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Kitabı oku: «L'île des pingouins», sayfa 10

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LIVRE V. LES TEMPS MODERNES CHATILLON

CHAPITRE PREMIER. LES RÉVÉRENDS PÈRES AGARIC ET CORNEMUSE

Tout régime fait des mécontents. La république ou chose publique en fit d’abord parmi les nobles dépouillés de leurs antiques privilèges et qui tournaient des regards pleins de regrets et d’espérances vers le dernier des Draconides, le prince Crucho, paré des grâces de la jeunesse et des tristesses de l’exil. Elle fit aussi des mécontents parmi les petits marchands qui, pour des causes économiques très profondes, ne gagnaient plus leur vie et croyaient que c’était la faute de la république, qu’ils avaient d’abord adorée et dont ils se détachaient de jour en jour davantage.

Tant chrétiens que juifs, les financiers devenaient par leur insolence et leur cupidité le fléau du pays qu’ils dépouillaient et avilissaient et le scandale d’un régime qu’ils ne songeaient ni à détruire ni à conserver, assurés qu’ils étaient d’opérer sans entraves sous tous les gouvernements. Toutefois leurs sympathies allaient au pouvoir le plus absolu, comme au mieux armé contre les socialistes, leurs adversaires chétifs mais ardents. Et de même qu’ils imitaient les moeurs des aristocrates, ils en imitaient les sentiments politiques et religieux. Leurs femmes surtout, vaines et frivoles, aimaient le prince et rêvaient d’aller à la cour.

Cependant la république gardait des partisans et des défenseurs. S’il ne lui était pas permis de croire à la fidélité de ses fonctionnaires, elle pouvait compter sur le dévouement des ouvriers manuels, dont elle n’avait pas soulagé la misère et qui, pour la défendre aux jours de péril, sortaient en foule des carrières et des ergastules et défilaient longuement, hâves, noirs, sinistres. Ils seraient tous morts pour elle: elle leur avait donné l’espérance.

Or, sous le principat de Théodore Formose, vivait dans un faubourg paisible de la ville d’Alca un moine nommé Agaric, qui instruisait les enfants et faisait des mariages. Il enseignait dans son école la piété, l’escrime et l’équitation aux jeunes fils des antiques familles, illustres par la naissance, mais déchus de leurs biens comme de leurs privilèges. Et, dès qu’ils en avaient l’âge, il les mariait avec les jeunes filles de la caste opulente et méprisée des financiers.

Grand, maigre, noir, Agaric se promenait sans cesse, son bréviaire à la main, dans les corridors de l’école et les allées du potager, pensif et le front chargé de soucis. Il ne bornait pas ses soins à inculquer à ses élèves des doctrines absconses et des préceptes mécaniques, et à leur donner ensuite des femmes légitimes et riches. Il formait des desseins politiques et poursuivait la réalisation d’un plan gigantesque. La pensée de sa pensée, l’oeuvre de son oeuvre était de renverser la république. Il n’y était pas mû par un intérêt personnel. Il jugeait l’état démocratique contraire à la société sainte à laquelle il appartenait corps et âme. Et tous les moines ses frères en jugeaient de même. La république était en luttes perpétuelles avec la congrégation des moines et l’assemblée des fidèles. Sans doute, c’était une entreprise difficile et périlleuse, que de conspirer la mort du nouveau régime. Du moins Agaric était-il à même de former une conjuration redoutable. À cette époque, où les religieux dirigeaient les castes supérieures des Pingouins, ce moine exerçait sur l’aristocratie d’Alca une influence profonde.

La jeunesse, qu’il avait formée, n’attendait que le moment de marcher contre le pouvoir populaire. Les fils des antiques familles ne cultivaient point les arts et ne faisaient point de négoce. Ils étaient presque tous militaires et servaient la république. Ils la servaient, mais ils ne l’aimaient pas; ils regrettaient la crête du dragon. Et les belles juives partageaient leurs regrets afin qu’on les prît pour de nobles chrétiennes.

Un jour de juillet, en passant par une rue du faubourg qui finissait sur des champs poussiéreux, Agaric entendit des plaintes qui montaient d’un puits moussu, déserté des jardiniers. Et, presque aussitôt, il apprit d’un savetier du voisinage qu’un homme mal vêtu, ayant crié: «Vive la chose publique!» des officiers de cavalerie qui passaient l’avaient jeté dans le puits où la vase lui montait par-dessus les oreilles. Agaric donnait volontiers à un fait particulier une signification générale. De l’empuisement de ce chosard, il induisit une grande fermentation de toute la caste aristocratique et militaire, et conclut que c’était le moment d’agir.

Dès le lendemain il alla visiter, au fond du bois des Conils, le bon père Cornemuse. Il trouva le religieux en un coin de son laboratoire, qui passait à l’alambic une liqueur dorée.

C’était un petit homme gros et court, coloré de vermillon, le crâne poli très précieusement. Ses yeux, comme ceux des cobayes, avaient des prunelles de rubis. Il salua gracieusement son visiteur et lui offrit un petit verre de la liqueur de Sainte-Orberose, qu’il fabriquait et dont la vente lui procurait d’immenses richesses.

Agaric fit de la main un geste de refus. Puis, planté sur ses longs pieds et serrant contre son ventre son chapeau mélancolique, il garda le silence.

– Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, lui dit Cornemuse.

Agaric s’assit sur un escabeau boiteux et demeura muet.

Alors, le religieux des Conils:

– Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de vos jeunes élèves. Ces chers enfants pensent-ils bien?

– J’en suis très satisfait, répondit le magister. Le tout est d’être nourri dans les principes. Il faut bien penser avant que de penser. Car ensuite il est trop tard.... Je trouve autour de moi de grands sujets de consolation. Mais nous vivons dans une triste époque.

– Hélas! soupira Cornemuse.

– Nous traversons de mauvais jours....

– Des heures d’épreuve.

– Toutefois, Cornemuse, l’esprit public n’est pas si complètement gâté qu’il semble.

– C’est possible.

– Le peuple est las d’un gouvernement qui le ruine et ne fait rien pour lui. Chaque jour éclatent de nouveaux scandales. La république se noie dans la honte. Elle est perdue.

– Dieu vous entende!

– Cornemuse, que pensez-vous du prince Crucho?

– C’est un aimable jeune homme et, j’ose dire, le digne rejeton d’une tige auguste. Je le plains d’endurer, dans un âge si tendre, les douleurs de l’exil. Pour l’exilé le printemps n’a point de fleurs, l’automne n’a point de fruits. Le prince Crucho pense bien; il respecte les prêtres; il pratique notre religion; il fait une grande consommation de mes petits produits.

– Cornemuse, dans beaucoup de foyers, riches ou pauvres, on souhaite son retour. Croyez-moi, il reviendra.

– Puissé-je ne pas mourir avant d’avoir jeté mon manteau devant ses pas! soupira Cornemuse.

Le voyant dans ces sentiments, Agaric lui dépeignit l’état des esprits tel qu’il se le figurait lui-même. Il lui montra les nobles et les riches exaspérés contre le régime populaire; l’armée refusant de boire de nouveaux outrages, les fonctionnaires prêts à trahir, le peuple mécontent, l’émeute déjà grondant, et les ennemis des moines, les suppôts du pouvoir, jetés dans les puits d’Alca. Il conclut que c’était le moment de frapper un grand coup.

– Nous pouvons, s’écria-t-il, sauver le peuple pingouin, nous pouvons le délivrer de ses tyrans, le délivrer de lui-même, restaurer la crête du Dragon, rétablir l’ancien État, le bon État, pour l’honneur de la foi et l’exaltation de l’Église. Nous le pouvons si nous le voulons. Nous possédons de grandes richesses et nous exerçons de secrètes influences; par nos journaux crucifères et fulminants, nous communiquons avec tous les ecclésiastiques des villes et des campagnes, et nous leur insufflons l’enthousiasme qui nous soulève, la foi qui nous dévore. Ils en embraseront leurs pénitents et leurs fidèles. Je dispose des plus hauts chefs de l’armée; j’ai des intelligences avec les gens du peuple; je dirige, à leur insu, les marchands de parapluies, les débitants de vin, les commis de nouveautés, les crieurs de journaux, les demoiselles galantes et les agents de police. Nous avons plus de monde qu’il ne nous en faut. Qu’attendons-nous? Agissons!

– Que pensez-vous faire? demanda Cornemuse.

– Former une vaste conjuration, renverser la république, rétablir Crucho sur le trône des Draconides.

Cornemuse se passa plusieurs fois la langue sur les lèvres. Puis il dit avec onction:

– Certes, la restauration des Draconides est désirable; elle est éminemment désirable; et, pour ma part, je la souhaite de tout mon coeur. Quant à la république, vous savez ce que j’en pense.... Mais ne vaudrait-il pas mieux l’abandonner à son sort et la laisser mourir des vices de sa constitution? Sans doute, ce que vous proposez, cher Agaric, est noble et généreux. Il serait beau de sauver ce grand et malheureux pays, de le rétablir dans sa splendeur première. Mais songez-y: nous sommes chrétiens avant que d’être pingouins. Et il nous faut bien prendre garde de ne point compromettre la religion dans des entreprises politiques.

Agaric répliqua vivement:

– Ne craignez rien. Nous tiendrons tous les fils du complot, mais nous resterons dans l’ombre. On ne nous verra pas.

– Comme des mouches dans du lait, murmura le religieux des Conils.

Et, coulant sur son compère ses fines prunelles de rubis:

– Prenez garde, mon ami. La république est peut-être plus forte qu’il ne semble. Il se peut aussi que nous raffermissions ses forces en la tirant de la molle quiétude où elle repose à cette heure. Sa malice est grande: si nous l’attaquons, elle se défendra. Elle fait de mauvaises lois qui ne nous atteignent guère; quand elle aura peur, elle en fera de terribles contre nous. Ne nous engageons pas à la légère dans une aventure où nous pouvons laisser des plumes. L’occasion est bonne, pensez-vous; je ne le crois pas, et je vais vous dire pourquoi. Le régime actuel n’est pas encore connu de tout le monde et ne l’est autant dire de personne. Il proclame qu’il est la chose publique, la chose commune. Le populaire le croit et reste démocrate et républicain. Mais patience! Ce même peuple exigera un jour que la chose publique soit vraiment la chose du peuple. Je n’ai pas besoin de vous dire combien de telles prétentions me paraissent insolentes, déréglées et contraires à la politique tirée des Ecritures. Mais le peuple les aura, et il les fera valoir, et ce sera la fin du régime actuel. Ce moment ne peut beaucoup tarder. C’est alors que nous devrons agir dans l’intérèt de notre auguste corps. Attendons! Qui nous presse? Notre existence n’est point en péril. Elle ne nous est pas rendue absolument intolérable. La république manque à notre égard de respect et de soumission; elle ne rend pas aux prêtres les honneurs qu’elle leur doit. Mais elle nous laisse vivre. Et, telle est l’excellence de notre état que, pour nous, vivre, c’est prospérer. La chose publique nous est hostile, mais les femmes nous révèrent. Le président Formose n’assiste pas à la célébration de nos mystères; mais j’ai vu sa femme et ses filles à mes pieds. Elles achètent mes fioles à la grosse. Je n’ai pas de meilleures clientes, même dans l’aristocratie. Disons-nous-le bien: il n’y a pas au monde un pays qui, pour les prêtres et les moines, vaille la Pingouinie. En quelle autre contrée trouverions-nous à vendre, en si grande quantité et à si haut prix, notre cire vierge, notre encens mâle, nos chapelets, nos scapulaires, nos eaux bénites et notre liqueur de Sainte-Orberose? Quel autre peuple payerait, comme les Pingouins, cent écus d’or un geste de notre main, un son de notre bouche, un mouvement de nos lèvres? Pour ce qui est de moi, je gagne mille fois plus, en cette douce, fidèle et docile Pingouinie, à extraire l’essence d’une botte de serpolet, que je ne le saurais faire en m’époumonnant à prêcher quarante ans la rémission des péchés dans les États les plus populeux d’Europe et d’Amérique. De bonne foi, la Pingouinie en sera-t-elle plus heureuse quand un commissaire de police me viendra tirer hors d’ici et conduire dans un pyroscaphe en partance pour les îles de la Nuit?

Ayant ainsi parlé, le religieux des Conils se leva et conduisit son hôte sous un vaste hangar où des centaines d’orphelins, vêtus de bleu, emballaient des bouteilles, clouaient des caisses, collaient des étiquettes. L’oreille était assourdie par le bruit des marteaux mêlé aux grondements sourds des colis sur les rails.

– C’est ici que se font les expéditions, dit Cornemuse. J’ai obtenu du gouvernement une ligne ferrée à travers le bois et une station à ma porte. Je remplis tous les jours trois voitures de mon produit. Vous voyez que la république n’a pas tué toutes les croyances.

Agaric fit un dernier effort pour engager le sage distillateur dans l’entreprise. Il lui montra le succès heureux, prompt, certain, éclatant.

– N’y voulez-vous point concourir? ajouta-t-il. Ne voulez-vous point tirer votre roi d’exil?

– L’exil est doux aux hommes de bonne volonté, répliqua le religieux des Conils. Si vous m’en croyez, bien cher frère Agaric, vous renoncerez pour le moment à votre projet. Quant à moi je ne me fais pas d’illusions. Je sais ce qui m’attend. Que je sois ou non de la partie, si vous la perdez, je payerai comme vous.

Le père Agaric prit congé de son ami et regagna satisfait son école, Cornemuse, pensait-il, ne pouvant empêcher le complot, voudra le faire réussir, et donnera de l’argent. Agaric ne se trompait pas. Telle était, en effet, la solidarité des prêtres et des moines, que les actes d’un seul d’entre eux les engageaient tous. C’était là, tout à la fois, le meilleur et le pire de leur affaire.

CHAPITRE II. LE PRINCE CRUCHO

Agaric résolut de se rendre incontinent auprès du prince Crucho qui l’honorait de sa familiarité. À la brune, il sortit de l’école, par la petite porte, déguisé en marchand de boeufs et prit passage sur le Saint-Maël.

Le lendemain il débarqua en Marsouinie. C’est sur cette terre hospitalière, dans le château de Chitterlings, que Crucho mangeait le pain amer de l’exil.

Agaric le rencontra sur la route, en auto, faisant du cent trente avec deux demoiselles. À cette vue, le moine agita son parapluie rouge et le prince arrêta sa machine.

– C’est vous, Agaric? Montez donc! Nous sommes déjà trois; mais on se serrera un peu. Vous prendrez une de ces demoiselles sur vos genoux.

Le pieux Agaric monta.

– Quelles nouvelles, mon vieux père? demanda le jeune prince.

– De grandes nouvelles, répondit Agaric. Puis-je parler?

– Vous le pouvez. Je n’ai rien de caché pour ces deux demoiselles.

– Monseigneur, la Pingouinie vous réclame. Vous ne serez pas sourd à son appel.

Agaric dépeignit l’état des esprits et exposa le plan d’un vaste complot.

– À mon premier signal, dit-il, tous vos partisans se soulèveront à la fois. La croix à la main et la robe troussée, vos vénérables religieux conduiront la foule en armes dans le palais de Formose. Nous porterons la terreur et la mort parmi vos ennemis. Pour prix de nos efforts, nous vous demandons seulement, monseigneur, de ne point les rendre inutiles. Nous vous supplions de venir vous asseoir sur un trône que nous aurons préparé.

Le prince répondit simplement:

– J’entrerai dans Alca sur un cheval vert.

Agaric prit acte de cette mâle réponse. Bien qu’il eût, contrairement à ses habitudes, une demoiselle sur ses genoux, il adjura avec une sublime hauteur d’âme le jeune prince d’être fidèle à ses devoirs royaux.

– Monseigneur, s’écria-t-il en versant des larmes, vous vous rappellerez un jour que vous avez été tiré de l’exil, rendu à vos peuples, rétabli sur le trône de vos ancêtres par la main de vos moines et couronné par leurs mains de la crête auguste du Dragon. Roi Crucho, puissiez-vous égaler en gloire votre aïeul Draco le Grand!

Le jeune prince ému se jeta sur son restaurateur pour l’embrasser; mais il ne put l’atteindre qu’à travers deux épaisseurs de demoiselles, tant on était serré dans cette voiture historique.

– Mon vieux père, dit-il, je voudrais que la Pingouinie tout entière fût témoin de cette étreinte.

– Ce serait un spectacle réconfortant, dit Agaric.

Cependant l’auto, traversant en trombe les hameaux et les bourgs, écrasait sous ses pneus insatiables poules, oies, dindons, canards, pintades, chats, chiens, cochons, enfants, laboureurs et paysannes.

Et le pieux Agaric roulait en son esprit ses grands desseins. Sa voix, sortant de derrière la demoiselle, exprima cette pensée:

– Il faudra de l’argent, beaucoup d’argent.

– C’est votre affaire, répondit le prince.

Mais déjà la grille du parc s’ouvrait à l’auto formidable.

Le dîner fut somptueux. On but à la crête du Dragon. Chacun sait qu’un gobelet fermé est signe de souveraineté. Aussi le prince Crucho et la princesse Gudrune son épouse burent-ils dans des gobelets couverts comme des ciboires. Le prince fit remplir plusieurs fois le sien des vins rouges et blancs de Pingouinie.

Crucho avait reçu une instruction vraiment princière: il excellait dans la locomotion automobile, mais il n’ignorait pas non plus l’histoire. On le disait très versé dans les antiquités et illustrations de sa famille; et il donna en effet au dessert une preuve remarquable de ses connaissances à cet égard. Comme on parlait de diverses particularités singulières remarquées en des femmes célèbres:

– Il est parfaitement vrai, dit-il, que la reine Crucha, dont je porte le nom, avait une petite tête de singe au-dessous du nombril.

Agaric eut dans la soirée un entretien décisif avec trois vieux conseillers du prince. On décida de demander des fonds au beau-père de Crucho, qui souhaitait d’avoir un gendre roi, à plusieurs dames juives, impatientes d’entrer dans la noblesse et enfin au prince régent des Marsouins, qui avait promis son concours aux Draconides, pensant affaiblir, par la restauration de Crucho, les Pingouins, ennemis héréditaires de son peuple.

Les trois vieux conseillers se partagèrent entre eux les trois premiers offices de la cour, chambellan, sénéchal et pannetier, et autorisèrent le religieux à distribuer les autres charges au mieux des intérêts du prince.

– Il faut récompenser les dévouements, affirmèrent les trois vieux conseillers.

– Et les trahisons, dit Agaric.

– C’est trop juste, répliqua l’un d’eux, le marquis des Septplaies, qui avait l’expérience des révolutions.

On dansa. Après le bal, la princesse Gudrune déchira sa robe verte pour en faire des cocardes; elle en cousit de sa main un morceau sur la poitrine du moine, qui versa des larmes d’attendrissement et de reconnaissance.

M. de Plume, écuyer du prince, partit le soir même à la recherche d’un cheval vert.

CHAPITRE III. LE CONCILIABULE

De retour dans la capitale de la Pingouinie, le révérend père Agaric s’ouvrit de ses projets au prince Adélestan des Boscénos, dont il connaissait les sentiments draconiens.

Le prince appartenait à la plus haute noblesse. Les Torticol des Boscénos remontaient à Brian le Pieux et avaient occupé sous les Draconides les plus hautes charges du royaume. En 1179, Philippe Torticol, grand émiral de Pingouinie, brave, fidèle, généreux, mais vindicatif, livra le port de La Crique et la flotte pingouine aux ennemis du royaume, sur le soupçon que la reine Crucha, dont il était l’amant, le trompait avec un valet d’écurie. C’est cette grande reine qui donna aux Boscénos la bassinoire d’argent qu’ils portent dans leurs armes. Quant à leur devise, elle remonte seulement au XVIe siècle; en voici l’origine. Une nuit de fête, mêlé à la foule des courtisans qui, pressés dans le jardin du roi, regardaient le feu d’artifice, le duc Jean des Boscénos s’approcha de la duchesse de Skull, et mit la main sous la jupe de cette dame qui n’en fit aucune plainte. Le roi, venant à passer, les surprit et se contenta de dire: «Ainsi qu’on se trouve.» Ces quatre mots devinrent la devise des Boscénos.

Le prince Adélestan n’était point dégénéré de ses ancêtres; il gardait au sang des Draconides une inaltérable fidélité et ne souhaitait rien tant que la restauration du prince Crucho, présage, à ses yeux, de celle de sa fortune ruinée. Aussi entra-t-il volontiers dans la pensée du révérend père Agaric. Il s’associa immédiatement aux projets du religieux et s’empressa de le mettre en rapport avec les plus ardents et les plus loyaux royalistes de sa connaissance, le comte Cléna, M. de la Trumelle, le vicomte Olive, M. Bigourd. Ils se réunirent une nuit dans la maison de campagne du duc d’Ampoule, à deux lieues à l’est d’Alca, afin d’examiner les voies et moyens.

M. de La Trumelle se prononça pour l’action légale:

– Nous devons rester dans la légalité, dit-il en substance. Nous sommes des hommes d’ordre. C’est par une propagande infatigable que nous poursuivrons la réalisation de nos espérances. Il faut changer l’esprit du pays. Notre cause triomphera parce qu’elle est juste.

Le prince des Boscénos exprima un avis contraire. Il pensait que, pour triompher, les causes justes ont besoin de la force autant et plus que les causes injustes.

– Dans la situation présente, dit-il avec tranquillité, trois moyens d’action s’imposent: embaucher les garçons bouchers, corrompre les ministres et enlever le président Formose.

– Enlever Formose, ce serait une faute, objecta M. de la Trumelle. Le président est avec nous.

Qu’un Dracophile proposât de mettre la main sur le président Formose et qu’un autre dracophile le traitât en ami, c’est ce qu’expliquaient l’attitude et les sentiments du chef de la chose commune. Formose se montrait favorable aux royalistes, dont il admirait et imitait les manières. Toutefois, s’il souriait quand on lui parlait de la crête du Dragon, c’était à la pensée de la mettre sur sa tête. Le pouvoir souverain lui faisait envie, non qu’il se sentît capable de l’exercer, mais il aimait à paraître. Selon la forte expression d’un chroniqueur pingouin, «c’était un dindon».

Le prince des Boscénos maintint sa proposition de marcher à main armée sur le palais de Formose et sur la Chambre des députés.

Le comte Cléna fut plus énergique encore:

– Pour commencer, dit-il, égorgons, étripons, décervelons les républicains et tous les chosards du gouvernement. Nous verrons après.

M. de la Trumelle était un modéré. Les modérés s’opposent toujours modérément à la violence. Il reconnut que la politique de M. le comte Cléna s’inspirait d’un noble sentiment, qu’elle était généreuse, mais il objecta timidement qu’elle n’était peut-être pas conforme aux principes et qu’elle présentait certains dangers. Enfin, il s’offrit à la discuter.

– Je propose, ajouta-t-il, de rédiger un appel au peuple. Faisons savoir qui nous sommes. Pour moi, je vous réponds que je ne mettrai pas mon drapeau dans ma poche.

M Bigourd prit la parole:

– Messieurs, les Pingouins sont mécontents de l’ordre nouveau, parce qu’ils en jouissent et qu’il est naturel aux hommes de se plaindre de leur condition. Mais en même temps, les Pingouins ont peur de changer de régime, car les nouveautés effraient. Ils n’ont pas connu la crête du Dragon; et, s’il leur arrive de dire parfois qu’ils la regrettent, il ne faut pas les en croire: on s’apercevrait bientôt qu’ils ont parlé sans réflexion et de mauvaise humeur. Ne nous faisons pas d’illusions sur leurs sentiments à notre égard. Ils ne nous aiment pas. Ils haïssent l’aristocratie tout à la fois par une basse envie et par un généreux amour de l’égalité. Et ces deux sentiments réunis sont très forts dans un peuple. L’opinion publique n’est pas contre nous parce qu’elle nous ignore. Mais quand elle saura ce que nous voulons, elle ne nous suivra pas. Si nous laissons voir que nous voulons détruire le régime démocratique et relever la crête du Dragon, quels seront nos partisans? Les garçons bouchers et les petits boutiquiers d’Alca. Et même ces boutiquiers, pourrons-nous bien compter sur eux jusqu’au bout? Ils sont mécontents, mais ils sont chosards dans le fond de leurs coeurs. Ils ont plus d’envie de vendre leurs méchantes marchandises que de revoir Crucho. En agissant à découvert nous effrayerons.

Pour qu’on nous trouve sympathiques et qu’on nous suive, il faut que l’on croie que nous voulons, non pas renverser la république, mais au contraire la restaurer, la nettoyer, la purifier, l’embellir, l’orner, la parer, la décorer, la parfumer, la rendre enfin magnifique et charmante. Aussi ne devons-nous pas agir par nous-mêmes. On sait que nous ne sommes pas favorables à l’ordre actuel. Il faut nous adresser à un ami de la république, et, pour bien faire, à un défenseur de ce régime. Nous n’aurons que l’embarras du choix. Il conviendra de préférer le plus populaire et, si j’ose dire, le plus républicain. Nous le gagnerons par des flatteries, par des présents et surtout par des promesses. Les promesses coûtent moins que les présents et valent beaucoup plus. Jamais on ne donne autant que lorsqu’on donne des espérances. Il n’est pas nécessaire qu’il soit très intelligent Je préférerais même qu’il n’eût pas d’esprit. Les imbéciles ont dans la fourberie des grâces inimitables. Croyez-moi, messieurs, faites renverser la chose publique par un chosard de la chose. Soyons prudents! La prudence n’exclut pas l’énergie. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez toujours à votre service.

Ce discours ne laissa pas que de faire impression sur les auditeurs. L’esprit du pieux Agaric en fut particulièrement frappé. Mais chacun songeait surtout à s’allouer des honneurs et des bénéfices. On organisa un gouvernement secret, dont toutes les personnes présentes furent nommées membres effectifs. Le duc d’Ampoule, qui était la grande capacité financière du parti, fut délégué aux recettes et chargé de centraliser les fonds de propagande.

La réunion allait prendre fin quand retentit dans les airs une voix rustique, qui chantait sur un vieil air:

Boscénos est un gros cochon; On en va faire des andouilles Des saucisses et du jambon Pour le réveillon des pauv’ bougres.

C’était une chanson connue, depuis deux cents ans, dans les faubourgs d’Alca. Le prince des Boscénos n’aimait pas à l’entendre. Il descendit sur la place et s’étant aperçu que le chanteur était un ouvrier qui remettait des ardoises sur le faîte de l’église, il le pria poliment de chanter autre chose.

– Je chante ce qui me plaît, répondit l’homme.

– Mon ami, pour me faire plaisir....

– Je n’ai pas envie de vous faire plaisir.

Le prince des Boscénos était placide à son ordinaire, mais irascible et d’une force peu commune.

– Coquin, descends ou je monte, s’écria-t-il d’une voix formidable.

Et, comme le couvreur, à cheval sur la crête, ne faisait pas mine de bouger, le prince grimpa vivement par l’escalier de la tour jusqu’au toit et se jeta sur le chanteur qui, assommé d’un coup de poing, roula démantibulé dans une gouttière. À ce moment sept ou huit charpentiers qui travaillaient dans les combles, émus par les cris du compagnon, mirent le nez aux lucarnes et, voyant le prince sur le faîte, s’en furent à lui par une échelle qui se trouvait couchée sur l’ardoise, l’atteignirent au moment où il se coulait dans la tour et lui firent descendre, la tête la première, les cent trente-sept marches du limaçon.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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