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Kitabı oku: «Les moments perdus de John Shag»

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Il a été tiré de cet ouvrage quinze exemplaires sur Hollande numérotés de 1 à 15 et un exemplaire unique sur Chine


MON AMI JOHN SHAG

Si les quelques gens de qualité qui fréquentèrent mon ami John Shag fournissent de lui, par leurs anecdotes, une image singulière, il ne faut pas s'en étonner, car, pour aimable que fût son apparence, qui était celle d'un honnête homme, toutefois, par ses façons de penser, de sentir et d'exprimer la saveur de ses réflexions, John Shag tenait souvent le personnage biscornu du misanthrope qui ne veut rien entendre ou, du moins, qui veut n'entendre qu'à bon escient.

Il avait la taille bien prise, le teint vif. Cela donnait à ses quarante ans un air d'adolescence.

Je connais de lui un portrait qui le montre rasé et portant le monocle, simple vitre, mais qui lui permettait d'avoir deux regards: l'un, à l'abri, pour considérer le monde; l'autre, à découvert, pour exprimer quelques émotions choisies.—De chacun, il se servait avec discernement.—Quand j'aurai ajouté que son poil était roux, ses mains fines et son vêtement strict, j'en aurai assez dit, ne voulant pas charger une esquisse.

Il était plus notable pour sa physionomie morale, et, dès l'abord, je tiens à marquer un trait essentiel qui le distinguait. Il détestait, avec l'élan d'une âme pure, le commerce de la démocratie. A la plus faible invite, il s'élevait au-dessus de ce concours de médiocrités qu'il tenait pour avilissant. Une atmosphère commune à trop de bouches lui répugnait. Sans, pour cela, gagner un ermitage, comme Timon, et, tout en laissant sa personne physique parler, sourire et disputer sur terre, John Shag repoussait le sol d'un pied chaussé d'ailes et s'enfuyait allègrement vers des nuages d'où il ne descendait plus que sollicité par des arguments d'un grand poids.

C'est là ce que d'autres appellent rêver.—Rêver!… occupation qui, pour certains, est un passe-temps, mais qui avait, dans son cas, tous les caractères coercitifs d'une servitude.

La fréquentation d'un même cercle nous lia. Je partageais la plupart de ses goûts: son furieux penchant pour la couleur des eaux mortes et celle, si diverse, des pourritures d'automne, le transport d'aise qu'il manifestait à voir le soleil dans sa plus grande ardeur, son amour, enfin, des paysages tout simples où il trouvait matière à divaguer beaucoup. La passion qu'il mettait à vanter ou à mépriser n'était point non plus pour me déplaire.

De l'humanité il distrayait parfois une figure, un geste, une inflexion de voix, et la considérait longuement, avec son bel œil protégé, puis il se défaisait de la chose, comme l'on jette un citron sec.

Nous nous aperçûmes, bientôt, qu'une vive amitié nous rendait utiles l'un à l'autre. Dès lors, on nous vit souvent ensemble. Nous parcourûmes de conserve l'Allemagne et la Hollande, les villes du Piémont et de la Vénétie, certains cantons algériens et la côte occidentale d'Afrique où nous n'en finîmes plus de nous attarder.

Des femmes nous suivaient dans ces déplacements. Nous les changions au gré du paysage, suivant qu'il commandait une chevelure blonde ou brune, un excès de vêtements ou des seins nus.

Je garde, communément, avec les jeunesses auxquelles je me confie, un ton d'indulgente amabilité: c'est que le soin de mon ataraxie m'importe avant toutes choses, mais John Shag réglait les mouvements de sa cour suivant une autre loi.—Dans le commerce des femmes, il montrait une bizarrerie excessive qui le poussait à des blasphèmes brusques et surprenants, voire à des colères tout à fait sans excuse, car on ne saurait reprocher sérieusement à sa maîtresse de n'être pas toujours dans le plan de votre songe. Il se justifiait de cela, comme de mille autres incartades, en alléguant les soucis de sa gestation.

Je pense qu'il souffrait de quelque affection nerveuse, car la sensibilité d'un homme sain n'oserait être, que je sache, aussi constamment en éveil. Il se comparait volontiers à Bragadin, doge vénitien, par allusion à ce passage d'un livre de M. Maurice Barrès:

«Bragadin est un doge qui, par grandeur d'âme, consentit à être écorché vif; et, parfois, je songe que je me suis fait un sort analogue.»

Comme l'on passe un caprice, même absurde, aux jeunes femmes alourdies, j'ai passé à John Shag plus d'une excentricité. Je le savais occupé par une œuvre longue et difficile, à laquelle il se donnait tout entier et, quand il me quittait soudain pour planer dans ces régions supérieures où, suivant son expression, il allait prendre l'air du génie, je me consolais de son absence spirituelle en méditant sur les prestiges de la solitude.

John Shag travaillait beaucoup. Chaque jour, je voyais de nouvelles feuilles rejoindre un manuscrit volumineux. Hélas! je ne devais connaître de cet ouvrage que le titre:

Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale.

Il avait aussi mille projets littéraires dont il parlait comme un autre parlerait d'une œuvre achevée, projets de romans, de féeries, de biographies imaginaires, de satires anachroniques (entendez de satires des vices futurs ou bien abolis); projets d'études religieuses, de pamphlets, de parades… que sais-je encore!

Et, lorsque je lui disais:

«Pourquoi donc ne réalisez-vous pas ce projet de livre?»

John Shag, haussant dédaigneusement les épaules, répondait:

«J'ai fini d'y songer… Il ne reste plus qu'à l'écrire!»

Un sujet, pourtant, le requérait fort, et je pense qu'il s'en fût occupé, si le Destin l'avait permis.—C'était la toute simple histoire d'une jeune fille parisienne, le récit de ses amours, de ses conversations et de ses défaillances que terminait une défaillance dernière qui la faisait mourir entre les bras d'un beau jeune homme. Mais la singularité de ce roman se révélait en ceci qu'il était coupé par des divertissements, des entrées de ballet, mille intermèdes chorégraphiques où l'on voyait des comparses, vêtus de façon appropriée, illustrer, en quelque sorte, l'action romanesque par des jetés-battus et des ronds de jambe. A ce propos, je me souviens que la mort de l'héroïne était immédiatement suivie d'une «entrée de fossoyeurs» où des figurants, habillés en Scaramouche, dansaient de funèbre manière et brandissaient des attributs symboliques.

J'imagine mal ce qu'eût été cette Histoire de Radegonde, et, si ferme que fût son intention d'y travailler, John Shag n'en eut pas le loisir.

Vers la fin du séjour que nous fîmes à Venise, mon ami dut s'aliter. Il souffrait des fièvres. Son état s'aggrava de façon rapide. Vous pensez si je l'entourai d'attentions et de soins! Rien n'y fit, et je n'eus bientôt qu'à désespérer.

Le 7 mai, à huit heures et demie du matin, John Reginald Shag, ancien élève de l'Ecole Normale supérieure, membre correspondant de plusieurs académies, mourut après avoir succinctement agonisé.

Un testament confiait le manuscrit de son Essai à Mlle Jeanne Heurtance, une cousine éloignée, demeurant à Pithiviers, 76, rue du Chapeau-Rouge. Jusqu'à ce jour, elle a cru ne rien devoir publier de cet ouvrage, certains paragraphes lui ayant paru hétérodoxes. Aucune des démarches que je tentai pour la fléchir n'a abouti.

Des projets de John Shag, il ne reste que des notes illisibles et les titres: La Mésange apprivoisée, pastorale lyrique dans le goût des bergeries du XVIe siècle; la Vie d'Apollonius de Thyane, pour laquelle il amassait des documents; Etude sur un Cas de Polygamie austère, qui traitait, je crois, de l'histoire des Mormons; Les Manières du Prince de Danemark, où l'interprétation du rôle d'Hamlet était analysée; Les Chiens écrasés, roman en vue duquel il collectionnait les opinions de portières; Le Regard à travers l'Onde, recueil de poèmes; Notes sur la Lycanthropie, dont je possède un fragment, trop court pour être publié en volume; Nib de Neuville, roman dont j'oublie le sujet, et bien d'autres encore.

Une fantaisie inlassable, une curiosité jamais satisfaite, le poussaient à commencer avec ardeur des œuvres qu'il délaissait pour le motif le plus futile. Sa passion de savoir touchait à tout. Tout l'intriguait, tout le sollicitait, tout l'émouvait,—mais tout savait le distraire.

Un jour que, dans le bureau de sa maison de campagne, il étudiait certaine discussion du concile de Trente, un papillon vola devant la fenêtre. Mon ami se dressa, posa sa plume et, aussitôt, s'en fut le poursuivre jusqu'au fond du jardin.

Je ne saurais mieux faire que de citer ici une page de John Shag, écrite sans doute pour le panier à papier, mais que je sauvai de la destruction et qui nous donne, en son beau, cette influence, peut-être néfaste, du petit démon qui le tourmentait sans cesse et qu'il appelait: son «compère». Ce fragment (dirai-je: ce poème en prose?) était griffonné, au crayon, sur une feuille de papier écolier du format courant. Le voici, tel que j'ai pu le déchiffrer, à grand'peine, car l'écriture hâtive manquait de netteté:

C'est encore toi, mon compère! Inutile de feindre! je t'ai déjà vu, caché sous ma table, et jouant à te chatouiller les narines avec une plume enlevée à la queue d'un rouge-gorge!

Allons! sors! approche-toi! Ne pleurniche pas! je ne te ferai aucun mal!

D'où viens-tu? Quelle fleur as-tu chiffonnée cette nuit? Pourquoi ce rire soudain et que signifient donc ces gambades?

As-tu suivi les souris grises dans le tronc des saules? Dis-moi leurs coutumes. Se réunissent-elles vraiment, le treize de chaque mois, autour d'un fromage de Hollande, volé à la fée Carabosse?

Je n'entends pas!… Tu dis?… Parle plus haut!… Comment! Trilby a cueilli le lys où tu te lavais, tous les soirs, la figure? Quel maraud!…

Ici, quatre lignes vraiment indéchiffrables.

Et Viviane, qu'a-t-elle fait?… Non!… tu plaisantes!… Elle se serait prostituée à deux rayons de lune en même temps!… Nous ne qualifierons pas sa conduite!

Maintenant, va-t'en! Il faut que j'achève mon «Essai sur les raisonnements inductifs dans quelques problèmes de métaphysique et de morale».

Va-t-en! je n'ai pas le loisir de faire des cocottes en papier de soie!… non!… ni de composer un acrostiche!

Va-t'en! vilain démon de la fantaisie!

Parfois, durant ses heures de paresse, mon ami griffonnait ainsi quelques lignes que lui avaient inspirées une émotion de passage, un vol d'oiseau, quelques accords, un souvenir. Souvent même, je le vis s'interrompre dans un travail auquel il semblait donner tous ses soins et noter, en hâte, avec mille abréviations compliquées, le petit paysage surgi dans sa mémoire, la pensée fugitive ou le rapport inattendu.

Aussitôt écrites, il jetait ces feuilles au panier.—On me sera reconnaissant d'en avoir sauvé un assez grand nombre. Je m'en sépare à regret. John Shag les appelait ses «Moments perdus» et, sans doute eût-il été fort irrité, s'il avait su que, par ma faute, elles n'étaient point détruites.

J'en donne, ici, quelques-unes, sans retouches. Tout au plus, les ai-je divisées en cinq livres, pour en faciliter la lecture. Le respect que je voue à la mémoire de John Shag m'a interdit de corriger, si peu que ce fût, des pages qu'il dédaignait pourtant. J'aurais le même scrupule dans le cas où il me serait permis de réunir sa correspondance, si instructive à plus d'un point de vue. J'espère, sans beaucoup y croire, que les éditeurs de son essai philosophique seront dirigés par un sentiment pareil, si ce beau livre paraît, un jour. Certes, il donnera du talent de John Shag une idée plus complète, mais ces Moments perdus commenceront du moins à le présenter au public avec son esprit inquiet, ses sautes d'humeur et sa singulière sensibilité.

Puisse mon ami, dans les jardins lumineux et paisibles où son ombre doit goûter d'ineffables heures, ne point m'en vouloir si j'ai tâché de perpétuer son souvenir en publiant une œuvre qu'il eût, peut-être, tenue pour indigne de lui.

Gilbert de Voisins

Note.—Je me suis permis d'inscrire, au titre de chacune des cinq parties de ce livre, le nom d'un ami de John Shag.

G. V.

Livre Premier

Que chacun garde avec soin les singularités qui lui sont propres.

J. J.

1
LE JUGEMENT DE PÂRIS

Ces trois petites Espagnoles sont ravissantes.

La première, vêtue de bleu, coiffée en torsades basses, un peu maigre, a la peau mate, des yeux ardents, des regards qui parlent.

La seconde, vêtue de rouge, coiffée en petit chignon, grasse déjà, mais qui promet d'engraisser encore, a des yeux tranquilles de ruminant et des regards qui restent posés.

La troisième, vêtue de vert, coiffée en frisons et en bouclettes, blanche de peau, fine par l'allure, modeste par le maintien, a des yeux qui rêvent et des regards sentimentaux.

Toutes trois sont mal chaussées.

Toutes trois sont jeunes.

Toutes trois sont ravissantes.

Et toutes trois contemplent un magnifique ouvrier espagnol qui fume son cigare, paresseusement, à la terrasse d'une buvette.

Il mérite vraiment l'admiration des foules. De son béret, ses cheveux débordent, luisants, bouclés, bleuâtres, et l'échancrure du tricot laisse voir des tatouages. Ses bras secs sont bien musclés. Il est crasseux, il a l'air louche. Qu'importe! ses yeux humides ont toujours une expression amoureuse.

Arrêtées au milieu de la ruelle et se tenant par la taille, les trois petites Espagnoles contemplent le beau mâle.—Celle de gauche s'évente, de sa main libre, avec un grand éventail en papier. Celle de droite, possédée d'une égale fièvre, fait de même.

Et les deux éventails battent l'air.

Mais le bel ouvrier sourit avantageusement à une vieille prostituée, visiblement malsaine, couverte de plâtre et qui a dû satisfaire des générations de matelots.—Roulant comme une barque, elle s'approche et s'assied à ses côtés.

Alors les trois petites Espagnoles, qui se tiennent toujours enlacées, s'éloignent, d'un air triste et dansant, tandis qu'un jeune juif au profil fin, à l'expression ambiguë, vêtu d'une longue robe noire, les suit de l'œil.

Et les deux grands éventails en papier battent avec mélancolie.

Tanger.

2
LA JETÉE-PROMENADE

Elle avance dans la Manche, elle est toute en fer, elle est fort laide. Le poisson s'égare dans le labyrinthe de ses pilotis.—On paie quatre pence à l'entrée où il y a des pancartes et des affiches, des avis et des interdictions, des conseils et des admonestations, et quelques textes aussi, tirés de l'Evangile.—Tout cela est placardé en face, à droite et à gauche de l'entrée où l'on paie quatre pence.

Debout devant une toile tendue, comme de pauvres rosiers devant un mur, des vierges à chapeau fermé mettent dans la main du promeneur de petits livres bleus. Ils tendent à proscrire les boissons alcooliques et conseillent l'usage illimité de la Bible.

Plus loin, un missionnaire nègre enseigne, à qui veut l'entendre, l'art de gagner le ciel à peu de frais.—Il était aveugle, il y voit clair; il était sourd, il perçoit, aujourd'hui, le concert des anges. Poussez-le, il vous avouera peut-être qu'il fut anthropophage.—Il fait des gestes nombreux et maladroits. Il se donne beaucoup de mal.—A la fin de la journée, cela lui rapporte un shilling, mais il peut croire (supplément de son austère paye) qu'il a sauvé une âme.—Il ne manque pas d'auditeurs.—Passons.

Voici une courtisane repentie. On l'écoute avec plaisir. Elle a connu tout le péché. Elle seule a touché le fond de l'abîme. Elle tient beaucoup à être une pécheresse inégalable. C'est là sa raison d'exister. Elle décrit ses rapports avec Satan. Elle l'a vu. Elle lui a parlé. Elle montre à chacun son corps séduit, ses mains impures, sa bouche baisée. Un jour, elle a entendu des voix mystérieuses qui l'enjoignaient de choisir une autre route. Elle a obéi. Maintenant, le ciel lui est ouvert.

Et, tandis que le peuple s'écoule, moi, dont l'âme fut salie et foulée, je me demande, en regardant un étalage de boutiquier où des idoles indiennes grimacent dans l'ivoire, si je ne vais point offrir, par imitation du nègre et de la courtisane, cette âme tout entière au petit dieu de gauche qui brandit douze têtes coupées, au bout de ses douze bras, ou à celui de droite qui porte, en guise de nez, une bien belle trompe.

Brighton.

3
LE VIEUX CITRON

Seule l'affection rend plaisante une compagnie prolongée; seule l'affection la rend supportable. Un indifférent veut-il vous offrir la comédie de lui-même, jouissez du spectacle, mais évitez qu'il dure. Le plus beau paysage ne laisse pas que de fatiguer, s'il ne touche secrètement quelque point sentimental; l'art ne séduit qu'un temps, si le cœur ne s'y mêle, et le camarade qui vous arrêta dans la rue se change vite en fâcheux, revînt-il d'Eldorado ou de Thulé.

C'est pour avoir souffert de l'impudeur des fâcheux, pour les avoir vus, rongeant sans vergogne ce peu d'heures vouées au loisir, pour s'être senti pauvre, après leur départ, que tel de mes amis ne sort plus d'une façon de thébaïde spirituelle et fuit l'ombre même de l'homme.—J'estime qu'il a grand tort.

Il faut goûter tout l'instant qui passe, entendre toute son harmonie, respirer tout son parfum, se repaître, mais ne jamais rien donner en échange. Une femme, rencontrée dans le monde, un camarade, une connaissance de huit jours sont des ennemis qui vous mangeront si vous ne les mangez d'abord.—Mangez-les donc.

Le repas peut, d'ailleurs, être succulent.—Mettez votre sujet en une posture morale où il devra penser par lui-même, agir sans aide, s'exprimer, se taire, souffrir, douter, prendre parti. Ouvrez les yeux, écoutez bien. Cela vaut, parfois, les plus doux spectacles, les plus belles musiques. Comme disent les prospectus des livres pour la jeunesse: «on s'instruit en s'amusant,» et je ne sais de vaudeville où l'on se récrée à si bon compte.

Ainsi, faites rendre à votre sujet ce qu'il peut donner, videz-le, séchez bien le vase et ne vous en occupez plus. Vous avez ri, vous avez appris quelque chose, vous vous êtes augmenté—tout est là. Sauf la rencontre qui transforme votre sujet en ami, en maîtresse, en idole, soyez persuadé que vous ne devez rien.

Un être usé devient hostile. Son influence est pareille à celle de cet ornement banal que vous avez jadis pendu au mur et que vous n'osez pas jeter.—Il exaspère.—Défaites-vous des êtres que vous connaissez bien et que vous n'aimez pas. Quand on a savouré son jus, on ne garde pas un vieux citron.

Il est regrettable que le respect humain soit une si forte effusion du cœur. Il exagère de prodigieuse manière la notion de la dette sentimentale. Parce que X nous a divertis, nous pensons, sincèrement, lui devoir quelque chose.—Soit!—Alors, payez-le avec de la monnaie, comme l'on paie, au théâtre, le prix d'un fauteuil, mais, pour Dieu! ne lui donnez rien de vous-même!

Notre trésor intérieur est trop précieux, trop rare, trop vite épuisé, pour que, sans folie, l'on puisse en être généreux. Cette générosité-là devient de la prodigalité,—la pire: du gaspillage.—Si l'Enfant Prodigue avait été prodigue de lui-même, au lieu de l'être de ses richesses, on n'eût certes point tué le veau gras, à son retour, car il n'eût point conservé de quoi se faire reconnaître par ses parents.

Gardez-vous donc! thésaurisez! Prenez ce que vous donne l'instant qui passe, prenez, ne rendez pas! Il ne faut se dépenser qu'en aimant.

4
PROJET POUR DEMAIN SOIR

Nous parlementerons avec les douze dragons d'or accroupis à la lisière du bois, et, à chacun, nous raconterons une belle histoire, afin qu'il nous laisse passer,—puis, nous entrerons sous le toit vert.

L'atmosphère y sera lourde, à cause des parfums de fleurs. Une biche au doux regard viendra te considérer, et je pense qu'il lui plaira de t'offrir le bouquet de rue qu'elle tient entre ses dents.

Avec civilité tu la remercieras, et nous poursuivrons notre route.

Dans la région des hautes branches, il y aura des chants d'oiseaux, plus persuasifs que ceux de nos contrées.—Au-dessus, dans l'air libre, de grandes oriflammes jaunes et rouges, brodées d'argent, flotteront sur la brise, et ce sera comme pour une grande fête.

Des singes, suspendus par une patte, nous jetteront des roses couleur safran, et tu t'effraieras du miaulement d'une panthère qui, couchée sur le dos, jouera avec un globe de cristal.

Alentour, les bambous auront de frais murmures. Sous leurs rameaux fins, le phénix, construisant son bûcher, assemblera des brindilles. Vers la chute du crépuscule, tout sera prêt. Sans doute, le bel oiseau nous invitera-t-il à la cérémonie. Pour l'heure, il travaille à sa mort d'aujourd'hui, en vue de sa gloire prochaine.

Devant nous, très loin, une clochette, de temps en temps, tintera clair. C'est elle qui sera notre guide, et nous atteindrons enfin le temple biscornu, couvert de tuiles bleues, qui reflète le soleil.

Au seuil, et surveillé par douze cigognes ironiques, se tient un mendiant qui représente toute la misère. Nous pleurerons sur lui, harmonieusement, moi comme un empereur et toi comme un ange.

Par la porte de jade qui toujours reste ouverte, nous pénétrerons dans le temple, et les prêtres agenouillés méneront, aussitôt, grand train de gongs et de sonnailles.

Tu danseras un pas religieux, après avoir ôté tes sandales, puis je m'avancerai, ayant détruit en moi l'horreur sacrée, vers la grande idole, le somptueux Bouddha de porcelaine qui remplit tout le fond du sanctuaire. Je grimperai le long de ses pieds obscurs, j'escaladerai les colonnes de ses jambes et me dresserai, enfin, sur le piédestal de sa main tendue.

Compris tout entier dans la paume du Dieu, peut-être entendrai-je, alors, tomber de ses lèvres précieuses les paroles de la sagesse, ou, peut-être, me fera-t-il des récits plus beaux encore que ceux de mes songes: récits de fleuves, de vents, de flammes et de gouffres, récits d'un parfum si puissant qu'à eux je voudrai me mélanger.

Nous ferons tout cela demain soir.