Kitabı oku: «Les Troubadours», sayfa 15
Le Nord de la France avait eu de très bonne heure une magnifique floraison d'épopées, et c'est cette partie de notre nation qui a fourni la matière épique à la plupart des littératures voisines. Elle possédait aussi une poésie lyrique autochtone, représentée par des «chansons de printemps», des «chansons de danses» et des «chansons satiriques». A cette poésie se rattachent aussi les «chansons de toile», les romances et pastourelles. Il y a de la grâce et de la fraîcheur dans cette poésie lyrique primitive, et peut-être les fruits auraient-ils «passé la promesse des fleurs» si les poètes lyriques ne l'avaient pas abandonnée d'assez bonne heure pour une poésie plus savante, plus raffinée et plus courtoise, qui est celle des troubadours 230.
Les poètes de langue d'oïl connurent cette poésie par différentes voies. Plusieurs troubadours ont séjourné dans le Nord de la France, surtout en Normandie, à la cour des rois d'Angleterre, qui avaient, par leurs possessions dans le Sud-Ouest, des sujets méridionaux. Un ou deux troubadours ont été à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui ont adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille du premier troubadour, devint reine d'Angleterre, après avoir été pendant quinze ans femme de Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours les plus illustres ont vécu auprès d'elle, comme Bernard de Ventadour. Enfin les croisades ont mis en relations hommes du Nord et hommes du Midi. Toutes ces circonstances, et bien d'autres encore, ont contribué à la diffusion de la poésie méridionale.
Elle était connue en «France» (et ce mot ne désignait alors que les pays de langue d'oïl) pendant la deuxième moitié du XIIe siècle. On y avait le sentiment de ses origines et on désignait les nouvelles formes poétiques qu'elle y introduisit sous le nom de sons «gascons» ou «poitevins».
Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante sont Conon de Béthune, né en 1155; Chrétien de Troyes, l'auteur de tant de gracieux romans d'aventures, qui vécut à la cour de Marie de Champagne, entre 1170 et 1180 environ; Jean de Brienne, plus tard roi de Jérusalem, Blondel de Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction de quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître l'esprit qui anime leur poésie. On y remarquera sans peine les traits les plus connus des chansons provençales: le désespoir sincère ou non du poète à qui ne vient aucun bien d'amour; l'assurance de sa fidélité à une amante dédaigneuse ou cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.
Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des plus anciens trouvères de cette école, nous conduisent à la cour de la comtesse de Champagne. Conon de Béthune n'avait pas, paraît-il, le langage correct des Champenois et des Parisiens, car il se plaint dans une de ses chansons que la comtesse et ses amis se sont moqués de lui.
Amour m'excite à me divertir, quand je devrais me taire de chanter… car mon langage et mes chansons ont été raillés des Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui m'est bien plus dur.
La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien appris ni courtois qui m'ont repris pour avoir dit quelque mot d'Artois – car je n'ai pas été élevé à Pontoise 231.
Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle certaines chansons du même genre dans la poésie provençale.
Hélas! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui fût jamais aimée ou servie! Que Dieu, par sa douceur, me ramène auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je, malheureux! je ne la quitte pas; si le corps va servir notre Seigneur, le cœur reste tout entier en son pouvoir.
Pour elle je m'en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent, sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand. Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se conduire en chevaliers, là où l'on conquiert le paradis, la gloire et l'honneur de sa mie 232.
Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait oublier que l'inspiration n'en est pas originale. Cette note personnelle manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le fond en est emprunté; le poète se déclare serviteur de sa dame, son cœur est en son pouvoir, mais il n'obtient aucune récompense de son service amoureux. Chrétien de Troyes, dont le talent dans la poésie lyrique est fait de finesse et d'ingéniosité, a mis à orner ces lieux communs toutes les ressources d'un esprit singulièrement fin et délié.
Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie des troubadours est le châtelain de Couci. On jugera de son talent par la traduction suivante de quelques-unes de ses chansons.
La douce voix du rossignol sauvage que j'entends nuit et jour retentir m'adoucit et m'apaise le cœur et me donne envie de chanter pour me réjouir. Je dois bien chanter puisque cela fait plaisir à celle à qui j'ai fait hommage de mon cœur – et je dois avoir grande joie en mon âme, si elle veut me retenir à son service.
Envers elle je n'eus jamais un cœur faux ni volage; et cependant il devrait m'en venir plus de bonheur; mais je l'aime, je la sers et je l'adore toujours sans oser lui découvrir ma pensée; car sa beauté me cause un tel éblouissement que devant elle je perds la parole; je n'ose regarder son visage; tellement je redoute le moment où j'en retirerai mes yeux.
J'ai si bien mis en elle tout mon cœur que je ne pense à aucune autre; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, n'aima plus loyalement. Je mets tout à son service, cœur, corps et désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma vie je pourrai assez la servir, elle et amour.
J'aime bien mes yeux qui me la firent choisir; dès que je la vis, je lui laissai en otage mon cœur qui depuis y a fait un long séjour et je ne lui demande jamais de la quitter.
Chanson, va-t'en pour porter mon message là où je n'ose aller, tellement je redoute la mauvaise gent jalouse qui devine avant qu'arrivent les biens d'amour; Dieu les maudisse! A maint amant ils ont causé tristesse et dommage; mais j'ai ce cruel avantage qu'il me faut vaincre mon cœur pour leur obéir 233.
Voici une autre de ses chansons dont le début paraît être une traduction des troubadours.
Quand l'été et la douce saison font reverdir feuilles, fleurs et prairies et que le doux chant des menus oisillons ramène la joie dans les cœurs, hélas! chacun chante, mais moi je pleure et soupire; et ce n'est ni justice ni raison; car je mets toute ma volonté, dame, à vous honorer et à vous servir.
Si j'avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir pour fou; car les chaînes qu'il me fait sentir sont si fortes et si cruelles! Amour devrait bien m'enseigner les moyens de me sauver; car j'ai aimé longtemps en vain et j'aimerai toujours sans me repentir.
Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si longuement languir; je sais fort bien qu'elle croit les méchants, les médisants (losengiers) que Dieu maudisse! Ils ont mis toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma récompense, ô dame, que je n'ai jamais su trahir…
Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce dame, de penser à me récompenser; quant à moi je vous servirai mieux désormais. Je tiens pour non avenus tous mes maux, douce dame, si vous voulez m'aimer. En peu de temps vous pouvez me donner les biens d'amour que j'ai tant attendus! 234.
La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, cité par Dante 235; elle paraît elle aussi une traduction d'une chanson des troubadours. On y retrouve les réflexions les plus connues sur les biens qui viennent d'amour et qui récompensent en peu de temps une longue attente.
La plupart ont chanté d'amour par effort et sans loyauté; mais ma dame me doit savoir gré que j'ai toujours chanté sincèrement; ma bonne foi m'a rendu sincère, ainsi que l'amour qui remplit mon cœur…
Oui, j'ai aimé d'un cœur parfait et je n'aimerai jamais autrement; elle a bien pu s'en assurer, ma dame, pour peu qu'elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j'ai été peiné de la voir refuser mes demandes; puisque toutes mes pensées vont à elle, je m'estime heureux de ce qu'elle m'accorde.
Quoique j'aie été loin du pays où sont mon bien et ma joie, je n'ai pas oublié d'aimer bien et loyalement. Si la récompense a tardé je me suis consolé en pensant qu'en peu de temps on obtient ce qu'on a longtemps désiré.
Amour m'a démontré par raisonnement qu'un amant parfait patiente et attend, qu'il appartient à l'amour, qu'il est en son pouvoir et qu'il doit implorer sincèrement sa pitié 236…
Enfin terminons cette rapide revue en empruntant quelques couplets à une chanson du roi de Navarre, Thibaut IV, comte de Champagne.
Mes grands désirs et mes plus graves tourments viennent de là où sont toutes mes pensées. Et j'ai peur, car tous ceux qui ont vu son beau corps sont épris de ma dame, Dieu lui-même l'aime, je le sais à bon escient…
Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva une si étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, il nous témoigna beaucoup de bonté; le monde entier a resplendi de son éclat… Dieu, comme il me fut pénible de me séparer d'elle! Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci: un cœur qui n'aime pas ne peut pas avoir grande joie 237.
Ces exemples – surtout les chansons du châtelain de Couci – montrent suffisamment qu'à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe la poésie lyrique de langue d'oïl est sous la dépendance de sa «sœur de langue d'oc» 238. Cette dépendance continue en partie pendant le XIIIe siècle et Thibaut de Champagne, qui fut en même temps roi de Navarre (mort en 1253) subit l'influence de la poésie méridionale, comme Charles d'Anjou, grand conquérant et poète amoureux.
Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre excursion. Quoiqu'elle ait été rapide nous avons vu comment les semences de la poésie des troubadours dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient rapidement germé. Il nous reste pour terminer son histoire à étudier l'œuvre du dernier troubadour.
CHAPITRE XII
LE DERNIER TROUBADOUR
Guiraut Riquier, de Narbonne. – Narbonne au XIIIe siècle. – Riquier et le roi de France. – Riquier à la cour d'Alphonse X de Castille. – Sa requête au roi: distinction à établir entre jongleurs et troubadours. – Riquier et le comte de Rodez, Henri II. – Son œuvre: les pastourelles. – Sa conception de l'amour. – Transformation de cette conception sous l'influence des idées religieuses du temps. – Commentaire de la chanson de Guiraut de Calanson. – Les chansons à la Vierge. – Le Consistoire du Gai-Savoir. – Clémence Isaure. – La Renaissance provençale.
Après nos excursions en Italie, en Espagne et en Portugal, en Allemagne et dans le Nord, il est temps de revenir dans le Midi de la France pour y étudier l'œuvre du dernier troubadour.
On a pu voir, par les chapitres qui précèdent, quelles sont les causes de la décadence de la poésie provençale. Dès les débuts du XIIIe siècle la croisade dirigée contre les Albigeois, en ruinant la noblesse méridionale, rendit précaire l'existence de cette poésie. La décadence commença bientôt et se continue pendant la seconde moitié du XIIIe siècle.
L'établissement de l'Inquisition et la fondation de nombreux ordres religieux, qui accompagna l'invasion des pays du Midi, ne contribua pas peu à cette décadence. Si aucun troubadour ne périt sur les bûchers ou dans les prisons, plus d'un jugea prudent de s'exiler. Quoique les documents fassent à peu près défaut, on peut croire que les chefs de cette juridiction exceptionnelle que fut l'Inquisition ne nourrissaient que des sentiments peu sympathiques pour la poésie en général et en particulier pour la poésie légère, insouciante et largement païenne des troubadours.
Ces causes auraient peut-être suffi à amener la décadence de la poésie provençale, si elle n'avait déjà porté en elle-même comme des germes morbides dont les circonstances extérieures hâtèrent l'éclosion. Cette poésie essentiellement lyrique n'avait pas su se renouveler; il y avait en elle – presque depuis les origines – quelque chose de factice, de conventionnel; elle aurait dû se transformer pour vivre; elle n'y parvint pas.
Ces causes réunies hâtèrent la décadence; elle se prolongea assez longtemps. La poésie provençale disparut lentement, avec grâce et langueur; et elle était encore d'assez belle allure lorsque, vers la fin du XIIIe siècle s'éteignit la voix de celui qu'on a appelé le «dernier troubadour», Guiraut Riquier. Par sa naissance il est contemporain d'Uc de Saint-Cyr, d'Aimeric de Péguillan, des troubadours italiens Lanfranc Cigala et Sordel, chez qui se reflète encore l'éclat de la poésie classique; ses contemporains sont Bertran Carbonel de Marseille, Folquet de Lunel, Serveri de Girone; mais aucun de ceux-là ne peut supporter la comparaison avec les troubadours de l'époque classique; la décadence a bien commencé.
Guiraut Riquier était né à Narbonne, vers 1230 ou 1235, d'une famille sans doute obscure. Le vicomte de Narbonne, dont il fut le protégé, était le descendant de la vicomtesse Ermengarde, qui, au siècle précédent, avait attiré auprès d'elle quelques-uns des plus illustres troubadours. Il était resté, dans ce milieu, quelque chose de ces traditions.
Narbonne était alors une des villes les plus importantes du Midi, peuplée de bourgeois et de commerçants; elle était, en partie, une ville cosmopolite et possédait une colonie juive très puissante, qui y fut toujours traitée avec la plus grande tolérance.
«Narbonne est belle», dit Charlemagne dans Aymerillot. Le trouvère du XIIIe siècle, Bertrand de Bar-sur-Aube, que Victor Hugo imite, en fait la description suivante:
Entre deux roches, au bord d'un golfe, Charlemagne vit, sur une colline, une ville que les Sarrasins avaient fortifiée… Il y avait vingt tours, construites de liais brillant, et au centre une autre tour admirable… Au-dessus du palais principal était une boule d'or fin; on y avait enchâssé une escarboucle qui flamboyait aussi vivement que le soleil qui se lève au matin… D'un côté de la ville s'étend le rivage de la mer; d'autre part coule l'Aude aux flots impétueux, qui amène aux habitants toutes les richesses qu'ils peuvent désirer.
On ne sait où Bertrand de Bar-sur-Aube a pris les éléments de cette description. On chercherait en vain la colline sur laquelle, d'après le trouvère champenois, serait assise Narbonne, et les deux roches ne sont mises là que par souci du pittoresque.
Plus exact est ce que dit le même trouvère de la puissance commerciale de la ville.
Aude, le grand fleuve, fait le tour des murailles. Par là viennent les grands navires cloués de fer et les galères pleines de richesses, qui font l'opulence des habitants de la bonne ville. Quand ceux-ci ont tiré le verrou de la porte et que le portier a levé le pont, ils peuvent être en toute sécurité; car ils ne craignent homme qui vive; la chrétienté entière ne pourrait les prendre.
C'est dans ce milieu que notre troubadour passa la première partie de sa vie. Il ne semble pas qu'il y ait été très heureux. Il adressa ses premières poésies lyriques à la vicomtesse de Narbonne, Phillippe d'Anduze. Mais Belle-Joie ou plutôt Beau-Déport (c'est le nom sous lequel notre poète la désigne) ne paraît pas avoir été très sensible à ses hommages poétiques. Aussi le poète quitta-t-il sa ville natale pour aller chercher ailleurs des protecteurs plus puissants.
Il s'adressa au roi de France, saint Louis, et ceci ne manque ni de hardiesse ni d'originalité. Ce n'était pas l'usage des troubadours de remonter vers le Nord; on a vu dans les deux chapitres précédents que, en dehors des petites cours du Midi, celles qui leur étaient le plus hospitalières étaient les cours de Castille ou d'Aragon, ou celles du Nord de l'Italie. Aucun troubadour n'a séjourné à la cour de France et la requête de Guiraut Riquier est unique en son genre.
Elle prouve que la Croisade contre les Albigeois, malgré ses atrocités, avait laissé peu de rancunes dans les cœurs. Sans doute Guiraut Riquier, semblable en cela à la plupart des troubadours, est un poète besogneux, et sa petite patrie, Narbonne, avait eu peu à souffrir de la guerre; elle avait évité le sort de Béziers et de Carcassonne en se déclarant pour Simon de Montfort. De plus, après la révolte de 1242, où les principaux seigneurs du Midi s'allièrent avec les Anglais contre le roi de France, celui-ci avait fait preuve de beaucoup de générosité. Mais les mêmes sentiments sont communs à tous les troubadours du temps, c'est-à-dire de la seconde moitié du XIIIe siècle. Le ressentiment contre les conquérants du Nord fut d'abord violent et se manifesta par d'énergiques sirventés comme ceux de Peire Cardenal, de Bernard Sicart de Marvejols, de Guillem Figueira ou d'Aimeric de Péguillan. Mais ce sont là des contemporains de la croisade, des témoins peut-être des scènes d'horreur de Béziers et de Toulouse: on comprend chez eux la violence ou la ténacité de la haine. La génération suivante n'a pas hérité de ces ressentiments. La population s'était assez vite ralliée au nouveau régime, et les troubadours, image de la société de leur temps, n'ont plus eu ni une parole de révolte ni un regret.
On peut juger de l'accueil qui fut réservé, à la cour de saint Louis, à la supplique de notre troubadour. Le roi devait considérer la poésie comme un art bien frivole; la reine, Marguerite de Provence, ne ressemblait guère à Éléonore d'Aquitaine qui avait occupé le trône de France avant elle et en qui revivait le caractère gai et original de son aïeul, Guillaume de Poitiers. Il n'y avait pas de place pour un poète de langue étrangère dans une cour où les poètes français n'excitaient eux-mêmes aucun intérêt. Les centres littéraires étaient ailleurs qu'à Paris; ils étaient à Troyes, à Arras surtout où un groupe de bourgeois cultivait et honorait la poésie comme l'avaient fait avant eux les grands seigneurs du Midi.
Riquier se tourna vers un protecteur plus bienveillant, le roi de Castille, Alphonse X le Savant (1252-1284). La libéralité d'Alphonse X était devenue proverbiale et les troubadours accoururent en foule auprès de lui. Il était poète lui-même et Guiraut Riquier se trouva en relations, non seulement avec de nombreux troubadours, mais aussi avec les principaux représentants de l'école galicienne dont Alphonse X était un des chefs. Dans ce milieu un peu cosmopolite la lutte pour la vie et pour la gloire dut être rude; certaines allusions obscures de notre poète permettent de le deviner; cependant Guiraut Riquier paraît être resté, de 1270 à 1279, un des poètes favoris du roi de Castille.
Il profita bientôt de la bienveillance royale pour adresser à son maître une curieuse requête au sujet du nom des «jongleurs». Le jongleur fut, dès les origines de la poésie provençale, l'auxiliaire indispensable des troubadours. Les troubadours grands seigneurs – et ils n'étaient pas rares à l'origine – leur confièrent souvent le soin de réciter leurs poésies. Leur rôle avait grandi avec le temps.
Mais la vie errante que menaient les jongleurs les mettait en relations avec une société bien mêlée et on a pu voir, dans un précédent chapitre, que plus d'un y prenait de mauvaises habitudes. De plus on confondait sous le nom de jongleurs toutes sortes de gens, depuis le vrai jongleur, chargé de réciter des poésies, jusqu'aux montreurs d'ours, de chiens, de chats ou d'oiseaux dressés; les types les plus connus de la foire et du cirque voisinaient – sous une dénomination commune – avec les auxiliaires les plus précieux des poètes. Cela ne pouvait durer. L'Église avait établi des distinctions parmi la bande hétéroclite des jongleurs, tolérant les uns et retirant ses bénédictions à ceux qui déshonoraient la corporation. Pour des raisons de haute convenance poétique Guiraut Riquier demanda au roi Alphonse une distinction du même genre. Et il rendit, à la place du roi, ou peut-être sur son conseil, un décret en forme, ordonnant de nouvelles dénominations.
Il y aura désormais quatre catégories dans le monde de ceux qui écrivent des poésies ou qui en vivent: au plus bas degré sont les bateleurs qui mènent une vie honteuse; un seul nom leur convient, celui qu'ils ont en Lombardie, «bouffons».
La classe suivante comprendra les vrais jongleurs; ceux-là ont du savoir-vivre, leur courtoisie et leur talent délicat leur permettent de fréquenter les grands; ils mettront la joie dans leur société, en jouant des instruments, en récitant contes et nouvelles.
Le nom de troubadour sera réservé à ceux qui «trouvent danses, chansons et ballades gracieusement composées».
Mais parmi eux quelques-uns sont hors de pair; ce sont ceux qui écrivent les «vers» parfaits, les belles poésies didactiques: ceux-là ont la «maîtrise du souverain trouver», de la poésie parfaite; ils porteront un nom en rapport avec leur talent: don doctor de trobar, seigneur docteur en poésie.
Ne sourions pas trop de cette naïveté de poète, croyant à l'efficacité de la réglementation en matière de talent poétique et même de génie; nous sommes en plein moyen âge, époque où tout est réglé par des lois et coutumes, écrites ou non. Sans doute il y a quelque arrière-pensée utilitaire dans les distinctions que Riquier veut faire établir, les troubadours de première classe, munis du diplôme de «docteur en poésie», devant recevoir plus de faveurs et plus d'honneurs. Mais d'abord ce sont là des idées qui ne sont pas particulières au seul moyen âge; le mandarinat – qu'on nous permette cet anachronisme – est sans doute de tous les temps et de tous les pays.
Et puis surtout si le désir de cette distinction de classes n'est pas tout à fait désintéressé, il s'y mêle un souci très élevé de la noblesse de la poésie. Riquier insiste à plusieurs reprises sur le mal que causent à la poésie les misérables chanteurs de rue qui la représentent aux yeux du vulgaire; il voit là une sorte de profanation, contre laquelle il proteste avec une indignation éloquente.
Que pouvait-il advenir de cette requête et du décret qui en fut la conséquence? C'était un acheminement vers la création d'écoles fermées, comme il y en eut dans le Nord de la France et surtout en Allemagne, où les «maîtres chanteurs» formèrent, en particulier à Nüremberg, des corporations. Dans le Midi la poésie n'avait plus assez de vie pour permettre la fondation de ces écoles chères, dans toutes les littératures, aux épigones.
Riquier quitta vers 1279 la cour de celui qu'il appelle le «bon roi de Castille». Les dernières années de la vie d'Alphonse X ne furent qu'une série de déboires; il eut à combattre les grands; son fils aîné se déclara contre lui et il fut réduit après avoir fait un vain appel aux rois de Portugal, de France et d'Angleterre à implorer le secours des musulmans. Riquier garda de lui un souvenir ému: «Depuis que je perdis le glorieux roi qui m'aimait tant, Alphonse de Castille, je n'ai pas trouvé de seigneur qui appréciât mon talent et qui me sût si bien honorer qu'il me retirât de la misère.»
Il en trouva un cependant en la personne du comte de Rodez, Henri II. Les seigneurs de ce comté avaient été de tout temps les protecteurs des troubadours et se piquaient eux-mêmes de poésie. Pendant la dernière période de la décadence il y eut autour du comte Henri II (mort en 1302), une sorte d'école poétique, la dernière où fut honorée la poésie des troubadours. De nombreuses tensons nous laissent entrevoir ce qu'y fut la vie de société. On y discutait des questions de casuistique amoureuse; certaines tensons à trois ou quatre personnages ressemblent déjà à des comédies de salon. Nous savons même qu'on rendait des jugements, à la suite de ces discussions, et que les dames assistaient à ces jugements et y prenaient sans doute part. Il n'y a rien là que de très vraisemblable, et qui ne suffit pas, est-il besoin de le dire, à faire revivre la gracieuse légende des cours d'amour.
Un jour le talent de Riquier fut mis à une épreuve difficile. Le comte de Rodez choisit, parmi les troubadours qui se pressaient autour de lui, quatre des meilleurs et il leur donna à commenter une chanson de Guiraut de Calanson, un des modèles les plus parfaits du style obscur. On distribua aux concurrents le texte de la chanson, sans aucune modification. Ce fut, comme on voit, une sorte de concours de critique littéraire. Riquier fit diligence et n'eut pas de peine à triompher: il obtint le prix. Après avoir pris conseil des connaisseurs, Henri II déclara solennellement que Riquier avait compris le sens de la chanson et l'avait bien commentée; et pour que nul n'en ignorât, il fit faire un diplôme muni de son sceau où fut transcrite cette déclaration. Ce fut un grand triomphe littéraire pour Riquier, mais ce fut sans doute le dernier (1285).
Riquier mourut dans les dernières années du XIIIe siècle. Une de ses dernières poésies est touchante de tristesse et de sincérité.
Je devrais m'abstenir de chanter, car au chant convient l'allégresse, et un tel souci m'oppresse qu'il m'attriste complètement, quand je me remémore le pénible temps passé, que je considère le triste temps présent et que je songe à l'avenir: ce sont là tout autant de motifs de pleurer.
C'est pourquoi mon chant, qui est sans allégresse, ne devrait pas avoir de charme, mais Dieu m'a donné un tel talent qu'en chantant je retrace ma folie, mon bon sens, ma joie, mon déplaisir, ce qui me nuit et ce qui m'est utile; car autrement je ne dis presque rien de bien; mais je suis venu trop tard.
C'était un monde déjà trop vieux que celui où il vécut et la poésie n'y jouissait guère de la considération qu'elle avait connue dans l'âge précédent.
Mais le dernier troubadour eut, comme ses prédécesseurs, l'orgueil de son art. Pendant sa vie errante voici comment il se consolait de sa misère: «De mon agréable richesse (c'est-à-dire le talent poétique) que nul ne peut m'enlever, je sais gré à la noble dame que j'adore et plus encore, s'il se pouvait, à l'amour.» C'est cet orgueil de poète qui fait l'intérêt de sa vie. Ce dernier représentant de la poésie provençale se fait remarquer en pleine décadence par un souci très vif de son art: par ce côté de son talent il est bien de la race des grands troubadours.
Son œuvre est des plus variées. Il est un virtuose en métrique, pour l'agencement des strophes et des rimes. Comme chez la plupart des troubadours de la décadence, les poésies morales, didactiques et religieuses y tiennent une grande place. Mais curieux d'originalité il a inventé des genres nouveaux et a essayé de donner une vie nouvelle à des genres anciens. Il y a admirablement réussi dans ses pastourelles. Les six qui nous restent de lui forment un groupe à part dans son œuvre. Il met en scène la même bergère, jeune fille dans la première pièce, mère de famille dans les dernières. Il y a là une sorte de drame, dont l'action se prolonge à travers plusieurs années; dans les différents actes le dialogue est vivant, animé, brillant, surtout par suite d'un artifice de style qui consiste à enfermer demandes et réponses dans un ou deux vers.
La première pastourelle débute par un gracieux tableau qui est d'ailleurs de style dans ce genre.
L'autre jour j'allais le long d'une rivière, me réjouissant tout seul; car l'amour me conduisait et me poussait à chanter. Je vis une gaie bergère, belle et avenante, qui gardait ses agneaux. Je me dirigeai vers elle; je la trouvai fière, avec un air convenable; elle me fît bonne mine à ma première demande.
Car je lui demandai: «Jeune fille, fûtes-vous aimée et savez-vous aimer?» Elle me répondit sans détour: «Seigneur, sûrement je me suis déjà promise. – Jeune fille, puisque je vous ai rencontrée, je serais heureux si je pouvais vous plaire. – Vous m'avez trop cherchée, sire; si j'étais folle, je pourrais y penser. – Cela ne vous plaît pas? – Non, seigneur, ni ne doit me plaire…
– Jeune fille, ne craignez pas que je vous veuille honnir.
– Seigneur, je suis votre amie, puisque la sagesse vous retient. – Jeune fille, quand je suis sur le point de faillir, pour me retenir je pense à Beau Déport. – Seigneur, votre amitié me plaît fort; maintenant vous vous faites aimer. – Jeune fille, qu'est-ce que j'entends? – Que je sens quelque inclination pour vous, seigneur.
– Dites, charmante fille, qui vous fait dire à présent parole si aimable? – Seigneur, où que j'aille on entend les jolies chansons de Guiraut Riquier. – Mais vous ne prononcez pas encore le mot que je vous demande. – Seigneur, Beau Déport qui vous préserve de tout blâme, ne vous protège-t-elle pas? – Cela ne me profite guère. – Au contraire, seigneur. – Jeune fille, je reprendrai souvent ce sentier.»
Il y revint en effet deux ans plus tard (1262) et voici le début de sa deuxième pastourelle.
L'autre jour je rencontrai la bergère d'antan; je la saluai et la belle me rendit mon salut; puis elle me dit: «Seigneur, comment êtes-vous resté si longtemps sans que je vous voie? L'amour ne vous tourmente guère. – Si, jeune fille, plus qu'il ne paraît. – Seigneur, comment pouvez-vous supporter ce chagrin? – Il est si grand qu'il m'a fait venir ici. – Moi aussi, seigneur, j'allais vous cherchant. – Mais vous êtes ici gardant vos agneaux? – Et vous de passage, seigneur, à ce qu'il me semble?»
La conversation se poursuit sur ce ton, le poète parlant amour et la prude bergère le rappelant aux convenances et le calmant d'un mot en lui rappelant le souvenir de Beau Déport.
Deux ans après nouvelle rencontre (1264). C'est le sujet de la troisième pastourelle. Le troubadour y introduit un élément nouveau qui consiste à supposer qu'il ne reconnaît pas la jeune fille.
Je trouvai l'autre jour une gaie bergère au bord de la rivière; à cause de la chaleur la belle tenait ses agneaux à l'ombre; elle faisait un chapeau de fleurs et était assise en un endroit élevé au frais. Je descendis de cheval. Elle fut avenante et m'appela la première.
Je lui dis: «Pourrai-je obtenir de vous quelque joie puisque vous m'êtes si avenante? – Je cherche, me dit-elle, pensive, nuit et jour, un gentil ami. – Vous m'aurez sincère et fidèle, toute ma vie durant. – Cela se peut bien, seigneur, car il me semble qu'amour vous possède. – Oui, un amour farouche. – Seigneur, il est bien subit. – Jeune fille, si avant peu vous ne me secourez pas, l'amour que je vous porte me tuera. – Seigneur, l'homme qui souffre obtient du secours; espérez. – Jeune fille, l'amour commence à me martyriser si fort qu'il me faut votre secours. – Seigneur, vous m'avez désirée timidement pendant quatre ans. – Je ne pense pas vous avoir jamais vue. – Seigneur, vous ne me connaissez pas? – Êtes-vous folle? – Non, seigneur, ni muette.»
Quelques années plus tard le poète rencontre la jeune bergère bien changée; cette fois-ci c'est au tour de la jeune fille de ne pas le reconnaître.