Kitabı oku: «Le chemin qui descend», sayfa 9
XIII
La vie intérieure de Claude était si intense, qu'en arrivant chez elle, après une course rapide, elle eût été bien en peine de dire si elle avait ou non, marché longtemps, tant elle avait songé, chemin faisant.
Elle traversa le jardinet du dispensaire, glacé par l'hiver, monta les quelques degrés du perron; et fut accueillie par la déclaration de la servante accourue à son coup de sonnette:
– Il y a un monsieur qui attend Mademoiselle depuis un bon moment.
– Qui m'attend?.. Moi?
– Oui, mademoiselle. Il a demandé en arrivant s'il pouvait voir Mademoiselle, qu'il voudrait bien lui causer un instant.
– Vous n'avez pas averti Madame?
– Mademoiselle sait bien que, aujourd'hui, Madame est au Comité.
– Bien… Je vais voir de quoi il s'agit.
A peine curieuse, ennuyée d'être dérangée, Claude entra tout droit dans le studio. Et devant elle, se leva Raymond de Ryeux qui lui disait gaiement, avec une désinvolture respectueuse:
– Je suis très indiscret de m'être ainsi installé chez vous, en votre absence. Mais j'avais à vous parler et comme votre femme de chambre…
Ici, une légère envie de rire monta aux lèvres de Claude devant l'appellation donnée à l'humble Caroline.
– …votre femme de chambre m'a dit que vous alliez rentrer, je me suis permis d'attendre.
– Vous avez eu raison, puisque me voilà. Mais une autre fois, ne vous fiez pas aux renseignements de Caroline. Je change très souvent de projets en route.
Il s'inclina.
– Heureusement, aujourd'hui, vous n'avez pas changé et j'ai le très grand plaisir de vous rencontrer.
Elle resta impassible, tout de suite un peu hautaine, devant les paroles inutilement aimables, dont elle repoussait l'hommage.
Lui, sans paraître remarquer cette attitude, continuait:
– Voici ce dont il s'agit. Mme de Ryeux aurait aimé que vous jouiez, pour commencer, les Airs tsiganes, dont vous lui aviez parlé, et elle m'a prié de vous demander si cette modification dans le programme était possible?
Claude se cabrait vite devant les voltes capricieuses des belles dames du monde; et sa voix était un peu brève, quand elle dit:
– Je verrai avec mon accompagnateur et je répondrai à Mme de Ryeux.
– Elle-même voulait vous écrire. Mais j'ai pensé qu'il était préférable de m'entendre avec vous, en m'excusant du changement qui, peut-être, pourrait vous contrarier ou vous gêner…
– En certains cas, il pourrait en être ainsi. Mais j'ai si souvent joué ces airs tsiganes que peu m'importe de les reprendre une fois de plus… Donc, s'il ne dépend que de moi, le désir de Mme de Ryeux pourra être réalisé.
Il y avait un congé dans l'accent de Claude. Mais Raymond de Ryeux ne parut pas s'en apercevoir et il continua, avec cette aisance qui lui donnait une sorte d'autorité dominatrice:
– Je vous remercie infiniment de votre bonne grâce… Voici donc réalisé, le but de ma visite. Maintenant il me reste à vous adresser une demande qui me paraît bien autrement difficile à vous exprimer.
Elle leva vers lui des prunelles interrogatives:
– Si difficile, vraiment?
D'un geste distrait, elle détachait sa veste et la rejetait près d'elle; de même, sa toque; puis elle écarta les boucles qui frôlaient son front.
Il la regardait, souple sous la blouse masculine de crêpe de Chine blanc, et dit drôlement, sans répondre à sa question:
– Vous avez l'air d'un papillon qui sort de sa chrysalide! Mais vous êtes moins intimidante en tenue de maison! J'aime mieux cela pour…
– Pour?..
– Pour vous confesser un très audacieux désir qui me hante depuis que je vous ai entendue à Landemer…
– Et ce désir, c'est?..
Intriguée, elle se penchait un peu vers lui. Dans les yeux, il avait une hésitation gaie, une sorte de prière caressante.
– Alors, je me risque… Vous allez être charitable et ne pas me renvoyer durement sur mes terres?..
– Dites… Nous verrons ensuite, fit-elle, un peu impérative.
– Eh bien, voilà… Que c'est donc embarrassant à demander!.. Je voudrais que, de temps à autre, quand vous en aurez le loisir, vous consentiez à faire un peu de musique avec moi…
Elle le contemplait, stupéfaite, avec une méfiance d'artiste pour les talents des gens du monde.
– Vous êtes donc un musicien exécutant?
– Exécutant… non comme un professionnel, bien entendu.
– Un bon amateur?
Il se mit à rire:
– Si je dis «oui», vous allez me juger bien outrecuidant!.. Si je dis «non», vous allez me trouver indigne…
– Alors, c'est moi qui serai orgueilleuse…
– Alors, je ne vois qu'un moyen de tirer la chose au clair… Ce serait, si voulez bien, me faire la charité d'un quart d'heure de votre temps… de tenter tout de suite l'expérience… Et puis, sans cérémonie, vous me direz ce que vous décidez!
Elle l'écoutait, si surprise par l'imprévu de la demande, que sa pensée en était désorientée. Quelle bizarre proposition, il exprimait là! Pourquoi voulait-il faire de la musique avec elle?.. Par amour de l'art?.. Par désœuvrement?.. Ou pour se rapprocher d'elle?..
Car elle savait déjà trop bien la vie, pour n'avoir pas compris qu'elle inspirait un goût très vif à cet homme, qu'on lui avait dit, d'ailleurs, être toujours occupé d'une femme ou d'une autre… Et, à cause de cela, elle le considérait du haut de son orgueil d'Ève nouvelle qui a secoué le joug masculin.
Elle le tenait pour un inférieur dans la hiérarchie des valeurs morales… Et cependant, elle devait reconnaître que, à sa manière, il avait une personnalité qu'elle observait, comme elle eût étudié un objet de luxe, pourvu d'un mécanisme neuf pour sa curiosité d'analyste.
Elle ne lui avait pas répondu; il reprit:
– Vous trouvez ma proposition stupide et indiscrète, n'est-il pas vrai?
Brièvement, elle dit:
– Je ne donne pas de leçons.
– Mais… mais… je ne vous en demande pas du tout!.. Je suis bien trop vieux pour faire un écolier! Je cherche seulement mon plaisir, en égoïste.
Ironique, elle interrompit:
– Votre écurie de courses ne vous suffit donc pas?
– Non, certes!.. Je suis très gourmand… voire aussi très difficile, sur le chapitre de mes distractions…
– Ah!.. Et la musique à deux en est une pour vous?
– Même la musique tout seul!
– Nous avons déjà parlé de nos goûts respectifs. Comment ne m'aviez-vous donc jamais raconté que vous êtes un musicien fervent et pratiquant!
– Parce que l'occasion ne s'en est pas trouvée… Mais vous pensez bien que j'ai été, jadis, un petit garçon trop bien élevé, selon les règles, pour n'avoir pas, dès ma prime jeunesse, appris le piano. Par hasard, il s'est trouvé que cette étude-là m'a follement amusé; et, par exception aussi, j'ai toujours travaillé, même avec passion. J'ai eu la chance d'être très bien dirigé. J'ai ensuite fait beaucoup de musique avec des gens qui étaient de vrais artistes; et, aujourd'hui, j'ai l'impérieuse tentation d'en faire avec vous, si vous m'en jugez digne. Voilà!.. Puisque vous consentez à jouer aux thés de Mme de Ryeux, pourquoi ne voudriez-vous pas jouer avec moi, en votre particulier, dans l'intimité de votre salon?..
Il y avait une prière presque câline, dans son accent; et il était évidemment très sincère dans son désir de faire avec elle de la musique. Mais pourquoi ce désir?..
La question se précisa encore une seconde dans le cerveau de Claude. Puis, elle eut un inconscient geste d'épaules. Après tout, que lui importait?.. Ce ne serait certes pas la première fois qu'elle travaillerait en de telles conditions… Le seul point intéressant était de savoir ce dont il était capable et alors elle déciderait, résolue à se dérober si la séance devait être une corvée. Mais, de toute évidence, la raison commandait d'essayer; dans sa carrière d'artiste, il fallait bien se soumettre aux exigences de sa volonté d'arriver… – comme on va vers le but, sans souci de l'effort. Et décidée, brusquement, elle consentit:
– Soit!.. Essayons tout de suite, puisque vous le désirez.
– Bien volontiers!.. Faites-moi passer mon examen. Je me sens envahi par une horrible timidité; mais je vous suis très reconnaissant!
Il avait l'air si enchanté qu'elle s'étonna; surprise aussi de l'éclair, ardent comme un cri de victoire, qu'elle avait surpris dans ses prunelles de fauve.
Était-il donc, à ce point, sûr de lui?.. Ou bien inconscient?..
Elle lui dit:
– Regardez dans la musique qui est là si quelque chose vous convient. Je prends mon violon.
Il feuilleta les cahiers, lisant les titres.
– Oh cela!.. J'adore cela!.. Voulez-vous?
– Oui…
Il avait choisi une sonate de Franck, dont l'accompagnement était difficile. Elle le savait, et curieuse, elle attendit.
Il s'était assis au piano et préluda.
Alors, dès les premières mesures, elle comprit la tranquille aisance de sa proposition. Autant qu'elle-même, il comprenait, sentait la musique, et il jouait en exécutant rompu aux difficultés.
Tout de suite, sans même qu'elle en prit conscience, ce devint pour elle une jouissance de jouer avec un tel accompagnateur qui la suivait, non pas servilement, mais note à note, avec une surprenante intuition de ce qu'elle souhaitait, du caractère de l'œuvre, de l'interprétation qu'elle lui donnait…
Quand tous deux s'arrêtèrent, avec un ensemble de professionnels, une exclamation très sincère jaillit des lèvres de Claude:
– C'est charmant de jouer avec vous!
– Alors… je suis reçu?
– Oui, l'examen a été très bon.
Elle reposait son violon, retrouvant le souvenir des occupations multiples, qui devaient remplir la fin de sa journée.
– Donc, nous recommencerons.
– Quand j'aurai le temps, oui, fit-elle, ne sachant plus si elle était, ou non, irritée de cette insistance qu'il avait le don de rendre un hommage très flatteur. Maintenant, il faut que je travaille et je vais, sans façon, vous mettre à la porte.
Mais ici elle fut interrompue par un coup discret frappé derrière la portière.
– Entrez! dit-elle.
Ce fut la modeste Caroline qui apparut, porteuse d'un plateau où une tasse était préparée avec du pain.
– Il est quatre heures; c'est le thé de Mademoiselle.
– Bien, posez là le plateau.
Elle expliquait alertement:
– Nous sommes ici des personnes éprises d'exactitude; et Caroline est dressée à cet effet. Puis-je vous offrir une tasse avant de nous séparer?
Il la regarda interrogativement. Une lueur flambait dans ses prunelles dorées.
– Serai-je très indiscret en acceptant?.. J'en ai bien grande envie…
– Alors, acceptez, si vous ne redoutez pas le thé pris en camp volant, debout, comme à Jobourg.
– Ça m'est bien égal…
– Alors, Caroline, apportez vite une seconde tasse!
Sans s'asseoir, elle versait le liquide fumant et le présenta à son visiteur, en lui offrant le sucrier. Avec malice, il remarqua gaiement:
– Vous aimez beaucoup les repas debout?
– Qu'en savez-vous?
– Vous m'aviez confié, à Jobourg, que vous alliez parfois dans un restaurant où vous croquiez ainsi votre déjeuner.
– Par exception! Aujourd'hui encore, j'y suis allée avec des amies… Nous étions assises, telles des sybarites; et nous avons pu bien discuter à notre aise…
– Discuter?
– Oui… Nous aimons beaucoup remuer, sans cérémonie, les idées entre nous!
– Et vous en avez remué sur?..
– La thèse qui remplit la pièce jouée en ce moment à l'Odéon.
– La Libérée?… Vous l'avez vue?
– Non, j'y vais ce soir.
– Tiens, nous aussi! Quelle bonne chance!.. Je vous chercherai!
Elle se mit à rire.
– Ce sera bien inutile, vous ne me trouverez pas. Nous serons perchées à des hauteurs où vos yeux de monsieur très chic ne sauraient atteindre!
Il eut cette fois un geste impatient et la regarda, irrité sincèrement.
– Pourquoi êtes-vous, ainsi, dédaigneuse à mon endroit? Après tout, il n'y a aucun déshonneur à être ce qu'on a coutume d'appeler «un homme du monde». Vous êtes tellement de parti pris que des apaches, ma parole! vous paraîtraient plus intéressants…
– Naturellement, pour peu qu'ils aient une personnalité originale… ou forte… Et je leur donnerais plus d'attention qu'aux beaux messieurs dont la vie et le cerveau sont le vide même, pour les trois quarts… Je dis les trois quarts, remarquez… pour être juste!
– Juste?.. Mais vous ne l'êtes pas du tout… Vous ne voulez pas admettre qu'à notre manière, – je n'ai pas la prétention d'appartenir au quart, sauvé de votre condamnation… – nous mettons, nous aussi, des choses intéressantes dans notre vie… Seulement, ce ne sont pas celles que vous qualifiez ainsi… Avouez que toutes les natures et tous les milieux ne réclament pas les mêmes aliments…
– J'avoue… Oh! j'avoue! Je crois que l'espèce humaine est, en effet, formée d'individualités très diverses. Mais vous ne pouvez vous étonner si les non-valeurs me paraissent des quantités négligeables…
– Enfin pourquoi vouloir absolument que les infortunés, coupables d'avoir des rentes, soient justement des non-valeurs?.. C'est là que je vous trouve d'une injustice révoltante!
Il parlait avec une indignation qui amena un sourire malicieux aux lèvres de Claude, et elle riposta, non moins vive:
– Est-ce injuste d'accorder une mince attention à ceux qui ne connaissent, dans l'existence, que le souci de leur propre bien-être, de leur luxe, de leurs plaisirs; qui se dérobent aux charges – parce qu'ennuyeuses! – dont tout homme doit prendre sa part?..
– Dites aux charges inutiles… Oh! je sais, il y a des gens qui ont la rage de se créer des devoirs à l'aide desquels ils trouvent surtout moyen de compliquer leur existence et celle des autres!.. Mademoiselle la rigoureuse moraliste, pourquoi voulez-vous que, sans nécessité, nous allions encombrer notre vie d'obligations insipides que rien ni personne ne nous impose?.. A notre place, qui ne ferait comme nous?..
Au plus intime du cœur de Claude, une fibre tressaillit. Est-ce que, depuis l'automne, à certaines heures, la même question lâche ne venait pas hanter son âme, troublée elle ne discernait pas par quoi…
Pour obéir à quelle loi, emprisonnait-elle sa jeunesse, sa vie, dans un étroit réseau de devoirs?..
Mais cela, c'était le secret de sa pensée; et elle dit seulement, avec un sourire de joyeuse ironie:
– Alors il ne me reste plus qu'à vous souhaiter la continuation de votre quiète existence, – puisqu'elle vous suffit et vous agrée si fort…
Elle reposait sa tasse vide sur la table, et il l'imita, comprenant que c'était la sagesse de ne pas demeurer davantage.
– J'ai abusé de votre temps d'une façon dont je suis confus et m'excuse, fit-il avec sa bonne grâce séduisante. Infiniment, je vous remercie de la musique, du thé, de votre indulgence… J'adore l'atmosphère de votre salon! Je suis sûr que si j'y venais souvent, je deviendrais digne de n'être plus englobé dans la piteuse phalange des hommes du monde!
Il se penchait pour baiser sa main, comme il avait voulu le faire le soir du concert; et comme ce soir-là, elle se déroba, un peu brusque:
– Vous tenez donc à me prendre pour une de vos belles dames?.. Je ne le permets pas…
– Je vous prends pour une vraie femme… délicieusement… et terriblement femme!.. Ah! oui, terriblement, malgré votre prétention de n'être qu'une farouche petite Walkyrie!..
Dans la pièce que le crépuscule envahissait, la voix de Raymond de Ryeux avait sonné, avec un accent plus bas, si singulier, qu'elle l'enveloppa d'un rapide coup d'œil. Puis elle jeta, moqueuse:
– C'est entendu, je suis une femme rare!.. Au revoir… Caroline, éclairez Monsieur… Qu'il ne s'égare pas dans les couloirs du dispensaire.
Il était sorti. Elle entendit la porte retomber.
Alors elle eut une respiration profonde. Une détente se faisait en elle, comme après les minutes de dépense nerveuse. Dans la pièce assombrie, elle demeurait debout, immobile. Ses yeux erraient sur la table où reposaient, l'une près de l'autre, les deux tasses à thé; sur le piano ouvert; sur la tache blanche du cahier de musique abandonné près de son violon…
Brusquement, elle se détourna, s'approcha de la cheminée où les bûches s'éteignaient, et les coudes appuyés sur le marbre, la tête posée sur ses mains jointes, elle regarda cette image qui était la sienne… Et ses yeux étaient durs.
A peine, elle la distinguait dans la nuit grandissante.
D'ailleurs, une autre la lui voilait… Un visage d'homme où la vie avait marqué ses griffes, argentant les cheveux; mais où luisaient – combien jeunes!.. – des prunelles audacieuses, câlines et volontaires… Un visage dont les lèvres prononçaient des paroles que jamais personne ne lui avait dites ainsi: «…Je vous prends pour une vraie femme, délicieusement… et terriblement femme…»
C'était là – coïncidence bizarre – la pensée exprimée par Sonia, ce même jour…
Elle secoua la tête avec une sorte de colère… Colère contre ceux qui la jugeaient ainsi… Colère contre elle-même qui s'était exposée à un tel jugement et avait permis qu'on le lui fît entendre… Passe encore pour Sonia, une amie, une femme… Mais Raymond de Ryeux, un étranger!.. Un homme… L'adversaire!
Avec son cerveau dressé à l'analyse, elle fouillait rudement dans l'intime domaine de son âme. Et impitoyable, sa pensée précisa:
– Je mérite mon humiliation… J'ai cédé au désir de cet homme, d'user de mon talent pour son plaisir… Je ne lui ai pas refusé de recommencer… A la nouvelle Claude qui vit en moi, il ne déplaît pas de le voir intéressé, troublé par elle… A quoi bon vouloir me le cacher?.. Une misérable fibre a tressailli dans je ne sais quel bas-fond de mon être, quand il m'a dit les mots que je ne devais pas lui permettre… Quelle honteuse faiblesse et que je me méprise de m'y être abaissée.
Un souvenir déchira son cerveau. Le matin même, elle avait entendu un psychologue professer que, fatalement, la femme répond à l'appel de l'homme. Elle s'était révoltée; et voici qu'elle-même, l'orgueilleuse Claude, l'affranchie, avait subi l'indéniable séduction de ce clubman désœuvré.
Pourtant, elle le savait bien, ce que vaut une attention d'homme… Et aussi, à quoi tend cette attention!
D'un mouvement vif, elle se redressa, une flamme dans les yeux:
– Ah! monsieur de Ryeux, la musique et moi nous vous plaisons fort! La musique, je vous l'abandonne. Mais moi, je ne suis pas un joujou créé pour votre distraction. Il vous faudra, bon gré mal gré, vous en apercevoir! Et maintenant, c'est fini de connaître votre existence!..
De nouveau, elle eut une large inspiration. Une imperceptible odeur de cigare et de chypre imprégnait l'air de la pièce. D'un geste presque violent, elle ouvrit, large, la fenêtre. L'air glacial de la nuit d'hiver s'engouffra dans le studio.
Sans y prendre garde, le visage dur, elle s'assit à la table de travail et attira les notes qu'elle devait transcrire.
XIV
Claude traversa le majestueux vestibule de l'hôtel de Ryeux où s'échelonnait la haie des valets de pied, et, conduite par un domestique, elle gagna le petit salon qui avait été réservé aux artistes. Il était désert. Ni son accompagnateur, – celui que protégeait Hugaye, – ni la chanteuse n'étaient encore arrivés. Elle jeta un coup d'œil vers la pendule. En effet, elle était un peu en avance, la voiture qu'elle avait prise l'ayant conduite plus vite qu'elle ne l'avait prévu.
Elle rejeta son manteau et eut son geste familier pour repousser une boucle sombre qui retombait bas sur la tempe.
Une grande glace lui renvoya son image, haute et svelte dans la robe blanche, de souple mousseline de l'Inde que voilait, emprisonnant le buste et les hanches, une sorte de blouse lâche, retenue à la taille par la ceinture ancienne admirablement ouvragée; une blouse pareille à quelque chasuble byzantine, brodée d'arabesques d'un or éteint sur l'indéfinissable et chaud coloris de la soie d'un rose safrané.
Sous la manche légère, arrêtée au coude, les bras apparaissaient nus, comme le cou dégagé par l'échancrure large de la blouse.
Il fallait son goût d'artiste – et son dédain de la mode – pour avoir su se vêtir en si parfaite harmonie avec le type original de son visage.
Mais elle ne paraissait guère y prendre garde.
Comme elle eût contemplé une étrangère, elle se regardait, sans coquetterie ni complaisance, seulement parce qu'elle savait, instruite par l'expérience, pour quelle sensible part entre l'extérieur d'une artiste dans son succès. Là aussi, il ne fallait pas de notes fausses.
Puis, son rapide examen terminé, elle se rapprocha des portières entre-bâillées qui lui permettaient d'entrevoir son public dont elle entendait voleter les propos.
C'était bien le même qu'elle avait coutume de trouver dans les thés de haute allure où elle était conviée à se faire entendre.
Dans le cadre somptueux du grand salon, ouvert sur une galerie dont elle distinguait les panneaux, pur dix-huitième siècle, elle apercevait des femmes bavardant par groupes, délicieusement habillées, selon la formule imposée par la mode.
Des hommes aussi étaient là; de ceux qui n'ont rien à démêler avec la rude loi du travail et vivent pour le flirt, sinon pour l'amour; pour le jeu, les chevaux, rarement pour l'art, et presque jamais pour le travail cérébral.
Tous ces hommes de cercle étaient de ceux que Claude considérait comme d'espèce tout à fait inférieure; et son regard les effleura en conséquence, si parfaitement chics, de vêtements et de tenue, auprès de ces femmes élégantes, créatures de luxe, avec lesquelles ils étaient bien de niveau.
A sa grande surprise, tout à coup, elle reconnut Hugaye. Comment lui, l'austère socialiste, se trouvait-il mêlé à cette brillante cohue où des rires trouaient la rumeur des propos entre-croisés?
Que tous ces mondains, occupés si évidemment par leurs potinages, semblaient donc peu fait pour sentir, ou comprendre, la musique qu'avait décidé de leur faire entendre la maîtresse du logis!
Celle-ci, Claude, soudain, venait de la découvrir, assise sur une banquette basse, au milieu d'un cercle mi-féminin mi-masculin, où l'on paraissait s'amuser fort. Debout derrière elle, se penchait Lola Alviradès qui, tout en bavardant, lui frôlait la nuque d'un doigt câlin. Elle riait et, entre les lèvres pourpres à l'excès, luisaient ses petites dents de chatte. Près de son amie, elle avait une attitude d'enfant gâtée qui se sait tout permis.
Quelle mine impatiente devait avoir le seigneur du lieu s'il les voyait ainsi!..
Mais était-il là?.. Claude ne l'apercevait pas. Peut-être, après tout, il n'assistait pas aux réceptions de sa femme…
Et quelque chose qui ressemblait à un regret traversa obscurément sa pensée. Celui-là, du moins, eût valu la peine qu'elle fît de la musique devant lui…
Mais son regard suivant les groupes, elle le vit… Vers une très jolie femme, assise imperceptiblement à l'écart, il se penchait, lui parlant de fort près; et elle riait, les prunelles luisantes entre les cils abaissés un peu, haussant à demi les épaules.
Tout à coup, un domestique s'approcha respectueusement de lui, et, discret, lui murmura quelques paroles. Alors il se redressa et dut adresser des mots d'excuse et de regret à la jeune femme qu'il semblait quitter. Elle eut pour lui un geste de congé qui était tout ensemble moqueur et d'une grâce si provocante, qu'elle le retint encore un instant.
Mais d'autres hommes se rapprochaient. Alors, il la quitta.
Presque aussitôt, la portière du petit salon était écartée par une main autoritaire. Raymond de Ryeux entrait.
A la vue de la jeune fille, il s'arrêta court avec une sorte d'exclamation qui avait dû échapper à sa volonté:
– Oh!..
Son regard l'enveloppait, si violemment admiratif, qu'une imperceptible rougeur monta au visage de Claude.
De cette voix changée, devenue sourde, qu'elle lui avait entendue une fois, dans leur dernière rencontre, il articula presque rudement, les yeux attachés sur elle:
– Vous doutez-vous un peu de l'impression que vous pouvez éveiller sur ceux qui vous approchent?.. Surtout, chez ceux-là qui adorent la beauté féminine?..
Leurs regards se croisaient; un éclair y luisait.
– Mais je n'ai pas, que je sache, à m'occuper de cette impression, fit-elle avec une aisance hautaine. La seule qui puisse m'intéresser, c'est celle que mon jeu doit éveiller chez vos invités!..
– Et je vous en suis profondément reconnaissant!
Il était redevenu tout à fait maître de lui-même; et avec ce sourire dont elle reconnaissait l'impérieuse séduction, il pria:
– Ne m'en veuillez pas de m'être comporté en gamin mal élevé qui ne dissimule pas ses admirations, alors même que la… correction le lui impose. Mais c'était la première fois qu'il m'était donné de vous voir…
– En tenue d'artiste?.. Tant mieux si vous me trouvez à la hauteur de vos invités!
Elle riait un peu, ayant parlé avec un accent d'insouciance moqueuse.
Il continua, sans insister, reprenant son ton de courtoisie que, chez lui, il avait très marqué:
– Vous devez nous trouver des maîtres de maison bien peu hospitaliers de vous laisser seule ainsi?.. Mais Mme de Ryeux est absorbée par ses hôtes, et je viens d'être, à l'instant, averti de votre arrivée.
– Je ne suis ici que depuis un très court moment.
– Et, pour vous distraire, vous vous étiez tout de suite mise à observer la comédie que nous vous jouons sans le vouloir.
– Les personnages en sont très brillants.
Comme lui, elle parlait sur un ton de badinage.
– Vous avez l'air de dire «trop brillants». J'espère que vous allez cependant jouer pour eux comme pour vos ouvriers de Charonne.
De nouveau, elle riait, amusée et de son insistance et de la sincérité de son souci inquiet.
– Je tâcherai…
– Savez-vous que cette vague assurance ne me satisfait pas du tout? Car enfin ma responsabilité est grande… C'est moi qui vous ai si bien célébrée que Mme de Ryeux s'est enthousiasmée de votre talent, sur ma parole. Aussi vous comprenez pourquoi je vous dis «Soyez généreuse… Ne me répondez pas: «Je tâcherai» mais «Je jouerai comme je sais jouer…» Je vous en prie…»
Il avait une manière de dire «Je vous en prie» qui ressemblait à un ordre.
Mais le sourire effaçait l'ordre.
– Oui… sûrement… si je veux!..
– Mais vous voudrez, n'est-ce pas?..
– Il est probable!.. parce que je suis très honnête. J'ai mon orgueil d'artiste.
– Quelle chance, que vous soyez orgueilleuse! Votre aveu me rend toute sécurité! Mais pourquoi êtes-vous si désagréable avec moi?..
– Suis-je donc désagréable?.. Alors je vous en adresse mes excuses. Je me croyais très polie…
– Oh! certainement, vous ne me dites pas, pour le moment… de cruelles impertinences! Vous me répondez en petite fille bien élevée…
Elle eut un rire gai:
– Alors, de quoi vous plaignez-vous?
Il riait aussi, l'expression du visage devenait tout ensemble gamine, ardente et volontaire. Ses yeux ne quittaient pas le blanc visage, coiffé de boucles sombres, comme s'ils n'eussent pu se lasser de le contempler.
– Je voudrais que vous ne soyez pas seulement polie… mais aimable!
Elle eut un geste insouciant.
– Aimable?.. Autrement dit, n'est-ce pas, dans le jargon du monde, vous désireriez que je fasse des «frais»?.. Mais je suis comme je sens; et, – je trouve, – comme il convient en les conditions où nous sommes: deux étrangers qui nous rencontrons pour la distraction de vos invités. Je vais remplir ma tâche. Vous êtes, à mon égard, un hôte très courtois… Mais l'amabilité, vous m'avouerez, n'a rien à faire entre nous…
– Bon!.. Pour une déclaration de principes, c'en est une!.. Alors je ne vais plus oser vous avouer que je nourrissais une ambition…
– Ah!.. Et laquelle?
– J'avais l'ambition que nous devenions amis…
– Rien que cela!
Elle arrêtait sur lui ses prunelles sombres où il y avait un regard de fille qui connaît la vie, – moqueur, et dur un peu.
– Amis?.. Mais vous savez comme moi, j'imagine, – mieux encore même, probablement, – que l'amitié entre un homme et une femme est un mythe: sauf peut-être le cas où ce sont de très vieilles personnes qui l'éprouvent… Pour les autres, les gens éclairés vous diront qu'elles ne peuvent espérer trouver, à leur usage, que le flirt ou l'amour. Or…
Elle s'arrêta; et cet imperceptible arrêt faisait, de ses paroles, dites cependant du même accent de badinage, une déclaration très nette:
– Or ni le flirt ni l'amour ne me tentent. Donc, nous n'avons qu'à rester chacun sur nos terres, ainsi que de bons voisins dont les rapports ne peuvent se borner qu'à des saluts polis…
Il la sentit très sincère. Ce n'était pas par coquetterie qu'elle parlait ainsi. Sur cette fière et indépendante créature il n'avait aucune prise… – encore! Et elle lui paraissait d'autant plus séduisante qu'elle se révélait plus difficile à vaincre.
Brusquement, il lança:
– Vous refusez ce que vous ignorez.
– Quoi?
Il eut sur elle un regard qui l'enveloppait toute.
Mais il ne lui répondit pas. La portière s'écartait pour laisser entrer deux nouveaux venus: une femme d'une quarantaine d'années, imperceptiblement marquée sous un très discret et très habile maquillage de salon, un type de Nattier, rond et fin, aux pommettes très roses, avivant l'éclat des yeux noirs. C'était la chanteuse qui, avec Claude, devait former l'élément musical de la réception. Et, derrière elle, timide, un peu gauche, l'accompagnateur, très confus d'être en retard, – à son ordinaire.
Mais Claude, parce qu'il avait beaucoup de talent, était pleine de mansuétude à son égard, – comme pour tous les humbles d'ailleurs. Elle lui tendit la main amicalement et le présenta à Raymond de Ryeux, qui le recevait avec une politesse distante, inconsciemment irrité de l'accueil que lui faisait Claude. Jamais, lui, n'en avait reçu de pareil!
En revanche, il fut très empressé auprès de la chanteuse qui répondait en femme du monde, – qu'elle était d'ailleurs; car c'était seulement la ruine, après un veuvage imprévu, qui l'avait amenée à utiliser sa belle voix.
L'échange des propos fut brusquement arrêté. Mme de Ryeux entrait, la voix impatiente, tendant une main distraite à Claude et à la chanteuse, Mme Dancenay.
– Je viens seulement d'apprendre que Mlle Suzore était arrivée. Au lieu de tenir salon avec elle, ici, vous auriez pu, Raymond, me faire avertir.
Il ne se troubla pas et eut un geste d'indifférence.
– Ma chère, je pensais que vos domestiques étaient là pour le faire et je tenais compagnie à Mademoiselle en vous attendant. Puisque vous voici, je vous laisse avec ces dames et vais vous remplacer auprès de vos invités.
– Mais je retourne, moi aussi, tout de suite dans le salon. Mlle Suzore, nous étions convenus que vous commenceriez, si je ne me trompe? Êtes-vous prête?