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Kitabı oku: «L'île des pingouins», sayfa 12

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Le ministre et le subémiral se regardèrent un moment en silence. Puis Barbotan dit avec autorité:

– Subémiral Volcanmoule, débarrassez-nous d’un soldat séditieux. Vous rendrez un grand service à la Pingouinie et le ministre des affaires internes vous assurera les moyens de payer vos dettes de jeu.

Le soir même, Volcanmoule se présenta devant Chatillon et le contempla longtemps avec une expression de douleur et de mystère.

– Pourquoi fais-tu cette tête-là? demanda l’émiral inquiet.

Alors Volcanmoule lui dit avec une mâle tristesse:

– Mon vieux frère d’armes, tout est découvert. Depuis une demi-heure, le gouvernement sait tout.

À ces mots, Chatillon atterré s’écroula.

Volcanmoule poursuivit:

– Tu peux être arrêté d’un moment à l’autre. Je te conseille de ficher le camp.

Et, tirant sa montre:

– Pas une minute à perdre.

– Je peux tout de même passer chez la vicomtesse Olive?

– Ce serait une folie, dit Volcanmoule, qui lui tendit un passeport et des lunettes bleues et lui souhaita du courage.

– J’en aurai, dit Chatillon.

– Adieu! vieux frère.

– Adieu et merci! Tu m’as sauvé la vie....

– Cela se doit.

Un quart d’heure après, le brave émiral avait quitté la ville d’Alca.

Il s’embarqua de nuit, à La Crique, sur un vieux cotre, et fit voile pour la Marsouinie. Mais, à huit milles de la côte, il fut capturé par un aviso qui naviguait sans feux, sous le pavillon de la reine des Iles- Noires. Cette reine nourrissait depuis longtemps pour Chatillon un amour fatal.

CHAPITRE VII. CONCLUSION

Nunc est bibendum. Délivré de ses craintes, heureux d’avoir échappé à un si grand péril, le gouvernement résolut de célébrer par des fêtes populaires l’anniversaire de la régénération pingouine et de l’établissement de la république.

Le président Formose, les ministres, les membres de la Chambre et du Sénat étaient présents à la cérémonie.

Le généralissime des armées pingouines s’y rendit en grand uniforme. Il fut acclamé.

Précédées du drapeau noir de la misère et du drapeau rouge de la révolte, les délégations des ouvriers défilèrent, farouches et tutélaires.

Président, ministres, députés, fonctionnaires, chefs de la magistrature et de l’armée, en leur nom et au nom du peuple souverain, renouvelèrent l’antique serment de vivre libres ou de mourir. C’était une alternative dans laquelle ils se mettaient résolument. Mais ils préféraient vivre libres. Il y eut des jeux, des discours et des chants.

Après le départ des représentants de l’État, la foule des citoyens s’écoula à flots lents et paisibles, en criant: «Vive la république! Vive la liberté! Hou! hou! la calotte!»

Les journaux ne signalèrent qu’un fait regrettable dans cette belle journée. Le prince des Boscénos fumait tranquillement un cigare sur la prairie de la Reine quand y défila le cortège de l’État. Le prince s’approcha de la voiture des ministres et dit d’une voix retentissante: «Mort aux chosards!» Il fut immédiatement appréhendé par les agents de police, auxquels il opposa la plus désespérée résistance. Il en abattit une multitude à ses pieds; mais il succomba sous le nombre et fut traîné, contus, écorché, tuméfié, scarifié, méconnaissable, enfin, à l’oeil même d’une épouse, par les rues joyeuses, jusqu’au fond d’une prison obscure.

Les magistrats instruisirent curieusement le procès de Chatillon. On trouva dans le pavillon de l’Amirauté des lettres qui révélaient la main du révérend père Agaric dans le complot. Aussitôt l’opinion publique se déchaîna contre les moines; et le parlement vota coup sur coup une douzaine de lois qui restreignaient, diminuaient, limitaient, délimitaient, supprimaient, tranchaient et retranchaient leurs droits, immunités, franchises, privilèges et fruits, et leur créaient des incapacités multiples et dirimantes.

Le révérend père Agaric supporta avec constance la rigueur des lois par lesquelles il était personnellement visé, atteint, frappé, et la chute épouvantable de l’émiral, dont il était la cause première. Loin de se soumettre à la mauvaise fortune, il la regardait comme une étrangère de passage. Il formait de nouveaux desseins politiques, plus audacieux que les premiers.

Quand il eut suffisamment mûri ses projets, il s’en alla un matin par le bois des Conils. Un merle sifflait dans un arbre, un petit hérisson traversait d’un pas maussade le sentier pierreux. Agaric marchait à grandes enjambées en prononçant des paroles entrecoupées.

Parvenu au seuil du laboratoire où le pieux industriel avait, au cours de tant de belles années, distillé la liqueur dorée de Sainte-Orberose, il trouva la place déserte et la porte fermée. Ayant longé les bâtiments, il rencontra sur le derrière le vénérable Cornemuse, qui, sa robe troussée, grimpait à une échelle appuyée au mur.

– C’est vous, cher ami? lui dit-il. Que faites-vous là?

– Vous le voyez, répondit d’une voix faible le religieux des Conils, en tournant sur Agaric un regard douloureux. Je rentre chez moi.

Ses prunelles rouges n’imitaient plus l’éclat triomphal du rubis; elles jetaient des lueurs sombres et troubles. Son visage avait perdu sa plénitude heureuse. Le poli de son crâne ne charmait plus les regards; une sueur laborieuse et des plaques enflammées en altéraient l’inestimable perfection.

– Je ne comprends pas, dit Agaric.

– C’est pourtant facile à comprendre. Et vous voyez ici les conséquences de votre complot. Visé par une multitude de lois, j’en ai éludé le plus grand nombre. Quelques-unes, pourtant, m’ont frappé. Ces hommes vindicatifs ont fermé mes laboratoires et mes magasins, confisqué mes bouteilles, mes alambics et mes cornues; ils ont mis les scellés sur ma porte. Il me faut maintenant rentrer par la fenêtre. C’est à peine si je puis extraire en secret, de temps en temps, le suc des plantes, avec des appareils dont ne voudrait pas le plus humble des bouilleurs de cru.

– Vous souffrez la persécution, dit Agaric. Elle nous frappe tous.

Le religieux des Conils passa la main sur son front désolé:

– Je vous l’avais bien dit, frère Agaric; je vous l’avais bien dit que votre entreprise retomberait sur nous.

– Notre défaite n’est que momentanée, répliqua vivement Agaric. Elle tient à des causes uniquement accidentelles; elle résulte de pures contingences. Chatillon était un imbécile; il s’est noyé dans sa propre ineptie. Écoutez-moi, frère Cornemuse. Nous n’avons pas un moment à perdre. Il faut affranchir le peuple pingouin, il faut le délivrer de ses tyrans, le sauver de lui-même, restaurer la crête du Dragon, rétablir l’ancien État, le Bon-État, pour l’honneur de la religion et l’exaltation de la foi catholique. Chatillon était un mauvais instrument; il s’est brisé dans nos mains. Prenons, pour le remplacer, un instrument meilleur. Je tiens l’homme par qui la démocratie impie sera détruite. C’est un civil; c’est Gomoru. Les Pingouins en raffolent. Il a déjà trahi son parti pour un plat de riz. Voilà l’homme qu’il nous faut!

Dès le début de ce discours, le religieux des Conils avait enjambé sa fenêtre et tiré l’échelle.

– Je le prévois, répondit-il, le nez entre les deux châssis de la croisée: vous n’aurez pas de cesse que vous ne nous ayez fait tous expulser jusqu’au dernier de cette belle, amène et douce terre de Pingouinie. Bonsoir, Dieu vous garde!

Agaric, planté devant le mur, adjura son bien cher frère de l’écouter un moment:

– Comprenez mieux votre intérêt, Cornemuse! La Pingouinie est à nous. Que nous faut-il pour la conquérir? Encore un effort, … encore un léger sacrifice d’argent, et....

Mais, sans en entendre davantage, le religieux des Conils retira son nez et ferma sa fenêtre.

LIVRE VI. LES TEMPS MODERNES L’AFFAIRE DES QUATRE-VINGT MILLE BOTTES DE FOIN

Zeu pater, alla su rusai up aeeros uias Axhkion, poiaeson d’aithraen, dos d’ophthai moisin idesthai en de phaei kai olesson, epei nu toi euaden outos.

Iliad., XVII, v. 645 et seq.

CHAPITRE PREMIER. LE GÉNÉRAL GREATAUK, DUC DU SKULL

Peu de temps après la fuite de l’émiral, un juif de condition médiocre, nommé Pyrot, jaloux de frayer avec l’aristocratie et désireux de servir son pays, entra dans l’armée des Pingouins. Le ministre de la guerre, qui était alors Greatauk, duc du Skull, ne pouvait le souffrir: il lui reprochait son zèle, son nez crochu, sa vanité, son goût pour l’étude, ses lèvres lippues et sa conduite exemplaire. Chaque fois qu’on cherchait l’auteur d’un méfait, Greatauk disait:

– Ce doit être Pyrot!

Un matin, le général Panther, chef d’état-major, instruisit Greatauk d’une affaire grave. Quatre-vingt mille bottes de foin, destinées à la cavalerie, avaient disparu; on n’en trouvait plus trace.

Greatauk s’écria spontanément:

– Ce doit être Pyrot qui les a volées!

Il demeura quelque temps pensif et dit:

– Plus j’y songe et plus je me persuade que Pyrot a volé ces quatre- vingt mille bottes de foin. Et où je le reconnais, c’est qu’il les a dérobées pour les vendre à vil prix aux Marsouins, nos ennemis acharnés. Trahison infâme!

– C’est certain, répondit Panther; il ne reste plus qu’à le prouver.

Ce même jour, passant devant un quartier de cavalerie, le prince des Boscénos entendit des cuirassiers qui chantaient en balayant la cour;

Boscénos est un gros cochon; On en va faire des andouilles, Des saucisses et du jambon Pour le réveillon des pauv’ bougres

Il lui parut contraire à toute discipline que des soldats chantassent ce refrain, à la fois domestique et révolutionnaire, qui jaillissait, aux jours d’émeute, du gosier des ouvriers goguenards. À cette occasion, il déplora la déchéance morale de l’armée et songea avec un âpre sourire que son vieux camarade Greatauk, chef de cette armée déchue, la livrait bassement aux rancunes d’un gouvernement antipatriote. Et il se promit d’y mettre bon ordre, avant peu.

– Ce coquin de Greatauk, se disait-il, ne restera pas longtemps ministre.

Le prince des Boscénos était le plus irréconciliable adversaire de la démocratie moderne, de la libre pensée et du régime que les Pingouins s’étaient librement donné. Il nourrissait contre les juifs une haine vigoureuse et loyale et travaillait en public, en secret, nuit et jour, à la restauration du sang des Draconides. Son royalisme ardent s’exaltait encore par la considération de ses affaires privées, dont le mauvais état empirait d’heure en heure; car il ne pensait voir la fin de ses embarras pécuniaires qu’à l’entrée de l’héritier de Draco le Grand dans sa ville d’Alca.

De retour en son hôtel, le prince tira de son coffre-fort une liasse de vieilles lettres, correspondance privée, très secrète, qu’il tenait d’un commis infidèle, et de laquelle il résultait que son vieux camarade Greatauk, duc du Skull, avait tripoté dans les fournitures et reçu d’un industriel, nommé Maloury, un pot-de-vin, qui n’était pas énorme et dont la modicité même ôtait toute excuse au ministre qui l’avait accepté.

Le prince relut ces lettres avec une âpre volupté, les remit soigneusement dans le coffre-fort et courut au ministère de la guerre. Il était d’un caractère résolu. Sur cet avis que le ministre ne recevait pas, il renversa les huissiers, culbuta les ordonnances, foula aux pieds les employés civils et militaires, enfonça les portes et pénétra dans le cabinet de Greatauk étonné.

– Parlons peu, mais parlons bien, lui dit-il. Tu es une vieille crapule. Mais ce ne serait encore rien. Je t’ai demandé de fendre l’oreille au général Monchin, l’âme damnée des chosards, tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé de donner un commandement au général des Clapiers qui travaille pour les Draconides et qui m’a obligé personnellement; tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé de déplacer le général Tandem, qui commande à Port-Alca, qui m’a volé cinquante louis au bac et m’a fait mettre les menottes quand j’ai été traduit devant la Haute-Cour comme complice de l’émiral Chatillon; tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé la fourniture de l’avoine et du son; tu n’as pas voulu. Je t’ai demandé une mission secrète en Marsouinie; tu n’as pas voulu. Et non content de m’opposer un invariable refus, tu m’as signalé à tes collègues du gouvernement comme un individu dangereux qu’il faut surveiller, et je te dois d’être filé par la police, vieux traître! Je ne te demande plus rien et je n’ai qu’un seul mot à te dire: Fous le camp; on t’a trop vu. D’ailleurs, pour te remplacer, nous imposerons à ta sale chose publique quelqu’un des nôtres. Tu sais que je suis homme de parole. Si dans vingt-quatre heures tu n’as pas donné ta démission, je publie dans les journaux le dossier Maloury.

Mais Greatauk, plein de calme et de sérénité:

– Tiens-toi donc tranquille, idiot. Je suis en train d’envoyer un juif au bagne. Je livre Pyrot à la justice comme coupable d’avoir volé quatre-vingt mille bottes de foin.

Le prince des Boscénos, dont la fureur tomba comme un voile, sourit.

– C’est vrai?…

– Tu le verras bien.

– Mes compliments, Greatauk. Mais comme avec toi il faut toujours prendre ses précautions, je publie immédiatement la bonne nouvelle. On lira ce soir dans tous les journaux d’Alca l’arrestation de Pyrot....

Et il murmura en s’éloignant:

– Ce Pyrot! je me doutais qu’il finirait mal.

Un instant après, le général Panther se présenta devant Greatauk.

– Monsieur le ministre, je viens d’examiner l’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin. On n’a pas de preuves contre Pyrot.

– Qu’on en trouve, répondit Greatauk, la justice l’exige. Faites immédiatement arrêter Pyrot.

CHAPITRE II. PYROT

Toute la Pingouinie apprit avec horreur le crime de Pyrot; en même temps, on éprouvait une sorte de satisfaction à savoir que ce détournement, compliqué de trahison et confinant au sacrilège, avait été commis par un petit juif. Pour comprendre ce sentiment, il faut connaître l’état de l’opinion publique à l’égard des grands et des petits juifs. Comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire dans cette histoire, la caste financière, universellement exécrée et souverainement puissante, se composait de chrétiens et de juifs. Les juifs qui en faisaient partie, et sur lesquels le peuple ramassait toute sa haine, étaient les grands juifs; ils possédaient d’immenses biens et détenaient, disait-on, plus d’un cinquième de la fortune pingouine. En dehors de cette caste redoutable, il se trouvait une multitude de petits juifs d’une condition médiocre, qui n’étaient pas plus aimés que les grands et beaucoup moins craints. Dans tout État policé, la richesse est chose sacrée; dans les démocraties elle est la seule chose sacrée. Or l’État pingouin était démocratique; trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif et plus continu que celui des ministres de la république, petits seigneurs qu’elles gouvernaient secrètement, qu’elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l’État, et qu’elles détruisaient par les calomnies de la presse, quand ils restaient honnêtes. Malgré le secret des caisses, il en paraissait assez pour indigner le pays, mais les bourgeois pingouins, des plus gros aux moindres, conçus et enfantés dans le respect de l’argent, et qui tous avaient du bien, soit beaucoup, soit peu, sentaient fortement la solidarité des capitaux et comprenaient que la petite richesse n’est assurée que par la sûreté de la grande. Aussi concevaient-ils pour les milliards israélites comme pour les milliards chrétiens un respect religieux et, l’intérêt étant plus fort chez eux que l’aversion, ils eussent craint autant que la mort de toucher à un seul des cheveux de ces grands juifs qu’ils exécraient. Envers les petits, ils se sentaient moins vérécondieux, et s’ils voyaient quelqu’un de ceux-là à terre, ils le trépignaient. C’est pourquoi la nation entière apprit avec un farouche contentement que le traître était un juif, mais petit. On pouvait se venger sur lui de tout Israël, sans craindre de compromettre le crédit public.

Que Pyrot eût volé les quatre-vingt mille bottes de foin, personne autant dire n’hésita un moment à le croire. On ne douta point, parce que l’ignorance où l’on était de cette affaire ne permettait pas le doute qui a besoin de motifs, car on ne doute pas sans raisons comme on croit sans raisons. On ne douta point parce que la chose était partout répétée et qu’à l’endroit du public répéter c’est prouver. On ne douta point parce qu’on désirait que Pyrot fût coupable et qu’on croit ce qu’on désire, et parce qu’enfin la faculté de douter est rare parmi les hommes; un très petit nombre d’esprits en portent en eux les germes, qui ne se développent pas sans culture. Elle est singulière, exquise, philosophique, immorale, transcendante, monstrueuse, pleine de malignité, dommageable aux personnes et aux biens, contraire à la police des États et à la prospérité des empires, funeste à l’humanité, destructive des dieux, en horreur au ciel et à la terre. La foule des Pingouins ignorait le doute: elle eut foi dans la culpabilité de Pyrot, et cette foi devint aussitôt un des principaux articles de ses croyances nationales et une des vérités essentielles de son symbole patriotique.

Pyrot fut jugé secrètement et condamné.

Le général Panther alla aussitôt informer le ministre de la guerre de l’issue du procès.

– Par bonheur, dit-il, les juges avaient une certitude, car il n’y avait pas de preuves.

– Des preuves, murmura Greatauk, des preuves, qu’est-ce que cela prouve? Il n’y a qu’une preuve certaine, irréfragable: les aveux du coupable. Pyrot a-t-il avoué?

– Non, mon général.

– Il avouera: il le doit. Panther, il faut l’y résoudre; dites-lui que c’est son intérêt. Promettez-lui que, s’il avoue, il obtiendra des faveurs, une réduction de peine, sa grâce; promettez-lui que, s’il avoue, on reconnaîtra son innocence; on le décorera. Faites appel à ses bons sentiments. Qu’il avoue par patriotisme, pour le drapeau, par ordre, par respect de la hiérarchie, sur commandement spécial du ministre de la guerre, militairement.... Mais dites-moi, Panther, est-ce qu’il n’a pas déjà avoué? Il y a des aveux tacites; le silence est un aveu.

– Mais, mon général, il ne se tait pas; il crie comme un putois qu’il est innocent.

– Panther, les aveux d’un coupable résultent parfois de la véhémence de ses dénégations. Nier désespérément c’est avouer. Pyrot a avoué; il nous faut des témoins de ses aveux, la justice l’exige.

Il y avait dans la Pingouinie occidentale un port de mer nommé La Crique, formé de trois petites anses, autrefois fréquentées des navires, maintenant ensablées et désertes; des lagunes recouvertes de moisissures s’étendaient tout le long des côtes basses, exhalant une odeur empestée, et la fièvre planait sur le sommeil des eaux. Là, s’élevait au bord de la mer une haute tour carrée, semblable à l’ancien Campanile de Venise, au flanc de laquelle, près du laîte, au bout d’une chaîne attachée à une poutre transversale, pendait une cage à claire voie dans laquelle, au temps des Draconides, les inquisiteurs d’Alca mettaient les clercs hérétiques. Dans cette cage, vide depuis trois cents ans, Pyrot fut enfermé, sous la garde de soixante argousins qui, logés dans la tour, ne le perdaient de vue ni jour ni nuit, épiant ses aveux, pour en faire, à tour de rôle, un rapport au ministre de la guerre, car, scrupuleux et prudent, Greatauk voulait des aveux et des suraveux. Greatauk, qui passait pour un imbécile, était, en réalité, plein de sagesse et d’une rare prévoyance.

Cependant Pyrot, brûlé du soleil, dévoré de moustiques, trempé de pluie, de grêle et de neige, glacé de froid, secoué furieusement par la tempête, obsédé par les croassements sinistres des corbeaux perchés sur sa cage, écrivait son innocence sur des morceaux de sa chemise avec un cure-dents trempé de sang. Ces chiffons se perdaient dans la mer ou tombaient aux mains des geôliers. Quelques-uns pourtant furent mis sous les yeux du public. Mais les protestations de Pyrot ne touchaient personne, puisqu’on avait publié ses aveux.

CHAPITRE III. LE COMTE DE MAUBEC DE LA DENTDULYNX

Les moeurs des petits juifs n’étaient pas toujours pures; le plus souvent, ils ne se refusaient à aucun des vices de la civilisation chrétienne, mais ils gardaient de l’âge patriarcal la reconnaissance des liens de famille et l’attachement aux intérêts de la tribu. Les frères, demi-frères, oncles, grands-oncles, cousins et petits-cousins, neveux et petits-neveux, agnats et cognats de Pyrot, au nombre de sept cents, d’abord accablés du coup qui frappait un des leurs, s’enfermèrent dans leurs maisons, se couvrirent de cendre et, bénissant la main qui les châtiait, durant quarante jours gardèrent un jeûne austère. Puis ils prirent un bain et résolurent de poursuivre, sans repos, au prix de toutes les fatigues, à travers tous les dangers, la démonstration d’une innocence dont ils ne doutaient pas. Et comment en eussent-ils douté? L’innocence de Pyrot leur était révélée comme était révélé son crime à la Pingouinie chrétienne; car ces choses, étant cachées, revêtaient un caractère mystique et prenaient l’autorité des vérités religieuses. Les sept cents pyrots se mirent à l’oeuvre avec autant de zèle que de prudence et firent secrètement des recherches approfondies. Ils étaient partout; on ne les voyait nulle part; on eût dit que, comme le pilote d’Ulysse, ils cheminaient librement sous terre. Ils pénétrèrent dans les bureaux de la guerre, approchèrent, sous des déguisements, les juges, les greffiers, les témoins de l’affaire. C’est alors que parut la sagesse de Greatauk: les témoins ne savaient rien, les juges, les greffiers ne savaient rien. Des émissaires parvinrent jusqu’à Pyrot et l’interrogèrent anxieusement dans sa cage, aux longs bruits de la mer et sous les croassements rauques des corbeaux. Ce fut en vain: le condamné ne savait rien. Les sept cents pyrots ne pouvaient détruire les preuves de l’accusation, parce qu’ils ne pouvaient les connaître et ils ne pouvaient les connaître parce qu’il n’y en avait pas. La culpabilité de Pyrot était indestructible par son néant même. Et c’est avec un légitime orgueil que Greatauk, s’exprimant en véritable artiste, dit un jour au général Panther: «Ce procès est un chef-d’oeuvre: il est fait de rien». Les sept cents pyrots désespéraient d’éclaircir jamais cette ténébreuse affaire quand tout à coup ils découvrirent, par une lettre volée, que les quatre-vingt mille bottes de foin n’avaient jamais existé, qu’un gentilhomme des plus distingués, le comte de Maubec, les avait vendues à l’État, qu’il en avait reçu le prix, mais qu’il ne les avait jamais livrées, attendu que, issu des plus riches propriétaires fonciers de l’ancienne Pingouinie, héritier des Maubec de la Dentdulynx, jadis possesseurs de quatre duchés, de soixante comtés, de six cent douze marquisats, baronnies et vidamies, il ne possédait pas de terres la largeur de la main et qu’il aurait été bien incapable de couper seulement une fauchée de fourrage sur ses domaines. Quant à se faire livrer un fétu d’un propriétaire ou de quelque marchand, c’est ce qui lui eût été tout à fait impossible, car tout le monde, excepté les ministres de l’État et les fonctionnaires du gouvernement, savait qu’il était plus facile de tirer de l’huile d’un caillou qu’un centime de Maubec.

Les sept cents pyrots ayant procédé à une enquête minutieuse sur les ressources financières du comte de Maubec de la Dentdulynx, constatèrent que ce gentilhomme tenait ses principales ressources d’une maison où des dames généreuses donnaient à tout venant deux jambons pour une andouille. Ils le dénoncèrent publiquement comme coupable du vol des quatre-vingt mille bottes de foin pour lequel un innocent avait été condamné et mis en cage.

Maubec était d’une illustre famille, alliée aux Draconides. Il n’y a rien que les démocraties estiment plus que la noblesse de naissance. Maubec avait servi dans l’armée pingouine et les Pingouins, depuis qu’ils étaient tous soldats, aimaient leur armée jusqu’à l’idolâtrie. Maubec avait, sur les champs de bataille, reçu la croix, qui est le signe de l’honneur chez les Pingouins, et qu’ils préfèrent même au lit de leurs épouses. Toute la Pingouinie se déclara pour Maubec et la voix du peuple, qui commençait à gronder, réclama des châtiments sévères contre les septs cents pyrots calomniateurs.

Maubec était gentilhomme: il défia les sept cents pyrots à l’épée, au sabre, au pistolet, à la carabine, au bâton.

«Sales youpins, leur écrivit-il dans une lettre fameuse, vous avez crucifié mon Dieu et vous voulez ma peau; je vous préviens que je ne serai pas aussi couillon que lui et que je vous couperai les quatorze cents oreilles. Recevez mon pied dans vos sept cents derrières.»

Le chef du gouvernement était alors un villageois nommé Robin Mielleux, homme doux aux riches et aux puissants et dur aux pauvres gens, de petit courage et ne connaissant que son intérêt. Par une déclaration publique, il se porta garant de l’innocence et de l’honneur de Maubec et déféra les sept cents pyrots aux tribunaux correctionnels, qui les condamnèrent, comme diffamateurs, à des peines afflictives, à d’énormes amendes et à tous les dommages et intérêts que réclamait leur innocente victime.

Il semblait que Pyrot dût rester à jamais enfermé dans sa cage où se perchaient les corbeaux. Cependant tous les Pingouins voulant savoir et prouver que ce juif était coupable, les preuves qu’on en donnait n’étaient pas toutes bonnes et il y en avait de contradictoires. Les officiers de l’état-major montraient du zèle et certains manquaient de prudence. Tandis que Greatauk gardait un admirable silence, le général Panther se répandait en intarissables discours et démontrait tous les matins, dans les journaux, la culpabilité du condamné. Il aurait peut- être mieux fait de n’en rien dire: elle était évidente; l’évidence ne se démontre pas. Tant de raisonnements troublaient les esprits; la foi, toujours vive, devenait moins sereine. Plus on apportait de preuves à la foule, plus elle en demandait.

Toutefois le danger de trop prouver n’eût pas été grand s’il ne s’était trouvé en Pingouinie, comme il s’en trouve partout ailleurs, des esprits formés au libre examen, capables d’étudier une question difficile, et enclins au doute philosophique. Il y en avait peu; ils n’étaient pas tous disposés à parler; le public n’était nullement préparé à les entendre. Pourtant ils ne devaient pas rencontrer que des sourds. Les grands juifs, tous les milliardaires israélites d’Alca, quand on leur parlait de Pyrot, disaient: «Nous ne connaissons point cet homme»; mais ils songeaient à le sauver. Ils gardaient la prudence où les attachait leur fortune et souhaitaient que d’autres fussent moins timides. Leur souhait devait s’accomplir.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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