidor an VII, à la rencontre de deux chemins d'où l'on découvre la mer, il se trouva tout à coup en face du général Menou, qui regagnait Alexandrie avec son escorte. N'ayant plus de moyen ni de raisons de garder son secret, il fit à ces soldats de brusques adieux, leur recommanda de se bien tenir en Égypte et leur dit:

– Si j'ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne des bavards est fini!

Il semblait parler ainsi d'inspiration et comme malgré lui. Mais cette déclaration était calculée pour justifier sa fuite et faire pressentir sa puissance future.

Il sauta dans le canot qui, à la nuit tombante, accosta la frégate la Muiron. L'amiral Gantheaume l'accueillit sous son pavillon par ces mots:

– Je gouverne sous votre étoile.

Et aussitôt il fit mettre à la voile. Le général était accompagné de Lavallette, son aide de camp, de Monge et de Berthollet. La frégate la Carrère, qui naviguait de conserve, avait reçu les généraux Lannes et Murat, blessés, MM. Denon, Gostaz et Parseval-Grandmaison.

Dès le départ, un calme survint. L'amiral proposa de rentrer à Alexandrie, pour ne pas se trouver le matin en vue d'Aboukir, où mouillait la flotte ennemie. Le fidèle Lavallette supplia le général de se rendre à cet avis. Mais Bonaparte montra le large:

– Soyez tranquille! nous passerons.

Après minuit une bonne brise se leva. La flottille se trouvait, le matin, hors de vue. Gomme Bonaparte se promenait seul sur le pont, Berthollet s'approcha de lui:

– Général, vous étiez bien inspiré en disant à Lavallette d'être tranquille et que nous passerions.

Bonaparte sourit:

– Je rassurais un homme faible et dévoué. Mais à vous, Berthollet, qui êtes un caractère d'une autre trempe, je parlerai différemment. L'avenir est méprisable. Le présent doit seul être considéré. Il faut savoir à la fois oser et calculer, et s'en remettre du reste à la fortune.

Et, pressant le pas, il murmura:

– Oser … calculer … ne pas s'enfermer dans un plan arrêté … se plier aux circonstances, se laisser conduire par elles. Profiter des moindres occasions comme des plus grands événements. Ne faire que le possible, et faire tout le possible.

Ce même jour, pendant le dîner, le général ayant reproché à Lavallette sa pusillanimité de la veille, l'aide de camp répondit qu'à présent ses craintes étaient autres, mais non moindres, et qu'il les avouait sans honte, car elles portaient sur le sort de Bonaparte et, par conséquent, sur les destinées de la France et du monde.

– Je tiens du secrétaire de Sir Sidney, dit-il, que le commodore estime qu'il y a beaucoup d'avantage à bloquer hors de vue. Connaissant sa méthode et son caractère, nous devons nous attendre à le trouver sur notre route. Et dans ce cas…

Bonaparte l'interrompit:

– Dans ce cas, vous ne doutez pas que notre inspiration et notre conduite ne soient supérieures au péril. Mais c'est faire bien de l'honneur à ce jeune fou, que de le croire capable d'agir avec suite et méthode. Smith devait être capitaine de brûlot.

Bonaparte jugeait avec partialité l'homme redoutable qui lui avait fait manquer sa fortune à Saint-Jean-d'Acre; sans doute parce que ce grand dommage lui était moins cruel s'il était dû à un coup de hasard et non plus au génie d'un homme.

L'amiral leva la main comme pour attester sa résolution:

– Si nous rencontrons les croiseurs anglais, je me porterai à bord de la Carrère, et là je leur donnerai, vous pouvez m'en croire, assez d'occupation pour laisser à la Muiron le temps d'échapper.

Lavallette entr'ouvrit la bouche. Il avait grande envie de répondre à l'amiral que la Muiron était mauvaise marcheuse et peu capable de mettre à profit l'avance qu'on lui donnerait. Il eut peur de déplaire: il avala son inquiétude. Mais Bonaparte lut dans sa pensée. Et, le tirant par un bouton de son habit:

– Lavallette, vous êtes un honnête homme, lui dit-il, mais vous ne serez jamais un bon militaire. Vous ne regardez pas assez vos avantages et vous vous attachez à des inconvénients irréparables. Il n'est pas en notre pouvoir de rendre cette frégate excellente pour la course. Mais il faut considérer l'équipage, animé des meilleurs sentiments et capable d'accomplir au besoin des prodiges. Vous oubliez qu'elle se nomme la Muiron. C'est moi-même qui l'ai nommée ainsi. J étais à Venise. Invité à baptiser une frégate qu'on venait d'armer, je saisis cette occasion d'illustrer une mémoire qui m'était chère, celle de mon aide de camp, tombé sur le pont d'Arcole en couvrant de son corps son général, sur qui pleuvait la mitraille. C'est ce navire qui nous porte aujourd'hui. Doutez-vous que son nom ne soit d'un heureux présage?

Il lança quelque temps encore des paroles ardentes pour échauffer les cœurs. Puis il dit qu'il allait dormir. On sut le lendemain qu'il avait décidé que, pour éviter les croiseurs, on naviguerait pendant quatre ou cinq semaines le long des côtes d'Afrique.

Dès lors, les jours se succédèrent pareils et monotones. La Muiron demeurait en vue de ces côtes plates et désertes, que les navires ne vont jamais reconnaître, et courait des bordées d'une demi-lieue, sans se risquer plus au large. Bonaparte employait la journée en conversations et en rêveries. Il lui arrivait parfois de murmurer les noms d'Ossian et de Fingal. Parfois il demandait à son aide de camp de lire à haute voix les Révolutions de Vertot ou les Vies de Plutarque. Il semblait sans inquiétude et sans impatience, et gardait toute la liberté de son esprit, moins encore par force d'âme que par une disposition naturelle à vivre tout entier dans le moment présent. Il prenait même un plaisir mélancolique à regarder la mer qui, riante ou sombre, menaçait sa fortune et le séparait du but. Après le repas, quand le temps était beau, il montait sur le pont et se couchait à demi sur l'affût d'un canon, dans l'attitude abandonnée et sauvage avec laquelle, enfant, il s'accoudait aux pierres de son île. Les deux savants, l'amiral, le capitaine de la frégate et l'aide de camp Lavallette faisaient cercle autour de lui. Et la conversation, qu'il menait par saccades, roulait le plus souvent sur quelque nouvelle découverte de la science. Monge s'exprimait avec pesanteur. Mais sa parole révélait un esprit limpide et droit. Enclin à chercher l'utile, il se montrait, même en physique, patriote et bon citoyen. Berthollet, meilleur philosophe, construisait volontiers des théories générales.

– Il ne faut pas, disait-il, faire de la chimie la science mystérieuse des métamorphoses, une Circé nouvelle, levant sur la nature sa baguette magique. Ces vues flattent les imaginations vives; mais elles ne contentent pas les esprits méditatifs, qui veulent ramener les transformations des corps aux lois générales de la physique.

Il pressentait que les réactions, dont le chimiste est l'instigateur et le témoin, se produisent dans des conditions exactement mécaniques, qu'on pourrait un jour soumettre aux rigueurs du calcul. Et, revenant sans cesse sur cette idée, il y soumettait les faits connus ou soupçonnés. Un soir, Bonaparte, qui n'aimait guère la spéculation pure, l'interrompit brusquement:

– Vos théories!.. Des bulles de savon nées d'un souffle et qu'un souffle détruit. La chimie, Berthollet, n'est qu'un amusement quand elle ne s'applique pas aux besoins de la guerre ou de l'industrie. Il faut que le savant, dans ses recherches, se propose un objet déterminé, grand, utile; comme Monge qui, pour fabriquer de la poudre, chercha le nitre dans les caves et dans les écuries.

Monge lui-même et Berthollet représentèrent au général avec fermeté qu'il importe de maîtriser les phénomènes et de les soumettre à des lois générales, avant d'en tirer des applications utiles, et que procéder autrement, c'est s'abandonner aux ténèbres dangereuses de l'empirisme.

Bonaparte en convint. Mais il craignait l'empirisme moins que l'idéologie. Il demanda brusquement à Berthollet:

– Espérez-vous entamer, par vos explications, le mystère infini de la nature, mordre sur l'inconnu?

Berthollet répondit que, sans prétendre expliquer l'univers, le savant rendait à l'humanité le plus grand des services en dissipant les terreurs de l'ignorance et de la superstition par une vue raisonnable des phénomènes naturels.

– N’est-ce pas être le bienfaiteur des hommes, ajouta-t-il, que de les délivrer des fantômes créés dans leur âme par la peur d'un enfer imaginaire, que de les soustraire au joug des devins et des prêtres, que de leur ôter l'effroi des présages et des songes?

La nuit couvrait d'ombre la vaste mer. Dans un ciel sans lune et sans nuées, la neige ardente des étoiles était suspendue en flocons tremblants. Le général resta songeur un moment. Puis, soulevant la tête et la poitrine, il suivit d'un geste de sa main la courbe du ciel, et sa voix inculte de jeune pâtre et de héros antique perça le silence:

– J’ai une âme de marbre que rien ne trouble, un cœur inaccessible aux faiblesses communes. Mais vous, Berthollet, savez-vous assez ce qu'est la vie, et la mort1, en avez-vous assez exploré les confins, pour affirmer qu'ils sont sans mystère? Êtes-vous sûr que toutes les apparitions soient faites des fumées d'un cerveau malade? Pensez-vous expliquer tous les pressentiments? Le général La Harpe avait la stature et le cœur d'un grenadier. Son intelligence trouvait dans les combats l'aliment convenable. Elle y brillait. Pour la première fois, à Fombio, dans la soirée qui précéda sa mort, il resta frappé de stupeur, étranger à l'action, glacé d'une épouvante inconnue et soudaine. Vous niez les apparitions. Monge, n'avez-vous pas connu en Italie le capitaine Aubelet?

À cette question, Monge interrogea sa mémoire et secoua la tête. Il ne se rappelait nullement le capitaine Aubelet.

Bonaparte reprit:

– Je l'avais distingué à Toulon où il gagna l'épaulette. Il avait la jeunesse, la beauté, la vertu d'un soldat de Platée. C'était un antique. Frappés de son air grave, de ses traits purs, de la sagesse qui transparaissait sur son jeune visage, ses chefs l'avaient surnommé Minerve, et les grenadiers lui donnaient ce nom dont ils ne comprenaient pas le sens.

– Le capitaine Minerve! s'écria Monge, que ne le nommiez-vous ainsi tout d'abord! Le capitaine Minerve avait été tué sous Mantoue quelques semaines avant mon arrivée dans cette ville. Sa mort avait frappé fortement les imaginations, car on l'entourait de circonstances merveilleuses qui me furent rapportées, mais dont je n'ai point gardé un exact souvenir. Je me rappelle seulement que le général Miollis ordonna que l'épée et le hausse-col du capitaine Minerve fussent portés, ceints de lauriers, en tête de la colonne qui défila devant la grotte de Virgile, un jour de fête, pour honorer la mémoire du chantre des héros.

– Aubelet, reprit Bonaparte, avait ce courage tranquille, que je n'ai retrouvé qu'en Bessières. Les plus nobles passions l'animaient. Il poussait tous les sentiments de son âme jusqu'au dévouement. Il avait un frère d'armes, de quelques années plus âge que lui, le capitaine Demarteau, qu'il aimait avec toute la force d'un grand cœur. Demarteau ne ressemblait pas à son ami. Impétueux, bouillant, porté d'une même ardeur vers les plaisirs et les périls, il donnait dans les camps l'exemple de la gaieté. Aubelet était l'esclave sublime du devoir, Demarteau l'amant joyeux de la gloire. Celui-ci donnait à son frère d'armes autant d'amitié qu'il en recevait. Tous deux, ils faisaient revivre Nisus et Euryale sous nos étendards. Leur fin, à l'un et à l'autre, fut entourée de circonstances singulières. J'en fus informé comme vous, Monge, et j'y prêtai plus d'attention, bien que mon esprit fût alors entraîné vers de grands objets. J'avais hâte de prendre Mantoue, avant qu'une nouvelle armée autrichienne eût le temps d'entrer en Italie. Je n'en lus pas moins un rapport sur les faits qui avaient précédé et suivi la mort du capitaine Aubelet. Certains des faits attestés dans ce rapport tiennent du prodige. Il faut en rattacher la cause soit à des facultés inconnues, que l'homme acquiert en des moments uniques, soit à l'intervention d'une intelligence supérieure à la nôtre.

1.Nous reproduisons la phrase telle qu'elle a été dite.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
100 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

Bu kitabı okuyanlar şunları da okudu