Kitabı oku: «Le chemin qui descend», sayfa 11
XV
Assise devant la table à écrire du studio, Claude avait, devant elle, les volumes de psychologie qui lui servaient à résumer le cours entendu la veille sur l'essence, les formes, l'éducation de la volonté.
Mais elle ne lisait ni écrivait. Ses doigts distraits jouaient avec le porte-plume inutile. La tête appuyée sur l'une de ses mains, par la baie de la fenêtre dont elle avait écarté les rideaux de tulle, elle regardait fuir, dans un ciel très bleu, lavé par une averse, les lourdes nuées que le soleil cernait d'un trait étincelant… Un soleil qui disait la fin prochaine de l'hiver.
Février s'achevait. Quelques bourgeons hâtifs pointaient sur le bois des branches; et les rayons épandaient une tiédeur chaude, qui luisaient entre les giboulées.
Ce n'était pas encore le printemps; mais son souffle déjà frémissait dans l'air plus lumineux. Et Claude qui suivait le vol des nuées, murmura, pensive:
– L'hiver va finir…
L'hiver… Comme il avait passé vite, cet hiver que là-bas, à Landemer, elle interrogeait avec une sorte de curiosité anxieuse. Ah! combien, en dépit des apparences, il avait ressemblé peu à ceux qu'elle avait, jusqu'alors, traversés…
Non, jamais, son activité cérébrale n'avait été pareillement intense. Jamais tant de fleurs diverses n'avaient jailli, avec autant de fougue, en son jardin secret; et leurs parfums multiples, violents ou subtils, ou follement doux, la grisaient un peu, vraiment…
L'âme nouvelle apparue en elle à Landemer semblait continuer à s'épanouir; une âme frémissante, où grondait un furieux appétit de jouissances; qui cherchait, appelait, voulait les souffles ardents de la vie, comme une plante se tourne vers la lumière… Une âme que, par un dédoublement de la pensée qui lui était familier, elle observait, surprise, attentive et troublée…
Qui l'aurait soupçonnée en elle, cette âme neuve qu'à personne elle n'avait révélée, car elle en cachait jalousement l'existence, coutumière du soin de défendre son intimité, même avec Élisabeth, dont elle redoutait le regard clairvoyant.
Certes, elle l'aimait toujours profondément, cette amie que sa jeunesse avait entourée d'un culte enthousiaste – bien confiant, alors… Mais c'était le passé. Il semblait que chaque jour accusât les différences de leurs personnalités, rendant leurs âmes lointaines l'une pour l'autre, orientées vers des horizons trop opposés, qui, peu à peu, les séparaient moralement.
Toutes deux en avaient une conscience qu'elles ne trahissaient pas; décevante, inquiète, presque douloureuse chez Élisabeth… Non chez Claude, enivrée par la fièvre délicieuse où il lui semblait exquis de vivre, avec la sensation d'être emportée dans le flot d'un torrent magiquement doux, auquel, avec une allégresse imprévue, elle abandonnait sa volonté.
D'où venait cette impression?.. Rien n'avait changé dans sa vie laborieuse; comme toujours, elle avait passionnément poursuivi son labeur intellectuel, travaillé son violon, rempli ses devoirs d'altruiste au dispensaire, chez les pauvres et les malades d'Élisabeth, en dépit de la révolte de sa jeunesse, altérée de beauté, de luxe, d'indépendance.
Qu'y avait-il de plus en sa vie?.. Oui, une part très large donnée au développement de sa carrière d'artiste où elle réussissait comme jamais elle n'avait osé l'espérer. Pendant la saison qui allait finir, elle avait été, vraiment, dans la haute société mondaine, l'artiste à la mode, qu'il faut avoir entendue ou fait entendre chez soi. Les séances à l'hôtel des Ryeux y avaient été pour beaucoup, la lançant dans un monde très snob, mais tout-puissant pour créer des réputations; et elle devait beaucoup, force lui était de le reconnaître, à l'influence de Raymond de Ryeux.
Elle avait joué dans de grands concerts et débuté à Colonne en des conditions qui lui avaient rappelé l'heure glorieuse de son prix, au Conservatoire… Et à triompher là, devant un public de connaisseurs, elle avait éprouvé une joie fière. Car son succès devant les publics de salon, elle l'estimait… ce qu'il valait; et seule, son inflexible volonté d'arriver, en tenait compte.
Le tintement clair de la petite pendule posée sur le bureau rappela soudain sa pensée enfuie et elle tourna les yeux vers le cadran. Mais aussitôt, impatiente, elle releva la tête.
Que pouvait lui faire l'arrivée plus ou moins exacte de Raymond de Ryeux pour leur séance de musique?
Il n'était jamais en retard, d'ailleurs, elle le savait bien; plutôt en avance, au contraire. Plusieurs fois même, il était arrivé avant qu'elle fût rentrée. Elle l'avait trouvé qui l'attendait et l'accueillait avec un «Enfin!» étrangement ravi.
En somme, pourquoi venait-il avec un plaisir dont elle sentait la sourde intensité? Car elle avait conscience de se montrer, avec lui, comme elle n'était avec personne; souvent brusque, garçonnière, âpre à soutenir ses idées ou ses goûts, à attaquer les habitudes, la puérilité, les faiblesses des gens de sa caste… Seulement, quand il s'agissait de musique, ils s'entendaient à merveille et se comprenaient… «Peut-être, disait Claude, moqueuse, parce que la musique a toujours adouci même l'humeur des fauves.»
Autrement, leurs conversations tournaient vite à la guerre d'escarmouches; car ils étaient également volontaires; elle, avec une désinvolture insouciante; lui, avec sa hardiesse gamine, souple, courtoise, qui était très séduisante.
Ces escarmouches, tous deux, d'ailleurs, les appréciaient fort, curieux l'un de l'autre. C'était pour lui un étonnement que la culture, la forte intellectualité de ce cerveau féminin; elle l'intéressait, quelquefois aussi, elle l'exaspérait, par la conviction tranquille qu'elle avait de son droit à une pleine liberté de penser, de vouloir, d'agir comme l'eût fait un homme. Et, sans daigner y prendre garde, elle était si dangereusement féminine!
Elle, habituée à tenir la généralité masculine en piètre estime, ne s'étonnait pas de constater chez celui-ci, les mêmes faiblesses que chez ses frères. Avec une indulgence plutôt méprisante, elle constatait, en toute occasion, son amoralité absolue qui lui fournissait une étude neuve dont elle goûtait les révélations. Elle observait, curieuse, les manifestations d'une personnalité qu'elle était forcée de reconnaître, non seulement douée d'un charme inattendu, mais très intelligente.
Ce sportman avait un prodigieux sens de l'art et le goût des idées. Il lisait beaucoup et s'assimilait, avec une facilité nonchalante, les doctrines les plus opposées; acquérant ainsi un scepticisme ironique et souriant, qu'elle n'avait pas coutume de rencontrer parmi les convaincus dont elle vivait entourée.
Aussi, volontiers, elle causait avec lui, intéressée par le heurt fréquent de leurs pensées; lui, aristocrate de par sa naissance, ses goûts, sa fortune, trahissant une sensualité âpre à la conquête… Elle, grandie dans le monde des travailleurs, prolétaires et cérébraux, soumise au joug des idées morales, dédaigneuse – par volonté, – du confort même dont le besoin lui semblait une faiblesse.
La porte du studio s'ouvrit et Caroline annonça:
– M. de Ryeux.
Lentement, Claude remit le porte-plume sur la table et tourna la tête. Avant qu'elle eût fait un mouvement pour l'accueillir, il était venu à elle, posant sur la table une botte de ces larges violettes dont elle aimait si fort le parfum. Puis il porta à ses lèvres, la main qu'elle lui tendait. Et elle ne la retira pas. L'accoutumance avait accompli son œuvre. Maintenant, elle acceptait qu'il la traîtât comme les femmes de son monde, avec la même galante courtoisie, et il avait eu l'art de l'habituer à la courte caresse qu'il goûtait avidement… Car sa sensualité voulait la douceur de la chair tiède, délicatement parfumée, où battait le rythme ardent de la vie…
– J'arrive trop tôt?.. Je vous dérange?..
– Pas du tout!.. C'est l'heure… Dieu! que ces violettes embaument!.. Je vous en remercie… Mais je croyais convenu que vous ne m'apporteriez plus de fleurs…
– Avons-nous convenu cela?.. En ce cas, nous avons fait, ou dit une sottise; et il est sage de ne pas tenir lieu d'une si fâcheuse convention… Ne m'en veuillez pas d'avoir cédé à la tentation de vous annoncer, par ces violettes, que le printemps est proche. Elles sentent le renouveau!.. Ne trouvez-vous pas?
Sans répondre, elle inclina un peu la tête. Debout, devant la fenêtre dont la lumière ruisselait sur le visage un peu penché, elle était occupée à mettre les violettes dans un vase de jade qu'elle avait rempli d'eau… Et avec une jouissance aiguë, mordu déjà par l'obscur désir qu'il ne devait pas trahir, il contemplait le corps souple que révélaient la jupe étroite, la blouse de linon dont le col rabattu libérait le cou haut et fin, sous le nœud sombre des cheveux.
Mais elle revenait vers lui, rapportant le vase sur la table à écrire; avec une sorte d'avidité, elle respirait la senteur des violettes.
– Ce parfum est exquis! Il reposerait même une créature épuisée!
Raymond se mit à rire.
– Vous n'êtes pas de ces personnes-là, à coup sûr!
– Parce que je suis très résistante! Si vous pouviez mesurer ma besogne, vous me prendriez en pitié!
Elle plaisantait. Mais lui, très sincère, dit:
– Vous avez raison… Je suis navré de n'avoir pas le droit de vous éviter toutes ces stupides peines matérielles!..
Il surprit l'imperceptible contraction des sourcils qui faisait, tout de suite, hautaine l'expression du visage; et continuant, le ton changé, il demanda:
– Je ne pourrais pas vous aider?
A son tour, elle rit:
– Non, pas du tout.
– C'est votre concert qui vous donne toute cette besogne?.. Vous vous moquez de mes offres, mais je vous assure que je serais très capable – et ravi! – de constituer un secrétaire suffisant… pour… pour écrire des adresses, par exemple… En tout cas, voici une liste de personnes qui désirent des billets… Voulez-vous aussi m'en confier une vingtaine?.. J'ai preneur.
– Très volontiers… Et merci.
Aussi simplement que lui-même, elle avait parlé. Mais ils n'insistèrent ni l'un ni l'autre; ce point de vue «affaires» semblait leur être désagréable à soulever ensemble.
D'un geste distrait, il avait pris des livres sur la table et en regardait les titres: la Mort, de Maeterlinck, le Cœur innombrable, de la comtesse de Noailles, les Syndicats ouvriers, pour les femmes. Désignant ce dernier volume, il interrogea:
– Qui lit cela? Mme Ronal?
– Non, c'est moi.
– Oh! Et cela vous intéresse?
– Beaucoup, naturellement…
– Quelle singulière petite fille vous êtes!
– Parce que je ne suis pas indifférente au sort de mes sœurs, les travailleuses?..
– Vos sœurs!.. Quelle illusion!.. Mais je comprends pourquoi vous vous entendez si bien avec Hugaye!
– Nous ne nous entendons pas «si bien…» Nous nous disputons, au contraire, très souvent. Il est trop entier dans ses jugements!
– Vous vous disputez?.. Eh bien, il doit en être rudement navré!
– Pourquoi? Il sait combien je l'estime… Ça lui suffit!..
– Hum! Hum… Je ne crois pas cela… Pourquoi l'estimez-vous tant?
– Parce qu'il s'est fait une vie utile et intelligente…
– Ah!.. Jugement à mon adresse, avouez-le?
Elle secoua la tête, riant de sa mine un peu penaude…
– Je ne songeais pas à vous, du tout…
– Mais vous auriez parlé de même en y songeant. Dites comment vous qualifiez ma vie, à moi?
– A quoi bon?..
Il sentit qu'elle se dérobait; et aussitôt, il insista, impératif:
– Dites… pour mon bien!..
– Que vous êtes curieux!..
– C'est vrai, je suis très curieux de vous qui êtes pour moi un Inconnu… un troublant Inconnu.
– Troublant est pour le moins excessif! fit-elle, l'accent un peu bref.
Elle s'était détournée et préparait les cahiers de musique. Il reprit:
– Vous n'avez pas répondu à ma question. Et ma curiosité en augmente… Confiez-moi comment vous qualifiez ma chétive existence.
D'un indéfinissable ton, elle jeta, un peu impatiente:
– Votre existence?.. Elle me paraît une inutilité élégante et dangereuse…
– Oh! Oh!.. Enfin… Je m'attendais à pire! Mais vraiment, vous pensez ce que vous venez de me dire?.. Ce n'est pas une taquinerie?
– Non… C'est, pour moi, la simple vérité…
Il la regardait, attentif, irrité malgré lui.
– Inutile, je comprends… Mais dangereuse, en quoi?
– Vous ne vivez que pour vous… Sans vous occuper de la répercussion de vos actes sur les autres… Ainsi, vous pouvez faire beaucoup de mal; quoique, de volonté, vous ne soyez pas cruel!
Sourdement, il tressaillit… Comme elle le jugeait juste…
– Si vous avez de moi cette opinion, comment m'admettez-vous près de vous?
Elle jeta un rire moqueur.
– Oh! que voulez-vous, que, moi, je craigne? Vous n'avez pas encore deviné que… sauf un apache… et encore!.. il n'y a aucun homme qui puisse me faire peur?
Une seconde, leurs regards se rencontrèrent, comme se croisent deux épées, aux mains d'intrépides duellistes; et l'un et l'autre pensaient des choses qu'ils n'articulaient pas, mais qu'ils savaient bien.
L'orgueil, la colère, le désir du mâle bondissaient en lui; elle le sentait et regardait en souriant cette flamme qui l'éclairait sans la saisir.
Le premier, il détourna les yeux des prunelles sombres dont le calme railleur semblait le braver; et reprenant le ton de badinage qui faisait passer la hardiesse de ses paroles, il reprit:
– Eh bien, je suis fort heureux que vous soyez une femme très brave, puisque je dois à cette bravoure nos rares séances de musique!
– Comment, «rares»? A peu près toutes les trois semaines, nous jouons ensemble!
– Cela me semble très peu… Les minutes que je passe ici ont un prix unique pour moi.
Elle fit un imperceptible geste d'épaules. Sa main tourmentait le cahier de musique qu'elle tenait.
Impatient, il jeta:
– Vous ne me croyez pas?
– Non, pas du tout!
– Eh bien, vous avez tort; car je vous dis l'absolue vérité. Quand je sors de chez vous, parce qu'il le faut bien! je pense déjà, avec envie, au jour où il me sera permis d'y rentrer… Et si vous tardez à m'indiquer ce jour, il me faut vraiment rassembler tout mon avoir de discrétion, pour ne pas venir chercher ce rendez-vous qui se fait trop attendre…
Le visage de Claude avait pris son indéchiffrable expression. Les paupières abaissées voilaient le regard.
– Décidément, vous êtes un musicien fervent! Par bonheur pour vous, vos occupations… très variées, sont là pour vous aider à passer le temps, entre les séances que vous goûtez si fort.
Hardiment, il répéta:
– Par bonheur, oui… Mais ces occupations me distraient seulement; elles ne me font pas oublier… Elles ne peuvent que m'aider à tromper le désir… si vous me le permettiez je dirais la soif, que j'ai de vous retrouver. Une soif, chaque jour grandissante… Je suis bien forcé de me l'avouer… C'est insensé! mais c'est comme cela! A quoi bon se mentir à soi-même!
Les paroles de Raymond de Ryeux gardaient un accent léger. Mais Claude en discernait la sincérité frémissante… Comme, hélas! elle percevait, en elle-même, un plaisir misérable à sentir sa puissance sur cet homme… Un souffle ardent semblait embraser son jardin secret…
Et brusquement, elle dit:
– Nous bavardons là bien vainement!.. A l'ouvrage… Nous déchiffrons tout de suite?
Elle prenait son violon. Il s'assit au piano.
– Voulez-vous que nous rejouions d'abord la sonate de Grieg?
Elle inclina la tête.
– Si vous préférez.
Et le duo commença.
A jouer souvent ensemble, ils étaient parvenus à un unisson absolu; et de se sentir si parfaitement suivie et comprise, elle en arrivait à trouver un agrément personnel qu'elle n'avait pas prévu en acceptant – par raison – les séances que le caprice de M. de Ryeux lui avait imposées.
Et dans la pièce silencieuse où errait la senteur fraîche des violettes, des minutes et encore des minutes coulèrent insaisissables pour eux. Dans le plaisir souverain qu'ils trouvaient à jouer ainsi ensemble, le sens de la durée leur échappait. L'un et l'autre, ils goûtaient une jouissance d'art qui… pour un instant… sans qu'elle, surtout, en eût conscience… les faisait un comme aucune parole ne l'eût pu faire… Ah! elle ne songeait plus du tout qu'il était le clubman qu'elle dédaignait, le conquérant à vaincre, l'homme…
Et quand elle abaissa son archet, la dernière note jouée, elle s'exclama avec une spontanéité ravie, bien différente de sa réserve coutumière:
– C'est très bien! Si vous étiez un professionnel, nous pourrions jouer ensemble dans quelque concert!.. Par exemple, à l'ambassade de Russie où j'ai un thé samedi!
– J'en serais rudement fier!.. Mais c'est un honneur qui, hélas! ne me sera pas accordé!
Elle venait, par ses paroles, de lui donner un intense plaisir; car il savait la valeur du jugement d'une artiste comme elle… Et il savait aussi combien elle était sincère!
Il restait debout devant elle qui, nonchalante soudain, s'était assise sur le divan, parmi les coussins, et il continuait:
– Vous allez me rendre très orgueilleux!.. Jamais personne encore n'avait jugé avec tant de faveur mes capacités musicales. D'ailleurs, il est vrai, avec personne, je n'ai joué comme avec vous!..
Il semblait plaisanter; mais c'était l'absolue vérité, qu'en jouant, il subissait la complexe influence de son talent et de sa séduction de femme.
– Je suppose pourtant qu'on a dû vous dire déjà, plus d'une fois, que vous étiez merveilleusement doué. Quel dommage que vous ne soyez qu'un monsieur chic!
– Bah! ne regrettez pas que nous puissions jouer ainsi, librement, pour nous-mêmes!
– Ce qui m'est rarement accordé!.. Et maintenant, je sonne pour le thé. Nous avons bien gagné notre goûter!
– Ah! oui! jeta-t-il gaiement.
– Vous doutez-vous que nous avons travaillé une heure et demie, sans récréation?
Il haussa les épaules:
– C'est très court, une heure et demie!
– Mes doigts, pour le moment, ne sont pas tout à fait de votre avis!
Et joyeusement, elle frottait ses mains, l'une contre l'autre. L'animation du jeu avait fouetté de rose la peau si blanche, et ses yeux étincelaient. La porte s'ouvrait pour l'entrée du plateau à thé. D'un bond, Claude fut debout.
Cet instant du thé, c'était peut-être celui que de Ryeux aimait entre tous, dans leurs réunions; surtout quand ils avaient fait de bonne besogne. Claude, un peu grisée de musique, contente d'elle et de lui, causait alors avec un abandon amical qui, inaccoutumé chez elle, avait la séduction d'un don rare.
Puis il adorait la voir servir le thé, car ainsi, elle devenait femme… dangereusement.
Et ce jour-là encore, pour la mieux regarder, il chercha, dans la profondeur du divan, la place qu'elle venait de quitter, où les coussins gardaient un peu sa forme.
Dans la cheminée, les bûches crépitaient, éparpillant de hautes flammes, qui allumaient des éclairs sur le métal brillant de la théière qu'elle remuait. Elle prit une tasse pour la lui offrir; et le voyant paresseusement adossé aux coussins, elle se mit à rire.
– Quel air de béatitude, vous avez!
Mais il avait vu son mouvement et se levait aussitôt, revenant vers la table à thé:
– C'est que je suis, en effet, très heureux! Vous ne me rembarrez pas… Et mes yeux possèdent le spectacle qui les ravit!..
– Vraiment? Et où le prenez-vous, ce spectacle? Dans la vue du studio?.. Vous devez cependant y être habitué maintenant!
– Ce n'est pas le studio que j'aime à contempler… C'est la dame du logis!
– Élisabeth? fit-elle, taquine. Alors votre satisfaction est rare…
– Aussi n'est-ce pas celle-là que je recherche… Et vous le savez bien!
– Peut-être, en effet, je le soupçonne. Mais j'avoue que je ne saisis pas la cause de votre agrément…
– Parce que vous ne vous voyez pas! En servant le thé, pas plus qu'en une autre circonstance, vous ne ressemblez aux autres… Cette besogne féminine paraît toute nouvelle, accomplie par vous… Tout à la fois, vous avez l'air de vous appliquer à la bien remplir et de vous en f… Vous avez des mouvements précis dont la souplesse est un régal pour mes yeux…
Encore une fois, il usait de ce ton, qui semblait enlever toute importance à ses paroles. Mais dans les vibrations de la voix, quelque chose animait les plus simples mots d'une sorte de passion sourde.
Si elle s'en apercevait, elle n'en trahissait rien et, avec une impertinence joyeuse, elle demanda, sucrant son thé:
– Dans quel roman, prenez-vous les belles choses que vous me débitez là?
Souriant, il répliqua, comme il eût discuté un thème psychologique:
– Dans l'éternel roman que l'homme lit fatalement près de la femme.
Elle haussa les épaules.
– Mais non, mais non, pas fatalement! Mettez quand l'homme est un oisif et n'a rien de mieux à faire; quand la femme qu'il veut «lire» vit hypnotisée par les balivernes sentimentales qui distraient son propre désœuvrement. Mais en majorité, aujourd'hui, nous avons mieux, heureusement pour nous!..
– En êtes-vous sûre? interrompit-il presque violent.
– Mes sœurs et moi, nous sommes des libérées du vieux servage!.. Nous avons appris à regarder en face, très indifférentes, souvent aussi très amusées, les efforts de l'homme pour nous dominer avec ses déclarations sentimentales dont nous savons la valeur… Sur ce chapitre, aujourd'hui nous sommes son égale.
Une colère de mâle déçu grondait en lui.
– C'est l'amour que vous traitez avec cette désinvolture?
Railleuse, elle inclina la tête.
En lui, dans le mystère de son être, criait le désir de la saisir enfin entre ses bras, de briser cet orgueil de femme sous le baiser qui triomphe, dans une étreinte violente et douce divinement…
Et il lui fallut toute la tension de sa volonté bien dressée, pour parvenir à dire, presque tranquillement, comme un maître expérimenté reprend une écolière ignorante:
– Vous parlez d'un dieu que vous ignorez encore et qui se vengera de vos dédains!
Elle souriait, insaisissable; et ainsi son original visage était merveilleusement beau.
– Soit, je verrai bien; je vous l'ai dit, je ne suis pas peureuse! J'attends les foudres du dieu.
– C'est cela, attendez l'heure… Vous êtes dans votre rôle après tout… Alors, sincèrement, il ne vous semblerait pas… délicieux de vous sentir le tout d'un autre être pour qui vous êtes devenue l'unique raison d'exister?..
Elle secoua la tête:
– Délicieux?.. Dites que je serais navrée d'être la cause d'une pareille déchéance! Et je me le reprocherais comme une vilaine action… même si la chose se produisait sans que ma volonté y fût pour rien!
Une sorte de colère flambait dans les yeux qu'il attachait sur elle.
– Faut-il que votre culture cérébrale ait faussé en vous le sens vrai de la nature! O petite fille, aveugle et orgueilleuse, vous ne savez pas, comme vous blasphémez!
– Je blasphème parce que, si je dois être aimée un jour, j'entends l'être par un homme qui demeure droit devant moi… comme je resterai droite devant lui. Je ne voudrais pas plus qu'il devînt mon esclave, que je ne consentirais à être la sienne!
– Ah! vraiment?.. Alors vous ne concevez que l'amour digne, où l'homme et la femme se dressent vis-à-vis, tels deux adversaires juchés sur des échasses! L'amour digne!.. Il ressemble au vrai, au bel amour, impérieux, ardent, qui enivre ses fidèles, comme… comme la splendeur d'un midi de l'été, ressemble à la lueur grise d'une aube d'hiver!..
– Votre idole? C'est un monstre qui ment et qui torture! interrompit-elle avec une sorte de révolte.
Elle avait posé sa tasse sur la table, et les mains jointes, serrées autour du genou, elle écoutait, la tête un peu penchée, les paupières abaissées voilant le regard.
Il haussa les épaules et se dressa devant elle, les bras croisés:
– Un monstre… O! enfant qui ne savez pas!.. Un monstre? Oui, la statue glacée que vous honorez!.. Mais mon idole… comme vous dites… un monstre!.. Quelle parole insensée!.. C'est un jeune dieu tout frémissant de cette vie que vous adorez… qui a de beaux bras caressants pour attirer… des lèvres doucement ardentes pour distiller l'ivresse des baisers fous, ces baisers dont, éternellement, demeurent altérés ceux qui les ont goûtés une fois… Il viendra une heure, je vous le jure, où vous penserez comme moi; que vous le vouliez ou non! Ainsi vous serez mienne, vous souvenant, malgré vous, de mes paroles!.. Et alors, vous-même, vous jugerez des jours perdus, ceux que vous aurez livrés à votre illusion cérébrale!
Qu'allait-elle répondre? Il l'ignora. Car, en cet instant, la porte du studio s'ouvrait, et la voix claire d'Élisabeth prononçait:
– Il paraît que j'arrive à l'heure du thé. Claude, as-tu, pour moi, une tasse?
Presque lente, elle se dressa. Elle avait eu un imperceptible sursaut de créature brusquement réveillée. Une ou deux fois, les cils battirent sur ses prunelles dont le regard était étrange… revenant de si loin…
Puis elle dit, – et sa voix semblait assourdie:
– Élisabeth, si j'avais pu soupçonner que vous reviendriez tantôt, nous vous aurions attendue…
– J'ai eu besoin de quelques renseignements…
Raymond de Ryeux avait passé la main sur son visage et, profondément, s'était incliné devant Mme Ronal. Il avait l'allure de parfaite courtoisie qui lui était habituelle dans le monde.
Élisabeth lui demanda:
– Il y a longtemps que la séance de musique est finie?
– Non, pas longtemps… Nous avons beaucoup joué… Vous devez trouver, madame, que j'abuse du temps de Mlle Suzore.
– Claude est d'âge à juger par elle-même des loisirs dont elle peut disposer pour vous.
Elle s'arrêta un peu; son regard était pensif. Une seconde, il enveloppa la petite table à thé, soigneusement dressée, les violettes qui n'étaient pas dans le studio lorsqu'elle était sortie; le visage de Claude dont elle connaissait trop bien toutes les expressions pour n'être pas frappée de son indéfinissable éclat, du regard songeur des yeux, du pli étrange des lèvres qui semblaient résolument closes sur quelque secret.
Et elle finit:
– Je vous l'ai prêtée… Mais je vous la reprends… A mon tour, j'ai besoin d'elle… Il me faut un instant mon secrétaire… Et je suis toujours pressée…
Vive, elle buvait le thé que Claude lui avait apporté, sans un mot, attentive à la servir. Tout de suite, à ses paroles, Raymond de Ryeux s'était levé pour prendre congé:
– Madame, je ne vous dirai jamais assez combien je vous suis reconnaissant de me prêter un peu, de temps à autre, votre secrétaire… Alors, mademoiselle, nous avons notre prochaine séance de déchiffrage, de jeudi en quinze?..
– Non, je ne pourrai pas… J'ai trop à faire en ce moment…
Il réprima un sursaut qu'il ne devait pas trahir… Pourquoi subitement se dérobait-elle? Quel caprice venait de surgir dans cette pensée mystérieuse?
Mais devant Élisabeth, il ne pouvait ni questionner, ni insister, ni se révolter. Et correct, il s'inclina, raidi contre la déception qui criait en lui…
– Alors, mademoiselle, avec tout mon regret, j'attendrai votre bon plaisir. Mais j'espère que vous allez être très généreuse et me trouverez vite un petit instant. Vous me le direz, vendredi, chez Mme de Ryeux?
D'un indéfinissable ton, elle fit:
– Ah! c'est vrai, nous nous retrouvons vendredi!.. Si je puis, oui, je vous dirai…
– J'emporte votre promesse… Au revoir, mademoiselle.
Il lui tendait la main. Avec une lenteur inaccoutumée, elle donna la sienne. Et tranquillement, sans souci de la présence d'Élisabeth Ronal, il la baisa. Puis, respectueux, il se courba devant Mme Ronal:
– Madame, je vous présente mes hommages.
Et il quitta la pièce.