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Kitabı oku: «La grande ombre», sayfa 2

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II – LA COUSINE EDIE DEYEMOUTH

Quelques années auparavant, alors que j'étais un tout jeune garçon, la fille unique du frère de mon père était venue nous faire une visite de cinq semaines.

Willie Calder s'était établi à Eyemouth comme fabricant de filets de pêche, et il avait tiré meilleur parti du fil à tisser que nous n'étions sans doute destinés à faire des genêts et des landes sablonneuses de West Inch.

Sa fille, Edie Calder, arriva donc en beau corsage rouge, coiffée d'un chapeau de cinq shillings et accompagnée d'une caisse d'effets, devant laquelle les yeux de ma mère lui sortirent de la tête comme ceux d'un crabe.

C'était étonnant de la voir dépenser sans compter, elle qui n'était qu'une gamine.

Elle donna au voiturier tout ce qu'il lui demanda, et en plus une belle pièce de deux pence, à laquelle il n'avait aucun droit.

Elle ne faisait pas plus de cas de la bière au gingembre que si c'eût été de l'eau, et il lui fallait du sucre pour son thé, du beurre pour son pain, tout comme si elle avait été une Anglaise.

Je ne faisais pas grand cas des jeunes filles en ce temps-là, car j'avais peine à comprendre dans quel but elles avaient été créées.

Aucun de nous, chez Birtwhistle, n'avait beaucoup pensé à elles, mais les plus petits semblaient être les plus raisonnables, car quand les gamins commençaient à grandir, ils se montraient moins tranchants sur ce point.

Quant à nous, les tout petits, nous étions tous d'un même avis: une créature qui ne peut pas se battre, qui passe son temps à colporter des histoires, et qui n'arrive même à lancer une pierre qu'en agitant le bras en l'air aussi gauchement que si c'était un chiffon, n'était bonne à rien du tout.

Et puis il faut voir les airs qu'elles se donnent: on dirait qu'elles font le père et la mère en une seule personne, elles se mêlent sans cesse de nos jeux pour nous dire: « Jimmy, votre doigt de pied passe à travers votre soulier. » ou bien encore: « Rentrez chez vous, sale enfant, et allez vous laver » au point que rien qu'à les voir, nous en avions assez.

Aussi quand celle-là vint à la ferme de West Inch, je ne fus pas enchanté de la voir.

Nous étions en vacances.

J'avais alors douze ans.

Elle en avait onze.

C'était une fillette mince, grande pour son âge, aux yeux noirs et aux façons les plus bizarres.

Elle était tout le temps à regarder fixement devant elle, les lèvres entrouvertes, comme si elle voyait quelque chose d'extraordinaire, mais quand je me postais derrière elle, et que je regardais dans la même direction, je n'apercevais que l'abreuvoir des moutons ou bien le tas de fumier, ou encore les culottes de papa suspendues avec le reste du linge à sécher.

Puis, si elle apercevait une touffe de bruyère ou de fougère, ou n'importe quel objet tout aussi commun, elle restait en contemplation.

Elle s'écriait:

– Comme c'est beau! comme c'est parfait!

On eût dit que c'était un tableau en peinture.

Elle n'aimait pas à jouer, mais souvent je la faisais jouer au chat perché; ça manquait d'animation, car j'arrivais toujours à l'attraper en trois sauts, tandis qu'elle ne m'attrapait jamais, bien qu'elle fit autant de bruit, autant d'embarras que dix garçons.

Quand je me mettais à lui dire qu'elle n'était bonne à rien, que son père était bien sot de l'élever comme cela, elle pleurait, disait que jétais un petit butor, qu'elle retournerait chez elle ce soir même, et qu'elle ne me pardonnerait de la vie.

Mais au bout de cinq minutes, elle ne pensait plus à rien de tout cela.

Ce qu'il y avait d'étrange, c'est qu'elle avait plus d'affection pour moi que je n'en avais pour elle, qu'elle ne me laissait jamais tranquille.

Elle était toujours à me guetter, à courir après moi, et à dire alors: « Tiens! vous êtes là! » en faisant l'étonnée.

Mais bientôt je maperçus qu'elle avait aussi de bons côtés.

Elle me donnait quelquefois des pennies, tellement qu'une fois j'en eus quatre dans la poche, mais ce qu'il y avait de mieux en elle, c'étaient les histoires qu'elle savait conter.

Elle avait une peur affreuse des grenouilles.

Aussi je ne manquais pas d'en apporter une, et de lui dire que je la lui mettrais dans le coup à moins qu'elle ne me contât une histoire.

Cela l'aidait à commencer, mais une fois en train, c'était étonnant comme elle allait.

Et à entendre les choses qui lui étaient arrivées, cela vous coupait la respiration.

Il y avait un pirate barbaresque qui était allé à Eyemouth.

Il devait revenir dans cinq ans avec un vaisseau chargé d'or pour faire d'elle sa femme.

Et il y avait un chevalier errant qui lui aussi était allé à Eyemouth et il lui avait donné comme gage un anneau qu'il reprendrait à son retour, disait-il.

Et elle me montra l'anneau, qui ressemblait à s'y méprendre à ceux qui soutenaient les rideaux de mon lit, mais elle soutenait que celui-là était en or vierge.

Je lui demandai ce que ferait le chevalier s'il rencontrait le pirate barbaresque.

Elle me répondit qu'il lui ferait sauter la tête de dessus les épaules.

Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien trouver en elle?

Cela dépassait mon intelligence.

Puis elle me dit que pendant son voyage à destination de West Inch, elle avait été suivie par un prince déguisé.

Je lui demandai à quoi elle avait reconnu que c'était un prince.

Elle me répondit:

– À son déguisement.

Un autre jour, elle dit que son père composait une énigme, que quand elle serait prête, il la mettrait dans les journaux, et celui qui la devinerait aurait la moitié de sa fortune et la main de sa fille.

Je lui dis que j'étais fort sur les énigmes, et qu'il faudrait qu'elle me l'envoyât des qu'elle serait prête.

Elle dit que ce serait dans la Gazette de Berwick, et voulut savoir ce que je ferais d'elle quand je l'aurais gagnée.

Je répondis que je la vendrais aux enchères, pour le prix qu'on m'offrirait, mais ce soir-là elle ne voulut plus conter d'histoires, car elle était très susceptible dans certains cas.

Jim Horscroft était absent pendant le temps que la cousine Edie passa chez nous.

Il revint la semaine même où elle partit, et je me rappelle combien je fus surpris qu'il fit la moindre question ou montrât quelque intérêt au sujet d'une simple fillette.

Il me demanda si elle était jolie, et quand j'eus dit que je n'y avais pas fait attention, il éclata de rire, me qualifia de taupe, et dit qu'un jour ou l'autre j'ouvrirais les yeux.

Mais il ne tarda pas à s'occuper de tout autre chose, et je n'eus plus une pensée pour Edie, jusqu'au jour où elle prit bel et bien ma vie entre ses mains et la tordit comme je pourrais tordre cette plume d'oie.

C'était en 1813.

J'avais quitté l'école, et j'avais déjà dix-huit ans, au moins quarante poils sur la lèvre supérieure, et lespérance den avoir bien davantage.

Javais changé depuis mon départ de lécole.

Je ne madonnais plus aux jeux avec la même ardeur.

Au lieu de cela il marrivait de rester allongé sur la pente de la lande, du côté ensoleillé, les lèvres entrouvertes, et regardant fixement devant moi, tout comme le faisait souvent la cousine Edie.

Jusqualors je métais tenu pour satisfait, je trouvais mon existence remplie, du moment que je pouvais courir plus vite et sauter plus haut que mon prochain.

Mais maintenant, comme tout cela me paraissait peu de chose!

Je soupirais, je levais les yeux vers la vaste voûte du ciel, puis je les portais sur la surface bleue de la mer.

Je sentais quil me manquait quelque chose, mais je narrivais point à pouvoir dire ce quétait cette chose.

Et mon caractère prit de la vivacité.

Il me semblait que tous mes nerfs étaient agacés.

Si ma mère me demandait de quoi je souffrais, ou que mon père me parlât de mettre la main au travail, je me laissais aller à répondre en termes si âpres, si amers que depuis j'en ai souvent éprouvé du chagrin.

Ah! on peut avoir plus d'une femme, et plus d'un enfant, et plus d'un ami, mais on ne peut avoir qu'une mère.

Aussi doit-on la ménager aussi longtemps, qu'on l'a.

Un jour, comme je rentrais en tête du troupeau, je vis mon père assis, une lettre à la main.

C'était un événement fort rare chez nous, excepté quand l'agent écrivait pour le terme.

En m'approchant de lui, je vis qu'il pleurait, et je restai à ouvrir de grands yeux, car je m'étais toujours figuré que c'était là une chose impossible à un homme.

Je le voyais fort bien à présent, car il avait à travers sa joue pâlie une ride si profonde, qu'aucune larme ne pouvait la franchir.

Il fallait qu'elle glissât de côté jusqu'à son oreille, d'où elle tombait sur la feuille de papier.

Ma mère était assise près de lui et lui caressait la main, comme elle caressait le dos du chat pour le calmer.

– Oui, Jeannie, disait-il, le pauvre Willie est mort. Cette lettre vient de l'homme de loi. La chose est arrivée subitement. Autrement on nous aurait écrit. Un anthrax, dit-il, et un flux de sang à la tête.

– Ah! Alors ses peines sont finies, dit ma mère.

Mon père essuya ses oreilles avec la nappe de la table.

– Il a laissé toutes ses économies à sa fille, dit-il, et si elle n'a pas changé, par Dieu, de ce qu'elle promettait d'être, elle n'en aura pas pour longtemps. Vous vous rappelez ce qu'elle disait, sous ce toit même, du thé trop faible, et cela pour du thé à sept shillings la livre.

Ma mère hocha la tête et considéra les pièces de lard suspendues au plafond.

– Il ne dit pas combien elle aura, reprit-il, mais elle en aura assez, et de reste. Elle doit venir habiter avec nous, car ça été son dernier désir.

– Il faudra qu'elle paie son entretien, s'écria ma mère avec âpreté.

Je fus fâché de l'entendre parler d'argent dans un tel moment, mais après tout, si elle n'avait pas été aussi âpre, nous aurions été jetés dehors au bout de douze mois.

– Oui, elle paiera. Elle arrive aujourd'hui même. Jock, mon garçon, vous aurez la bonté de partir avec la charrette pour Ayton, et d'attendre la diligence du soir. Votre cousine Edie y sera, et vous pourrez l'amener à West Inch.

Je me mis donc en route à cinq heures et quart avec la Souter Johnnie, notre jument de quinze ans aux longs poils, et notre charrette avec la caisse repeinte à neuf qui ne nous servait que dans les grands jours.

La diligence apparut au moment même où j'arrivais, et moi, comme un niais de jeune campagnard, sans songer aux années qui s'étaient écoulées, je cherchais dans la foule aux environs de l'auberge un bout de fille en jupe courte arrivant à peine aux genoux.

Et comme je m'avançais obliquement, le cou tendu, je me sentis toucher le coude, et me trouvai en face d'une dame vêtue de noirs debout sur les marches, et j'appris que c'était ma cousine Edie.

Je le savais, dis-je, et pourtant si elle ne m'avait pas touché, j'aurais pu passer vingt fois près d'elle sans la reconnaître.

Ma parole, si Jim Horscroft m'avait alors demandé si elle était jolie ou non, je n'aurais su que lui répondre.

Elle était brune, bien plus brune que ne le sont ordinairement nos jeunes filles du border, et pourtant à travers ce teint charmant, s'entrevoyait une nuance de carmin pareille à la teinte plus chaude qu'on remarque au centre d'une rose soufre.

Ses lèvres étaient rouges, exprimant la douceur, et la fermeté, mais dès ce moment même, je vis au premier coup d'oeil flotter au fond de ses grands yeux une expression de malice narquoise.

Elle s'empara de moi séance tenante, comme si j'avais fait partie de son héritage. Elle allongea la main et me cueillit.

Elle était en toilette de deuil, comme je l'ai dit, et dans un costume qui me fit l'effet d'une mode extraordinaire, et elle portait un voile noir qu'elle avait écarté de devant sa figure.

– Ah! Jock, me dit-elle en mettant dans son anglais un accent maniéré qu'elle avait appris à la pension. Non, non, nous sommes un peu trop grands pour cela?..

Cela, c'était parce que, avec ma sotte gaucherie, j'avançais ma figure brune pour l'embrasser, comme je l'avais fait la dernière fois que nous nous étions vus…

– Soyez bon garçon et donnez un shilling au conducteur, qui a été extrêmement complaisant pour moi pendant le trajet.

Je rougis jusqu'aux oreilles, car je n'avais en poche qu'une pièce d'argent de quatre pence.

Jamais le manque d'argent ne me parut plus pénible qu'à ce moment- là.

Mais elle me devina d'un simple regard, et aussitôt une petite bourse en moleskine à fermoir d'argent me fut glissée dans la main.

Je payai l'homme et allais rendre la bourse à Edie, mais elle me força de la garder.

– Vous serez mon intendant, Jock, dit-elle en riant. C'est là votre voiture, elle à l'air bien drôle. Mais où vais je m'asseoir?

– Sur le sac, dis-je.

– Et comment faire pour monter?

– Mettez le pied sur le moyeu, dis-je, je vous aiderai.

Je me hissai d'un saut, et je pris deux petites mains gantées dans les miennes.

Comme elle passait par-dessus le côté de la carriole, son haleine passa sur sa figure, une haleine douce et chaude, et aussitôt s'effacèrent par lambeaux ces langueurs vagues et inquiètes de mon âme.

Il me sembla que cet instant m'enlevait à moi-même et faisait de moi un des membres de la race des hommes.

Il ne fallut pour cela que le temps qu'il faut à un cheval pour agiter sa queue, et pourtant un événement s'était produit.

Une barrière avait surgi quelque part.

J'entrai dans une vie plus large et plus intelligente.

J'éprouvai tout cela sous une brusque averse, et pourtant dans ma timidité, dans ma réserve, je ne sus faire autre chose que d'égaliser le rembourrage du sac.

Elle suivait des yeux la diligence qui reprenait à grand bruit la direction de Berwick.

Tout à coup elle se mit à faire voltiger en l'air son mouchoir.

– Il a ôté son chapeau, dit-elle, je crois qu'il a dû être officier. Il avait l'air très distingué. Peut-être l'avez-vous remarqué, un gentleman sur l'impériale, très beau, avec un pardessus brun.

Je secouai la tête, et toute la joie qui m'avait envahi fit place à une sotte mauvaise humeur.

– Ah! mais je ne le reverrai jamais. Voici toutes les collines vertes, et la route brune et tortueuse; elles sont bien restées les mêmes qu'autrefois. Vous aussi, Jock, je trouve que vous n'avez pas beaucoup changé. J'espère que vos manières sont meilleures que jadis; vous ne chercherez pas à me mettre des grenouilles dans le cou, n'est-ce pas?

Rien qu'à cette idée, je sentis un frisson dans tout le corps.

– Nous ferons tout notre possible pour vous rendre heureuse à West Inch, dis-je en jouant avec le fouet.

– Assurément, c'est bien de la bonté de votre part que d'accueillir une pauvre fille isolée, dit-elle.

– C'est bien de la bonté de votre part que de venir, cousine Edie, balbutiai-je. Vous trouverez la vie bien monotone, je le crains, dis-je.

– Elle sera assez calme en effet, Jock, n'est-ce pas? Il n'y a pas beaucoup d'hommes par là-bas, autant qu'il men souvient.

– Il y a le Major Elliott, à Corriemuir. Il vient passer la soirée de temps à autre. C'est un brave vieux soldat, qui a reçu une balle dans le genou, pendant qu'il servait sous Wellington.

– Ah! quand je parle d'hommes, je ne veux pas parler des vieilles gens qui ont une balle dans le genou, je parle de gens de notre âge, dont on peut se faire des amis. À propos, ce vieux docteur si aigre, il avait un fils, n'est ce pas?

– Oh! oui, c'est Jim Horscroft, mon meilleur ami.

– Est-il chez lui?

– Non, il reviendra bientôt. Il fait encore ses études à Édimbourg.

– Alors nous nous tiendrons mutuellement compagnie jusqu'à son retour, Jock. Ah! je suis bien lasse, et je voudrais être arrivée à West Inch.

Je fis arpenter la route à la vieille Souter Johnnie, d'une allure à laquelle elle n'a jamais marché ni avant, ni depuis.

Une heure après, Edie était assise devant la table à souper.

Ma mère avait servi non seulement du beurre, mais encore de la gelée de groseilles qui, dans son assiette de verre, scintillait à la lumière de la chandelle et faisait fort bon effet.

Je n'eus pas de peine à m'apercevoir que mes parents étaient tout aussi surpris que moi, du changement qui s'était opéré en elle, mais qu'ils l'étaient d'une autre façon que moi.

Ma mère était si impressionnée par l'objet en plumes qu'elle lui vit autour du cou, qu'elle l'appelait Miss Calder au lieu de Edie, et ma cousine, de son air joli et léger, la menaçait du doigt toutes les fois qu'elle se servait de ce nom.

Après le souper, quand elle fut allée se coucher, ils ne purent parler d'autre chose que de son air et de son éducation.

– Tout de même, pour le dire en passant, fit mon père, elle n'a pas l'air d'avoir le coeur brisé par la mort de mon frère.

Alors, pour la première fois, je me souvins qu'elle n'avait pas dit un mot à ce sujet, depuis que nous nous étions revus.

III – L'OMBRE SUR LES EAUX

Il ne fallut pas longtemps à la cousine Edie pour régner souverainement à West Inch et pour faire de nous tous, y compris mon père, ses sujets.

Elle avait de l'argent, et tant qu'elle voulait, bien qu'aucun de nous ne sût combien.

Lorsque ma mère lui dit que quatre shillings par semaine paieraient toutes ses dépenses, elle porta spontanément la somme à sept shillings six pence.

La chambre du sud, la plus ensoleillée, et dont la fenêtre était encadrée de chèvrefeuille, lui fut assignée, et c'était merveille de voir les bibelots qu'elle avait apportés de Berwick pour les y ranger.

Elle faisait le voyage deux fois par semaine, et comme la carriole ne lui plaisait pas, elle loua le gig d'Angus Whitehead, qui avait la ferme de l'autre côté de la côte.

Et il était rare qu'elle revînt sans apporter quelque chose pour l'un de nous; une pipe de bois pour mon père, un plaid des Shetlands pour ma mère, un livre pour moi, un collier de cuivre pour Rob, notre collie.

Jamais on ne vit femme plus dépensière.

Mais ce qu'elle nous donna de meilleur, ce fut avant tout sa présence.

Pour moi, cela changea entièrement l'aspect du paysage.

Le soleil était plus brillant, les collines plus vertes et l'air plus doux depuis le jour de sa venue.

Nos existences perdirent leur banalité, maintenant que nous les passions avec une telle créature, et la vieille et morne maison grise prit un tout autre aspect à mes yeux depuis le jour où elle avait posé le pied sur le paillasson de la porte.

Cela ne tenait point à sa figure, qui pourtant était des plus attrayantes, non plus qu'à sa tournure, bien que je n'aie vu aucune jeune fille qui pût rivaliser en cela avec elle. C'était son entrain, ses façons drôlement moqueuses, sa manière toute nouvelle pour nous de causer, le geste fier avec lequel elle rejetait sa robe ou portait la tête en arrière.

Nous nous sentions aussi bas que la terre sous ses pieds.

C'était enfin ce vif regard de défi, et cette bonne parole qui ramenait chacun de nous à son niveau.

Mais non, pas tout à fait à son niveau.

Pour moi, elle fut toujours une créature lointaine et supérieure.

J'avais beau me monter la tête et me faire des reproches.

Quoi que je fisse, je n'arrivais pas à reconnaître que le même sang coulait dans nos veines et qu'elle n'était qu'une jeune campagnarde, comme je n'étais qu'un jeune campagnard.

Plus je l'aimais, plus elle m'inspirait de crainte, et elle s'aperçut de ma crainte longtemps avant de savoir que je l'aimais.

Quand j'étais loin d'elle, j'éprouvais de l'agitation, et pourtant lorsque je me trouvais avec elle, j'étais sans cesse à trembler de crainte que quelque faute commise en parlant ne lui causât de l'ennui ou ne la fâcha.

Si j'en avais su plus long sur le caractère des femmes, je me serais peut-être donné moins de mal.

– Vous êtes bien changé de ce que vous étiez autrefois, disait- elle en me regardant de côté par-dessous ses cils noirs.

– Vous ne disiez pas cela lorsque nous nous sommes vus pour la première fois, dis-je.

– Ah! je parlais alors de l'air que vous aviez, et je parle de vos manières d'aujourd'hui. Vous étiez si brutal avec moi et si impérieux, et vous ne vouliez faire qu'à votre tête, comme un petit homme que vous étiez. Je vous revois encore avec votre tignasse emmêlée et vos yeux pleins de malice. Et maintenant vous êtes si douce, si tranquille. Vous avez le langage si prévenant!

– On apprend à se conduire, dis-je.

– Oh! mais Jock, je vous aimais bien mieux comme vous étiez.

Eh bien, quand elle dit cela, je la regardai bien en face, car jaurais cru qu'elle ne m'avait jamais bien pardonné la façon dont je la traitais d'ordinaire.

Que ces façons là plussent à tout autre qu'à une personne évadée d'une maison de fous, voilà qui dépassait tout à fait mon intelligence.

Je me rappelai le temps, où la surprenant sur le seuil en train de lire, je fixais au bout d'une baguette élastique de coudrier de petites boules d'argile, que je lui lançais, jusqu'à ce qu'elle finît par pleurer.

Je me rappelai aussi qu'ayant pris une anguille dans le ruisseau de Corriemuir, je la poursuivis, cette anguille à la main, avec tant d'acharnement qu'elle finit par se réfugier, à moitié folle d'épouvante, sous le tablier de ma mère, et que mon père m'asséna sur le trou de l'oreille un coup de bâton à bouillie qui m'envoya rouler, avec mon anguille, jusque sous le dressoir de la cuisine.

Voilà donc ce qu'elle regrettait?

Eh bien, elle se résignerait à s'en passer, car ma main se sécherait avant que je sois capable de recommencer maintenant.

Mais je compris alors pour la première fois, tout ce qu'il y a d'étrange dans la nature féminine, et je reconnus que l'homme ne doit point raisonner à ce propos, mais simplement se tenir sur ses gardes et tâcher de s'instruire.

Nous nous trouvâmes enfin au même niveau, quand elle dit qu'elle n'avait qu'à faire ce qui lui plaisait et comme cela lui plaisait, et que j'étais aussi entièrement à ses ordres que le vieux Rob était docile à mon appel.

Vous trouvez que j'étais bien sot de me laisser mettre ainsi la tête à l'envers.

Je l'étais peut-être, mais il faut aussi vous rappeler combien j'avais peu l'habitude des femmes, et que nous nous rencontrions à chaque instant.

En outre, on ne trouve pas une femme comme celle-là sur un million, et je puis vous garantir que celui-là aurait eu la tête solide, qui ne se la serait pas laissé mettre à l'envers par elle.

Tenez, voilà le Major Elliott.

C'était un homme qui avait enterré trois femmes et qui avait figuré dans douze batailles rangées.

Eh bien! Edie aurait pu le rouler autour de son doigt comme un chiffon mouillé, elle qui sortait à peine de pension.

Peu de temps après qu'elle fut venue, je le rencontrai, comme il quittait West Inch, toujours clopinant, mais le rouge aux joues, et avec une lueur dans l'oeil qui le rajeunissait de dix ans.

Il tordait ses moustaches grises des deux côtés, de façon à en avoir les pointes presque dans les yeux, et il tendait sa bonne jambe avec autant de fierté qu'un joueur de cornemuse.

Que lui avait-elle dit?

Dieu le sait, mais cela avait fait dans ses veines autant d'effet que du vin vieux.

– Je suis monté pour vous voir, mon garçon, dit-il, mais il faut que je rentre à la maison. Toutefois ma visite n'a pas été perdue, car elle m'a procuré l'occasion de voir la belle cousine, une jeune personne des plus charmantes, des plus attrayantes, mon garçon.

Il avait une façon de parler un peu formaliste, un peu raide, et il se plaisait à intercaler dans ses propos quelques bouts de phrases françaises qu'il avait ramassés dans la Péninsule.

Il aurait continué à me parler d'Edie, mais je voyais sortir de sa poche le coin d'un journal.

Je compris alors qu'il était venu, selon son habitude, pour m'apporter quelques nouvelles.

Il ne nous en arrivait guère à West Inch.

– Qu'y a-t-il de nouveau, major? demandai je.

Il tira le journal de sa poche et le brandit.

– Les Alliés ont gagné une grande bataille, mon garçon, dit-il. Je ne crois pas que Nap tienne bien longtemps après cela. Les Saxons l'ont jeté par-dessus bord, et il a subi un rude échec à Leipzig. Wellington a franchi les Pyrénées et les soldats de Graham seront à Bayonne d'ici à peu de temps.

Je lançai mon chapeau en l'air.

– Alors la guerre finira par cesser? m'écriai je.

– Oui, et il n'est que temps, dit-il en hochant la tête d'un air grave. Ça a fait verser bien du sang. Mais ce n'est guère la peine, maintenant, de vous dire ce que j'avais dans l'esprit à votre sujet.

– De quoi s'agissait-il?

– Eh bien, mon garçon, c'est que vous ne faites rien de bon ici, et maintenant que mon genou reprend un peu de souplesse, je pensais pouvoir rentrer dans le service actif. Je me demandais s'il ne vous plairait pas de voir un peu de la vie de soldat sous mes ordres.

À cette pensée mon coeur bondit.

– Ah! oui, je le voudrais! m'écriai-je.

– Mais il se passera bien six mois avant que je sois en état de me présenter à l'examen médical, et il y a bien des chances pour que Boney soit mis en lieu sûr avant ce délai.

– Puis il y a ma mère, dis-je. Je doute qu'elle me laisse partir.

– Ah! Eh bien, on ne le lui demandera pas cette fois.

Et il s'éloigna en clopinant.

Je m'assis dans la bruyère, mon menton dans la main, en tournant et retournant la chose en mon esprit et suivant des yeux le major en son vieux1 habit brun, avec un bout de plaid voltigeant par- dessus son épaule, pendant qu'il grimpait la montée de la colline.

C'était une bien chétive existence, que celle de West Inch, où j'attendais mon tour de remplacer mon père, sur la même lande, au bord du même ruisseau, toujours des moutons, et toujours cette maison grise devant les yeux.

Et de l'autre côté, il y avait la mer bleue.

Ah, en voilà une vie pour un homme!

Et le major, un homme qui n'était plus dans la force de l'âge, il était blessé, fini, et pourtant il faisait des projets pour se remettre à la besogne alors que moi, à la fleur de l'âge, je dépérissais parmi ces collines!

Une vague brûlante de honte me monta à la figure, et je me levai soudain, plein d'ardeur de partir, et de jouer dans le monde le rôle d'un homme.

Pendant deux jours, je ne fis que songer à cela.

Le troisième, il survint un événement qui condensa mes résolutions, et aussitôt les dissipa, comme un souffle de vent fait disparaître une fumée.

J'étais allé faire une promenade dans l'après-midi avec la cousina Edie et Rob.

Nous étions arrivé au sommet de la pente qui descend vers la plage.

L'automne tirait à sa fin.

Les herbes, en se flétrissant, avaient pris des teintes de bronze, mais le soleil était encore clair et chaud.

Une brise venait du sud par bouffées courtes et brûlantes et ridait de lignes courbes la vaste surface bleue de la mer.

J'arrachai une brassée de fougère pour qu'Edie pût s'asseoir. Elle s'installa de son air insouciant, heureuse, contente, car de tous les gens que j'ai connus, il n'en fut aucun qui aimait autant la chaleur et la lumière.

Moi, je m'assis sur une touffe d'herbe, avec la tête de Rob sur mon genou.

Comme nous étions seuls dans le silence de ce désert, nous vîmes, même en cet endroit, s'étendre sur les eaux, en face de nous, l'ombre du grand homme de là bas qui avait écrit son nom en caractères rouges sur toute la carte d'Europe.

Un vaisseau arrivait poussé par le vent.

C'était un vieux navire de commerce à l'aspect pacifique, qui, peut-être avait Leith pour destination.

Il avait les vergues carrées et allait toutes voiles déployées.

De l'autre côté, du nord est, venaient deux grands vilains bateaux, gréés en lougres, chacun avec un grand mât et une vaste voile carrée de couleur brune.

Il était difficile d'avoir sous les yeux un plus joli coup d'oeil que celui de ces trois navires qui marchaient en se balançant, par une aussi belle journée.

Mais tout à coup partit d'un des lougres une langue de flamme, et un tourbillon de fumée noire.

Il en jaillit autant du second.

Puis le navire riposta: rap, rap, rap!

En un clin d'oeil l'enfer avait, d'une poussée du coude, écarté le ciel, et sur les eaux se déchaînaient la haine, la férocité, la soif de sang.

Au premier coup de feu, nous nous étions relevés, et Edie, toute tremblante, avait posé sa main sur mon bras.

– Ils se battent, Jock, s'écria-t-elle. Qui sont-ils? Qui sont- ils?

Les battements de mon coeur répondaient aux coups de canon, et tout ce que je pus dire, avec ma respiration entrecoupée, ce fut:

– Ce sont deux corsaires français, des chasse-marée, comme ils les appellent là-bas, c'est un de nos navires de commerce, et aussi sûr que nous sommes mortels, ils s'en empareront, car le major dit qu'ils sont toujours pourvus de grosse artillerie et qu'ils sont aussi bourrés d'hommes qu'il y a de nourriture dans un boeuf. Pourquoi cet imbécile ne bat-il pas en retraite vers la barre à l'embouchure de la Tweed?

Mais il ne diminua pas un pouce de toile.

Il se balançait toujours de son air entêté, pendant qu'une petite boule noire était hissée à la pointe de son grand mât, et que le magnifique vieux drapeau apparaissait tout à coup et ondulait à ses drisses.

Puis se fit entendre de nouveau le rap, rap, rap! de ses petits canons, suivi du boum! boum! des grosses caronades qui armaient les baux du lougre.

Un instant plus tard, les trois navires formaient un groupe.

Le navire-marchand oscilla comme un cerf avec deux loups accrochés à ses hanches.

Tous trois ne formaient plus qu'une confuse masse noire enveloppée dans la fumée, d'où pointaient çà et là les vergues. D'en haut et du centre de ce nuage partaient, comme l'éclair, de rouges langues de flammes.

C'était un tapage si infernal de gros et de petits canons, de cris de joie, de hurlements, que pendant bien des semaines mes oreilles en tintèrent encore.

Pendant une heure d'horloge, le nuage poussé par l'enfer se déplaça lentement sur les flots, et nous restâmes là, le coeur saisi, à regarder le battement du pavillon, nous écarquillant les yeux pour voir s'il était toujours à sa place.

Puis, tout à coup, le vaisseau, plus fier, plus noir, plus ferme que jamais, se remit en marche.

Quand la fumée se fut un peu dissipée, nous vîmes un des lougres vacillant comme un canard qui tombe à l'eau, avec une aile cassée, tandis que sur l'autre, on se hâtait d'embarquer l'équipage avant qu'il ne coulât à pic.

Pendant toute cette heure, toute ma vie avait été concentrée dans la bataille.

Le vent avait emporté ma casquette, mais je n'y avais pas pris garde.

Alors, le coeur débordant, je me tournai vers ma cousine Edie, et rien qu'en la voyant je me retrouvai en arrière de six ans.

1.« vieil habit » aurait été plus élégant…
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
160 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain