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Kitabı oku: «Les Troubadours», sayfa 2

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Avec la décadence de la chevalerie commença la décadence de la poésie des troubadours. Elle était frappée à mort dès les débuts du XIIIe siècle. Non pas que les chevaliers d'outre-Loire et d'ailleurs qui prirent part à la croisade contre les Albigeois aient témoigné des sentiments hostiles à la poésie et à ses représentants. Il y avait parmi eux des poètes de langue d'oïl, comme Amauri de Craon, Roger d'Andeli, Jean de Brienne, Thibaut de Blazon. On a même voulu tirer de ce fait la conclusion piquante que ces chevaliers-poètes auraient profité de la guerre pour introduire dans le Midi un genre poétique, la pastourelle, qui serait née dans les pays du Nord. On n'a pas eu de peine à répondre que la croisade à laquelle ils prirent part n'était rien moins qu'une croisade poétique 9.

D'une tout autre importance fut, à notre point de vue, l'établissement du tribunal de l'Inquisition. Ce tribunal d'exception fut établi dans les principaux centres du Midi, d'abord à Toulouse et à Narbonne. En même temps saint Dominique fondait, dès les premières années du XIIIe siècle, le couvent de Prouilhe et engageait avec toute l'ardeur d'un croyant du moyen âge la lutte contre l'hérésie. Il ne semble pas, du moins au début, que la poésie profane ait été persécutée. Cependant l'Église proscrivit les livres en langue vulgaire qui traitaient de choses religieuses. On comprend le danger redoutable qu'il y avait pour elle à ce que des livres de ce genre se répandissent dans le peuple. Nous savons aussi que quelques troubadours s'exilèrent, peut-être pour aller chercher à l'étranger d'autres protecteurs, peut-être aussi par peur de l'Inquisition. Cependant aucun document formel ne nous permet de croire qu'elle les ait poursuivis comme complices des hérétiques.

Mais l'établissement de l'Inquisition, la fondation de l'ordre des frères Prêcheurs par saint Dominique, et de nombreux ordres religieux, pendant le XIIIe siècle, produisirent un changement sensible dans la société. Le goût des choses religieuses, de l'orthodoxie surtout fut restauré. On ne s'intéressa plus à la poésie purement profane. On ne comprit plus le paganisme qui animait la poésie de l'âge précédent. Deux troubadours de la décadence nous avouent – et ces témoignages, quoique rares, sont précieux – que d'après les gens d'Église la poésie est un péché. Cet aveu est caractéristique; il est l'indice d'une nouvelle conception de la vie et de la poésie. C'est en ce sens qu'on peut dire que le développement de l'esprit religieux a contribué à hâter la décadence de l'ancienne poésie.

L'histoire de cette poésie est donc brève; sa vie est courte et elle meurt jeune, comme ceux qui sont aimés des dieux. Diez le premier a divisé son histoire en trois grandes périodes, celle de son développement, celle de son âge d'or et celle de sa décadence. La première va, d'après lui, de 1090 à 1140; la deuxième de 1140 à 1250; la troisième de 1250 à 1292. Les dates qui marquent ces périodes n'ont rien d'absolu. Mais d'une manière générale elle les limitent assez bien.

C'est entre 1140 à 1250 que Diez place la période la plus florissante de la poésie provençale. Si l'on avait le goût des divisions et des subdivisions, on pourrait en établir dans cet espace de plus d'un siècle; on montrerait sans peine que les plus grands troubadours appartiennent à la fin du XIIe siècle et que les germes de décadence sont déjà sensibles dès le début du XIIIe. Mais à quoi bon établir des distinctions oiseuses? Une période d'histoire littéraire, surtout au moyen âge, ne se laisse pas limiter avec une rigoureuse précision. Admettons donc d'une manière générale les dates fixées par le premier historien de la poésie des troubadours.

Nous pourrions arrêter ici cette vue sommaire de l'histoire de la poésie provençale. Mais il n'est pas sans intérêt de donner, pour terminer cette introduction, un aperçu rapide de la poésie de la langue d'oïl à cette époque. Cette comparaison, en faisant ressortir l'originalité de la lyrique provençale, montrera aussi quelles lacunes graves on remarque dans la littérature de la langue d'oc.

Par ses origines connues la poésie des troubadours est à peu près contemporaine de la Chanson de Roland. Sa période de splendeur correspond à une période de même éclat dans la poésie épique française. La fin du XIIe siècle, qui marque dans la France du Midi la période la plus brillante, est l'époque où naît dans la France du Nord la poésie narrative et courtoise. Aux poésies des troubadours correspondent vers la fin du XIIe siècle les romans d'aventures du grand poète champenois Chrétien de Troyes; c'est l'époque où il chante d'Iseut la blonde, d'Erec et d'Enide, du Chevalier au Lyon, de Lancelot du Lac et de Parceval le Gallois.

C'est à cette époque aussi que se placent les premiers monuments de la poésie lyrique que Gaston Paris appelle l'école «provençalisante». Les quelques chansons d'amour composées par Chrétien de Troyes pour Marie de Champagne sont parmi les premières que l'on puisse rattacher à cette école. Celles de Conon de Béthune, de Gui de Couci, de Jean de Brienne, de Gace Brulé sont un peu postérieures. C'est au début du XIIIe siècle que cette poésie lyrique de langue d'oïl est dans tout son éclat.

Elle passe bientôt de la noblesse, au milieu de laquelle elle a pris naissance, comme dans les cours du Midi, à la bourgeoisie qui petit à petit voit grandir son importance. L'école bourgeoise d'Arras produit les poètes les plus remarquables du temps. La poésie épique cède sa place aux romans d'aventures et aux nouvelles. Mais pendant toute cette période du XIIIe siècle, qui est pour la littérature du Midi une période de décadence et de mort, de nouveaux genres naissent dans la littérature française; elle déborde de sève et de vie. La poésie allégorique commence, ainsi que la satire, la poésie dramatique, et l'histoire. Ces nombreux genres si variés dont le XIIIe siècle montre les origines sont le présage d'une magnifique floraison; la littérature du Midi meurt au même moment parce qu'elle n'a pas pu se renouveler.

Elle l'aurait pu peut-être, si elle s'était souvenue de ses origines populaires; elle aurait retrouvé à cette source toujours féconde dans toutes les littératures une vie nouvelle ou bien elle en aurait été heureusement transformée. Mais le souvenir de ces lointaines origines était perdu depuis longtemps. Pendant la décadence aucun effort, aucune tentative ne fut faite pour y remonter.

Cette poésie aristocratique ne fit d'effort que pour se perdre plus sûrement. On rechercha pendant la dernière période les difficultés de la forme plutôt que l'originalité du fond; on revint aux choses déjà vieillies ou mortes, à la préciosité, à la jonglerie des mots, des rimes et des mètres, à tous ces artifices puérils de la forme qui sont en honneur dans toutes les littératures vieillies. De tout cela rien de vivant ne pouvait sortir.

Est-ce à dire que les principaux genres que nous avons énumérés, en parlant de la littérature de langue d'oïl, lui aient été inconnus? Quelques-uns peut-être. En ce qui concerne la poésie épique, la question a été discutée et résolue avec éclat dans un sens affirmatif par Fauriel. Il paraît assez vraisemblable, au premier abord, qu'un pays comme le Midi de la France, qui a eu tant à souffrir des invasions sarrasines, en ait gardé le souvenir. D'autre part l'éclat de la poésie lyrique, dès ses origines, laisse supposer que le talent n'aurait pas manqué à ses jongleurs pour mettre en vers cette matière épique. Et que sont la Chanson de Roland, toute la magnifique geste de Guillaume d'Orange, les chansons d'Aimeri de Narbonne et de la Mort d'Aimeri sinon le récit d'exploits accomplis contre les Sarrasins? Ces poèmes n'auraient-ils pas été précédés d'une épopée qui aurait été chantée sans être écrite, dans les pays qui avaient le plus souffert des invasions? Une pareille hypothèse n'aurait rien d'absurde, on comprend qu'elle ait été soutenue avec vraisemblance, et qu'elle ait trouvé des partisans convaincus.

Cependant, si flatteur que cela fût pour l'amour-propre des méridionaux d'avoir fourni à leurs frères de langue d'oïl la matière épique en même temps que la matière lyrique, il faut laisser cette hypothèse dans son domaine d'hypothèse: aucun fait n'est venu la confirmer. Il semble au contraire que l'étude des origines de l'épopée française lui soit de plus en plus défavorable. La littérature méridionale a peu de choses à offrir en comparaison de la splendide floraison épique du Nord. Cependant si la belle épopée de Gérart de Roussillon n'est pas d'origine méridionale, la Chanson de la Croisade reste comme un témoignage remarquable des aptitudes des poètes du Midi à la poésie épique.

En fut-il de même pour la poésie dramatique? Ici aussi les textes sont assez rares. Et cela est fâcheux, parce qu'il semble bien que les représentations dramatiques aient été de bonne heure un objet de prédilection pour les populations du Midi. Nous n'avons que quelques fragments anciens et nous sommes réduits, pour écrire son histoire, à des textes qui sont tout récents et imités probablement d'originaux français. La question de l'originalité de la poésie dramatique en langue d'oc reste donc assez douteuse.

Quant aux autres genres, il sont à peu près tous représentés dans la littérature du Midi comme dans celle du Nord; mais dans la première, ils n'ont abouti qu'à un développement incomplet: la décadence est venue trop tôt; à ce point de vue son infériorité est évidente.

Il ne lui reste donc que sa supériorité dans la poésie lyrique. Mais là elle est éclatante et hors de pair. C'est ce qui fait sa valeur et son importance historique. Même si elle n'avait pas en elle des raisons d'être admirée et goûtée pour elle-même, si elle ne faisait pas sentir à ceux qui la connaissent les émotions que donne la vraie poésie, elle demeurerait un objet d'étude de premier ordre. Son importance dans l'étude des littératures comparées n'en serait nullement dominée, si l'importance d'une littérature doit se mesurer, comme beaucoup d'autres choses humaines, non à sa valeur intrinsèque, mais à l'influence qu'elle a exercée.

CHAPITRE II
CONDITION DES TROUBADOURS. LÉGENDES ET RÉALITÉ. TROUBADOURS ET JONGLEURS

Troubadours d'origine noble, bourgeoise. – Poétesses provençales. – Les protecteurs des troubadours. – Sources de leurs biographies. – Nostradamus. – Biographies de Bernard de Ventadour, de Guillem de Capestang, de Jaufre Rudel, de Peire Vidal, de Guillem de la Tour, de Giraut de Bornelh. – Légendes et réalité. – Jongleurs et troubadours.

Nous possédons des poésies d'environ quatre cents troubadours, du XIIe et du XIIIe siècle. Nous connaissons aussi le nom de soixante-dix autres poètes dont les œuvres ne nous ont pas été conservées. Ce chiffre donne une idée de l'activité poétique qui a régné pendant ces deux siècles. Mais le temps a fait subir à ce trésor des pertes irréparables. Les poésies des troubadours furent réunies dès le XIIe et le XIIIe siècle en anthologies. Combien d'entre elles n'ont-elles pas disparu depuis cette époque lointaine? Avec une pieuse sagacité, quelques savants ont suivi à la trace des manuscrits signalés par les érudits du XVIe et surtout du XVIIe et du XVIIIe siècle 10; mais leurs efforts n'ont pas été toujours couronnés de succès. Un heureux hasard vient quelquefois en aide aux provençalistes. Il y a une quarantaine d'années M. Paul Meyer publiait le contenu d'un manuscrit des plus importants pour l'histoire des derniers troubadours. Suivant la poétique réflexion du savant éditeur, la «terre de Provence» avait été «légère au vieux manuscrit». Il avait séjourné en effet plusieurs années 11 enfoui au pied d'un olivier. Plus récemment, dans une des bibliothèques les plus fréquentées de Florence, un savant italien découvrait à son tour un autre manuscrit qui mettait au jour plus d'une vingtaine de noms de troubadours inconnus jusque-là 12. Mais ces hasards sont rares et il faut se résigner à admettre que de nombreuses richesses sont à jamais perdues.

Celles qui nous restent proviennent de troubadours de toute classe et de toute condition. Le premier connu, est, comme on l'a vu, un homme de «haut parage», Guillaume de Poitiers, duc d'Aquitaine. Parmi les plus anciens se trouvent également d'autres personnages de noble naissance. Ainsi Jaufre Rudel, qui s'énamoura de la «Princesse lointaine» et qui «usa la voile et la rame pour chercher sa mort» suivant l'expression de Pétrarque, était prince de Blaye. Cinq rois se sont exercés à la poésie provençale: il est vrai qu'on a remarqué à leur sujet que leur contribution n'avait pas été des plus brillantes. La liste des troubadours comprend encore dix comtes, cinq marquis et autant de vicomtes; parmi eux Bertran de Born. Beaucoup d'autres sont de puissants barons ou de riches chevaliers. Plusieurs, par contre, sont des chevaliers sans fortune qui abandonnent le métier des armes pour la poésie 13.

Cependant ce n'est pas seulement dans les hautes classes que sont écloses les vocations poétiques. Un des troubadours les plus anciens et les plus originaux, Marcabrun, originaire de Gascogne, était un enfant illégitime. Un des plus gracieux, le Limousin Bernard de Ventadour, était le fils d'un domestique du château de Ventadour, dont les seigneurs, poètes eux-mêmes, furent depuis les origines de la poésie provençale les protecteurs nés des troubadours: Giraut de Bornelh, dont la vie, suivant la biographie provençale, fut si édifiante, était aussi de petite naissance. De même origine fut sans doute le dernier troubadour, Guiraut Riquier de Narbonne.

D'autres troubadours, et non des moindres, s'étaient destinés d'abord à l'état ecclésiastique. La biographie provençale nous raconte de plus d'un qu'arrivé à l'âge d'homme il «s'éprit des joies du monde» et quitta le métier de clerc pour celui de troubadour. Il est vrai que plusieurs suivirent une voie inverse. Bertran de Born, après une vie consacrée aux armes et à la poésie, finit obscurément à l'abbaye de Dalon. Le troubadour Folquet de Marseille, fils d'un riche marchand, entré dans les ordres après sa carrière poétique, devint évêque de Toulouse. Il se signala, dans ce nouveau poste, par un tel zèle contre les Albigeois que l'Église le sanctifia. Un demi-siècle plus tard le troubadour Gui Folqueys, devenu pape sous le nom de Clément IV, accordait cent jours d'indulgence à qui récitait ses poésies; hâtons-nous de dire qu'il s'agissait de prières à la Vierge.

Les sentiments de l'Église vis-à-vis de la poésie des troubadours paraissent avoir varié avec le temps et peut-être aussi avec les hommes. Ainsi Gui d'Ussel, qui appartenait à une noble famille de troubadours, et qui était chanoine de Brioude, dut jurer au légat du pape de renoncer à la poésie profane. En revanche le moine de Montaudon avait la permission de son supérieur de se livrer à la poésie dans l'intérieur de son couvent. De plus il était autorisé à visiter les châteaux du voisinage et à y réciter ses chansons; seulement il devait rapporter au cloître les présents qu'il recevait. On a compté seize ecclésiastiques parmi les troubadours, dont deux évêques et plusieurs chanoines. Au point de vue profane, très profane même, la palme appartient parmi ceux-ci à un chanoine de Maguelone, Daude de Prades, qui peut compter au nombre des ancêtres les plus immédiats de Rabelais; il vivait au XIIIe siècle, et son activité poétique ne paraît pas avoir été gênée par ses supérieurs.

La bourgeoisie enfin a fourni également bon nombre de troubadours: les fils de marchands ne sont pas rares parmi eux: Bartolomé Zorzi, de Venise, était marchand; Élias Cairel, originaire du Périgord, était graveur en métaux précieux; Arnaut de Mareuil et plusieurs autres étaient notaires. Toutes les classes de la société étaient ainsi représentées dans ce monde étrange des troubadours; fils de nobles, fils de bourgeois, ou simples fils de gueux, un même amour pour la poésie les rapprochait.

Il manquerait un fleuron à cette couronne poétique, si nous n'ajoutions que les femmes aussi s'exercèrent avec honneur à la poésie. On compte dix-sept poétesses: parmi elles Béatrice, la gracieuse comtesse de Die, dont les chansons nous font connaître le roman d'amour avec le troubadour Raimbaut, comte d'Orange. Marie de Ventadour, femme d'Èbles IV, passait pour une connaisseuse en art poétique; elle composa des poésies et fut choisie comme juge, avec d'autres nobles dames, dans des questions de casuistique amoureuse 14.

Dans certaines familles les deux époux étaient poètes: nous connaissons au moins deux exemples d'unions de ce genre 15. Quelquefois il se formait une vraie dynastie de troubadours, comme dans la famille des châtelains d'Ussel, en Limousin. «Gui d'Ussel, nous dit le biographe, était un noble châtelain; l'un de ses frères s'appelait Èbles, l'autre Pierre; son cousin s'appelait Élie; et tous quatre étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, Élie de bonnes tensons et Èbles les mauvaises [il y a là une distinction qui ne nous paraît pas très claire; peut-être les mauvaises tensons désignent-elles des tensons grossières, comme cela arrivait quelquefois]. Pierre chantait tout ce que son cousin et ses frères composaient. Gui était chanoine de Brioude et de Montferran…» C'est à lui, on s'en souvient, que le légat du pape fit jurer de renoncer à la poésie profane.

On voit, par cette rapide esquisse, combien variée fut la condition des troubadours. Il y en eut parmi eux à qui la fortune sourit en même temps que la poésie, dès leur berceau; et il y eut aussi de pauvres hères, qui, épris d'idéal et de rêve, n'eurent d'autre ressource pour le réaliser que de courir le monde. Aussi la plupart d'entre eux furent-ils de grands voyageurs. Nous en connaissons qui sont allés en Orient, quelques-uns dans les pays d'outre-Loire, comme Bernard de Ventadour et Bertran de Born, qui séjournèrent en Normandie. D'autres paraissent avoir vécu à la cour des comtes de Champagne, comme un des plus anciens, Marcabrun, et peut-être Rigaut de Barbezieux.

Quant au sud de la France, à la péninsule ibérique et au nord de l'Italie, c'était leur pays de prédilection. C'est là qu'ils trouvaient leurs plus puissants et leurs plus généreux protecteurs: en Italie les marquis de Montferrat et d'Este, dans la marche de Trévise; l'empereur Frédéric II. En Espagne ils vinrent en foule à la cour des rois de Castille et d'Aragon, en particulier à celles du roi Alfonse X le Savant et de Jacme le Conquistador. En France il suffit de citer les noms de quelques-uns de leurs protecteurs pris parmi les plus connus: ce sont les comtes de Toulouse et de Provence, les vicomtes de Marseille, les seigneurs de Montpellier, les vicomtes de Béziers, les vicomtes de Narbonne, les comtes de Rodez, et ceux d'Astarac. A ces puissants protecteurs il faut ajouter les rois d'Angleterre qui ont vécu en France, comme Henri au Court-Mantel et surtout Richard Cœur de Lion, poète lui-même, et protecteur d'Arnaut Daniel, de Peire Vidal, de Folquet de Marseille 16.

Ce rapide coup d'œil sur l'histoire des troubadours nous laisse entrevoir combien ardent était, dans toutes les classes de la société, l'amour de la poésie et de quelle faveur y jouissaient les poètes. Une étude rapide de leurs biographies confirmera ces impressions. Jamais peut-être la poésie n'a suscité tant d'enthousiasme, tant de dévouements.

Il existe deux sources principales pour la biographie des troubadours: l'une ancienne, l'autre plus récente. Celle-ci est du célèbre Jehan de Notredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, procureur du roi au Parlement d'Aix-en-Provence, à la fin du XVIe siècle, et mystificateur littéraire des plus audacieux. Il connaissait très bien l'ancienne poésie provençale et il avait à sa disposition de précieux documents que nous ne possédons plus. Il pouvait rendre service aux études provençales pour lesquelles il avait une si grande sympathie. Il s'est amusé à créer une vie légendaire des troubadours en mêlant à des faits exacts ce que lui suggéraient son imagination et sa fantaisie. Il tirait ses renseignements, prétendait-il, du manuscrit d'un savant moine, mort au début du XVe siècle, au monastère de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins, et qui s'appelait du joli nom de Moine des Iles d'Or. C'était un mythe. On crut pendant longtemps à cette supercherie; ce n'est que dans le dernier siècle qu'on a exprimé des doutes; et tout récemment enfin le savant provençaliste Chabaneau a fait connaître le mot de l'énigme: le Moine des Iles d'Or n'est autre chose que l'anagramme du nom d'un ami de Nostradamus 17. Telle était la source principale de ses récits: qu'on juge par là des autres. Ce fut une belle mystification, une galéjade littéraire: elle n'a que trop bien réussi; les inventions de Nostradamus ont eu la vie dure, presque autant que les Centuries de son frère aîné, Michel de Nostredame, le prophète.

Laissons de côté son livre suspect sur la vie des «plus anciens et plus illustres poètes provençaux». C'est un travail trop délicat que d'y démêler la vérité du mensonge.

L'autre source pour la vie des troubadours est formée par un recueil de biographies provençales écrites vers le milieu du XIIIe siècle par plusieurs chroniqueurs.

On connaît le nom de deux d'entre eux; mais la plus grande partie est anonyme, et c'est une question de savoir si on doit les attribuer à l'un de ceux qui ont signé leurs récits. Quel que soit l'auteur, on doit lui reconnaître, à défaut de sens historique, le sens poétique. Lui aussi a raconté la vie légendaire des troubadours, parce que déjà de son temps on ne connaissait de leur vie que des légendes; mais il semble avoir choisi parmi les plus intéressantes.

Si son récit est des plus suspects au point de vue historique et s'il a écrit en poète la vie des troubadours, son œuvre est «un document de premier ordre, non seulement pour l'histoire de la littérature, mais encore et surtout pour l'histoire de la société du Midi de la France au moyen âge.» 18 C'est à ce titre que ces biographies méritent d'être examinées ici; elles nous feront connaître le milieu où vécurent les troubadours; n'oublions pas seulement, avant de les aborder, que la plupart sont des légendes, nées dans l'esprit des contemporains des troubadours et dont le chroniqueur anonyme s'est fait l'écho.

Commençons par une des rares biographies, dont l'auteur nous soit connu: celle de Bernard de Ventadour, écrite dans la première moitié du XIIIe siècle par le troubadour Uc de Saint-Cyr. Ce qui la distingue de toutes les autres, c'est que l'auteur en a recueilli les éléments auprès du vicomte Èbles IV de Ventadour, descendant d'Èbles II, poète, protecteur et maître de Bernard.

«Bernard de Ventadour était originaire du château de Ventadour, en Limousin. Il était de naissance pauvre, fils d'un domestique qui chauffait le four… Il était bel homme et adroit, savait bien chanter et trouver, et il était courtois et instruit. Le vicomte, son seigneur, le prit en affection à cause de son talent poétique et l'honora grandement. Le vicomte avait pour femme une dame aimable et gaie, qui s'intéressait beaucoup aux chansons de Bernard; elle s'éprit de lui et lui d'elle… Longtemps dura leur amour, avant que le vicomte et ses compagnons l'eussent remarqué: quand il s'en aperçut, il s'éloigna de son poète et fit enfermer et garder sévèrement la dame. Celle-ci fit donner congé à Bernard, en lui disant de quitter le pays. Et il partit; il s'en alla vers la duchesse de Normandie, qui était jeune et de grand mérite.» Bernard de Ventadour trouva auprès d'elle un excellent accueil. Mais bientôt elle devint la femme du roi Henri d'Angleterre 19. «Et Bernard resta triste et dolent; il s'en vint vers le bon comte de Toulouse et demeura auprès de lui jusqu'à la mort du comte. A ce moment, de douleur, il se retira à l'abbaye de Dalon; c'est là qu'il mourut.»

Plusieurs points sont à remarquer dans ce récit. C'est d'abord le soin que prend le vicomte poète du fils d'un de ses plus humbles serviteurs, en qui il reconnaît des dons poétiques. Et c'est aussi l'ingratitude de cet enfant gâté, mais c'est surtout la punition dont elle fut payée. Par ce temps de haute et basse justice, la vie d'un pauvre poète pouvait paraître peu de chose. Mais le seigneur de Ventadour se contenta de lui marquer sa froideur en ne l'admettant plus dans son intimité.

Tout autre fut, en pareille occurrence, la conduite d'un grand seigneur du Roussillon. Voici comment le chroniqueur anonyme raconte l'histoire.

Guillem de Capestang était un chevalier de la contrée du Roussillon, voisine de la Catalogne et du Narbonnais. Il était très beau, très bon cavalier et très courtois. Il y avait dans la contrée une dame appelée Seremonde, femme du seigneur de Castel-Roussillon. Celui-ci était un homme riche, mais dur, sauvage et orgueilleux. Et le troubadour Guillem de Capestang faisait de belles chansons sur la dame de son seigneur. Celui-ci l'apprit et un jour, rencontrant le troubadour à la chasse, il le tua. «Ensuite il lui enleva le cœur et le fit porter par un écuyer à son château. Il le fit rôtir avec du poivre et le donna à manger à sa femme. Et quand elle l'eut mangé, le seigneur lui dit ce que c'était, et elle en perdit la vue et l'ouïe. Revenue à elle, elle lui dit: «Seigneur, vous m'avez donné un si bon mets que jamais je n'en mangerai de semblable.» Il voulut la frapper, mais elle se précipita du haut de sa fenêtre et se tua. La cruauté du seigneur de Castel-Roussillon et le suicide de la dame causèrent une grande tristesse dans le pays. «Tous les chevaliers de la contrée, tous ceux qui étaient jeunes, se réunirent, le roi d'Espagne se mit à leur tête et le comte fut pris et tué.» Les corps des deux victimes furent portés en grande pompe dans l'église de Perpignan. Tous les ans avait lieu un pèlerinage et les parfaits amants priaient Dieu pour leur âme.

C'est là, sous sa forme provençale, le roman du Châtelain de Coucy 20, poème du XIIIe siècle, comme la biographie de notre troubadour. Ce n'est pas le lieu de chercher ici si le récit a un fondement historique ou si, comme cela est plus vraisemblable, il n'est pas une variante d'un conte populaire.

Opposons à cette légende une des plus gracieuses et des plus touchantes que le biographe nous ait transmises. C'est celle dont le troubadour Jaufre Rudel, prince de Blaye, fut le héros. Voici ce récit dans sa sèche brièveté:

«Jaufre Rudel, prince de Blaye, s'énamoura de la princesse de Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et la courtoisie qu'il entendit dire d'elle aux pèlerins qui revenaient d'Antioche. Il fit sur elle mainte belle poésie avec de belles mélodies. Pour aller la voir il se croisa et s'embarqua. Mais quand il fut en mer, une grave maladie le prit; si bien que ses compagnons pensaient qu'il mourrait sur le navire. Ils firent tant cependant qu'ils l'amenèrent à Tripoli et le déposèrent en une auberge, comme mort. On avertit la comtesse, qui vint à son chevet et le prit entre ses bras. En la voyant, il recouvra la vue, l'ouïe et l'odorat; et il loua Dieu et le remercia d'avoir soutenu sa vie jusqu'à ce moment. Il mourut ainsi entre les bras de la comtesse. Elle le fit ensevelir avec honneur dans la maison des Templiers et entra dans les ordres le même jour, pour la douleur qu'elle éprouva de sa mort 21

Telle est cette romanesque histoire. Elle n'a pas manqué de frapper les historiens et les poètes, depuis Pétrarque jusqu'à l'auteur de la Princesse lointaine, jusqu'à Carducci et Gaston Paris, en passant par Uhland, Swinburne et autres. Henri Heine en a senti toute la poésie et l'a admirablement rendue dans une des plus belles pièces de son Romancero. On peut se douter par avance de tout ce que l'imagination du poète romantique a su ajouter au simple récit du vieux chroniqueur.

Dans le château de Blaye, on voit à la muraille des tapisseries que la comtesse de Tripoli broda jadis de ses mains sages.

Elle y broda toute son âme, et des larmes d'amour ont sanctifié la tapisserie brodée de soie qui représente le tableau suivant:

Comment la comtesse vit Rudel mourant couché sur le rivage, et reconnut dans ses traits l'image de ses rêves.

Rudel aussi a vu ici pour la première et pour la dernière fois en réalité la dame qui l'a si souvent charmé dans ses rêves.

Sur lui se penche la comtesse; elle le tient amoureusement dans ses bras; elle embrasse le pâle visage de celui qui a si bien chanté ses louanges.

Dans le château de Blaye, toutes les nuits, il y a comme un bruit de vêtements, comme un frémissement. Les figures des tapisseries commencent soudain à s'animer.

Le troubadour et sa dame secouent leurs membres endormis, sortent du mur et se promènent à travers les salles.

Tendres propos, doux badinage, mélancoliques secrets, galanterie posthume de l'époque des chants d'amour.

«Geoffroy, mon cœur mort est réchauffé par ta voix; dans les charbons depuis longtemps éteints je sens une nouvelle flamme.

« – Mélisande! Bonheur et Fleur! Quand je te regarde dans les yeux, je revis, moi aussi; mon mal terrestre, mes souffrances terrestres sont seules mortes.

« – Geoffroy, nous nous aimions ainsi jadis en rêve; et maintenant nous nous aimons aussi dans la mort. Le Dieu de l'amour a fait ce miracle.

« – Mélisande, qu'est-ce que le rêve? Qu'est-ce que la mort? De vaines paroles; dans l'amour seul est la réalité – et je t'aime, ô éternellement belle.

« – Geoffroy, comme il fait bon ici, dans la salle silencieuse éclairée par la lune; je ne voudrais jamais plus sortir aux rayons du soleil.

« – Mélisande, chère folle, tu es toi-même la lumière et le soleil. Partout où tu passes fleurit le printemps, l'amour et la joie du mois de mai sortent de terre.»

C'est ainsi que devisent, en se promenant, ces tendres spectres; ils vont de côté et d'autre, pendant que la lune laisse tomber ses rayons par les fenêtres gothiques.

Mais, repoussant ces gracieux fantômes, à la fin revient l'aurore; et ils rentrent craintifs dans le mur, dans la tapisserie.

Enfin une des plus romanesques biographies est bien celle du toulousain Peire Vidal, dont la carrière poétique s'étend sur la première partie du XIIIe siècle. Il semble avoir été doué d'une imagination fertile et touché d'un grain de folie. Son imagination ne dépassait peut-être pas celle du chroniqueur qui lui a prêté de si étranges aventures. Épris d'inconnu Peire Vidal partit pour l'Orient et se maria avec une Grecque de l'île de Chypre. «On lui donna à entendre, raconte son biographe, qu'elle était nièce de l'empereur de Constantinople et qu'à cause d'elle il avait des droits à l'empire.» Il n'en fallait pas davantage pour mettre en branle son imagination et son ambition. Il employa son argent à faire construire un vaisseau pour aller conquérir l'empire. «Et il portait des armes impériales, se faisait appeler empereur et sa femme impératrice.»

9.Cf. Jeanroy, Origines, 1re partie, chap. I.
10.Cf. en particulier Chabaneau, Notes sur quelques manuscrits provençaux égarés ou perdus, Paris, 1886.
11.Paul Meyer, Les derniers Troubadours de la Provence, Paris, 1871.
12.G. Bertoni, I trovatori minori di Genova, Dresde, 1903. Id., Nuove rime di Sordello di Goïto, Turin, 1901 (Extrait du Giornale Storico della letteratura italiana).
13.Cf. A. Stimming in Grœber, Grundriss der romanischen Philologie, II, A, p. 19. Une partie des détails qui suivent est empruntée à cet excellent résumé.
14.O. Schultz (-Gora), Die provenzalischen Dichterinnen, Leipzig, 1888.
15.Raimon de Miraval et son épouse Gaudairenca; Hugolin de Forcalquier et Blanchemain (A. Stimming, l. s., p. 19).
16.Sur les protecteurs des troubadours, voir Paul Meyer, Provençal language and litterature, in Encyclopædia britannica, et la liste dressée par Diez, Leben und Werke, 2e éd., p. 497. Cf. aussi Restori, Lett. prov., p. 77-79.
17.Jean de Nostredame, Vies des plus célèbres et anciens poètes provençaux, Lyon, 1575. M. Chabaneau préparait depuis de nombreuses années une réédition de cet ouvrage. Nous la publierons le plus tôt possible. Cf. Chabaneau, Le Moine des Iles d'or, Annales du Midi, 1907.
18.Chabaneau, Biographies des Troubadours.
19.La duchesse de Normandie était Éléonore d'Aquitaine, petite-fille du premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers, épouse divorcée de Louis VII depuis 1152. C'est entre 1152 et 1154 que Bernard de Ventadour aurait séjourné à sa cour; cf. Diez, L. W., p. 25.
20.Cf. sur le châtelain de Coucy, G. Paris, La Littérature française au moyen âge, § 128, et Esquisse historique… § 135.
21.Sur la légende de Jaufre Rudel, cf. G. Paris, Jaufre Rudel, Rev. hist., t. LIII, p. 225 et suiv.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
310 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
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