Kitabı oku: «Rose d'amour», sayfa 6
Claude et Juliette
I
Où il est clairement prouvé que la vertu trouve toujours sa récompense, et que le premier devoir d’un Français est de venir au secours de la beauté.
En 1846, vivait à Paris, sur les hauteurs de la place du Panthéon, un jeune peintre d’un laideur si rare, que ses camarades l’avaient surnommé Quasimodo. Il avait le nez long et gros, les cheveux crépus, les yeux petits et enfoncés sous l’arcade sourcilière, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, et le menton pointu. Sa taille était droite, ses bras longs et nerveux, ses mains larges et fortes, et ses pieds d’une longueur excessive.
Le beau n’est pas toujours camarade du bon. Quasimodo était la douceur même. Il était instruit, habile dans son art, plein d’esprit, de courage, et amoureux de la gloire. Un seul défaut déparait ses belles qualités et le rendait insupportable à lui-même. C’était une tristesse incurable dont il ne disait le secret à personne. Il aimait la beauté avec une passion que Phidias, Raphaël et Titien seuls ont connue, et il ne pouvait se regarder dans une glace sans frémir. Presque tous les hommes sont laids, il faut l’avouer ; mais l’habitude, la vanité, l’ignorance des vrais principes de la beauté physique, le plaisir qu’on éprouve à se tromper soi même, leur cachent ordinairement cette cruelle infirmité. Malheureusement, le pauvre Quasimodo avait trop étudié son art, et il était trop sincère avec lui-même pour se faire illusion. Il n’était que laid, et il se croyait effroyable. Il ne s’en consolait pas. Les railleries de ses camarades, qu’il supportait sans se plaindre, mettaient le comble à sa douleur. Vingt fois il avait songé à se tuer ; mais il avait vingt-deux ans, et à cet âge, peut-on désespérer de tout ? On veut vivre, ne fût-ce que par curiosité. Il n’espérait pas être aimé. Il pouvait aspirer à la gloire ; et qu’y a-t-il de plus désirable sur la terre ?
Un soir, ces réflexions l’ayant occupé plus que de coutume, il s’accorda un sursis, et résolut de vivre jusqu’à trente ans : à cet âge, pensa-t-il, si je n’ai ni amour ni gloire, je me tuerai. Ayant pris cette sage résolution, il vit que le temps était beau, que la lune éclairait Paris, et il alla se promener aux Champs-Élysées.
Il avait à peine fait cent pas dans la grande avenue, lorsqu’il aperçut une jeune fille, simplement vêtue et d’une tournure gracieuse, qui marchait devant lui. Un gros homme, orné de breloques, d’une canne et d’épais favoris, la suivait de près, en marmottant à voix basse quelques paroles que le peintre n’entendit pas, mais dont il devina le sens. La jeune fille, sans répondre, traversa la chaussée et continua sa route sur le trottoir opposé. Le gros homme la suivit et recommença son discours. Pendant ce temps, le peintre réfléchissait.
« Que fait là cette femme ? il est minuit. Ce n’est pas l’heure où les pensionnaires courent les rues. Cherche-t-elle les aventures ? Mais elle fuit ce gros homme. Peut-être est-il trop gros. À quoi tient la vertu des femmes ? Peut-être est-ce une femme vertueuse qui aime le clair de lune. Cela se voit quelquefois. Dans tous les cas, il est clair que ce gros homme la gêne fort. Qu’importe qu’elle soit vertueuse ou non ? »
Il traversa la chaussée à son tour.
« Voilà, se dit-il, une belle occasion de faire le chevalier errant. Bayard, sans peur et sans reproche, ne l’eût pas laissée échapper. Si j’allais au secours de la beauté en danger ! C’est une de ces occasions où, si l’on n’est pas sublime, on est tout à fait ridicule. Sublime ou ridicule, il y a de quoi réfléchir. Attendons encore.... Décidément, ce gros homme est insupportable. Quelle parole grossière a-t-il pu lui dire ? La jeune fille marche comme si elle courait. Elle regarde de tous côtés. Que cherche-t-elle ? un sergent de ville, sans doute. Hélas ! Le sergent de ville est aujourd’hui le successeur de Roland et de Bayard, et le défenseur de la belle Angélique. Ô temps ! ô mœurs !… Puisque le sergent de ville n’est pas à son poste, faisons ce qu’il aurait dû faire. »
Il boutonna son paletot, hâta le pas, et joignit bientôt le couple qu’il suivait. Au même instant, le gros homme terminait son discours par cette péroraison décisive :
« Une chaumière et mon cœur, mademoiselle. La chaumière vaut un million. »
Tout en parlant, il prenait la jeune fille par le bras et cherchait à l’entraîner. Celle-ci poussa un cri de frayeur. Tout à coup, le gros homme, saisi à son tour par deux mains vigoureuses, tourna brusquement sur lui-même, et se trouva face à face avec le peintre.
« Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? s’écria-t-il.
– Je suis le cousin de mademoiselle, répondit le peintre d’un ton ferme, et je vous prie de chercher fortune ailleurs.
– Le cousin ! ah ! ah ! la plaisanterie est bonne. Vous êtes bien jeune pour un cousin, monsieur le défenseur des belles.
– Cousin ou non, dit le peintre, je vous défends de la suivre.
– Et de quel droit, mon brave ?
– Du droit du plus fort. »
À ce mot, le gros homme leva sa canne sur son adversaire : celui-ci l’arracha de ses mains et la jeta au loin.
« Monsieur, s’écria le gros homme, vous me payerez cher cette injure. Donnez-moi votre adresse.
– Volontiers je m’appelle Jean Claude, et je demeure place du Panthéon, 5.
– Eh bien, Jean Claude, demain je vous enverrai mes témoins.
– C’est bon, brave homme. Je te conseille de tenir mieux ton épée que ta canne. »
Le gros homme s’éloigna en grommelant, et Jean Claude, sans s’inquiéter de ses menaces, se retourna vers sa protégée pour la rassurer.
C’était la plus rare et la plus naïve beauté qu’on pût voir ; à quoi puis-je la comparer ? Il y a des figures plus délicates, des nez mieux dessinés, des bouches plus fines. On aurait peine à trouver une physionomie plus douce et plus attrayante. Ce n’était pourtant qu’une lingère.
« Qu’elle est belle ! pensa le peintre. Dieux immortels ! je vous remercie de m’avoir préservé du suicide !… mais quelle idée singulière de courir seule, la nuit, dans les Champs-Élysées ! »
Claude fut bientôt interrompu dans ses réflexions.
« Monsieur, lui dit la jeune fille avec une grâce charmante, je vous remercie de m’avoir protégée contre ce méchant homme, et je vous prie de me pardonner la fâcheuse querelle où vous vous êtes engagé à cause de moi.
– Ne parlons pas de cette querelle, répondit-il avec émotion. Je voudrais, mademoiselle, vous donner ma vie tout entière. »
Elle fit un mouvement d’inquiétude. Il s’en aperçut.
« Pardonnez-moi ma hardiesse, dit-il tristement. Je mourrais de douleur si j’avais pu vous offenser, et je vois que vous vous défiez de moi. Que faut-il que je fasse pour vous rassurer ? »
Elle garda le silence.
« Je vous entends, mademoiselle. Vous voulez que je vous quitte. J’obéis. Peut-être avez-vous un frère ou un père que vous craignez d’inquiéter ? Hélas ! regardez-moi : qui pourrait prendre ombrage d’une si effroyable laideur ? Quelle femme n’est pas en sûreté près de moi ? Souffrez que je vous accompagne, ou tout au moins que je vous suive. Tout à l’heure, vous avez pu voir à quel danger vous étiez exposée.
– Monsieur, dit-elle en souriant, je ne puis accepter votre offre généreuse. Il y a loin d’ici à Passy.
– Quoi ! vous allez seule à Passy, et vous ne craignez pas les rôdeurs de barrières ?
– Hélas ! monsieur, je crains tout ; mais que puis-je faire ? Je suis ouvrière, seule à Paris depuis trois semaines, et je travaille dans un magasin de lingerie. Je n’ai d’autre famille qu’une tante qui est fruitière à Passy, et qui m’a élevée. Ce soir, elle m’écrit qu’elle est malade, et qu’elle me prie d’aller la voir. Si j’y manquais, elle croirait que je la néglige et que je l’aime moins, elle qui a pour moi toute la tendresse d’une mère. On n’a voulu me laisser sortir qu’après dix heures et la fermeture du magasin.
– Voilà, pensa Claude, une histoire bien naturelle. Ai-je affaire à une Agnès ou à une femme trop habile ? Mais quel intérêt peut-elle avoir à me tromper ? – Mademoiselle, dit-il tout haut, la nuit est belle, le clair de lune est magnifique. Peu importe que j’aille à Passy ou à Saint-Mandé. Permettez-moi de vous accompagner ; la route n’est pas sûre. Ayez confiance en moi. Je vous jure qu’au premier signe je serai prêt à vous quitter. »
La jeune fille hésita quelque temps et prit le bras de son compagnon.
C’est une chose singulière que l’imagination. Claude avait vivement désiré que son offre fût acceptée, et tout à coup il se repentit de l’avoir faite.
« Ce ne sont pas mes paroles qui la rassurent, pensa-t-il, c’est ma difformité. »
Cette idée troubla sa joie, et il garda quelque temps le silence.
« Monsieur, lui dit la jeune fille, pourquoi êtes-vous triste ? Avez-vous perdu quelqu’un de vos parents ou de vos amis ?
– J’ai tout perdu, dit Claude en soupirant. Mon père, vieux capitaine en retraite, qui vivait de sa pension et qui ne connaissait rien de plus beau que l’épaulette, me fit élever comme un savant. Il rêvait de me voir prendre des villes et succéder à Vauban ?
– Qu’est-ce que M. Vauban ? demanda-t-elle naïvement.
– C’est un caporal qui s’ennuya de tuer les hommes et qui voulut enseigner l’art de les nourrir. On le mit en demi-solde.
– Et votre père voulait que vous fussiez caporal ?
– Caporal.... ou général, c’est tout un. Malheureusement, j’avais quelques dispositions pour le dessin. Un grand peintre me prit en affection, et m’apprit à aimer l’art et l’éternelle beauté. Je laissai la géométrie à ceux qui en vivent, et je me fis peintre.
– En bâtiments ?
– Non ; peintre de paysages.
– De paysages ? Qu’est-ce que cela ? Excusez mon ignorance, monsieur, j’en suis toute honteuse ; mais je n’ai jamais appris qu’à lire, à écrire, à faire les comptes de ma tante et à coudre des chemises.
– Vous savez coudre, dit Claude avec enthousiasme, et vous parlez de votre ignorance ! Allez, vous êtes trop modeste ! Combien de demoiselles, élevées à grand frais loin des yeux de leurs mères, devraient aller à votre école ! Pieuse et sainte ignorance ! Plût à Dieu que toutes les filles de France fussent aussi ignorantes que vous, elles trouveraient plus aisément des maris.
– Je vous crois, monsieur, sans savoir pourquoi ; mais vous ne répondez pas à ma question. Qu’est-ce qu’un peintre de paysages ?
– Pas grand-chose, ma chère enfant. C’est un pauvre homme qui ne sait ni semer le blé, ni le moissonner, ni le moudre, ni le faire cuire, ni bâtir une maison, ni raboter des planches, ni tracer un chemin, ni ferrer un cheval, ni forger, ni faire aucun métier qui serve à qui que ce soit.
– C’est donc un fainéant ?
– Point du tout. C’est un des êtres les plus occupés de la création. Ce que Dieu a fait, il l’imite, et, quand il a fait assez fidèlement le portrait d’un pré, d’une étable et de deux cochons, on dit qu’il a du génie. C’est un Poussin, un Claude Lorrain, un Ruysdaël.
– Pardonnez-moi, monsieur, de vous interrompre sans cesse. Vous disiez donc que vous vous étiez fait peintre de paysages ?
– Oui, et j’eus le malheur de réussir. Mon père mourut peu de temps après, désespéré de voir que je renonçais pour toujours aux demi-lunes et aux contrescarpes, et aux épaulettes qui en sont la suite naturelle. Depuis sa mort, je vis seul. Le grand peintre dont j’étais l’élève est mort lui-même, et je n’ai point d’amis parmi mes camarades.
– Pourquoi, monsieur ? Vous paraissez si bon et si obligeant !
– Que sais-je ? Dans les arts, on n’aime pas celui qui réussit. On le trouve orgueilleux ; il veut se distinguer de la foule. C’est d’un mauvais exemple. Je souffre d’ailleurs d’une infirmité.
– Vous êtes malade ?
– Oui, d’une maladie morale ; la plus cruelle de toutes. Regardez-moi. Ne remarquez-vous rien ?
– Non.
– Quoi ! ma laideur effroyable ne vous étonne pas ?
– Pourquoi m’étonnerait-elle ? Tous les hommes me semblent laids. Je ne suis pas assez habile pour juger du plus ou du moins.
– Eh bien, elle étonne tellement mes camarades, qui se disent mes amis, qu’ils m’ont surnommé Quasimodo.
– Quasimodo ! quel est ce nom-là ?
– C’est celui d’un sonneur de cloches, bossu, boiteux et borgne, qui devint amoureux d’une duchesse, et qui se pendit par amour pour elle.
– Y a-t-il longtemps ?
– Au temps de Napoléon.
– N’était-ce pas un dimanche ?
– Précisément.
– Et n’est-ce pas depuis ce temps que le dimanche d’après Pâques a pris son nom ?
– Comme vous dites. Vous ne lisez donc pas de romans ?
– Jamais. Ma tante me l’a défendu.
– Quel âge avez-vous ?
– Dix-sept ans.
– Et comment vous appelez-vous ?
– Juliette.
– Juliette ! Juliette ! que ce beau nom est doux ! »
Les deux promeneurs approchaient de Passy. Claude était ravi de l’extraordinaire naïveté de la jeune fille. La naïveté n’est pas le défaut des Parisiennes ni peut-être des femmes de France, à quelque degré de l’échelle qu’on les prenne. Il offrit à Juliette de faire son portrait secrètement, et de l’offrir à la vieille tante le jour de sa fête ; il prit l’intérêt le plus vif au récit de tous les petits chagrins de la jeune fille, et des persécutions de ses camarades, qui se moquaient de sa simplicité ; enfin, il obtint la promesse qu’elle viendrait le voir dans son atelier le dimanche suivant, et qu’il pourrait commencer son portrait ce jour-là.
Il était temps, car ils arrivaient à la porte de la fruitière. Claude, le cœur pénétré d’une joie inconnue, offrit d’attendre la jeune fille ; mais elle le remercia de son offre obligeante.
« Demain matin, dit-elle, je retournerai à Paris en omnibus. »
Claude partit comme un trait et courut jusqu’au matin dans les bois de Saint-Cloud et de Ville-d’Avray. Il criait, il chantait, il bondissait, il se livrait à toutes les folies que connaissent les jeunes gens qui ont le bonheur d’aimer.
« Dieux immortels ! s’écriait-il, je ne suis plus le laid, le difforme, le triste Quasimodo, le rebut de l’espèce humaine. J’aime, et l’amour m’a fait ton égal, ô puissant Jupiter !
L’amour est le plus puissant des dieux ! Ô resplendissantes étoiles, mondes lointains qui roulez à travers les espaces, parmi les êtres innombrables qui vous habitent, y eut-il jamais un être vivant plus heureux que moi ? Que me manque-t-il aujourd’hui ? Qu’elle m’aime à son tour, que j’enseigne l’amour à cette jeune âme ignorante et vierge ! Y réussirai-je ? »
En rentrant chez lui, il esquissa de mémoire le portrait de la jeune fille et la représenta donnant le bras à un homme qui tournait le dos au spectateur. Comme il terminait cette esquisse, un de ses anciens camarades d’atelier entra.
« Bonjour, Claude.
– Bonjour, Buridan. »
Le nouveau venu était un grand garçon bien fait, robuste, content de lui-même et d’un talent médiocre. Il regarda l’esquisse de Claude par-dessus son épaule.
« Où as-tu pris cette fille-là ? dit-il.
– C’est une cousine.
– Je t’en fais mon compliment. Les cousines sont très présentables dans ta famille. Est-ce qu’elle a posé pour toi ?
– Non. Je fais son portrait de mémoire.
– Quelle mémoire ? celle du cœur ?
– Buridan, tu m’ennuies.
– Tu fais le mystérieux avec un ami ; c’est mal.
– Il n’y a pas de mystère. Hier, je me promenais. J’ai rencontré une jeune fille charmante qui se débattait contre un gros homme à breloques. J’ai envoyé promener les breloques, et j’ai offert mon bras à Juliette.
– Ah ! elle s’appelle Juliette. Joli nom, ma foi !.. Qu’ont dit les breloques ?
– Qu’elles m’enverraient des témoins, ce matin.
– À la bonne heure. Voilà une affaire crânement engagée. La fille est-elle belle ?
– Comme Vénus.
– Laquelle ? Vénus callipyge ? Il n’y paraît guère dans ton dessin.
– Mon cher, tu es insupportable avec tes plaisanteries.
– Et toi, avec tes réticences. N’ai-je pas le droit de m’informer si elle est maigre ? Moi, je pense sur ce point comme le magnifique sultan. Je n’aime que les femmes cylindriques.
– Laissons-la le sultan. Veux-tu être mon témoin ?
– Accordé ; mais tu me feras voir l’original de ton esquisse.
– Viens dimanche, à neuf heures du matin ; tu la verras.
– En es-tu déjà là ? Qui l’eût cru de cet innocent Quasimodo ? À qui se fier, grand Dieu ! La nature vous pétrit un homme le plus mal qu’elle peut ; elle élève son nez comme la bosse d’un chameau, elle enfonce ses yeux comme des trous de vrille, elle termine son menton en pointe, et ce gaillard, ainsi fait, séduit à première vue une jeune vierge trop peu callipyge, qui résiste à des breloques de similor ? »
Claude haussa les épaules sans répondre ; il pouvait, d’un mot, faire cesser cette plaisanterie, si cruelle pour lui ; mais il n’oserait avouer sa souffrance et la plaie secrète dont son cœur était dévoré. Il se remit au travail.
II
Terrible duel. Heureux déjeuner. Comment le beau Buridan mit la nappe aidé de la jeune Pasithéa.
On frappa à la porte, et deux hommes boutonnés jusqu’au cou entrèrent.
« Messieurs, dit l’un d’eux, qui de vous est M. Jean Claude ?
– C’est moi, répondit celui-ci.
– Monsieur, continua l’orateur d’un ton diplomatique, vous avez gravement insulté M. le comte de Seckendorf, et nous venons de sa part vous demander une réparation.
– Monsieur, dit Claude, votre ami n’est-il pas un gros homme avec des favoris noirs, des breloques et une canne ?
– Précisément.
– De quoi se plaint-il ?
– D’une grave injure. Il ne nous a donné aucun détail.
– Je vais vous en donner, moi. M. le comte de Seckendorf a insulté hier une jeune fille sans défense. Je passais, j’ai voulu la protéger, il a levé sur moi sa canne. Je l’ai arrachée de ses mains et jetée sur la chaussée. Voilà toute l’injure. C’est à vous, messieurs, de voir quelle réparation peut demander votre ami.
– Monsieur, dit celui qui avait déjà parlé, ceci ne nous regarde pas. Seckendorf veut se battre et il se battra.
– Comme il vous plaira. M. le comte de Seckendorf est-il Français ?
– Non, monsieur ; il a comme moi l’honneur d’être Prussien.
– Je vous en fais à tous deux mon compliment. Soyez assez bon, monsieur, je vous prie, pour lui dire de ma part que cette querelle est une vraie querelle d’Allemand ; du reste, je suis à ses ordres. Quelle est votre heure ?
– Trois heures.
– Votre arme ?
– Le sabre.
– Et le lieu ?
– Vincennes, derrière les bosquets d’Idalie. »
Les deux envoyés sortirent.
« Sais-tu te battre ? dit Buridan.
– Moi ! point du tout.
– Le Prussien va te découper comme une mauviette.
– Je l’en défie, dit Claude. J’ai le poignet solide, le pied leste, et du sang-froid. Ces trois choses valent bien cent leçons de Grisier. »
À trois heures, Claude, accompagné de Buridan et d’un autre témoin, arrivait au bosquet d’Idalie. Il y trouva son adversaire. Les sabres mesurés et les cérémonies d’usage terminées, les deux adversaires se mirent en garde.
Dès la première passe, les deux témoins de Claude frémirent. Seckendorf était de première force au sabre. Claude seul ne désespéra point. Il s’escrimait d’estoc et de taille, attaquant toujours avec un vivacité inouïe et ne cherchant pas à se défendre. La seule chose prudente qu’il pût faire était de ne montrer aucune prudence. Au bout d’une minute, il reçut dans la poitrine la pointe du sabre du Prussien et tomba. Le vainqueur essuya proprement son sabre sur l’herbe, endossa sa redingote et partit avec ses témoins sans prononcer une parole.
Claude s’évanouit. On le transporta chez lui.
« La blessure est grave, dit le chirurgien à Buridan, mais il n’en mourra pas. Le sang qu’il a perdu est la seule cause de sa faiblesse. »
Buridan s’assit à côté du lit et prit soin du blessé.
Le dimanche suivant, Claude était hors d’affaire. Trop faible encore pour se lever, il ne songeait plus qu’à la visite de Juliette. Dès cinq heures du matin, il s’agitait impatiemment dans son lit. Neuf heures sonnèrent, et une main légère frappa à la porte.
« Vénus est exacte comme un huissier, dit Buridan.
– Au nom du ciel ! dit Claude, ouvre la porte et épargne-lui tes mauvaises plaisanteries. »
Juliette entra, et fut très surprise de trouver Claude dans son lit. Elle fit un pas en arrière.
« Pardon, messieurs, dit-elle, je me trompe, sans doute.
– Non, vous ne vous trompez pas, céleste jeune fille, dit le beau Buridan. Vous êtes ici dans le palais de Raphaël. Malheureusement, Raphaël a reçu un coup de sabre dans le sternum, et je remplis, par intérim, le rôle de grand-maître des cérémonies.
– Quoi ! vous êtes blessé, monsieur, et à cause de moi peut-être ?
– Rassurez-vous, mademoiselle, dit Claude, c’est une blessure très légère, et je suis trop heureux…
– De mourir à votre service, interrompit Buridan. Oui, mademoiselle, des chevaliers français tel est le caractère.
– Buridan, s’écria Claude, viens ici. Scélérat, lui dit-il tout bas, tu veux donc me faire mourir. Tu vas l’effrayer et l’obliger de partir. Je me sens de l’appétit. Va commander le déjeuner.
– Pour trois ? demanda le peintre.
– Assurément. »
Buridan sortit, la belle Juliette s’approcha de Claude et lui dit d’une voix émue :
« Combien je regrette, monsieur, le malheur qui vous frappe. Je ne me consolerai jamais d’en avoir été cause.
– Mademoiselle, dit Claude, voulez-vous guérir d’un seul coup ma blessure et me rendre plus heureux que je ne le fus jamais ? Donnez-moi votre main. »
Juliette la tendit avec un sourire charmant. Le bon Claude la baisa avec une telle dévotion que la jeune fille rougit et alla s’asseoir près de la fenêtre.
« Je viens de l’effrayer comme un sot, pensa Claude. Ô malheur éternel ! je l’adore, et elle ne m’aimera jamais. »
Des deux côtés, le silence devenait embarrassant. Le peintre vit que Juliette allait sortir ; il fit un effort sur lui-même.
« Mademoiselle, dit-il, reconnaissez-vous cette esquisse, que j’ai commencée le lendemain de notre rencontre ? »
Elle la regarda et la trouva fort ressemblante.
« Ah ! monsieur, dit-elle naïvement, que vous m’avez faite belle ! Est-ce le portrait que vous voulez me donner pour la fête de ma tante ?
– Non, Juliette, ceci est un souvenir que je garderai éternellement de la première heure de ma vie où j’aie goûté un bonheur parfait. Quant à votre portrait, vous l’aurez, si vous voulez poser seulement quelques heures devant moi.
– Oui, monsieur, aussi longtemps que vous voudrez. Ma tante sera bien heureuse. »
Buridan rentra, suivi d’un garçon de restaurant qui portait dans ses bras un déjeuner fort convenable. Le vin surtout n’y manquait pas.
« Ô la plus belle des Grâces, dit Buridan, divine Pasithéa, aidez-moi, je vous prie, à mettre la nappe.
– Monsieur, dit simplement Juliette, je le veux bien ; mais pourquoi m’appelez-vous la divine Pasithéa ?
– Pasithéa, dit le peintre, était une impératrice qui n’avait pas sa pareille pour raccommoder les serviettes de son mari et ourler son linge.
– Eh bien, monsieur, c’est justement mon fort, et de plus, je fais de belles chemises, je m’en vante.
– Voilà, dit Buridan, une rencontre admirable ; j’ai besoin justement d’une douzaine de chemises, et si vous voulez bien vous charger de la commande, ma chère demoiselle Pasithéa....
– Juliette, monsieur, interrompit-elle.
– C’est cela même, Juliette Pasithéa.
– Le déjeuner sera froid, dit Claude, qui craignit quelque plaisanterie trop forte de son ami. Mangeons. »
Le déjeuner fut très gai. Claude était plongé dans les ravissantes délices d’un premier amour. Tout ce que disait Juliette lui paraissait admirable. Son ingénuité le remplissait de joie. Il était devant elle comme une mère qui trouve dans les premières paroles de son enfant des symptômes d’un génie supérieur. Elle demandait à boire avec une grâce sans pareille. Elle se renversait sur sa chaise d’une façon toute divine. Elle riait avec une délicatesse exquise. Oh ! les belles dents ! les purs diamants ! Oh ! la bouche petite et gracieuse ! Oh ! les yeux bleus et doux ! Oh ! les cheveux fins et soyeux ! Claude n’avait pas tort d’admirer. C’était une chevelure abondante et épaisse comme une forêt des tropiques. Disons tout en un mot. Elle était vraiment belle, et Claude l’adorait.
Pendant ce temps, Buridan ne perdait pas un coup de dent. C’était un bon compagnon, peu mélancolique, qui aimait toutes les femmes, et qui, moyennant quelques complaisances, les tenait quitte de tout. Claude s’étant égaré dans une théorie platonique, Buridan lui répondit avec chaleur :
« Mon petit, ta méthode peut être bonne, mais la mienne est excellente. Les femmes sont faites pour rire, pour aimer et pour avoir des enfants. Hors de là, elles ne sont bonnes à rien.
– Oh ! dit Claude indigné.
– Tu as beau te récrier, reprit Buridan, il faut se soumettre à l’inflexible vérité. Dis-leur qu’elles sont belles, elles te sauteront au cou ; parle-leur de philosophie, tu les verras bâiller comme des carpes hors de l’eau. Prends la plus vertueuse de toutes, dis-lui qu’elle a le pied bien fait, elle relèvera sa robe jusqu’au genou. Tu ne peux pas savoir tout cela, mon pauvre Quasimodo ; tu vis comme un ermite, et les pensées de ce monde ne t’occupent guère ; mais je les connais, moi, et je te jure que la plus sage de toutes est une écervelée.
– Tais-toi, malheureux ivrogne, dit Claude, et cuve en paix ton vin. N’outrage pas la seule partie du genre humain qui vaille encore quelque chose. Qui es-tu pour parler ainsi ? Parce que tu barbouilles quelques singes et quelques chats, tu te crois un grand homme et quelque chose de précieux sur la terre. Réponds-moi, Buridan ; combien de gens ont barbouillé, barbouillent et barbouilleront mille fois mieux que toi ? Quelle idée as-tu mise au monde ? Quelle invention as-tu faite pour la patrie ? Toi qui n’atteins dans tes œuvres la beauté véritable que par hasard, et qui souvent la défigures ; toi qui es fier de quelques coups de pinceau où peut-être son ombre a laissé des traces, tu oses mépriser la femme, qui est la beauté même, l’éternelle beauté, et la seule image de Dieu sur la terre ! Sur la foi de quelques créatures qui ne sont d’aucun sexe, tu oses dire que les femmes ne sont faites que pour la joie et les plaisirs. Rentre en toi-même, malheureux Buridan, et confesse ton repentir, si tu ne veux pas que la foudre céleste te punisse de ton blasphème.
– Brrrr ! dit le peintre en allumant un cigare, comme tu pérores pour un homme qui a reçu deux pouces de fer entre la troisième et la quatrième côte ! Respectons ce sexe aimable, puisque tu le protèges. Divine Pasithéa, fumez-vous ?
– Non, monsieur, je vous remercie.
– C’est dommage ; voilà un vrai puro. »
En même temps, il entonna, d’une voix puissante cette chanson :
Aux environs de Lille en Flandre
Lon lan la {bis)
Je rencontrai deux Flamandes
Lon lan la. (bis)
Ici le sage Claude interrompit fort à propos le chanteur.
« Que le diable t’emporte ! dit Buridan, à moitié ivre. On ne peut donc plus rire ici. On ne boit plus, on ne chante plus, on parle poliment des belles. Si cela continue, on ne pourra plus fumer. Adieu, les amis. Je reviendrai quand vous serez plus gais. »
Son départ fit grand plaisir à Claude.
« Votre ami est bien amusant, dit Juliette, mais il est bien mal élevé.
– C’est un charmant garçon, répliqua le peintre, qui a été mon témoin mardi dernier et qui a grand soin de ma blessure ; mais il n’est pas habitué à parler aux honnêtes femmes.
– Est-ce qu’il a des maîtresses ? demanda la jeune fille.
– Je n’en sais rien, répondit Claude étonné. Pourquoi me faites-vous cette question ?
– J’ai parlé au hasard, dit-elle en rougissant. Qu’est-ce que cela me fait, que M. Buridan ait des maîtresses ou non ? »
Si Claude avait eu plus d’expérience, cette rougeur subite l’eût inquiété. Peu à peu, Juliette devint pensive, et ne répondit plus qu’à peine aux discours du jeune homme. Après quelques instants, elle se leva, promettant de revenir.
Huit jours après, Claude, encore fatigué de la perte de son sang, mais déjà guéri, commença le portrait de la belle Juliette. On croira aisément qu’il n’allait pas vite en besogne. Aucune esquisse ne lui paraissait digne de son modèle. Il s’était fait pendant la semaine un plan de campagne profondément combiné. « Puisque le hasard veut que j’aie rencontré, disait-il, l’une des plus jolies filles de Paris, et à coup sûr l’une des plus innocentes, je veux qu’elle n’ait pas d’autre maître que moi. Le ciel m’a refusé la beauté, mais il m’a laissé l’ascendant qu’un esprit cultivé et une passion forte donnent à un homme sur une femme ignorante et pure. J’éclairerai son esprit, j’élèverai son âme, je lui ferai connaître le ciel et la terre, et peut-être pourrai-je surmonter les obstacles que m’oppose la nature. Le destin se lassera de poursuivre un malheureux. »
Claude était éloquent ; il était savant comme un peintre de ce seizième siècle, où Michel-Ange et Raphaël connaissaient et pratiquaient à la fois tous les arts. Tout le monde sait la puissance de la solitude. Le peintre, plein de force et de génie, avait vécu comme les solitaires de la Thébaïde ; ses passions, longtemps contenues, n’en étaient que plus fortes. Il aimait Juliette avec la violence d’un homme qui aime pour la première fois, et qui n’attache de prix qu’à l’amour.
Elle se sentait troublée devant lui sans savoir pourquoi. Il affectait de lui parler peinture ; mais ses yeux ardents, fixés sur elle, l’instruisaient assez de ce qu’il ne voulait pas avouer. Il était heureux d’aimer ; mais le sentiment de son irrémédiable laideur glaçait la parole sur ses lèvres. Le triste nom de Quasimodo lui revenait sans cesse à l’esprit. La laideur n’est-elle pas, comme la vieillesse, l’antipode de l’amour ?
Après une heure de travail, la belle Juliette voulut retourner à Passy. Claude l’accompagna, et la conduisit à travers le bois de Boulogne. La matinée était belle ; les arbres étaient couverts de feuilles ; le ciel était pur, et les oiseaux chantaient sur la cime des chênes. Claude se sentait rempli d’une joie délicieuse. Il courait légèrement dans les allées, entraînant sa compagne, qui était aussi gaie que lui-même. Il jouissait du bonheur de faire goûter le premier à cette âme naïve le fruit de l’arbre de la science. Il lui expliquait tout ce qu’il voyait ; il lui parlait botanique, religion, philosophie, histoire même, proportionnant son langage à la faiblesse de cette intelligence encore peu exercée. Il lui enseignait les lois et les mœurs des animaux, des végétaux et leurs amours ; il parlait des pays lointains, de l’Italie, qu’il avait vue ; de l’Orient, qu’il voulait voir et qu’il devinait déjà. La jeune fille écoutait ses discours avec une admiration profonde ; elle comprenait tout, et elle questionnait toujours. Au sortir du bois, Claude voulut se retirer.