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Kitabı oku: «Le chemin qui descend», sayfa 15

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Mais à peine elle avait fait quelques pas sur la terrasse, qu'elle s'arrêta court. Distinctement, dans le silence du soir, arrivait à elle le bruit approchant d'une auto qui roulait à toute vitesse. Entre les arbres, déjà apparaissait l'éclair des phares.

Son cœur se prit à battre à coups pressés, tandis qu'une pensée déchirait son cerveau, bizarre un peu:

– Voici ma destinée qui vient!..

Immobile, elle demeura dans l'ombre, regardant approcher l'auto qui sortait de l'avenue d'honneur, tournait et allait s'arrêter devant le perron, sur l'autre face du château.

Elle entendit le bruit des exclamations, des voix, de l'auto qui regagnait les communs; puis elle vit s'ouvrir la porte du salon où tous s'agitaient; et Charlotte de Ryeux entra la première, enveloppée encore de son cache-poussière, le voile écarté nimbant son visage à la Rubens; derrière elle, lui, incroyablement jeune vraiment, robuste, élégant, dans son allure de reître hardi aux prunelles caressantes.

Tendrement, il baisait au front sa vieille maman qui le considérait, comme toujours, avec une joie extasiée; tandis que Charlotte s'excusait de leur retard, causé par une panne qui les avait obligés à dîner à Chantilly, devant la constatation qu'ils ne pourraient être à la Saulaye pour sept heures.

Les saluts, les propos se croisaient, animaient le grand salon paisiblement endormi, un moment plus tôt. Claude entendait Mme de Ryeux insister pour faire servir aux voyageurs un petit repas qu'ils refusaient; puis tous deux disparurent afin d'enlever leurs vêtements de voiture.

Alors seulement, elle prit conscience que, de la terrasse, elle avait regardé la scène, comme elle eût assisté à quelque spectacle auquel elle était étrangère, notant avec une attention machinale les gestes, les attitudes, les paroles…

Quand Raymond et sa femme furent sortis, comme dans la reprise de la réalité, au réveil, elle se prit à murmurer:

– J'ai été folle de venir!.. La sagesse, ce serait de remonter dans ma chambre sans qu'il m'ait vue, lui laissant ignorer ma présence, ce soir… Et puis, demain, garder sans cesse Hugaye près de moi.

Mais le destin ne lui permettait pas cette tardive sagesse. Étienne apparaissait au seuil d'une des portes-fenêtres et appelait:

– Claude, vous êtes là?

– Oui…

– Rentrez, vous allez avoir froid!

– Non, la nuit est délicieuse.

Elle restait appuyée contre le parapet de la terrasse, les mains pendantes dans les plis de sa robe. La brise du soir frôlait sa bouche, tout son visage, que rosait sa fièvre soudain ravivée. Il se rapprocha:

– Mme de Ryeux vous réclame. Raymond et sa femme viennent d'arriver.

Elle dit lentement.

– Je sais… je les ai entendus…

A l'entrée du salon Mme de Ryeux insista, de sa voix fatiguée:

– Claude, ma petite, ne restez pas ainsi à l'humidité. Rentrez… Vous allez vous enrhumer!

Allons, il fallait obéir. Il ne lui était pas permis de demeurer à l'écart avec Hugaye, dont la présence l'eût protégée…

Protégée?.. elle? protégée contre qui?.. Voici maintenant qu'elle avait besoin d'être protégée comme une timide pensionnaire!

Son orgueil se révoltait.

Elle rentra. Les domestiques apportaient des rafraîchissements pour les de Ryeux. Les douairières échangeaient des paroles quelconques; Monseigneur somnolait un peu; le grand vicaire parcourait le journal du soir. Sous la lampe, les deux demoiselles de compagnie travaillaient, parlant à voix basse.

Claude alla s'asseoir à l'écart, devant une table; et, machinalement, se mit à feuilleter un album de gravures anciennes qu'elle ne voyait pas; car elle venait d'entendre s'ouvrir, de nouveau, la porte du salon et Mme de Ryeux s'exclamait:

– Enfin! te voilà, Raymond! Je suis bien contente!

De toute sa volonté, elle s'interdit de tourner la tête. Mais Mme de Ryeux l'appelait:

– Claude, mon enfant, pourquoi restez-vous ainsi, loin de nous? Venez donc ici, qu'on vous dise bonjour!.. Je suis sûre que Raymond est enchanté de vous trouver!

O candeur maternelle!.. Était-ce même seulement enchanté qu'il était?.. Avant qu'elle se fût approchée, il était devant elle qui se levait lentement, repoussant l'album. Dans ses yeux, il y avait une lueur de joie presque sauvage. Lui aussi, articulait les premiers mots échappés à Étienne:

– Comment, vous! vous ici!.. Il y a longtemps?

– Je suis arrivée à six heures et demie.

Brusque, il interrogea avec une sorte de violence:

– Mais comment, pourquoi êtes-vous ici? C'est exquis… et terrible!

Le dernier mot, il l'avait jeté comme pour lui-même, presque bas. Si elle l'avait entendu, elle n'en laissa rien paraître et dit négligemment:

– Je suis venue afin de jouer du violon demain aux offices. Mme votre mère m'a demandé d'arriver ce soir pour profiter un peu de la campagne.

– Ma mère aurait dû me prévenir…

Elle leva, une seconde, vers lui, des yeux interrogateurs, mais ne dit rien.

Alors, il finit:

– Me prévenir qu'elle vous invitait.

– Parce que vous ne seriez pas venu?

– Peut-être… Du moins, j'aurais dû m'abstenir… s'il me reste un atome de raison.

Il ne poursuivit pas, Charlotte à son tour entrait ennuagée de bleu tendre, et Claude se détournait pour l'aller saluer.

Elle, aussi, eut un regard stupéfait – mais peu charmé, – à la vue de la jeune fille.

– Comment, voilà Mlle Suzore?.. Raymond, vous ne m'aviez rien dit de cette aubaine, qui doit vous ravir d'aise!

– Comme vous-même, Charlotte, qui appréciez autant que moi, je suis sûr, le talent de Mlle Suzore. Mais j'aurais été fort en peine de vous prévenir d'une présence que j'ignorais.

– C'est la surprise que je t'avais annoncée! expliqua la voix douce de la vieille marquise. Je savais bien que la présence de Claude te serait agréable!

– Soyez certaine, ma mère, que vous avez très bien réussi, dit Charlotte avec un éclat de son petit rire aigu. Mademoiselle Suzore, puisque vous êtes une très jeune invitée, voulez-vous m'aider a offrir les rafraîchissements?

– Bien volontiers, madame.

Docile, elle prenait les verres de sirop glacé, les tasses de chocolat, les présentant comme Charlotte, qui fut d'ailleurs, presque aussitôt, arrêtée dans ses fonctions, par Monseigneur, lequel l'invitait à s'asseoir à ses côtés.

Alors, derrière Claude, debout près de la table des rafraîchissements, la voix de Raymond de Ryeux s'éleva:

– A mon tour, mademoiselle, puis-je réclamer de votre obligeance une simple tasse de thé… comme autrefois, dans le studio. Quel bon temps c'était là!.. Pourquoi est-il fini?

Claude tressaillit… Ah! oui! pourquoi était-il fini, ce temps où, si simplement, elle se plaisait avec Raymond de Ryeux!

Se raidissant, elle jeta, railleuse:

– En ce temps-là, vous ne redoutiez pas comme maintenant de me voir…

– Est-ce que je redoute cela?.. Je le devrais bien, en tout cas, puisque je me rappelle une parole lue dans ma jeunesse: «Celui qui aime le danger y périra.»

Elle haussa les épaules, tout en versant le thé dans la tasse, comme jadis…

– Je ne sais quel danger vous craignez de courir!.. Mais j'imaginais que, comme moi, vous jugiez que c'est justement le danger qui donne de la saveur à la vie… Le danger bravé et vaincu!.. Connaissez-vous un plaisir qui vaille celui-là?

– Vaincu?.. Et si le danger est vainqueur? Vous vous croirez donc, toujours – naïvement – assurée de triompher?..

– Bien entendu… du moment que je veux triompher!

Obscurément, en lui, bondit une rage contre cette impossibilité qu'il avait de la saisir, de la vaincre, elle… De tenir, défaillante entre ses bras, cette orgueilleuse, de voir ces lèvres savoureuses, si jalousement gardées, s'entr'ouvrir frémissantes sous les baisers et les mots d'amour…

Il se pencha vers elle un peu:

– Quelle confiance vous avez en votre volonté! Que savez-vous, si même, malgré vous… vous ne connaîtrez pas aussi, à votre tour, ces heures où la tentation gronde si âpre, si enivrante que l'unique volonté qui demeure dans l'être, c'est de s'y abandonner, les yeux clos, épouvanté et extasié.

Lentement, elle tourmentait la cuiller dans son verre d'eau glacée, la tête un peu inclinée; et il ne rencontrait pas son regard, puisqu'il ne voyait que le profil perdu qui était grave et surtout la nuque où, sous la lumière d'une lampe, les cheveux semblaient poudrés d'or. La lumière frôlait le bras nu, les doigts, et il eut l'impression qu'un frémissement les faisait trembler un peu…

Sans relever la tête, elle dit d'un bizarre accent, tout à la fois léger, ironique et vibrant:

– En effet, je ne sais rien de ce que vous dites!.. Qui peut, en effet, répondre de l'avenir?.. Mais je verrai bien… quand il sera temps!

Hugaye se rapprochait. Aussitôt, changeant de temps, il interrogea:

– C'est la première fois, je crois, que vous venez à la Saulaye?.. Vous plaît-elle?

– Infiniment!.. Mon arrivée, au crépuscule, a été… adorable!

– Eh bien, si vous le permettez, demain je vous montrerai des coins de forêt, tout proches, qui feront votre joie…

– Demain?.. Mais je ne sais trop si je m'appartiendrai demain…

– Bien entendu, oui… Je suppose que vous n'allez pas, sans interruption, enchanter de musique, Monseigneur. Entre messe et vêpres, vous serez à vous et… à nous! Et dès ce soir… Est-ce que je puis vous faire une confession?

– Dites…

– Savez-vous que rien que de vous voir, j'ai été saisi de la tentation folle de…

– De?..

Les yeux sombres interrogeaient.

– De faire un instant de la musique avec vous ce soir, puisque demain, vous n'êtes pas sûre de votre liberté. Je vous en supplie, ne dites pas non! Jouons quelque chose… Il y a si longtemps que je n'ai pas eu cette joie!.. Un siècle!

La voix avait une douceur ardente; et elle sentait combien de tout son être, il désirait la jouissance qu'il réclamait… Et voici que tout à coup, en elle aussi, montait l'aveugle souhait de ressusciter les minutes du passé…

Hésitante, elle dit:

– Mais personne ne demande que nous fassions de la musique… Nous serions très indiscrets en nous imposant ainsi.

– Oh! sûrement non!

Une allégresse triomphante flambait dans ses prunelles, et avant qu'elle eût pu se défendre, tout haut, il s'exclamait:

– Ma mère, j'ai bien grande envie de jouer un instant avec Mlle Suzore… Voulez-vous me le permettre?

Plus vivement que tous, oublieux du décorum, le grand vicaire s'écriait déjà tout le premier:

– Oh! monsieur de Ryeux, quelle heureuse idée vous avez là!

Tous plus ou moins insistaient. Claude était vaincue; mais elle objecta:

– Nous n'avons pas de musique…

– Qu'est-ce que cela fait? Vous et moi, nous savons par cœur l'Aria et l'Humoresque. Nous les avons si souvent joués ensemble cet hiver…

– Cet hiver, oui… Mais depuis… Ça va aller très mal…

– Oh! que non! Je suis sûr de vous… Et de moi-même, puisque je joue avec vous…

– Alors… soit… Courons la chance!

Le violon de Claude avait été apporté. Raymond préluda. Sur les cordes, l'archet vibra en un beau son, large et grave.

Et, instantanément, de par la puissance magique de l'harmonie, ils furent seuls, comme aux heures de l'hiver enfui, oublieux des présences étrangères, emportés par le souffle de l'art et de la passion qui, soudain, les enveloppait, pénétrant tout leur être.

Quand ils se turent, la même lueur flambait dans leurs prunelles, invinciblement attirées l'une par l'autre. Des applaudissements les remerciaient; ceux du grand vicaire, enthousiastes; et Monseigneur s'exclamait paternellement:

– Quel beau talent vous avez, mon enfant. Vous ne sauriez assez en remercier le Seigneur!

– Peut-être est-ce de ma part un jugement téméraire?.. mais je ne suis pas sûre que Mlle Suzore le fasse très souvent! jeta la voix haute de Charlotte de Ryeux, avec un petit rire mordant. Mes félicitations, Raymond, vous accompagnez comme un professionnel! Vraiment, vous pourriez partir en tournée avec Mlle Suzore!.. Vous seriez de force!

– Vous entendez? mademoiselle, fit Raymond impassible.

– Mme de Ryeux a raison. Vous seriez de force, approuva Claude, aussi calme que lui devant l'attaque dont elle riait. Mais ni vous ni moi ne faisons de tournée…

Charlotte ne répondit rien. Si les regards eussent suffi, elle eût pulvérisé ces deux êtres dont le talent et le succès l'exaspéraient. Dix heures et demie sonnaient. La vieille Mme de Ryeux aimait à se coucher de bonne heure. Elle donna le signal de la séparation du soir; et ce fut le petit brouhaha des bonsoirs échangés, des pas sur les dalles du vestibule, les marches de l'escalier; des portes qui se fermaient.

Claude laissa retomber la sienne et, d'un geste rapide, elle éteignit la lampe électrique qui brûlait sur la cheminée. En ce moment, la lumière lui était odieuse, mais elle écarta les persiennes closes; et son regard chercha le large ciel paisible, comme son visage souhaitait la fraîcheur de la nuit à laquelle, machinalement, elle offrait sa main que semblait encore brûler le baiser correct de Raymond de Ryeux, donné devant tous.

Une indéfinissable senteur de lilas et de feuille émanait de la brise tiède qui frôlait sa bouche.

Des minutes coulèrent dont elle n'avait pas conscience. Debout devant la fenêtre, elle regardait le grand parc sombre où le clair de lune découpait des allées sablées d'argent…

Mais avec un geste de révolte, elle se retourna soudain:

– Allons, pas de rêvasseries stupides! Il faut dormir… Demain, à cette heure, je serai chez moi dont je n'aurais pas dû sortir!

Une seconde, machinalement, elle regarda, autour d'elle, dans la pénombre, la jolie chambre, élégante et confortable, le lit préparé, les fleurs qui embaumaient la cheminée. Puis, rabattant les persiennes, cette fois, elle chercha la lumière; et ne voulut plus penser qu'à se dévêtir.

XXI

Était-ce la chambre inconnue, ses nerfs trop vibrants, la griserie de l'air parfumé, Claude dormit très mal.

Quand la femme de chambre vint frapper à sa porte, à l'heure matinale qu'elle avait indiquée, il y avait bien peu de temps qu'elle venait de s'endormir d'un lourd sommeil. Pourtant, vite, elle se leva et s'habilla, avide d'errer à travers la campagne délicieuse dont elle voyait la jeune verdure s'ouvrir dans la lumière. Et telle était sa hâte d'être dehors, qu'elle ne s'assit même pas pour boire le déjeuner que la femme de chambre avait apporté sur un plateau.

Alors elle descendit dans le parc. Il était solitaire. La plupart des fenêtres apparaissaient closes encore par les persiennes. Seuls, les appartements du rez-de-chaussée étaient large ouverts.

A pleines lèvres, elle but l'air frais. Debout dans une allée inondée de soleil, elle demeurait immobile, allongeant devant elle, d'un geste d'enfant, ses bras nus à demi, pour sentir la chaude caresse sur sa peau.

– Déjà en promenade? dit une voix à ses côtés. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit hier soir que vous vouliez, dès l'aube, explorer la Saulaye? J'aurais eu soin d'être prêt à temps pour vous en faire les honneurs…

Les yeux de Raymond de Ryeux l'enveloppaient de leur allégresse triomphante tandis qu'il lui tendait la main. Simplement, elle répondit:

– Cela me tentait de m'en aller seule à l'aventure!

– Est-ce là un avis discret pour que je vous laisse?..

– Non, si vous n'exigez pas que je me comporte en dame bien élevée et vous tienne conversation…

– Vous ferez… comme vous voudrez!.. Je ne vous demande pas si vous avez bien dormi… Vous êtes fraîche autant qu'un bébé!

– Vraiment?.. Eh bien, j'ai très mal dormi, au contraire. Sans doute… parce que je ne suis pas habituée au grand air de la campagne!

Lentement, ils s'étaient mis à marcher à travers le parc où la rosée étincelait au soleil matinal, avivant le vert éclat des pelouses.

Respectueux du souhait qu'elle avait exprimé, il ne parlait pas; mais insatiable, il la regardait, voulant la jouissance de contempler la ligne du profil, libre jusqu'au front, car les boucles capricieuses frôlaient l'autre tempe seule; ses yeux embrassaient d'un regard ravi, le jeune corps souple, depuis les pieds fins, bien chaussés, jusqu'au visage passionné et mystérieux qu'ombrait la capeline de paille. Elle portait une robe blanche tout unie; mais la forme en était impeccable; et la blouse de linon dont le col rabattu dégageait le cou, était garnie d'une précieuse broderie. Lui, notait tous ces détails; et difficile sur le raffinement de la toilette féminine, il lui savait gré d'être ainsi élégante, dans sa simplicité voulue.

Soudain, elle s'exclamait:

– Comme c'est bon de ne plus voir des maisons lépreuses, des cheminées, de pauvres rues poussiéreuses, de la misère. C'est bon… C'est bon!.. Je voudrais qu'Élisabeth fût ici! Elle me comprendrait, elle qui aime tant la nature… En cela, du moins, nous nous ressemblons!

– Rien qu'en cela?

– Je le crains…

Elle s'arrêta, une ombre sur le visage, comme si, brusquement, se fût fermée devant elle une porte ouverte sur l'espace lumineux.

Silencieuse, elle continua de marcher. Ils étaient sortis du parc. La route, devant eux, fuyait toute blonde entre ses deux bordures d'herbe fraîche où pointaient les corolles pâles de milliers de coucous. Les branches, sous la brise, découpaient sur la route l'ombre de leur jeune verdure, luisante de soleil. Une clarté transparente dorait les verts tendres, les verts acides, les verts de chaude émeraude. Elle avançait, le visage à demi penché. Derrière elle, monta la voix de Raymond, un peu assourdie, avec un accent d'ardente prière:

– Claude, ce m'est une torture de voir fuir, si mal employés, ces pauvres instants de solitude près de vous!

Vive, elle tourna vers lui sa tête volontaire, soudain dressée.

– «Claude!» Mais… vous ai-je jamais permis de m'appeler par mon nom? Je ne me le rappelle pas du tout!

Presque rudement, il dit, se rapprochant d'elle, car le sentier devenait plus étroit, fuyant vers une clairière:

– Est-ce que, par hasard, vous vous imaginez que, pour moi, vous êtes la farouche Mlle Suzore qui contemple les hommes du haut de son orgueilleux féminisme?

– Non?.. Vraiment non?.. Je ne suis pas Mlle Suzore?.. Et alors, que suis-je donc?

Elle continuait de marcher lentement, sans plus le regarder. Sa main, au passage, frôlait les feuilles d'un geste inconscient.

– Pour moi, vous êtes la créature unique qui ne ressemble à aucune autre, l'enfant, la femme dont j'ai peur et près de laquelle pourtant, je suis invinciblement ramené… toujours!.. Comment avez-vous pu me donner une pareille soif de vous!.. dont je ne peux pas me guérir!.. Vous avez dormi cette nuit… Moi, ça m'a été impossible! J'étais… ivre, à l'idée que vous vous trouviez là!.. près de moi, bien près!.. et pourtant si loin!..

Il y avait dans sa voix une sorte de colère; s'il n'avait été absorbé par sa propre pensée, il eût vu qu'elle était devenue très pâle. Mais comme elle continuait à regarder droit devant elle, vers la clairière ensoleillée, il ne pouvait s'apercevoir de l'étrange expression des yeux qui avaient un éclat sombre. Comme si le souffle lui eût manqué soudain, elle respira profondément. Puis, sa voix de contralto devenue presque dure, elle jeta:

– Quelles folies dites-vous donc, ce matin? Ainsi vous parleriez, à la première coquette quelconque, dans votre monde!.. Moi, je n'ai jamais été coquette avec vous!..

Du même accent, contenu et violent, il articula:

– Mieux eût valu, pour moi, que vous le fussiez!.. J'aurais su me défendre! Je ne me serais pas laissé envoûter, comme je le suis… misérablement…

Apre, elle interrompit:

– Dites «stupidement»… puisque vous reconnaissez que je n'ai rien fait pour… pour vous induire en tentation. Si vous êtes incapable d'approcher une femme jeune, en ami… – c'est ce que vous m'avez dit vouloir être pour moi! – alors…

Il y eut une imperceptible pause dans ses paroles:

– …alors, c'est très simple, nous ne nous verrons plus… Ainsi, soyez sans inquiétude à ce sujet… Vous arriverez bien vite à oublier votre… fantaisie pour moi!

– Ah! vous pensez que c'est une «fantaisie?» Vous vous faites vraiment trop peu d'honneur!.. Ne plus vous voir!.. Sincèrement, vous vous imaginez que j'accepterais cela?

– Mais… il le faudra bien!

– Pourquoi?

– Parce que… je l'ai compris… cela doit être…

Lentement, la voix dure, elle prononça les derniers mots; et elle avait la bizarre impression que ce n'était pas elle qui parlait; mais la Claude de jadis, l'enfant élevée par Élisabeth Ronal, qui prononçait, par la force de l'habitude, des mots qu'on lui avait appris… et auxquels elle ne croyait plus…

Avec emportement, il répétait:

– Parce que cela doit être?.. Mais qu'est-ce que cela me fait ce qui doit, ou ne doit pas être?.. Je ne sais qu'une chose, le besoin que j'ai maintenant de votre présence, de votre voix, de vos yeux, de votre sourire, de la douceur de vos lèvres…

La voix frémissante, elle jeta, l'interrompant:

– Taisez-vous! Taisez-vous donc!.. C'est de la littérature tout cela!.. Et j'ai l'horreur du roman… Vous feriez mieux d'articuler franchement la vérité… que je ne comprends que trop!.. Ah! je le sais ce que vous voudriez… Ce que je ne veux pas, moi!.. Et ce qui ne sera pas! Vraiment, si vous pouviez mesurer le mépris que j'ai de vous… Ah! vous perdriez bien l'envie de me revoir jamais plus!

– Claude!.. Eh bien, prenez-le, ce droit, de me mépriser!

D'un geste soudain, impérieux, il l'enlaçait… Et sa bouche s'abattit sur les lèvres frémissantes, en un baiser avide, profond… Un baiser lourd sous lequel s'étouffa son cri de colère:

– Oh! c'est indigne!

Elle s'était raidie, cherchant à dérober son visage. Mais il était le maître… Si étroitement, il la tenait, que son effort se brisait… Une brutale défaillance de ses nerfs, tout à coup, l'immobilisa sur la poitrine où elle sentait les battements fous du cœur, sous la caresse des lèvres, qui ne se détachaient pas des siennes…

Du plus intime de son être bouleversé, une pensée montait:

– C'est divinement doux, un baiser… Comme ils m'ont tous trompée, à me dire que l'amour ne vaut pas le prix qu'il coûte…

Ses paupières s'abaissaient comme pour voiler la défaite de son orgueil. Il lui semblait qu'elle s'abîmait dans un gouffre où la jetait un vertige enivrant…

Mais ce ne fut qu'une seconde…

Déjà une révolte la soulevait; et ces lèvres qui ne voulaient pas quitter les siennes, elle les mordit…

Il se redressa avec un cri de colère. Des gouttes de sang pointaient à sa lèvre.

– Claude!

D'un bond, elle s'était écartée.

– Eh bien, quoi?.. Je me défends comme je peux!

Devant la clairière tachetée de soleil, ils se tenaient debout l'un devant l'autre, comme deux ennemis qui se mesurent. Et cependant… cependant en eux… obscurément, criait le désir de recommencer la caresse délicieuse.

Mais l'orgueil les gardait.

Fiévreusement, elle passait la main sur sa bouche comme pour en rejeter l'empreinte des lèvres qui venaient de les brûler, ainsi que le feu même.

– C'est lâche, ce que vous venez de faire… Oh! que c'est lâche!..

Lui était très pâle. Une lueur flambait dans ses prunelles.

– C'est lâche… Surtout, c'est fou!.. Je vous demande pardon… Naturellement, si j'avais réfléchi, j'aurais essayé de mieux me maîtriser… Vous devez me pardonner, Claude, car je vous aime… Ah! je vous aime… misérablement!

– Que voulez-vous que cela me fasse! jeta-t-elle avec une violence orgueilleuse. C'est lâche, lâche, lâche! d'avoir profité de ce que j'étais chez vous… de ce que je marchais confiante près de vous, pour prendre mes lèvres, de force… comme un voleur.

Elle lui lançait les mots au visage, les dents serrées… Et il ne pouvait savoir que, dans tout son être frémissant, il y avait autant de colère contre lui, que contre elle qui avait aimé l'ardente caresse de son baiser.

Les bras croisés, droit devant elle, il la contemplait:

– Vous êtes dure!.. C'est que vous ne savez pas… Vous ne pouvez pas savoir ce que c'est la tentation, pour l'homme!.. Croyez-vous donc que, tout l'hiver, je n'aie pas lutté contre cette hantise torturante que vous m'avez donnée de vous? Vraiment, il a fallu, je crois, la surprise de vous trouver ici, pour que je trahisse ma folie!

– Dites votre infamie…

– Une infamie?.. Est-ce ma faute, si je suis ivre de vous? Ah! oui! je pourrais le dire, que je regrette… ce qui vient d'arriver. Ce serait une hypocrisie… Non, je ne le regrette pas… J'ai connu une de ces secondes qui se payent de n'importe quel prix… Et ce prix, dans la minute présente, c'est votre colère… Et la soif de vos lèvres… que je n'ose reprendre…

– Avez-vous fini de déraisonner? interrompit-elle durement. Son visage était aussi blanc que sa robe; mais une lueur de tempête – splendide – flambait dans ses yeux. Pour qui donc me prenez-vous?

– Est-ce que je sais?.. Pour moi, vous n'êtes plus que l'amour… Seulement l'amour!..

Sans un mot cette fois, elle se détourna vers le chemin de la Saulaye. Mais dans son allure il n'y avait aucune hâte. Il ne fallait pas qu'il pût imaginer qu'elle avait peur de lui…

Dans l'air, des sonneries de cloches tintaient… Y avait-il longtemps? Pour la première fois, elle les entendait et elle tressaillit toute.

– Oh! les cloches de la messe!.. Et je suis ici! Et l'on m'attend là-bas…

Elle se redressait comme une créature soudain réveillée; et en courant, elle descendait l'allée lumineuse; sa fièvre calmée une seconde par cette nécessité d'agir… et d'agir sans retard! L'impression l'enveloppait qu'elle venait de faire un songe redoutable et exquis…

Sur le perron, se tenait la vieille marquise, très agitée, l'air aussi mécontent que pouvait le prendre sa douce figure:

– Mais, ma petite, où étiez-vous donc? Je vous ai fait chercher partout!.. Le premier coup de la messe est sonné; et l'organiste vous réclamait pour répéter avec vous…

Claude se jugeait dans son tort et elle subit l'algarade, sans impatience; même, elle voulut calmer les inquiétudes de Mme de Ryeux.

– Ne soyez pas tourmentée, madame. J'ai répété déjà à Paris avec votre organiste. Tout ira bien. Je pars tout de suite, après avoir pris mon violon…

– La voiture va vous attendre, mon enfant…

– Non… non… c'est inutile… je préfère aller à pied.

D'instinct, elle redoutait que le repos ne ressuscitât le sentiment qu'elle n'avait pas rêvé. Au plus profond de son être, elle sentait grandir une tempête où luisaient d'éblouissants éclairs, qu'étouffaient des rafales; et des mots… inentendus jusqu'alors… bruissaient incessamment dans son cerveau… – Dans son cœur aussi, hélas!

La messe commençait quand elle entra dans l'église. En quelques secondes, elle eut grimpé l'escalier conduisant à la tribune. L'organiste, à sa vue, jeta une exclamation d'allégement.

– Ah! mademoiselle, que j'étais inquiet en ne vous voyant pas arriver! Je comptais que nous aurions, comme il était convenu, une répétition avant la messe…

Machinalement, elle dit:

– Je regrette… Mais… une circonstance imprévue m'a retardée… Tout ira bien sûrement… Ne vous inquiétez pas!

Telle était sa probité d'artiste qu'il lui était pénible d'avoir manqué à sa parole. Seulement, elle savait aussi qu'avec la fièvre qui dévorait ses nerfs, elle jouerait comme en ses meilleurs jours.

Du haut de la tribune, elle apercevait tous les hôtes de Mme de Ryeux. Au premier rang, se tenait la vieille marquise, la tête penchée sur son livre de prières; près d'elle, Charlotte, dont les cheveux de soie blonde luisaient sous la paille sombre de son chapeau, et Lola, arrivée le matin avec sa tante, la grosse Argentine; puis les douairières et leurs suivantes. Lui… lui n'était pas là.

Un soupir de délivrance souleva sa poitrine, mais s'étouffa aussitôt. Car, au moment même, elle l'apercevait qui entrait, correct, calme avec son aisance audacieuse. Comment avait-elle pu supposer qu'il ne viendrait pas, quand ce n'eût été que pour sa mère qu'il entourait toujours – elle l'avait constaté – d'un affectueux respect…

En gagnant sa place, il leva la tête vers la tribune. Mais il ne pouvait la voir, car elle s'était adossée au mur, en arrière, loin de l'orgue; de toute sa volonté, raidie contre l'orage qui la bouleversait toute. Avec une âme étrangère, elle regardait les petites, voilées de blanc pour la procession, les garçonnets, gauches dans leurs vêtements de fête; les abbés disposés en couronne dans les stalles, autour de l'évêque, solennel en son fauteuil de cérémonie couronné d'un dais; et le prêtre qui officiait, revêtu de l'étincelante chasuble, offerte par Mme de Ryeux; et les chantres dont les voix campagnardes clamaient les prières liturgiques; et la foule endimanchée des fidèles…

Elle ne priait pas. Car il n'y avait pas de foi ni d'élan religieux dans son âme absorbée par le seul souci de la vie. Et selon la parole du livre saint: «La grâce ne fructifie pas en ceux qui ont le goût des choses de la terre.»

Dans ses yeux, dans son cerveau, dans son cœur, elle avait l'obsédante vision d'une clairière ensoleillée, d'un visage d'homme penché vers le sien avec une expression que jamais encore elle n'y avait vue… Sur ses lèvres, bien qu'elle les eût inondées d'eau froide, dans sa chambre, il lui semblait sentir encore la bouche frémissante qui lui avait murmuré des mots que leur accent rendait inoubliables…

Comment, pourquoi ne s'était-elle pas révoltée mieux contre la brutalité du geste?.. Comment l'avait-elle subi un instant, non pas seulement vaincue par la force… mais grisée soudain comme par un philtre enivrant et terrible… Oh! cette défaillance inexplicable qu'elle avait eue là!.. Quelle colère, elle en éprouvait contre elle-même! Quel mépris pour la misérable créature qu'elle avait été en cette seconde-là; la même créature qui, dans le mystère de son cœur, tressaillait d'une allégresse insensée, quand il lui disait «qu'elle était tout pour lui… L'amour… seulement l'amour…» Et il était ivre d'elle…

– A quoi bon tenter de m'illusionner! précisait-elle, impitoyable, ces paroles m'étaient douces comme elles l'auraient été à la première gamine venue… Mais quelle fille suis-je donc! Est-ce que Sonia aurait dit vrai?.. Est-ce que je ne serais qu'une pauvre créature faite pour l'amour?..

– Mademoiselle Suzore, venez-vous? C'est le moment.

Elle tressaillit, arrachée au cercle de feu qui l'enserrait.

– Oui, je viens.

Elle était comme une créature qui reprend conscience d'elle-même; et elle eut une aspiration lente pour faire entrer dans son être, l'air qui chasserait le poids appesanti sur elle; puis elle prit son violon et vint se placer près de l'orgue.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 ağustos 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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