Kitabı oku: «Rose d'amour», sayfa 3
« Ah ! malheureuse, qu’as-tu fait ? Que va dire ton père ?
– Mon père n’en sait rien, et c’est vous que je veux prier de lui dire.
– Ah ! malheureuse ! malheureuse ! tu avais bien besoin d’aller au bois avec Bernard ! N’aurais-tu pas dû l’empêcher de te suivre, ou le repousser bien loin ? Ah ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ?
Bernard est en Afrique et ne reviendra jamais, et voilà ma pauvre Rose-d’Amour qui est sa femme et qui ne sera jamais mariée. Ah ! mon Dieu ! comment vais-je faire pour l’annoncer à ton père ? Il est capable de te tuer, le pauvre homme, dans le premier moment, et c’est bien excusable, car on n’a jamais vu personne se conduire comme tu t’es conduite, ma pauvre Rose ; non, jamais ! jamais ! jamais. Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu ! »
Après ce dernier élan de douleur, elle convint pourtant avec moi qu’elle annoncerait cette nouvelle à mon père, et qu’elle lui promettrait d’adopter l’enfant.
Le lendemain à la même heure, j’étais assise toute tremblante à côté de mon père. J’attendais et je craignais horriblement l’arrivée de la mère de Bernard. Contre son usage, mon père qui ne parlait guère, était ce soir-là d’une humeur toute joyeuse.
« Boutonnet, dit-il, me doit cent vingt francs. Je veux te les donner, ma petite Rose, pour que tu fasses réparer ta chambre et que tu y fasses mettre du papier blanc comme une princesse. Au bas je veux planter une vignette et un petit berceau avec cette belle glycine que tu as vue dans le jardin du maire, qui est toute bleue et blanche, et qui s’étend si vite et si loin. Je veux que ta chambre soit la plus jolie de tout le quartier, comme tu en es la plus jolie fille et moi le plus heureux père. Et, ma foi, tiens, s’il faut que je t’avoue mes mauvais sentiments, je suis bien aise maintenant que Bernard soit parti pour l’armée et que votre mariage soit retardé. Il m’ennuyait, ce Bernard. Il était toujours ici, fourré dans la maison ou dans le jardin, il te donnait le bras, il te parlait matin et soir, il te faisait la cour ; il ne me laissait rien ; il avait tout récolté. À présent, du moins, il ne m’assassine plus de ses visites et je puis t’aimer en toute liberté. Ah ! ma bonne Rose, ma chère Rose-d’Amour, tu es aujourd’hui toute ma pensée et ma vie, tu es mon soleil et ma joie. Quand je travaille, c’est pour toi ; quand je chante, c’est parce que je t’ai vue ; quand je suis triste, je t’écoute et ma tristesse s’en va. Ne me quitte pas, mon enfant ; je suis vieux, et quoique fort, je n’ai peut-être pas longtemps à vivre. Sois avec moi toujours, – mariée ou non mariée, – je te devrai mon dernier bonheur. Je ferai danser tes enfants sur mes genoux, et, comme leur mère, ils réjouiront ma vieillesse. Je leur dirai des contes bleus, je les ferai rire, je les amuserai, va, je ne te serai pas inutile. Je t’aime, mon enfant, parce que tu as toujours été bonne et douce, et que même enfant, je m’en souviens encore, tu étais sans malice. Depuis dix-sept ans que tu es née, tu ne m’as pas encore donné un chagrin, et je n’ai pas une pensée qui ne soit pour t’épargner une peine ou pour te faire un plaisir. »
En même temps, il me tenait étroitement serrée sur sa poitrine et m’embrassait avec tendresse. Je ne savais que répondre ; j’avais envie de pleurer, en pensant à l’horrible nouvelle qu’il allait recevoir ; j’aurais voulu retarder le moment fatal, et empêcher la mère de Bernard de lui tout apprendre. Je cherchais même moyen de l’avertir ; mais il était trop tard. Elle entra au même instant.
Après les premiers compliments :
« Va te coucher, dit-elle, ma pauvre Rose-d’Amour ; je te trouve maintenant un peu pâle. Tu auras trop veillé. Les veilles ne sont pas bonnes pour la jeunesse. Va te coucher. J’ai quelque chose à dire à ton père que tu ne dois pas entendre.
– Oh ! oh ! mère Bernard, dit mon père, vous êtes bien discrète aujourd’hui : sur quelle herbe avez-vous marché ?
– C’est bon, c’est bon, vieux Sans-Souci. Je sais ce que je dis. Il est temps pour Rose d’aller se coucher. »
De fait, j’avais peine à me soutenir.
« C’est vrai, dit mon père en me regardant, te voilà toute pâle. C’est la croissance, sans doute. »
Il m’embrassa, et je courus m’enfermer et me barricader dans ma chambre, le laissant seul avec le mère de Bernard.
VI
Dès que la porte fut refermée sur moi et que j’eus mis le verrou, je collai mon visage à la cloison, et je cherchai à voir par la fente qui était entre deux planches ; car notre maison, que mon père avait bâtie pièce à pièce, prenant là les pierres, ici le mortier, plus loin la brique, n’était pas, comme vous pensez bien, aussi solide que ces belles maisons en pierres de taille qu’on bâtit pour les bourgeois, qui ont pignon sur rue, chevaux à l’écurie, vin dans la cave, gibier et viande de boucherie dans le garde-manger, et des vêtements à n’en savoir que faire. Tout se faisait à bon marché chez nous ; notre plancher était en cailloux tirés du fond de l’eau, et nos meubles auraient pu demeurer cinquante ans exposés dans la rue, nuit et jour, sans tenter personne.
Mais, malgré toute mon attention, je n’entendis rien. La mère de Bernard parlait à voix basse, et mon père, la tête dans ses mains et tourné vers le feu, demeurait immobile comme un rocher.
Excepté un cri étouffé qu’il fit au commencement, vous auriez dit une de ces statues qu’on voit à l’église dans les niches des saints.
Quand elle eut fini de parler, il ne répondit pas un mot. J’attendais avec toute l’inquiétude que vous pouvez penser quel serait son premier mouvement. La mère de Bernard, au bout d’un moment, recommença à parler et à l’interroger, mais il ne répondit encore rien. Ce silence m’inquiétait plus que ne l’aurait fait la plus violente colère.
« Eh bien ! demanda-t-elle une troisième fois, que voulez-vous faire ?
– Ah ! ma fille ! ma pauvre fille ! »
Ce fut tout ce qu’il put dire. Il se leva, et, sans dire ni bonjour ni bonsoir à la mère de Bernard, il sortit et alla s’asseoir sur le rocher où nous nous étions assis si longtemps ensemble. J’eus peur un moment qu’il ne voulût se jeter de là dans le précipice et s’y briser la tête.
J’ouvris la porte sur-le-champ, et je courus sur ses pas.
Il se retourna.
« Que veux-tu ? »
Je me jetai à genoux devant lui en joignant les mains.
« Père, pardonne-moi !
– Rentre ! dit-il d’une voix qui me parut toute changée. Rentre ! »
Je n’osai lui désobéir et je retournai dans ma chambre.
Le lendemain, en ouvrant la fenêtre au point du jour (je ne m’étais pas couchée), je le vis encore sur son rocher et dans la même position où je l’avais laissé le soir. Il avait les yeux fixes et la figure horriblement pâle.
La cloche de l’atelier sonna. C’était l’heure où tous les ouvriers descendent et vont travailler. Il se leva machinalement, prit sa hache, et parut prêt à descendre ; puis, tout à coup, il fit un geste comme une personne accablée, jeta sa hache dans le jardin, sortit et s’en alla dans la campagne.
Le soir, il ne reparut pas, ni le lendemain, ni le troisième jour. Je me sentais tourmentée de remords horribles, je commençais à craindre qu’il ne se fût tué, et j’allai prier la mère Bernard de le faire chercher partout.
Quand j’entrai chez elle, je n’y trouvai que le vieux Bernard.
« Ma femme m’a tout raconté, dit-il. Viens ici, Rose. »
Je m’approchai en tremblant.
« Écoute, ce n’est pas à moi de te faire un crime, si tu me donnes des petits-enfants avant le temps. C’est bien la faute de Bernard autant que la tienne. Je ne te gronderai donc pas pour cela ; mais tu vas me faire un serment.
– Lequel ?
– Tu vas me jurer que jamais tu n’as donné le petit bout du doigt à personne.
– Oh ! père Bernard !
– Eh ! mon enfant, tu ne serais pas la première. Au reste, je ne veux pas te faire de peine. Oui, Rose, je te crois, et je suis prêt à recevoir mon petit-fils quand son temps sera venu : mais tu sens qu’il faut que tu te tiennes comme une sage personne, et que tu ne fasses plus parler de toi jusqu’à l’arrivée de Bernard, si tu veux qu’il t’épouse ; car, sans cela, point de salut. On m’a parlé de Matthieu, le contremaître....
– Oh ! père, pouvez-vous croire ?…
– Je ne crois rien, tu le vois bien, puisque je veux que tu sois ma fille comme auparavant ; mais, enfin, il faut prendre ses précautions en ce monde. Je suis vieux, Rose, et j’ai bien vu des filles qui auraient juré de.... Allons, ne pleure pas, mon enfant, je ne te dis pas cela pour t’affliger, mais parce que je ne veux pas qu’on se moque de moi. »
Pendant qu’il parlait, je pleurais comme une Madeleine. Hélas ! madame, je commençais à voir toutes les suites de ma faute, et tous les malheurs que je m’étais attirés. Mon père en fuite, moi déshonorée, mon enfant sans père, et toute ma vie perdue pour un moment d’oubli.
« Et vous irez chercher mon père ? dis-je au vieux Bernard.
– J’irai le chercher, Rose, mais je ne réponds pas qu’il revienne. Sans-Souci a de l’honneur, et l’on n’aime pas à voir sa fille montrée au doigt dans le quartier. »
Chacune de ses paroles me perçait le cœur, et le pauvre homme n’y faisait pas attention et ne s’apercevait pas de l’effet de ses consolations. Enfin il fut résolu qu’il irait chercher mon père le lendemain.
Il partit, en effet, et, deux jours après, ramena mon père. Il ne se borna pas là, et chercha à nous réconcilier. Aux premiers mots, le vieux Sans-Souci l’interrompit :
« Laisse-nous, Bernard. Je veux lui parler seul. »
Quand la porte fut refermée, mon père me dit, sans me regarder :
« Assieds-toi, Rose. Je ne te reproche rien. J’aurais dû te garder mieux. J’ai oublié mon devoir de père. Dieu m’en punit. J’ai eu confiance en toi ; tu m’as trompé, tu ne me tromperas plus. Aujourd’hui tu es femme et maîtresse de toi. Je n’ai plus aucun droit sur toi. Si tu veux courir les champs et prendre un autre amant, en attendant le retour de Bernard, tu es libre. Je ne te dirai pas un mot, je ne ferai plus un pas pour t’en empêcher. Mais si je n’ai plus de droits, j’ai encore des devoirs envers toi. Je dois te protéger jusqu’à ton mariage (si tu dois te marier jamais), contre la faim, la misère et les mauvais sujets. Quoique tu aies mérité d’être insultée, je ne veux pas qu’on t’insulte, et le premier qui te parlera plus haut ou autrement qu’à l’ordinaire, je lui romprai les os ; oui, je lui romprai les os ! ajouta-t-il en frappant sur la table un coup si fort, qu’elle se fendit en deux. Je voulais d’abord te quitter et te laisser cette maison, que j’avais bâtie pour toi, où ta mère est morte, où tes sœurs sont nées, je ne voulais plus te voir ; mais si l’on croyait que je t’abandonne, tout le monde te cracherait à la figure, car on serait bien aise d’insulter une femme sans défense. Cela dispense les autres femmes de faire preuve de vertu. »
Les paroles sortaient une à une de son gosier avec un effort qui faisait peine à voir. Ces trois jours passés à courir la campagne l’avaient fatigué plus qu’une longue maladie. Je l’écoutais, abattue, consternée, presque prosternée, sans rien dire. Il reprit :
« Nous vivrons donc ensemble comme par le passé. Tout ce qui te manquera, je te le donnerai mais tu ne seras plus pour moi qu’une étrangère. »
À ces mots, je fondis en larmes et me jetai à genoux devant lui. Il m’écarta doucement de la main, se leva, et, prenant sa hache, il alla travailler comme à l’ordinaire.
Je me couchai sur mon lit, les membres brisés par la fatigue et la douleur. La fièvre me prit et ne me quitta qu’au bout de huit jours. Cependant mon histoire commençait à se répandre. Le départ subit de mon père et son retour, qu’on ne s’expliquait pas, avaient fait causer les voisins, car dans notre pays tout est événement. On interrogea mon père, qui ne répondit rien, suivant sa coutume. Alors la mère de Bernard fit entendre qu’elle en savait sur ce mystère plus long qu’elle n’en voulait dire. On la pressa de parler.
« C’est bon, c’est bon, dit-elle ; ce n’est pas pour rien qu’on m’a surnommée Bouche-close. Vous voudriez bien savoir ce qu’il y a, mes petits amis ; mais vous ne saurez rien, c’est moi qui vous le dis.
– On ne saura rien parce qu’il n’y a rien, dit une voisine.
– Ah ! vous croyez qu’il n’y a rien vous autres ? Et pourquoi donc le vieux Sans-Souci aurait-il ?… Mais je ne veux rien dire, pour vous faire enrager.
– Bon ! s’il y avait quelque chose, reprit une autre, est-ce que vous ne l’auriez pas tambouriné depuis longtemps aux quatre coins de la ville ?
– Tambouriné ! vieille folle ? c’est vous qu’on tambourine tous les jours depuis soixante ans ! Ah ! je tambourine les secrets ! Eh bien ! vous ne saurez pas celui-là, vous ne le saurez jamais, c’est-à-dire… vous ne le saurez pas avant le temps. N’empêche que Bernard est un fameux gaillard et un joli garçon.
– Voilà du nouveau ! cria la vieille qui avait parlé de tambouriner. Elle va nous faire l’éloge de son Bernard. Un joli garçon, n’est-ce pas, un va-nu-pieds qui n’a jamais su gagner dix sous !…
– Mon Bernard ! un va-nu-pieds ! Eh bien ! quand je lâcherai mon coq, gardez vos poules, mes amies, je ne vous dis que ça.
– Un fameux coq ! ce Bernard ! Ne dirait-on pas que les filles vont courir après lui ?
– Eh bien ! et quand on le dirait, sais-tu qu’il y en a plus d’une qui !… Mais je ne veux rien dire, j’en dirais trop. Et après tout, ce n’est pas sa faute, à cette pauvre fille !…
– Quelle pauvre fille ? dit une des curieuses. Quelle est l’abandonnée du ciel qui voudrait d’un vilain singe comme ton Bernard ?
– L’abandonnée du ciel ! Apprends, dévergondée, que tu serais encore bien heureuse d’être cette abandonnée du ciel, et si Bernard avait voulu.... Demande plutôt à....
– À qui, mère Bernard ?
– À mon bonnet, bavarde ! Tu voudrais bien savoir ce que je ne veux pas te dire ; mais ce n’est ni moi, ni Bernard, ni le vieux Sans-Souci, qui....
– Le vieux Sans-Souci ! cria l’autre, c’est donc Rose-d’Amour, Rose la vertueuse, Rose la rusée, Rose la renchérie, Rose qui fait la fière en public avec les garçons ?
– Qui est-ce qui te parle de Rose-d’Amour, langue du diable, langue pestiférée ?
– Bon ! la vieille se fâche ; mais c’est toi qui nous as parlé du vieux Sans-Souci.
– Le fait est, dit une autre, que Rose pâlit tous les jours.
– Rose maigrit, Rose se dessèche, Rose dépérit.
– C’est faux, dit la première qui avait parlé, Rose-d’Amour ne maigrit pas ; au contraire, elle engraisse. Rose-d’Amour était en fleurs ce printemps, elle donnera des fruits cet hiver.
– Est-ce que vous allez devenir grand’mère, mère Bernard ? »
La pauvre femme vit bien alors qu’elle avait trop parlé. Le plaisir de vanter son fils lui avait fait dire ce malheureux secret. Dès le lendemain, ce fut l’histoire de tout le quartier. Quand j’entrai dans l’atelier, le contremaître vint me prendre le menton en riant. Mes camarades se moquèrent de moi ; ce fut une risée générale. Le soir, on se mit en haie pour me voir passer. Ah ! madame, les femmes sont si dures les unes pour les autres !
Cependant je n’osai rien dire, de peur que mon père ne se fît quelque querelle avec les voisins. Heureusement le pauvre homme, tout occupé de son propre chagrin, ne s’aperçut pas des affronts qu’on me faisait. Il allait de bonne heure à son travail, il revenait à la nuit close ; pour éviter tous les regards, il se coulait le long des murs, il faisait des détours et rentrait à la maison en suivant des sentiers de chèvre. Nous ne nous parlions plus. Je préparais la soupe comme à l’ordinaire ; il prenait son écuelle, s’enfonçait dans le coin de la cheminée et mangeait sans lever les yeux. Quand il avait fini il allait s’asseoir sur le rocher, mais seul, car je n’osais plus lui tenir compagnie ; il demeurait là une heure ou deux, à réfléchir, rentrait et se couchait. À peine si je lui disais d’une voix tremblante :
« Bonsoir, père. »
Il me répondait :
« Bonsoir. »
Et se retournait du côté de la muraille. J’allais alors dans ma chambre, et je passais la moitié de la nuit à pleurer.
Voilà, madame, comment je passai la moitié de l’année. Enfin, j’accouchai d’une fille avec des douleurs terribles. Mon père avait fait venir la sage-femme et attendait, dans la chambre à côté de la mienne, que je fusse délivrée. Quand ma petite fille fut née, il la prit dans ses bras, l’enveloppa lui-même dans les langes et la mit dans le berceau ; puis il entra pour me voir, et me demanda si j’avais besoin de quelque chose.
« Je n’ai besoin de rien, lui dis-je, que de ton pardon. »
Il se détourna sans répondre, et sortit en s’essuyant les yeux. Le pauvre homme était, je crois, mille fois plus malheureux que moi. Il m’aimait tant, et il me voyait si malheureuse ! Mais il craignait de me donner la moindre marque d’amitié.
Quand je pus me lever, je lui demandai bien humblement la permission de nourrir moi-même mon enfant. Je craignais qu’il ne voulût pas la voir.
« Il est bien tard, dit-il, pour me demander cette permission-là ; mais la pauvre enfant est innocente. Garde-la. »
Ce fut sa seule parole ; mais je le voyais me regarder souvent quand il pensait n’être pas vu, et s’attendrir sur mon sort. Il allait chercher lui-même ou acheter tout ce dont j’avais besoin, et quand je voulais le remercier, il répondait brusquement :
« C’est pour l’enfant. »
Quand il fut question du baptême, je voulus encore lui demander conseil.
« Appelle-la comme tu voudras », dit-il.
Je l’appelai Bernardine en souvenir de son père ; mais comme ce nom faisait mal au vieux Sans-Souci, je changeais, quand il était là, ce nom pour celui de ma mère, qui s’appelait Jeanne.
Petit à petit, nous reprîmes notre vie ordinaire. Je nourrissais mon enfant, et comme je savais coudre, je gagnais encore quelque argent à demeurer dans la maison. Le père et la mère de Bernard venaient nous voir souvent, et nous parlions ensemble de Bernard, du moins quand mon père n’y était pas, car la première fois qu’on en parla devant lui il se leva, sortit, et ne voulut pas rentrer de toute la soirée.
Il faut vous dire, madame, que ma pauvre Bernardine était jolie comme un ange, avec de beaux cheveux blonds frisés, de petites dents blanches comme du lait, et des lèvres comme on n’en fait plus. Dès l’âge de huit mois elle commença à marcher, et à neuf mois elle disait papa et maman, comme une personne naturelle.
Le vieux Sans-Souci, malgré tout son chagrin, ne tarda pas à l’aimer plus que moi-même. Il la prenait dans ses bras, il lui riait, il lui chantait des chansons comme on en fait aux petits enfants :
Do, do,
L’enfant do.
Il la berçait dans ses bras, il la portait dans le jardin, il la mettait à cheval sur son cou, la promenait et la faisait sauter et danser. Quand elle eut un an, il finit par ne pouvoir plus s’en séparer. Vous jugez si j’étais contente et si j’espérais de me réconcilier avec lui.
Il m’arriva bientôt un autre bonheur.
Depuis que j’avais sevré mon enfant, j’étais retournée à l’atelier, où l’on finissait par s’accoutumer à moi. Le contremaître seul essayait encore de prendre avec moi un air familier, mais je me tenais toujours aussi loin que je pouvais, et même un jour, comme il voulut m’embrasser de force pendant que mes camarades riaient, je le menaçai de tout dire à mon père.
« Est-ce que tu crois que je le crains ton père ? » dit-il en grognant et grondant comme un dogue.
Mais il n’osa plus y revenir, et je vécus tranquille pendant quelque temps.
VII
Un soir, la mère de Bernard entra chez nous avec son mari. Elle tenait à la main une grande lettre ouverte qui me fit battre le cœur dès que je l’aperçus.
« Eh bien ! Rose-d’Amour, dit-elle en m’embrassant, voici des nouvelles de Bernard. Il n’est pas mort, il n’est pas estropié : il est vainqueur du sultan de Maroc ; il a les galons de caporal ; il a pris la tante du sultan. Ah ! pour ça, je n’y comprends rien. Que veut-il faire de la tante du Sultan ? Il valait bien mieux prendre son neveu ; mais il paraît qu’il courait à bride abattue et que Bernard, qui était à pied et qui portait son sac et son fusil, n’a pas pu le rattraper. C’est égal, c’est bien drôle de laisser là sa tante. Pourquoi l’avait-il menée à la bataille ?
– Voyons, dit le vieux Bernard, donne-moi la lettre pour que je la lise, car tu nous la racontes si bien que je n’y comprends plus rien.
– Et qu’est-ce que tu comprends, vieux fou ? Tu ne sais pas seulement faire cuire ta soupe, et si tu fermais les yeux tu ne saurais pas la manger. Écoute-moi cette lettre, Rose, et tu verras les belles choses qu’il dit pour toi et pour moi. »
En même temps, elle commença sa lecture. Tenez, madame, voici la lettre :
« Isly.... 1845.
« Ma chère mère,
« La présente est pour vous dire que je me porte bien et que je souhaite que la présente vous trouve dans le même état qu’elle me quitte, c’est-à-dire joyeuse et bien portante, ainsi que mon père, le vieux Sans-Souci et ma petite Rose-d’Amour, et mes parents, et mes amis, et toutes mes connaissances.
« Subséquemment, je viens d’être fait caporal avec des galons dont auxquels je me suis fait sensiblement hommage pour la circonstance de ce que les Marocains sont venus nous attaquer pendant que nous mangions la soupe, ce qui m’a dérangé notoirement, vu qu’il est sensible qu’on ne peut manger la soupe et faire le coup de feu avec commodité, et qu’il faut choisir substantiellement entre la soupe et l’étrillement du moricaud, dont j’ai choisi l’étrillement, dans l’espérance de manger plutôt ma soupe et plus tranquillement, ce qui n’a pas manqué.
« Insensiblement le sultan de Maroc, qu’on appelle Raman, Karaman ou quelque chose de pareil, vu que dans son pays on est comme qui dirait aux galères et qu’on y rame à perpétuité, à cause du soleil qui est chaud comme braise et qui rend noirs comme charbon ceux qui ont la négligence de le regarder en face, ce pauvre sultan, que je dis, a eu l’imprudence de venir se frotter contre ma baïonnette, dont je lui ai montré la pointe avec l’intention de la lui mettre dans la poitrine comme dans un fourreau ; mais que le moricaud, pénétrant mon dessein, m’a grossièrement montré le dos, comme s’il avait eu besoin d’un lavement ; mais que je n’ai pas eu le temps d’obtempérer à son désir, vu qu’il était déjà loin et que ma baïonnette conséquemment n’a pas des ailes comme les oiseaux, et que, comme dit l’autre, ce n’est pas la peine de courir après la mauvaise compagnie, et que, s’il m’a fait une impolitesse en me tournant le dos, je puis bien lui pardonner diamétralement en long et en large, vu qu’il a fait le même affront au maréchal Bugeaud et à tous les officiers et sous-officiers du régiment, et que le sergent-major m’a dit qu’il aurait fait la même chose au grand Napoléon lui-même.
« Itérativement et sans tarder, j’ai couru droit vers sa tente, qui était étendue sur six bâtons dorés et qui prenait l’air au soleil, et que moi et Dumanet nous l’avons emportée à nous deux sur nos épaules et qu’on a dit que nous aurions la croix, ou du moins que mon capitaine l’aurait, ce qui honore toute la compagnie et subséquemment le simple soldat, dont auquel du reste mon capitaine a bien voulu me dire que je serais mis à l’ordre du jour et que j’aurais les galons de caporal, ce qui m’a fait plaisir, vu que je sais que tu es glorieuse de ton fils et que tu seras bien aise d’apprendre qu’il est le brave des braves ou qu’il ne s’en faut de guère, mais qu’il t’aime toujours par-dessus toute chose, mère Bernard, excepté toutefois ma chère Rose-d’Amour que j’espère qui m’attendra toujours, et qui sera éternellement ma chérie.
« Je compte que tu m’écriras bientôt pour me donner de tes nouvelles, et subséquemment de celles de mon père, de Rose-d’Amour et de toute la famille, et que tu me diras qui est-ce qui vit et qui est-ce qui meurt, et qui est-ce qui se marie, et je t’embrasse sur les deux yeux.
« Ton fils honoré,
« Bernard. »
« Dis à Rose-d’Amour que je voulais lui envoyer la tente du sultan, mais qu’on va l’embarquer pour la France et la donner au roi Louis-Philippe, qui pourra la montrer, s’il veut, à tous ces badauds de Parisiens. Dis-lui aussi que voici bientôt deux ans que je suis loin d’elle et que nous n’avons plus que cinq ans à attendre. »
Je ne sais pas, madame, ce que vous pensez de cette lettre, mais, pour moi, elle me fit un effet dont vous ne pouvez pas avoir d’idée. Tout ce que j’avais souffert, je l’oubliai en un instant. Je ne pensai plus qu’au bonheur de revoir Bernard, et, s’il faut le dire, ses galons de caporal me rendaient toute fière. Je pensai tout de suite qu’il avait gagné la bataille à lui tout seul, et que c’était une grande injustice de ne pas lui donner la croix et de ne pas mettre son nom dans tous les journaux ; et j’enviai la mère de Bernard, qui pouvait s’en aller et montrer sa lettre dans tout le quartier et se faire honneur de son fils, comme j’aurais voulu me faire honneur de mon mari et du père de ma petite Bernardine.
Mon père, qui avait tout entendu, et qui n’en faisait pas semblant, parut plus content qu’à l’ordinaire, et pendant quelques jours je fus presque heureuse. Hélas ! madame, ce n’était qu’un moment de repos dans ma douleur, et ce que j’avais souffert n’était rien auprès de ce que j’avais à souffrir encore.
Un soir, c’était pendant l’été, après souper, mon père tenait ma petite Bernardine dans ses bras et était assis sur un banc devant la porte. Il s’amusait à la faire sauter sur ses genoux et la faisait rire aux éclats, lorsqu’un homme qu’il connaissait vint à passer. C’était un mauvais ouvrier, méchant, querelleur, ivrogne, et qui avait eu quelque dispute avec mon père deux mois auparavant, je ne sais plus à quel sujet.
Quand cet homme vit mon père ainsi occupé, comme il avait bu ce jour-là, il voulut l’insulter et lui dit :
« Bonsoir, Sans-Souci, comment va ta petite bâtarde ? »
À ces mots, mon père, qui était l’homme le plus doux du monde et le plus ennemi des batailles, devint pâle comme un mort ; il déposa Bernardine à terre, et saisissant l’homme aux cheveux, il le roula dans la poussière et l’accabla de coups de pied et de coups de poing.
Les voisins voulurent l’arracher de ses mains, mais mon père y allait avec tant de rage qu’on ne put jamais délivrer l’autre ; à peine si l’on parvint à le relever à demi, tout sanglant et la bouche écumante.
Cependant, à force de frapper, mon père, fatigué, finit par lâcher prise. À ce moment, l’autre ayant ses deux mains libres, tira de sa poche un compas (c’était un charpentier comme mon père) et l’en frappa deux fois dans la poitrine. Mon père tomba aussitôt, et l’autre se sauva sans qu’on pût l’arrêter.
Jugez, madame, quel spectacle pour moi qui voyais toute cette bataille commencée à cause de moi, et qui ne pouvais pas l’empêcher. Je me jetai sur mon père pour le relever ; mais il était en tel état qu’il fallut le porter sur son lit. On appela le médecin, qui secoua la tête et dit qu’il n’avait pas deux heures à vivre.
« Puisqu’il en est ainsi, dit mon père, sortez tous : je veux parler à ma fille. »
Mes yeux se fondaient en eau. Je ne pouvais plus parler. Je m’avançai vers son lit.
« Embrasse-moi, dit-il, ma chère enfant, et réconcilions-nous, puisque je vais mourir. Dieu me punit d’avoir été peut-être trop sévère avec toi, après avoir été trop négligent.
– Oh ! père, tu me pardonnes ! »
Et je l’embrassai de toutes mes forces.
« Je ne te pardonne pas, ma pauvre Rose, dit-il, c’est Dieu seul qui pardonne. Moi, je t’aime. Qu’est-ce que je pourrais te reprocher ? Ne m’as-tu pas aimé, soigné, caressé ? As-tu été ingrate ou méchante avec moi ? Jamais. Et si tu as manqué à tes devoirs de femme, n’est-ce pas toi qui en as porté la peine ? Va, je t’aime, et si je regrette quelque chose, c’est de te laisser seule et sans protection sur la terre, car tes sœurs, je le sais, sont tout occupées de leurs maris et de leurs enfants, comme il est naturel, et ne pourront jamais t’aider. Je ne puis plus rien pour toi que te donner cette maison. Je te la donne. Tes sœurs ont reçu leur dot. Toi, attends Bernard, puisqu’il le faut, et élève Bernardine mieux que je ne t’ai élevée. Je ne te demande pas de la rendre meilleure et plus douce que toi, car tu as toujours été bonne et soumise envers moi, ni plus laborieuse, car je ne t’ai jamais vu perdre une minute, mais de la surveiller mieux. Hélas ! tu vois tous les malheurs qui naissent d’un moment d’oubli. Apporte-moi Bernardine. »
Il la prit dans ses bras, la regarda un moment, l’embrassa, et me la rendit en disant :
« C’est tout ton portrait ; elle sera aussi jolie que toi. »
Quelques moments après, le prêtre entra et resta seul pendant une demi-heure avec lui. Quand il fut sorti, je revins à mon tour, je pris la main de mon père ; il fit un effort pour me sourire encore, et mourut.
Je me trouvai seule sur la terre, avec Bernardine qu’il fallait protéger, quand j’avais moi-même si grand besoin de protection.