Kitabı oku: «Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке», sayfa 2
Cependant la visite et la sortie furtive de M. de B… me causaient de l’embarras. Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses présentes. Cela paraissait sentir les libéralités d’un nouvel amant. Et cette confiance qu’elle m’avait marquée pour des ressources qui m’étaient inconnues! J’avais peine à donner à tant d’énigmes un sens aussi favorable que mon cœur le souhaitait. D’un autre côté, je ne l’avais presque pas perdue de vue depuis que nous étions à Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours été l’un à côté de l’autre ; mon Dieu! un instant de séparation nous aurait trop affligés. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions; nous serions morts d’inquiétude sans cela. Je ne pouvais donc m’imaginer presque un seul moment où Manon pût s’être occupée d’un autre que moi. À la fin, je crus avoir trouvé le dénouement de ce mystère. M. de B…, dis-je en moi-même, est un homme qui fait de grosses affaires, et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-être déjà reçu de lui ; il est venu aujourd’hui lui en apporter encore. Elle s’est fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agréablement. Peut-être m’en aurait-elle parlé si j’étais rentré à l’ordinaire, au lieu de venir ici m’affliger ; elle ne me le cachera pas, du moins, lorsque je lui en parlerai moi-même.
Je me remplis si fortement de cette opinion, qu’elle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. J’embrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reçut fort bien. J’étais tenté d’abord de lui découvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines; je me retins, dans l’espérance qu’il lui arriverait peut-être de me prévenir, en m’apprenant tout ce qui s’était passé. On nous servit à souper. Je me mis à table d’un air fort gai ; mais à la lumière de la chandelle qui était entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chère maîtresse. Cette pensée m’en inspira aussi. Je remarquai que ses regards s’attachaient sur moi d’une autre façon qu’ils n’avaient accoutumé. Je ne pouvais démêler si c’était de l’amour ou de la compassion, quoiqu’il me parût que c’était un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la même attention; et peut-être n’avait-elle pas moins de peine à juger de la situation de mon cœur par mes regards. Nous ne pensions ni à parler, ni à manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes! Ah Dieux! m’écriai-je, vous pleurez, ma chère Manon ; vous êtes affligée jusqu’à pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines. Elle ne me répondit que par quelques soupirs qui augmentèrent mon inquiétude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous les empressements de l’amour, de me découvrir le sujet de ses pleurs; j’en versai moi-même en essuyant les siens; j’étais plus mort que vif. Un barbare aurait été attendri des témoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps que j’étais ainsi tout occupé d’elle, j’entendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient l’escalier. On frappa doucement à la porte. Manon me donna un baiser, et s’échappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, qu’elle ferma aussitôt sur elle. Je me figurai qu’étant un peu en désordre, elle voulait se cacher aux yeux des étrangers qui avaient frappé. J’allai leur ouvrir moi-même. À peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je reconnus pour les laquais de mon père. Ils ne me firent point de violence; mais deux d’entre eux m’ayant pris par le bras, le troisième visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui était le seul fer que j’eusse sur moi. Ils me demandèrent pardon de la nécessité où ils étaient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement qu’ils agissaient par l’ordre de mon père, et que mon frère aîné m’attendait en bas dans un carrosse. J’étais si troublé, que je me laissai conduire sans résister et sans répondre. Mon frère était effectivement à m’attendre. On me mit dans le carrosse, auprès de lui, et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit à grand train jusqu’à Saint-Denis. Mon frère m’embrassa tendrement, mais il ne me parla point, de sorte que j’eus tout le loisir dont j’avais besoin, pour rêver à mon infortune.
J’y trouvai d’abord tant d’obscurité que je ne voyais pas de jour à la moindre conjecture. J’étais trahi cruellement. Mais par qui? Tiberge fut le premier qui me vint à l’esprit. Traître! disais-je, c’est fait de ta vie si mes soupçons se trouvent justes. Cependant je fis réflexion qu’il ignorait le lieu de ma demeure, et qu’on ne pouvait, par conséquent, l’avoir appris de lui. Accuser Manon, c’est de quoi mon cœur n’osait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je l’avais vue comme accablée, ses larmes, le tendre baiser qu’elle m’avait donné en se retirant, me paraissaient bien une énigme ; mais je me sentais porté à l’expliquer comme un pressentiment de notre malheur commun, et dans le temps que je me désespérais de l’accident qui m’arrachait à elle, j’avais la crédulité de m’imaginer qu’elle était encore plus à plaindre que moi. Le résultat de ma méditation fut de me persuader que j’avais été aperçu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance, qui en avaient donné avis à mon père. Cette pensée me consola. Je comptais d’en être quitte pour des reproches ou pour quelques mauvais traitements qu’il me faudrait essuyer de l’autorité paternelle. Je résolus de les souffrir avec patience, et de promettre tout ce qu’on exigerait de moi, pour me faciliter l’occasion de retourner plus promptement à Paris, et d’aller rendre la vie et la joie à ma chère Manon.
Nous arrivâmes, en peu de temps, à Saint-Denis. Mon frère, surpris de mon silence, s’imagina que c’était un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler, en m’assurant que je n’avais rien à redouter de la sévérité de mon père, pourvu que je fusse disposé à rentrer doucement dans le devoir, et à mériter l’affection qu’il avait pour moi. Il me fit passer la nuit à Saint-Denis, avec la précaution de faire coucher les trois laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peine sensible, fut de me voir dans la même hôtellerie où je m’étais arrêté avec Manon, en venant d’Amiens à Paris. L’hôte et les domestiques me reconnurent, et devinèrent en même temps la vérité de mon histoire. J’entendis dire à l’hôte : Ah! c’est ce joli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petite demoiselle qu’il aimait si fort. Qu’elle était charmante! Les pauvres enfants, comme ils se caressaient! Pardi15, c’est dommage qu’on les ait séparés. Je feignais de ne rien entendre, et je me laissais voir le moins qu’il m’était possible. Mon frère avait, à Saint-Denis, une chaise à deux, dans laquelle nous partîmes de grand matin, et nous arrivâmes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon père avant moi, pour le prévenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je m’étais laissé conduire, de sorte que j’en fus reçu moins durement que je ne m’y étais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches généraux sur la faute que j’avais commise en m’absentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma maîtresse, il me dit que j’avais bien mérité ce qui venait de m’arriver, en me livrant à une inconnue ; qu’il avait eu meilleure opinion de ma prudence, mais qu’il espérait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui s’accordait avec mes idées. Je remerciai mon père de la bonté qu’il avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus réglée. Je triomphais au fond du cœur, car de la manière dont les choses s’arrangeaient, je ne doutais point que je n’eusse la liberté de me dérober de la maison, même avant la fin de la nuit.
On se mit à table pour souper; on me railla sur ma conquête d’Amiens, et sur ma fuite avec cette fidèle maîtresse. Je reçus les coups de bonne grâce. J’étais même charmé qu’il me fût permis de m’entretenir de ce qui m’occupait continuellement l’esprit. Mais quelques mots lâchés par mon père me firent prêter l’oreille avec la dernière attention : il parla de perfidie et de service intéressé, rendu par Monsieur B… Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de s’expliquer davantage. Il se tourna vers mon frère, pour lui demander s’il ne m’avait pas raconté toute l’histoire. Mon frère lui répondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, qu’il n’avait pas cru que j’eusse besoin de ce remède pour me guérir de ma folie. Je remarquai que mon père balançait s’il achèverait de s’expliquer. Je l’en suppliai si instamment, qu’il me satisfit, ou plutôt, qu’il m’assassina cruellement par le plus horrible de tous les récits.
Il me demanda d’abord si j’avais toujours eu la simplicité de croire que je fusse aimé de ma maîtresse. Je lui dis hardiment que j’en étais si sûr que rien ne pouvait m’en donner la moindre défiance. Ha! ha! ha! s’écria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent! Tu es une jolie dupe, et j’aime à te voir dans ces sentiments-là. C’est grand dommage, mon pauvre Chevalier, de te faire entrer dans l’Ordre de Malte, puisque tu as tant de disposition à faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce qu’il appelait ma sottise et ma crédulité. Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul qu’il pouvait faire du temps depuis mon départ d’Amiens, Manon m’avait aimé environ douze jours : car, ajouta-t-il, je sais que tu partis d’Amiens le 28 de l’autre mois ; nous sommes au 29 du présent; il y en a onze que Monsieur B… m’a écrit; je suppose qu’il lui en ait fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta maîtresse ; ainsi, qui ôte onze et huit de trente-un jours qu’il y a depuis le 28 d’un mois jusqu’au 29 de l’autre, reste douze, un peu plus ou moins. Là-dessus, les éclats de rire recommencèrent. J’écoutais tout avec un saisissement de coeur auquel j’appréhendais de ne pouvoir résister jusqu’à la fin de cette triste comédie. Tu sauras donc, reprit mon père, puisque tu l’ignores, que Monsieur B… a gagné le cœur de ta princesse, car il se moque de moi, de prétendre me persuader que c’est par un zèle désintéressé pour mon service qu’il a voulu te l’enlever. C’est bien d’un homme tel que lui, de qui, d’ailleurs, je ne suis pas connu, qu’il faut attendre des sentiments si nobles! Il a su d’elle que tu es mon fils, et pour se délivrer de tes importunités, il m’a écrit le lieu de ta demeure et le désordre où tu vivais, en me faisant entendre qu’il fallait main-forte pour s’assurer de toi. Il s’est offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet, et c’est par sa direction et celle de ta maîtresse même que ton frère a trouvé le moment de te prendre sans vert. Félicite-toi maintenant de la durée de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conquêtes.
Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher, sans sentiment et sans connaissance. On me les rappela par de prompts secours. J’ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui m’a toujours aimé tendrement, s’employa avec toute son affection pour me consoler. Je l’écoutais, mais sans l’entendre. Je me jetai à ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris pour aller poignarder B… Non, disais-je, il n’a pas gagné le cœur de Manon, il lui a fait violence ; il l’a séduite par un charme ou par un poison, il l’a peut-être forcée brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien? Il l’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse! Ô Dieux! Dieux! serait-il possible que Manon m’eût trahi, et qu’elle eût cessé de m’aimer!
Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où j’étais, rien ne serait capable de m’arrêter. Il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi pour me garder à vue16. Je ne me possédais point. J’aurais donné mille vies pour être seulement un quart d’heure à Paris. Je compris que, m’étant déclaré si ouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres ; ne voyant nulle possibilité de m’échapper par cette voie, je m’adressai doucement à mes deux domestiques. Je m’engageai, par mille serments, à faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir à mon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance. Je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit, avec le dessein de ne le quitter qu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain. Mon père vint me voir l’après-midi. Il eut la bonté de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du mépris pour l’infidèle Manon. Il est certain que je ne l’estimais plus; comment aurais-je estimé la plus volage et la plus perfide de toutes les créatures? Mais son image, ses traits charmants que je portais au fond du cœur, y subsistaient toujours. Je le sentais bien. Je puis mourir, disais-je ; je le devrais même, après tant de honte et de douleur ; mais je souffrirais mille morts sans pouvoir oublier l’ingrate Manon.
Mon père était surpris de me voir toujours si fortement touché. Il me connaissait des principes d’honneur, et ne pouvant douter que sa trahison ne me la fit mépriser, il s’imagina que ma constance venait moins de cette passion en particulier que d’un penchant général pour les femmes. Il s’attacha tellement à cette pensée que, ne consultant que sa tendre affection, il vint un jour m’en faire l’ouverture. Chevalier, me dit-il, j’ai eu dessein, jusqu’à présent, de te faire porter la croix de Malte17 ; mais je vois que tes inclinations ne sont point tournées de ce côté-là. Tu aimes les jolies femmes. Je suis d’avis de t’en chercher une qui te plaise. Explique-moi naturellement ce que tu penses là-dessus. Je lui répondis que je ne mettais plus de distinction entre les femmes, et qu’après le malheur qui venait de m’arriver je les détestais toutes également. Je t’en chercherai une, reprit mon père en souriant, qui ressemblera à Manon, et qui sera plus fidèle. Ah! si vous avez quelque bonté pour moi, lui dis-je, c’est elle qu’il faut me rendre. Soyez sûr, mon cher père, qu’elle ne m’a point trahi ; elle n’est pas capable d’une si noire et si cruelle lâcheté. C’est le perfide B… qui nous trompe, vous, elle et moi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincère, si vous la connaissiez, vous l’aimeriez vous-même. Vous êtes un enfant, repartit mon père. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu’à ce point, après ce que je vous ai raconté d’elle? C’est elle-même qui vous a livré à votre frère. Vous devriez oublier jusqu’à son nom, et profiter, si vous êtes sage, de l’indulgence que j’ai pour vous. Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’était un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidèle. Hélas! repris-je, après un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je, en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma crédulité ne leur coûtait guère à tromper.18 Mais je sais bien ce que j’ai à faire pour me venger. Mon père voulut savoir quel était mon dessein. J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B…, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit rire mon père et ne servit qu’à me faire garder plus étroitement dans ma prison.
J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle de haine et d’amour, d’espérance ou de désespoir, selon l’idée sous laquelle Manon s’offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du désir de la revoir ; tantôt je n’y apercevais qu’une lâche et perfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir. On me donna des livres, qui servirent à rendre un peu de tranquillité à mon âme. Je relus tous mes auteurs ; j’acquis de nouvelles connaissances ; je repris un goût infini pour l’étude. Vous verrez de quelle utilité il me fut dans la suite. Les lumières que je devais à l’amour me firent trouver de la clarté dans quantités d’endroits d’Horace et de Virgile, qui m’avaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrième livre de I’Énéide ; je le destine à voir le jour, et je me flatte que le public en sera satisfait. Hélas! disais-je en le faisant, c’était un cœur tel que le mien qu’il fallait à la fidèle Didon.
Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle qu’elle se forme entre de jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé, depuis cinq ou six mois que j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage, plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé. Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée ; enfin il m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement. Il s’en aperçut. Mon cher Chevalier, me dit-il, je ne vous dis rien qui ne soit solidement vrai, et dont je ne me sois convaincu par un sérieux examen. J’avais autant de penchant que vous vers la volupté, mais le Ciel m’avait donné, en même temps, du goût pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de l’une et de l’autre et je n’ai pas tardé longtemps à découvrir leurs différences. Le secours du Ciel s’est joint à mes réflexions. J’ai conçu pour le monde un mépris auquel il n’y a rien d’égal. Devineriez-vous ce qui m’y retient, ajouta-t-il, et ce qui m’empêche de courir à la solitude? C’est uniquement la tendre amitié que j’ai pour vous. Je connais l’excellence de votre cœur et de votre esprit ; il n’y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait écarter du chemin. Quelle perte pour la vertu! Votre fuite d’Amiens m’a causé tant de douleur, que je n’ai pas goûté, depuis, un seul moment de satisfaction. Jugez-en par les démarches qu’elle m’a fait faire. Il me raconta qu’après s’être aperçu que je l’avais trompé et que j’étais parti avec ma maîtresse, il était monté à cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait été impossible de me joindre ; qu’il était arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mon départ; qu’étant bien certain que je me serais arrêté à Paris, il y avait passé six semaines à me chercher inutilement; qu’il allait dans tous les lieux où il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma maîtresse à la Comédie; qu’elle y était dans une parure si éclatante qu’il s’était imaginé qu’elle devait cette fortune à un nouvel amant; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’à sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle était entretenue par les libéralités de Monsieur B… Je ne m’arrêtai point là, continua-t-il. J’y retournai le lendemain, pour apprendre d’elle-même ce que vous étiez devenu; elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus obligé de revenir en province sans aucun autre éclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extrême qu’elle vous a causée ; mais je n’ai pas voulu vous voir, sans être assuré de vous trouver plus tranquille.
Vous avez donc vu Manon, lui répondis-je en soupirant. Hélas! vous êtes plus heureux que moi, qui suis condamné à ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de ce soupir, qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mes inclinations, qu’il me fit naître dès cette première visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans l’état ecclésiastique.19
Je goûtai tellement cette idée que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’Évêque d’Amiens, qui m’avait donné le même conseil, et les présages heureux qu’il avait formés en ma faveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti20. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs. Je formai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais, à la tin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que, pour n’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon.
Cependant, Tiberge continuant de me rendre de fréquentes visites, dans le dessein qu’il m’avait inspiré, je pris l’occasion d’en faire l’ouverture à mon père. Il me déclara que son intention était de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition et que, de quelque manière que je voulusse disposer de moi, il ne se réserverait que le droit de m’aider de ses conseils. Il m’en donna de fort sages, qui tendaient moins à me dégoûter de mon projet, qu’à me le faire embrasser avec connaissance. Le renouvellement de l’année scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au séminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses études de théologie, et moi pour commencer les miennes. Son mérite, qui était connu de l’évêque du diocèse, lui fit obtenir de ce prélat un bénéfice considérable avant notre départ.
Mon père, me croyant tout à fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficulté de me laisser partir. Nous arrivâmes à Paris. L’habit ecclésiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom d’abbé des Grieux celle de chevalier. Je m’attachai à l’étude avec tant d’application, que je fis des progrès extraordinaires en peu de mois. J’y employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma réputation eut tant d’éclat, qu’on me félicitait déjà sur les dignités que je ne pouvais manquer d’obtenir, et sans l’avoir sollicité, mon nom fut couché sur la feuille des bénéfices. La piété n’était pas plus négligée ; j’avais de la ferveur pour tous les exercices. Tiberge était charmé de ce qu’il regardait comme son ouvrage, et je l’ai vu plusieurs fois répandre des larmes, en s’applaudissant de ce qu’il nommait ma conversion. Que les résolutions humaines soient sujettes à changer, c’est ce qui ne m’a jamais causé d’étonnement ; une passion les fait naître, une autre passion peut les détruire ; mais quand je pense à la sainteté de celles qui m’avaient conduit à Saint-Sulpice et à la joie intérieure que le Ciel m’y faisait goûter en les exécutant, je suis effrayé de la facilité avec laquelle j’ai pu les rompre. S’il est vrai que les secours céleste sont à tous moments d’une force égale à celle des passions, qu’on m’explique donc par quel funeste ascendant on se trouve emporté tout d’un coup loin de son devoir, sans se trouver capable de la moindre résistance, et sans ressentir le moindre remords. Je me croyais absolument délivré des faiblesses de l’amour. Il me semblait que j’aurais préféré la lecture d’une page de saint Augustin, ou un quart d’heure de méditation chrétienne, à tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux qui m’auraient été offerts par Manon. Cependant, un instant malheureux me fit retomber dans le précipice, et ma chute fut d’autant plus irréparable, que me trouvant tout d’un coup au même degré de profondeur d’où j’étais sorti, les nouveaux désordres où je tombai me portèrent bien plus loin vers le fond de l’abîme.
J’avais passé près d’un an à Paris, sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence; mais les conseils toujours présents de Tiberge, et mes propres réflexions, m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’Ecole de Théologie. Je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris : il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments) lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présente à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre.
Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a, dans ces lieux, des cabinets particuliers pour les dames21, où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux! quelle apparition surprenante! j’ y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire. C’était un air si fin, si doux, si engageant, l’air de l’Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d’un ton timide, qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l’écoutant, ne saurait être exprimé.
Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever. Enfin, je fis un effort pour m’écrier douloureusement : Perfide Manon! Ah! perfide! perfide! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc? m’écriai-je encore. Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m’efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître! J’en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi d’une horreur secrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah! Manon, lui dis-je en la regardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussi soumis. Non, non, la Nature n’en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous l’avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais; mais au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle.
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