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Kitabı oku: «Les Troubadours», sayfa 12

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Je voudrais sur la meilleure de toutes les femmes faire une chanson agréable; car je ne veux pas chanter d'autre dame que la Vierge de douceur. Je ne puis mieux employer mes bonnes paroles qu'à chanter la dame de miséricorde où Dieu mit et plaça tous les biens; aussi je la prie d'agréer mon chant 171.

Cette pièce appartient à la deuxième moitié du XIIIe siècle. Plus la littérature provençale approche de sa fin, plus les pièces de ce genre se multiplient. En voici des exemples empruntés aux derniers troubadours, en particulier à Guiraut Riquier. Une chanson composée en 1288 commence ainsi:

Ni les mois chauds ou froids, ni la saison tempérée où paraissent les fleurs, ne me font chanter d'amour parfait pour la dame dont je suis le parfait amant. Mais je chante en toute saison, quand il me plaît, car elle dont je suis énamouré est la meilleure et la plus gracieuse qui fût jamais, et j'espère qu'elle me rendra joyeux, quoique je ne lui sois point encore tout à fait soumis.

Et la théorie du pouvoir ennoblissant de l'amour nous est exposée dans toute son ampleur.

Je ne lui suis point encore assez soumis, car je pense encore aux viles actions; qui veut le secours de ma dame ne doit pas se plaire au mal; car elle n'y a jamais pensé. Et quand je considère ses grandes bontés, le grand et singulier honneur qu'elle m'a fait, quand je pense qu'elle me veut pour serviteur, je dois tenir mon cœur en respect.

Je dois le tenir en respect pour que ma volonté folle ne me fasse commettre aucune faute envers la belle que j'adore; car je serai comblé de richesses si je suis aimé par elle; donc je dois rester tout à fait maître de mon cœur, si de mauvais désirs lui viennent…

Car les belles actions conviennent au parfait amant; et puisque j'aime la meilleure qui soit au monde, tous faits courtois me conviennent… Tout homme qui obtient l'amour de ma dame apprend d'elle à se conduire avec courtoisie et sincérité; il ne se préoccupe de rien, n'a pas à flatter ses rivaux ni à craindre d'être supplanté par eux; et s'il devient de ses amis intimes il montera en grande richesse…

Que ma Dame prie celui à qui tous les parfaits amants adressent leurs prières de faire de moi un amant parfait 172.

On n'a pas eu de peine à reconnaître au passage les traits les plus caractéristiques de la phraséologie conventionnelle des chansons d'amour. Les anciens troubadours attendaient le retour du printemps pour chanter leur dame; l'amour ne paraissait, semble-t-il, qu'avec le renouveau de la nature; c'était un amour incomplet; celui qui anime notre poète éclate en toute saison.

L'amant, dans l'ancien temps, pouvait craindre les rivaux, les jaloux et les médisants; il n'y a plus à craindre que la nouvelle «dame» chantée par les troubadours soit accessible à leurs médisances; elle est par excellence un principe de bien, elle développe la «connaissance», l'entendement du poète et lui inspire la pureté du cœur.

La même transformation de la conception de l'amour s'observe dans la composition suivante du même poète.

Je pensais souvent chanter l'amour au temps passé, mais je ne le connaissais pas, car je nommais amour ma folie; maintenant amour me fait aimer une telle dame que je ne puis la craindre ni l'honorer assez, ni l'aimer comme elle le mérite…

Par son amour j'espère croître en mérite, en honneur, en richesse et en grande joie; c'est vers elle seule que mes pensées et mes désirs devraient se tourner; puisque par elle je puis obtenir tous les biens que je désire, je dois mettre tout mon soin à la servir; car je suis aimé d'elle, pourvu que je me conduise envers elle suivant le code du parfait amant…

Elle a une beauté si grande que rien ne peut la diminuer; rien n'y manque, elle resplendit nuit et jour… Ma Dame je puis la nommer à bon droit Belle Joie (c'est le nom par lequel il désignait l'objet de son amour terrestre)…

Je ne suis pas jaloux de celui qui recherche l'amour de celle que j'aime; j'y trouve au contraire un grand plaisir; celui qui ne daigne pas l'aimer me déplaît fort: car je crois fermement que de son amour viennent tous les biens. Je prie ma dame de protéger ses amoureux, de sorte que chacun voie ses désirs accomplis.

On pourrait emprunter d'autres exemples à l'œuvre du dernier troubadour; prenons-en quelques-uns à celle d'un de ses contemporains, un poeta minor assez gracieux, Folquet de Lunel 173. Lui aussi a chanté l'amour profane et de façon assez heureuse, comme le montre le début de la chanson suivante. «Il m'en a pris comme au marinier, quand il s'est lancé dans la haute mer, avec l'espoir de trouver le temps qu'il cherche et désire le plus; et quand il est sur la mer profonde, le mauvais temps renverse sa barque; il ne peut éviter le péril, il ne peut rester ni fuir.» C'est ainsi que par sa folie il s'est mis à aimer «sans l'espérance d'obtenir une joie rare de la gaie et gracieuse dame qui est belle et blonde, pure et exempte de toutes mauvaises qualités, et qu'on ne peut s'empêcher, quand on la voit, d'aimer follement». Voilà comment notre troubadour chante l'amour profane. Et voici maintenant comment il chante l'amour religieux.

Pour maintenir l'amour et le plaisir, et la joie parfaite, pour plaire, s'il se peut, à celle qui daigne m'accorder ses faveurs, je fais une chansonnette légère: car je suis dans un tel état que ni nuit ni jour ne me quitte le parfait amour que je porte à celle qui m'affermit en amour.

Une autre de ses chansons est un modèle du genre.

Les actes et les paroles de ma dame sont si parfaits que celui-là a bien raison de se réjouir que l'amour a poussé à l'aimer.

Ma dame ne veut ni suppliants gracieux ni amoureux, mais elle veut des amants parfaits, ni faux ni volages, car elle n'est ni volage ni fausse; jamais elle ne se mire ni ne se farde; elle n'écoute pas les galanteries, et tout parfait amant en a obtenu bonne récompense.

Ma dame est d'une beauté si parfaite que je n'y désire aucune amélioration; car jamais femme des deux lois (ancien et nouveau Testament) n'atteignit un si haut mérite. Sa valeur est si grande que tout ce qu'elle fait plaît à Dieu… et ceux qui la prient sont plus nombreux que ceux qui prient toute autre dame.

Nous pouvons arrêter là cette étude sur la poésie religieuse; non qu'il n'y ait d'autres monuments postérieurs à ceux que nous venons de citer, et qui sont de la fin du XIIIe siècle. Au contraire le XIVe siècle voit le triomphe de ce genre nouveau; c'est même le seul genre admis par l'école toulousaine; mais d'abord, la poésie provençale du XIVe siècle n'a que la langue de commune avec la poésie des troubadours; et puis, dans cette longue série de pièces consacrées à la Vierge couronnées aux Jeux Floraux de Toulouse pendant le XIVe siècle, il en est peu qui méritent d'être tirées de l'oubli. Il suffira d'en dire quelques mots à propos du dernier troubadour.

On a observé que la transformation de la lyrique «courtoise» en poésie religieuse avait pu se produire facilement. En effet l'amour terrestre et l'amour divin ne s'expriment pas en deux langues différentes; le langage des mystiques n'est pas autre chose qu'une variété du langage de l'amour et on transformerait sans peine une page de sainte Thérèse en déclaration amoureuse. De plus la conception que l'ancienne poésie provençale s'était faite de l'amour se prêtait à cette transformation; mais la conception des troubadours de la décadence s'y prêtait encore davantage. Leur amour était un amour épuré, idéalisé, mystique déjà par plus d'un côté. Ainsi la conception sensuelle de l'amour du comte de Poitiers aboutissait par une lente évolution, que les événements politiques et religieux dont le Midi fut le théâtre au XIIIe siècle avaient précipitée, à la théorie de l'amour religieux telle qu'elle apparaît chez les derniers troubadours.

En considérant cet aboutissement final la pensée se reporte involontairement à la belle poésie où un des plus grands poètes modernes a exprimé en traits de génie l'opposition entre le paganisme et le christianisme. Un jour vint d'Athènes à Corinthe un jeune homme qui y était inconnu; il allait chez un habitant de la ville, ami de son père; les deux pères avaient fiancé leurs deux enfants. Reçu dans la famille par la mère qui veillait seule au milieu de la nuit, il se retira dans sa chambre, brisé de fatigue; il vit bientôt venir à lui une jeune fille, habillée et voilée de blanc, le front orné d'un ruban noir et or. «Reste, belle enfant, dit-il; là sont les dons de Cérès et de Bacchus et tu apportes l'amour, ô chère enfant. – Reste debout, jeune homme, reste loin; je n'appartiens pas à la joie; le dernier pas, hélas! est dû à la folie de ma bonne mère qui fit après sa guérison le vœu suivant: que Jeunesse et Nature soient désormais soumises au Ciel. Et aussitôt le tourbillon mêlé des anciens dieux a quitté la maison.»

C'est ainsi que s'exprime Gœthe dans la Fiancée de Corinthe. «Quand une croyance germe, dit-il dans la même ballade, souvent l'amour et la fidélité sont arrachés du sol comme de mauvaises herbes.» C'est ce qui a eu lieu à la fin de l'ancienne poésie provençale; on s'en rendra mieux compte en étudiant l'œuvre et la vie du dernier troubadour. Mais auparavant suivons le conseil par lequel la jeune Corinthienne s'excuse devant sa mère de n'avoir pas tenu son serment: «revenons aux anciens dieux», en étudiant l'histoire des troubadours en Italie, et leur influence sur Dante et sur Pétrarque.

CHAPITRE X
LES TROUBADOURS EN ITALIE

Relations entre le Midi de la France et le Nord de l'Italie. – Raimbaut de Vaquières et le marquis de Montferrat. – L'école sicilienne et Frédéric II. – Troubadours nés en Italie. – Les Génois Lanfranc Cigala et Boniface Calvó. – Sordel: sa vie aventureuse; le poète. – Le Sordel de Dante. – Dante et les troubadours. – L'école de Bologne. – Le dolce stil nuovo. – Pétrarque.

L'influence de la poésie des troubadours s'est fait sentir de bonne heure sur les pays voisins; parmi eux l'Italie, surtout l'Italie du Nord, tient une place à part.

Les relations avec le Midi de la France, soit par terre soit par mer, y étaient faciles. Les principales villes riveraines de la mer latine, mare nostrum, Gênes, Pise, Marseille, Narbonne, y étaient unies par des traités de commerce et d'amitié. De plus l'ancien provençal était, par plus d'un côté, assez voisin de la langue italienne, pour que la poésie des troubadours pût être facilement comprise et goûtée de nos voisins; la poésie en langue vulgaire n'existait pas d'ailleurs en Italie. Enfin les petits princes de l'Italie du Nord étaient aussi accueillants à la poésie que les grands seigneurs du Midi de la France. Aussi les troubadours passaient-ils facilement de la cour des comtes de Toulouse ou de celle des comtes de Provence à celle des marquis d'Este ou de Montferrat. Partout ils retrouvaient la même société courtoise et élégante pour laquelle ils écrivaient. C'est à Gênes, à Venise, et dans la marche de Trévise, qu'existèrent les principaux foyers poétiques.

Déjà chez Bernard de Ventadour on trouve des allusions aux choses d'Italie. Il y eut probablement des troubadours à la cour de Frédéric Ier Barberousse (1152-1190). Peire Vidal se trouvait en 1195 à la cour de Boniface, marquis de Montferrat: il prend parti dans les luttes des Milanais, des Pisans et des Génois; il aime à habiter au milieu des «Lombards joyeux» plutôt qu'au milieu des Allemands, dont le parler semble un «aboiement de chien 174».

Mais Peire Vidal avec son humeur vagabonde ne séjourna pas longtemps en Italie. Au contraire, un autre troubadour du temps, Raimbaut de Vaquières, passa auprès du marquis de Montferrat la plus grande partie de son existence. Il était originaire du comté d'Orange et fils d'un pauvre chevalier. Il vint à la cour du prince d'Orange, Guillaume IV, et échangea des poésies avec son protecteur. Mais au bout de quelque temps il partit pour l'Italie, fut admis à la cour du marquis de Montferrat, fut armé chevalier par lui, le suivit à la croisade et mourut sans doute à ses côtés dans la principauté de Salonique qui était échue au marquis.

Il semble qu'il ait séjourné quelque temps à Gênes. Une de ses poésies est une sorte de dialogue avec une Génoise dont il avait sollicité l'amour. Raimbaut s'exprime en termes tout à fait conformes à la phraséologie consacrée.

Dame, je vous ai tant priée de vouloir m'aimer, s'il vous plaît; je suis votre vassal, vous êtes noble et sage et la source de toutes qualités; aussi désiré-je votre amitié; comme vous êtes courtoise en tout, mon cœur s'est épris de vous plus que de toute autre Génoise; je serai bien récompensé si vous m'aimez et je serai plus payé de mes peines que si Gênes m'appartenait avec tout l'argent qui y est amassé 175.

Ces choses-là sont dites en termes très courtois; mais la dame de Gênes avait des préventions contre les Provençaux et elle prit très mal la déclaration. Raimbaut de Vaquières la fait répondre en dialecte génois: «Jongleur, vous n'êtes point courtois de me faire une pareille demande; jamais je ne vous l'accorderai… Je vous étoufferai plutôt, maudit Provençal… J'ai un mari plus beau que vous; allez votre chemin, frère; à des temps meilleurs.»

Le dialogue se poursuit ainsi, le poète s'exprimant avec courtoisie et discrétion et la dame lui répondant fort crûment en son parler génois. La pièce ne serait pas autrement intéressante si le poète ne s'était amusé à faire traduire en forme très vulgaire, très triviale par moments, le contraire des sentiments qu'il exprime avec la discrétion, l'élégance et la courtoisie qui caractérisent la poésie des troubadours. C'est ce contraste qui est piquant; les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue, au propre et au figuré. La Génoise rappelle le souvenir de son mari; jamais un trait semblable ne paraît dans la poésie des troubadours, sauf dans les pastourelles. Le mari n'a ordinairement qu'un nom bien simple, le «jaloux» tout court. Quand on évoque son souvenir ce n'est que pour se moquer de lui. Évidemment cette Génoise dut paraître à Raimbaut de Vaquières bien peu au courant des choses de la galanterie 176.

A la cour de Montferrat il se retrouva dans un milieu plus instruit à ce point de vue. Et d'abord il y fut accueilli avec de grands honneurs. Le marquis l'arma chevalier et en fit son frère d'armes. A sa cour vivait sa sœur Béatrice; Raimbaut s'enamoura d'elle, lui fit une déclaration et fut bien mieux accueilli que par la dame de Gênes. Mais laissons parler ici le biographe provençal.

Béatrice l'accueillait avec bienveillance; et lui mourait de désir et de peur, car il n'osait lui faire une prière d'amour ni même faire semblant de l'aimer. Enfin, poussé par l'amour, il dit à Béatrice qu'il aimait une dame de grand mérite, qu'il était très familier avec elle, mais qu'il n'osait ni lui dire ni lui montrer son amour; et il lui demanda, pour Dieu, de lui donner conseil. «Dois-je lui ouvrir mon cœur, ou mourir en cachant mon amour? – Raimbaut, lui dit-elle, il convient que tout parfait amant qui aime une noble dame, éprouve quelque crainte à lui manifester ses sentiments. Mais je lui donne le conseil suivant: avant de se tuer, qu'il lui avoue son amour et qu'il la prie de l'accepter pour serviteur et pour ami. Et je vous assure bien que, si elle est sage et courtoise elle ne prendra pas mal cette déclaration; au contraire elle l'estimera davantage et le tiendra pour un homme meilleur.»

La conception de l'amour courtois est la même, comme on le voit, dans cette société que dans la société méridionale. L'amant est un être craintif qui sait que la discrétion et la retenue sont des règles essentielles du code d'amour. La dame que le poète prend pour confidente reconnaît les préceptes du même code; mais elle encourage et réconforte l'amant timide en lui rappelant que l'amour parfait est un honneur, qu'il n'y a pas là de faiblesse, et que la personne aimée, au lieu de se plaindre de cette déclaration, en tiendra l'auteur pour un parfait galant homme. C'est bien ainsi que les choses ont dû ou pu se passer.

Nous avons affaire ici à une légende, mais il en est peu, parmi celles que racontent les biographies des troubadours, qui soient plus près de la réalité.

On devine la fin de l'aventure: encouragé par ces conseils et par un petit discours bien senti qui les accompagne et les commente, Raimbaut avoua à Béatrice qu'elle était l'objet de son amour. Elle s'en doutait bien un peu, car elle lui répondit: «Que votre amour soit le bienvenu; efforcez-vous de bien faire et de bien dire, grandissez en honneur; je vous accepte pour chevalier servant.»

Raimbaut de Vaquières chercha une manière originale de chanter Béatrice. Voici ce qu'il imagina. Il supposa que toutes les dames jeunes et belles du Nord de l'Italie, depuis la Savoie jusqu'à Venise, s'étaient liguées pour faire la guerre; à qui? à Béatrice. Et cette guerre il la raconte comme une petite Iliade (le nom de Troie s'y trouve) dans une longue chanson, d'un rythme tout à fait original, et pleine de mouvement et de vie, quand une fois on a admis la réalité de cette petite guerre féminine.

Donc les dames italiennes bâtissent une grande cité, qu'elles appellent Troie, et l'entourent de remparts solides et de fossés. Quand le rassemblement des combattantes s'est fait «la cité se vante de mettre une armée en ligne, on sonne la cloche, le conseil (composé des dames les moins jeunes) se rassemble, et dit orgueilleusement de rompre les rangs; la belle Béatrice est souveraine de tous les biens de la commune (on va voir quels sont ces biens), il n'y a plus que honte et confusion. Les trompettes sonnent et le podestat s'écrie: «Réclamons à Béatrice beauté et courtoisie, valeur et jeunesse.» Et la troupe répond: «Oui!»

L'armée s'attaque au château de Béatrice; assauts, avec feu grégeois et machines de guerre. Mais Brunehilde, ou plutôt Béatrice, monte sur le rempart; elle ne veut ni haubert ni pourpoint; tout combattant qui s'attaque à elle est sûr de mourir. Le succès du combat n'est pas douteux, les assaillants sont mis en fuite, et le conseil municipal, composé des dames les moins jeunes, s'enfuit découragé. Valeur et Jeunesse, Beauté et Courtoisie sont restées aux mains de Béatrice 177.

Telle est la flatterie imaginée par notre troubadour. Suivant un chroniqueur italien, un événement un peu semblable à celui-là se serait passé à Trévise en 1214. On avait construit une forteresse en bois; la garnison était composée de deux cents dames, les plus belles de la contrée; pour casques elles avaient des couronnes de pierreries et pour cuirasses de riches étoffes. De jeunes chevaliers donnaient l'assaut; leurs armes étaient des fruits, des fleurs et des flacons de parfums. Telle est l'histoire que racontent de graves auteurs, entre autres le savant Muratori. C'est déjà l'assaut de la redoute, une partie de carnaval galant. Nous n'entreprendrons pas ici de rechercher l'origine de cette légende; légende ou réalité, celle-là aussi est bien digne du temps 178.

Le même Raimbaut de Vaquières, dans sa recherche de l'originalité, a composé un descort ou désaccord en cinq langues. Le descort était un court poème sans règles fixes; le désordre produit par le changement du mètre marquait que le cœur du poète n'était plus d'accord avec celui de sa dame. Quelle harmonie devait donc régner entre Raimbaut de Vaquières et Béatrice pour qu'il ait eu recours à une pareille cacophonie!

Mais des affaires plus sérieuses sollicitèrent bientôt l'attention du chevalier poète. Son seigneur, le marquis de Montferrat, fut appelé à Soissons pour recevoir le commandement d'une nouvelle croisade. Raimbaut y prépara les esprits par un énergique sirventés.

J'aime mieux, s'il plaît à Dieu, mourir là-bas, que vivre et rester ici. Pour nous Dieu se laissa lever en croix, il reçut la mort, souffrit la passion, fut battu et chargé de chaînes et couronné d'épines sur la croix… Que saint Nicolas de Bari guide notre flotte, que les Champenois dressent leurs gonfanons et que le marquis s'écrie: Montferrat et Léon… Beau Cavalier (c'est Béatrice qui est ainsi désignée) je ne sais si je reste pour vous ou si je prends la croix – je ne sais si je pars ou si je reste, car je meurs de douleur si je vous vois et je pense mourir si je suis loin de vous 179.

Ce sont les mêmes sentiments qu'il exprima dans une touchante élégie composée pendant la croisade. L'expédition fut d'abord brillante pour lui et il y gagna biens et honneurs. Mais ils ne lui firent pas oublier Béatrice.

Que me valent conquêtes et richesses? Je me tenais pour plus riche quand j'étais aimé et que je me repaissais d'amour courtois; j'en aimais mieux un seul plaisir que tenir ici terres et grand avoir; car plus mon pouvoir augmente, plus je suis triste, puisque mon Beau Cavalier et son amour sont loin de moi 180.

Raimbaut de Vaquières avait exprimé le vœu de mourir à la croisade plutôt que de vivre et de rester en Italie; ce vœu fut exaucé. Le marquis de Montferrat fut tué dans une embuscade et Raimbaut tomba sans doute à ses côtés (1207); entre temps Béatrice était morte 181.

Raimbaut de Vaquières est le plus brillant des troubadours qui ont séjourné en Italie. Il faudrait encore citer après lui Aimeric de Péguillan, troubadour toulousain exilé à la cour de Frédéric II, Guillem Figueira, l'auteur de l'énergique sirventés contre Rome, Uc de Saint-Cyr, auteur de biographies des troubadours, qui se trouvait encore en Italie vers 1247, et bien d'autres.

Mais il est temps de quitter le Nord de l'Italie; transportons-nous en Sicile. C'est là, dans cette partie de l'ancienne Grèce, où s'étaient succédé les civilisations arabe et normande, qu'apparaissent dans la première moitié du XIIIe siècle, les premiers monuments de la poésie italienne; la cour de l'empereur Frédéric II devient un centre poétique. Ces premiers bégaiements de la poésie italienne ne portent aucune marque d'originalité; tout – sauf la langue qui est empruntée à la Toscane – est pris aux troubadours. «Le contenu de la poésie provençale, dit un des meilleurs historiens de cette école, passe dans une autre langue, sans changer; seulement il s'affaiblit.» L'amour chevaleresque réapparaît en effet dans les poésies de l'école sicilienne avec le type conventionnel qu'il avait depuis longtemps dans la poésie des troubadours.

«L'amour est une humble et suppliante adoration de la femme. Le vasselage amoureux, l'obéissance absolue à sa dame rappellent à tout instant des traits connus de la poésie provençale. L'amant est humble et suppliant, la dame souvent fière et dédaigneuse 182.» Enfin un des éléments essentiels de la doctrine courtoise était que l'amour est un principe de valeur morale; les Siciliens n'ont garde d'oublier ce précepte. Rien ne manque dans cette imitation qu'un peu de vie et de flamme. Les poètes de cette école, dès les origines de la littérature italienne, ressemblent à des épigones; ce sont des troubadours de la décadence, répétant par simple jeu d'esprit, par amusement, pour ainsi dire, des pensées devenues depuis longtemps des lieux communs.

La société sicilienne ressemblait peu d'ailleurs à la société du Midi de la France. Il y avait sans doute, en Sicile, une féodalité puissante et guerrière, mais elle était tenue en tutelle par Frédéric II et ses légistes; c'est à la cour de l'empereur seulement que la poésie se développa. La vie qu'elle aurait pu reprendre au contact de la société féodale lui fut refusée. Aussi n'est-ce pas dans cette partie de l'Italie que la poésie des troubadours, transplantée, a pris de fortes racines et produit en abondance fleurs et fruits; c'est au Nord qu'elle a trouvé des conditions plus favorables, si favorables même qu'un très grand nombre de troubadours d'origine italienne se sont servis uniquement de la langue provençale dans leurs poésies.

Notre intention n'est pas de les énumérer tous, pas même de donner une idée des principaux d'entre eux. Plusieurs chapitres seraient à peine suffisants. Il faut nous contenter de citer quelques-uns des plus connus, avant d'arriver au principal.

Il y en a plus d'une trentaine. Parmi eux Albert, marquis de Malaspina, est un des plus anciens. Gênes a donné naissance à une véritable pléiade; quelques-uns ont été retrouvés tout récemment; Lanfranc Cigala et Boniface Calvó sont les meilleurs. Le premier fut juge dans sa ville natale. «Il chantait volontiers de Dieu», nous dit son biographe. Il semble avoir eu en effet une conception élevée de son art et ses sirventés politiques, comme ses chansons de croisade, ne manquent pas de vigueur. Il est un des premiers, comme on l'a vu dans le précédent chapitre, à appliquer aux chansons à la Vierge les formules de la lyrique courtoise.

Son compatriote et contemporain Boniface Calvó 183 paraît avoir été d'humeur plus vagabonde que le juge poète Lanfranc Cigala. Il passa une partie de sa vie auprès du prince le plus lettré du temps, Alphonse X, roi de Castille. C'est là qu'il composa la plupart de ses sirventés, dont quelques-uns renferment, contre son protecteur, des plaintes que l'on retrouve chez d'autres troubadours vivant en Espagne.

Ses chansons, comme l'a remarqué Diez 184, se distinguent par une certaine recherche de traits nouveaux. C'est ainsi que, pour mieux exalter la beauté de sa dame, il suppose que Dieu lui-même, s'il voulait aimer une mortelle, n'en choisirait pas d'autre. Une élégie touchante sur la mort de celle qu'il aimait se termine par un trait analogue. «Je ne demande pas à Dieu de la recevoir en son paradis… car à mon avis, sans elle, la beauté du paradis ne serait pas complète 185»; aussi n'a-t-il pas besoin de prier Dieu; celui-ci saura bien orner sa demeure comme il convient.

Malgré ces traits un peu affectés, quelques-unes de ses chansons ne manquent pas de grâce, comme le montreront les premières strophes de la suivante.

Amant parfait et loyal, je me suis mis, dame, en votre pouvoir; c'est vous que je veux aimer, craindre et louer, car vous m'avez conquis par vos douces manières; et je me suis enamouré de votre beau corps à cause de votre courtoise bienveillance.

Nulle autre femme ne me plaît, quelque grand amour que je puisse avoir, sauf vous, douce créature, à qui je me suis tout donné; je voudrais que vous daigniez me retenir (pour serviteur) par un pacte semblable; daignez me l'accorder, dame, car aucun autre amour ne me plaît.

J'ai confiance en votre grande intelligence que mon amour ne sera pas méprisé; aussi vous servirai-je en paix de tout mon talent, de tout mon savoir et de toute ma connaissance; et pour peu que vous m'accordiez votre pitié, il n'est joie au monde que la mienne ne dépasse 186.

Les accents de ce troubadour italien rappellent en pleine décadence ceux de Bernard de Ventadour ou de Jaufre Rudel.

Boniface Calvó de retour dans Gênes, sa patrie, eut l'occasion d'être utile à un confrère malheureux, au troubadour Bartholomée Zorzi. Ce troubadour était originaire de Venise où il s'adonnait au commerce. Pris dans un de ses voyages, poétiques ou commerciaux, par des corsaires génois, il fut emmené en captivité à Gênes, qui était en lutte avec sa ville natale. Il resta sept ans en prison. Boniface Calvó, dans un sirventés adressé aux Génois, n'avait pas ménagé les Vénitiens. Très courageusement le poète prisonnier composa pour la défense de sa patrie une réponse qu'il adressa à Boniface Calvó; celui-ci, loin d'en vouloir à son confrère malheureux, fit sa connaissance et devint son meilleur ami.

Mais le plus célèbre des troubadours d'origine italienne est sans contredit Sordel, né dans la patrie de Virgile, à Mantoue, au début du XIIIe siècle 187. Il eut une vie des plus agitées. L'un de ses biographes dit qu'il était de «noble naissance, avenant de sa personne, bon chanteur et bon troubadour»; mais il ajoute qu'il était de mauvaise foi avec les barons qui avaient affaire à lui et… avec les femmes.

Un de ses premiers exploits causa un beau scandale. Sordel était à la cour du comte de Saint-Boniface; il lui enleva sa femme, la comtesse Cunizza, avec la complicité du propre frère de la comtesse. Le comte de Saint-Boniface était bien disposé à ne pas laisser ce méfait impuni et la vie de Sordel n'était rien moins que sûre. Aussi se décida-t-il bientôt à partir en Provence. Son humeur le mena plus loin, en Espagne et jusqu'en Portugal; c'est même le seul troubadour dont on trouve le nom cité dans les œuvres de l'école portugaise. Revenu en Provence, il y devint le familier du comte Barral de Baux (qui défendit Marseille contre Charles d'Anjou), puis suivit son seigneur devenu l'allié de Charles. Il accompagna ce dernier dans son expédition de Sicile. «Il revenait ainsi en Italie vieilli, après une absence très longue pendant laquelle les événements les plus tragiques avaient dévasté la «Marche joyeuse» [celle de Trévise], théâtre de ses aventures de jeunesse 188.» La plupart des protecteurs ou des ennemis de Sordel étaient morts; seule Cunizza restait, veuve de trois maris, et retirée en Toscane.

Sordel reçut des donations de Charles d'Anjou, mais après avoir été mis en prison par lui, pour une cause que nous ne connaissons pas. Ce fut même le pape Clément IV (d'origine méridionale et auteur d'un poème sur les Sept Joies de la Vierge) qui intercéda pour le poète vieilli. Sordel mourut sans doute en 1269 et probablement de mort violente.

Le poète est plus intéressant que le personnage. Ses poésies se divisent en sirventés politiques, sirventés moraux et chansons. Un des trois sirventés politiques a eu de son temps un grand succès: c'est une plainte funèbre sur la mort de Blacatz, grand seigneur de Provence, troubadour et protecteur des troubadours. En quête d'originalité, Sordel a pris au folklore un de ses thèmes les plus étranges, celui du cœur partagé communiquant sa vaillance à ceux qui en mangent une partie. Ici sont conviés à ce funèbre festin l'empereur romain, Frédéric II, le roi de France, le roi d'Angleterre, celui d'Aragon, le comte de Champagne, roi de Navarre, le comte de Toulouse et le comte de Provence. Voici une strophe de cette étrange composition.

Que le premier à manger du cœur (car il en a grand besoin) soit l'empereur de Rome, s'il veut conquérir de force les Milanais, car c'est lui qu'ils tiennent conquis et il vit déshérité malgré ses Allemands; et qu'à côté de lui en mange le roi français, puis il recouvrera la Castille qu'il perd par sa sottise 189.

L'idée parut originale à deux troubadours contemporains qui s'en emparèrent aussitôt. L'un, Bertran d'Alamanon 190, reproche à Sordel de donner à des lâches le cœur de Blacatz qui était vaillant parmi les vaillants (survaillant, il y avait des sur-hommes déjà). Ce sont les nobles dames du temps qui se le partageront, dit-il; et il énumère toutes celles qui ont droit à une part: «Que Dieu le glorieux s'occupe de l'âme de Blacatz; car le cœur est resté avec celles qu'il aimait.»

171.Bernard d'Auriac (2e moitié du XIIIe s.).
172.Le troubadour Guiraut Riquier, p. 296.
173.Folquet de Lunel, éd. Eichelkraut, Berlin, 1872. L'édition est d'ailleurs médiocre.
  A propos de la place qu'occupe la Vierge dans l'art religieux du XIIIe siècle, voir E. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1898, p. 308. «C'est un fait curieux qu'au XIIIe siècle la légende ou l'histoire de la Vierge soient sculptées aux portails de toutes nos cathédrales… Le XIIIe siècle est par excellence le siècle de la Vierge. Saint Dominique répand le Rosaire en son honneur. On récite tous les jours son office… Les ordres nouveaux, les Franciscains, les Dominicains, vrais chevaliers de la Vierge, répandent son culte dans le peuple.»
174.Cf. la pièce Bona aventura… Mahn, Gedichte, nº 375. Cependant les troubadours viennent plus nombreux à la cour de Frédéric II à la suite de la croisade contre les Albigeois. (Cf. C. Appel, Deutsche Geschichte in der provenzalischen Dichtung, Breslau, 1907.) Parmi les troubadours qui ont été en relations avec l'Italie M. Restori cite: Bernard de Ventadour, Peirol, Cadenet, Bernard de Bondeillo, Elias Cairel, Peire Cardenal, Cavaire, Palais, Pistoleta, etc.: près d'une trentaine. Lett. prov., p. 100, n. 1.
175.Appel, Prov. Chr., nº 92.
176.Chose piquante, ces vers italiens écrits par un poète provençal sont à peu près les plus anciens de la poésie italienne; cf. Gaspary, op. laud., p. 48.
177.Bartsch, Chr. Prov., col. 128.
178.Diez, Leben und Werke, p. 236.
179.Saint-Nicolas de Bari: le comte de Champagne et celui de Bar faisaient partie de l'expédition. Mais est-ce Saint-Nicolas de Bar ou de Bari qu'il faut entendre? Sans doute de Bari.
180.Raynouard, Choix, IV, 277.
181.Cf. Diez, Leben und Werke, p. 239.
182.Gaspary, op. laud., p. 53. Cf. pour le paragraphe suivant Gaspary, ibid. et Hauvette, Littérature italienne, p. 49.
183.Boniface Calvó a été édité par M. Pelaez, Turin, 1897 (Extrait du Giornale Storico della letteratura italiana, XXVIII-XXIX).
184.Diez, Leben und Werke, p. 392.
185.Raynouard, Choix, III, 446.
186.Mahn, Gedichte, nº 553.
187.Cf. sur Sordel Vita e poesie di Sordello di Goito per Cesare de Lollis, Halle, 1896 (Romanische Bibliothek, XI).
188.Ibid., p. 58.
189.Ed. de Lollis, V.
190.Sur Bertrand d'Alamanon, cf. l'édition Salverda de Grave, Toulouse (Bibliothèque méridionale).
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
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