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Kitabı oku: «Les moments perdus de John Shag», sayfa 10

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PROBLÈME

Sur la dune, un problème m'a, quelques instants, confondu. Ce petit hiéroglyphe, dessiné à mes pieds, m'intrigua fort: quelques minces lignes en creux, lignes fines et curieusement disposées.

Lignes minces! lignes en creux! lignes fines! seriez-vous un cryptogramme, une amoureuse correspondance qui marquerait des rendez-vous?

Petites rides! vous ressemblez à des rides de jeune vieille. Seriez-vous l'empreinte d'une corolle de narcisse que les brises auraient tourmentée?

Nervures grêles d'une feuille! on dirait que de sa baguette, une fée a touché le sable et que sa main tremblait un peu, ou qu'une étoile du ciel, la nuit dernière, s'est mirée en ce lieu, trop longuement.

J'étudie, je considère, je songe, et, même en songeant, je ne trouve rien…

Suis-je sot!… Avant que je n'eusse passé, sans doute que… pfuitt!… une gerboise avait fui.

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LES VRAIS SOUVENIRS

Pourquoi rêver toujours de l'avenir, pourquoi se composer un lendemain quand, à si peu de frais, il t'est permis de te composer un beau passé?—Présumer au lieu de revivre!… Quelle folie! Se fier à l'espoir en place d'évoquer!… Oh! la naïve impertinence! Tu rêves d'ivresses futures… Que ne rêves-tu de l'ivresse autrefois ressentie? Les sillons d'hier enferment leur semence… que sais-tu des sillons de demain? D'ailleurs… expliquons-nous.

Un souvenir n'est pas, comme on l'entend à l'ordinaire, le reflet d'une aventure échue, mais bien un rêve que l'on place dans son passé. Or un fait du passé peut toujours être arrangé, complété, drapé, fardé; un fait historique peut toujours devenir légendaire. Faisons ainsi pour le souvenir. Donne-lui bonne figure, habille-le, couvre-le de bijoux et de broderies, rends-le brillant, pur, somptueux et beau.

Certes, il ne faut pas l'inventer de toutes pièces, car il risquerait alors de s'effondrer comme une maison bâtie avec des matériaux de fortune, mais si tu prends des actes de ta vie dont tu penses être certain, transforme-les, à ton gré, en œuvres d'art, éclaire-les de mille façons diverses, rajeunis-les, donne-leur un visage plaisant et fais-les sourire.—Ainsi tu te composeras d'anciennes douleurs, des douleurs nobles et bienfaisantes, avec d'anciens petits chagrins et les médiocres plaisirs passés deviendront de magnifiques joies. Et ce sera pour ta vieillesse un précieux trésor.

Qu'importe la vérité d'une aventure si elle nous console mieux sous le masque! La vie ne suffit pas à nourrir richement notre mémoire. Il faut encore la fertiliser, l'embellir, imaginer ce que l'on a déjà vécu et bâtir ainsi un palais pour y vieillir plus tard. Cette œuvre a des chances de durer au lieu qu'un souvenir nu est éphémère.

Les faits du passé ne sont que les moellons grossiers de l'édifice… Travaille! va construire le palais de tes vieux jours!

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UN POINT DE VUE

«C'était à l'époque où toutes les femmes de la terre étaient encore noires.

«Un jour, Mahou, le grand dieu, s'ennuyait tellement qu'il eût donné le tonnerre même pour s'ennuyer moins. Il tâcha donc de se distraire. D'abord, il fit crever un affreux orage, mais cela ne fut d'aucun bénéfice; puis il fit déborder une rivière, mais, lorsqu'enfin elle fut rentrée dans son lit, Mahou s'ennuyait tout autant. Alors il voulut regarder des femmes, et, pour mieux les voir, il donna l'ordre à toutes les femmes de la terre de se rassembler, puis de se tenir côte à côte, sur une même ligne, devant lui. Il y en avait là de belles qui plaisaient par leurs fesses charnues et leurs seins lourds, et il y en avait aussi de laides, toutes maigres et toutes plates.

«Cela m'ennuie, leur dit-il, de vous voir si semblables par la couleur. Ecoutez-moi bien. Il se trouve, au bout de la plaine, un petit lac. Celles de vous qui pourront s'y baigner deviendront blanches aussitôt. Vous partirez donc au signal que je vous donnerai, en rivalisant de vitesse.»

«Or, il advint ceci, que les belles femmes, qui avaient des fesses charnues et de gros seins, ne purent, au signal que leur donna Mahou par un coup de tonnerre, courir aussi vite que les femmes maigres, anguleuses et laides. Celles-ci gagnèrent la course. Elles se trempèrent dans les eaux du lac et devinrent blanches, mais elles se trempèrent si complètement et en si grand nombre que le lac déborda et, quand arrivèrent les belles femmes, un peu essoufflées d'avoir tant couru, il ne restait plus d'eau du tout. Elles ne purent que poser les paumes de leurs mains et les plantes de leurs pieds sur la boue qui restait au fond; c'est pour cela que cette partie de leur corps est plus claire… Cependant les femmes blanches savent bien qu'elles sont maigres et laides, car, depuis lors, elles n'osent plus se promener toutes nues et, pour trouver un mari, elles doivent faire mille grimaces, au lieu que la femme noire n'a qu'à se montrer.»

Tel est à peu près le récit que me fit, hier, Moussa, mon domestique nègre. Quand il eut achevé, il s'en fut graisser mes bottes dans un coin de la pièce, mais il se retournait, de temps en temps, et me regardait, avec un petit sourire à la fois ironique et puéril.

Konakry.

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MATIN

J'ouvre ma fenêtre, et tout le matin entre chez moi. La rue m'offre sa fièvre, la brise sa caresse, et le ciel son azur. L'air chante, l'air m'appelle. Je sens qu'il faut me donner au monde en un don joyeux… Pourtant je n'ose.

Ne puis-je donc sortir? Ne puis-je me mêler à tout cela qui vit, se passionne, et se hâte toujours de désirer? Ne puis-je me perdre dans la foule des passants? respirer avec eux, partager leurs plaisirs, pleurer de leurs douleurs?

C'est inutile. Résignons-nous. Il est superflu d'ébaucher même une tentative. Renonçons. Jamais je ne pourrai. Le vieux cauchemar qui habite à mes côtés, qui m'habite aux mauvaises minutes, m'en empêchera toujours. J'ai peur que les passants de la rue ne me reconnaissent pas pour un des leurs, qu'ils ne se détournent, qu'ils ne m'aperçoivent même pas.

Non, aujourd'hui encore, je ne sortirai qu'un instant, lorsque la nuit sera tout à fait close, pour acheter un paquet de cigarettes, au coin de la rue, et je vivrai, un jour de plus, entre mon bureau et ma fenêtre, mon bureau où dort, dans sa gaine de drap, un petit revolver chargé que je nettoie chaque matin, et ma fenêtre qui me fait un cadre et me présente au monde comme une image peinte, une image fortement peinte sur sa toile et qui jamais ne s'échappera.

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LA CONNAISSANCE DE DIEU

C'était un soir des temps à venir.

L'homme avait, depuis des siècles, conquis les flots de la mer, asservi les courants du ciel, fait résonner de sa voix les plus profondes cavernes et déchiré la robe, réputée intangible, des flammes toujours mouvantes.—Voici qu'il entreprenait de connaître Dieu.

Or Simon, tenu pour le plus sage d'entre les sages, s'était arrêté, un instant, dans sa recherche et regardait le chemin parcouru depuis que, petit enfant, il balbutiait les premières sciences, avant de s'endormir sous le regard des constellations.—Il touchait au but que s'était proposé la nature humaine, et, saisi par une façon de lâcheté métaphysique, il voulait retarder encore ce geste qui dévoilerait l'inconnaissable.

Le Temps pouvait briser son attribut, la faux, ancien effroi de l'homme, et retenir la minute prête à prendre son vol, car Simon allait forcer le coffret du rêve où Dieu se tient enclos.—Il hésitait cependant.

Par la fenêtre ouverte, il pouvait voir une prairie que la lune rendait blanche et quelques beaux arbres qui échangeaient des murmures.

La plainte monotone d'un oiseau de nuit passait et repassait, sans qu'on vît l'oiseau.

Vers le milieu du ciel, des nuages se fondaient dans l'azur scintillant d'alentour et, bientôt, on ne les apercevait plus.

Ces tendres brises qui suivent le crépuscule pénétraient la frondaison d'un tremble, et tout le tremble chuchotait des paroles mystérieuses, comme une femme que visite le regard de son enfant.

Simon soupira.

Lui serait-il permis, plus tard, de contempler les choses de la terre avec une aussi paisible joie? Leur influence consolatrice n'était-elle point due à leur mystère même? Il reprochait à la divinité de s'être ainsi laissé traquer en un dernier repaire, comme, jadis, le dernier fauve en sa dernière forêt.

Et, d'un sourire triste, Simon souriait au tremble frissonnant, des feuilles duquel s'évaporait une exquise mélodie qui l'émouvait bien, mais qu'il ne savait comprendre.

Tout cela lui était inconnu.

Les arbres, les flammes, les ruisseaux n'étaient pas de son domaine, car, dès son plus jeune âge, Simon avait été voué à la seule connaissance de Dieu.

Ces mille problèmes qui servaient de fondement au sien, il n'en savait ni les facteurs, ni l'énoncé, ni la méthode de résolution. D'autres hommes avaient assumé cette tâche et l'avaient menée à sa fin; d'autres hommes avaient usé leur vie à définir les objets réels, leurs premiers rapports et leurs rapports secondaires, mais Simon, étant la dernière pierre de la pyramide, ignorait le granit de sa base et n'avait jamais manié que les suprêmes connaissances, puisqu'il était voué à la seule connaissance de Dieu.

Et, tandis qu'il admirait en profane le tremble musical, Simon se sentait parcouru d'un tumultueux désir, désir de savoir les choses simples de la nature, qui étaient tombées depuis longtemps dans le gouffre du connu, et pourquoi les abeilles butinent, et pourquoi les étoiles ressemblent à des yeux qui sourient. Mais tout cela, et d'autres perfections encore, n'était point de son royaume.

Il ne pourrait apprécier justement la qualité des brises, ni la plainte obscure du feuillage qu'un trouble agite. L'aube, dans laquelle il sentait parfois, après les longues veillées, la récompense d'une attente dans l'ombre, n'aurait jamais pour lui qu'une douceur indéterminée, et quelle ironie de penser que l'homme qui allait faire rendre gorge au dernier mystère se servait d'un gantelet fourbi par d'autres et qu'il ignorait la façon dont cette arme avait été forgée!

Ainsi, comme grandissait son orgueil, le plus grand orgueil qu'un homme eût ressenti, Simon était tout pénétré de mélancolie en songeant à son indignité. De cette indignité, il n'était point responsable, puisque son destin lui avait été imposé, et sa douleur n'en devenait que plus vive lorsqu'il se regardait lui-même, lui, Simon, l'homme qui allait connaître l'infini de Dieu et qui ne connaissait rien du monde innombrable de la création.

L'immense humanité qui pourrissait et se desséchait dans les tombes l'avait choisi comme gladiateur. Elle l'avait pris d'une belle carrure, d'un courage éprouvé; elle l'avait bien nourri de l'idée de son devoir, elle l'avait bien équipé et, maintenant, elle lui disait:

«Marche en avant! va combattre la Bête! saisis-la d'une étreinte forte et fais-lui cracher son énigme! Ne pense plus! Agis comme un esclave, l'esclave d'un peuple d'ossements!»

A cette minute, Simon fut près de la révolte, mais dans le temps qu'une ancienne légende, jadis célèbre, revenait à son esprit, il songea que chaque révélation nouvelle implique un sacrifice et qu'il faut s'immoler comme première victime aux vérités que l'on veut concevoir. Tout de même que le hurlement de nos mères nous a rendus forts, c'est l'effusion du sang des prophètes qui a fécondé la parole des dieux, car le rêve vient puiser sa vie aux plaies de la douleur.

De nouveau, Simon étendit la main vers ce coffret où Dieu était pris au piège. Encore une fois, il s'arrêta. Un rayon venait de l'éblouir, un rayon mince et blanc qui partait de la rivière comme un trait d'argent.

Simon pensa:

«Sans doute, un objet brillant est-il tombé dans l'eau. Ce n'est rien… ce n'est qu'un objet brillant qui est tombé dans l'eau, et qui m'a ébloui!»

Puis, se reprenant, il pensa que, la réflexion d'un rayon de lune eût été pareille. Sa main tendue vers le coffret retomba et Simon fut abattu par une soudaine inquiétude.

Il ne savait donc pas la cause du plus simple accident naturel! Le problème suscité par ce rayon blanc, il l'avait aussitôt résolu, mais peut-être inexactement. Alors, de quel droit pouvait-il révéler la connaissance de Dieu?

Si, dans les temps anciens, une seule, la plus négligeable, la plus infime des choses avait été mal observée, si, tout au début du monde, l'enfant qui déduisit le premier rapport s'était leurré d'une apparence, pouvait-il, lui, Simon, résoudre ce problème dont des peuples d'hommes avaient peut-être élaboré faussement l'énoncé?

La multitude silencieuse des morts l'avait chargé de traquer Dieu dans son dernier repaire. Trouverait-il Dieu, ou bien, en place de Dieu, une petite erreur devenue monstrueuse, hydre aux cent têtes que les légendes annoncèrent?

Et Simon, après le suprême orgueil et le suprême abattement, connut une angoisse plus grande que celle de Dieu même, lorsque son fils agonisait sur la croix.

Alors, il ferma les yeux, saisit le coffret, l'ouvrit, et, laissant l'idée divine s'échapper de nouveau dans l'univers pour repaître de rêves les siècles à venir, il cria dans la nuit aux peuples qui attendaient.

«Non! la connaissance de Dieu ne peut être atteinte! Les prémisses sont fausses.

«Recommencez!»

98
SOUS LA PLUIE

Il pleut et je te regarde, tendrement, jusqu'au fond des yeux. Les gouttes ont noyé la poussière et lavé les frondaisons. Elles frappent, avec une persévérance inlassable, le toit du petit kiosque où nous nous sommes réfugiés. De temps en temps, un oiseau rappelle sa présence par une petite plainte mouillée. Quelques mouches vertes bourdonnent autour de nous. Entre deux poutrelles, une araignée tisse à nouveau sa toile qu'un vent coulis endommagea.—Nous nous regardons toujours, et parfois tu me souris. La belle pluie crée une façon de silence autour de notre amour. Nous sommes heureux. Nous voulons être heureux… mais, soudain, tu as pensé que, si je n'étais auprès de toi, en ce moment, je pourrais souffrir de la pluie bienveillante, là-bas, tout au loin, sur le bord d'une rizière désolée, et que je grelotterais dans ma solitude, sans fleurs, sans opium, sans soleil, sans amis… Alors, une tristesse si vive s'est épanchée en toi que je l'ai vue sourdre, au bord de tes paupières, par deux larmes.

99
LISBETH ET COCO

Comment sont-ils venus s'échouer ici?

Je les ai trouvés dans un café-concert en plein vent où les badauds de la ville se réunissent. Cela est mal éclairé par quelques lumignons, mais, quand la lune est pleine, on y voit clair. Sous les arbres, des boutiquiers, de petits employés, quelques mulâtres, boivent des bocks et des menthes à l'eau. Un garçon sale, mal rasé, fait le service et affecte un empressement inutile. Des enfants nègres grouillent par terre. Trois femmes sont attablées avec des officiers qui demain rentreront en France. Elles représentent Cythère. Soudain, un piano prélude, et, tout aussitôt, on applaudit.

Sur la petite scène en planches, une femme vient de paraître. Je la regarde, un peu étonné. Ce n'est plus la chanteuse qui hurlait des obscénités, il y a quelques instants, en relevant un jupon mauve sur des cuisses pénibles à voir. C'est tout autre chose.

Quarante ans, je pense. Un corps quelque peu lourd, en robe de ville; un joli visage frais, un délicieux sourire. Elle chante. Sa voix n'est pas éraillée, mais j'y sens de la fatigue. Cette femme a su chanter. Elle nous dit, de façon vive, presque sans gestes, délicatement, une chanson fort plaisante. Elle fait rire… mieux: elle fait sourire. Le public se réveille. On l'applaudit parce qu'on l'aime. Les consommateurs sont debout et chacun crie:

«Coco! Coco!»

Alors le pianiste se lève. Il est l'auteur des paroles et de la musique. La femme chante encore deux fois, puis elle vient s'asseoir dans le café et, bientôt, le pianiste la rejoint.

Ils m'intriguent. Il y a chez ces deux êtres une manière de propreté, de décence, qui m'étonne. Un officier que je connais va causer avec eux. Cet homme qui rentre du Soudan après trois ans de campagne, qu'une femme blanche affole et qui ne peut voir de la chair nue sans y poser sa bouche, parle au pianiste et à la chanteuse avec une politesse scrupuleuse qui me plaît. Je me fais présenter à Coco et à Lisbeth; tels sont leurs noms «au théâtre». Nous causons, et, peu à peu, tout un petit drame se dévoile.

Lisbeth et Coco sont mariés depuis longtemps. Ils tinrent jadis un «cabaret artistique» à Montmartre. Coco écrivait des chansons et des mélodies que chantait Lisbeth. Puis, tout soudain, ce fut la ruine. Ils partirent. De colonie en colonie, ils ont fini par se fixer ici. Jamais ils ne se sont séparés. Coco ne peut vivre sans Lisbeth, ni Lisbeth sans Coco. Ils s'accordent, ils se complètent, ils sont une dualité. Coco s'est usé à jouer des ritournelles. Lisbeth a perdu sa voix. Qu'importe! ils vieilliront ensemble.

Peut-être les verra-t-on rentrer, un jour, à Paris. Ils font des économies, dans ce seul but: revoir Montmartre, les camarades, les brasseries, les rues familières. Ils s'aiment. Ils doivent s'être toujours aimés. Coco regarde Lisbeth avec une tendresse indubitable et Lisbeth sourit pour répondre au sourire. Elle soigne beaucoup ce corps presque détruit et jadis tant convoité, dont Coco ne fut jamais las, et il reste à ce corps je ne sais quoi d'émouvant. Ils s'aiment. Ce sont deux âmes nettes et propres.

La représentation est finie. Le jardin se vide. Nous restons encore, parlant de Paris, et, comme je leur dis mon désir d'entendre un peu de musique, Lisbeth et Coco veulent me remercier de ce désir, et Coco me joue une étude de Chopin qu'il préfère à toutes les autres et, dans l'ombre bleue du jardin désert, Lisbeth me chante des chansons de Verlaine.

Dakar.

100
AU CIMETIÈRE

Oui, c'est bien moi.—Reconnais-moi; je suis comme il y a dix ans, tout à fait le même, du moins, il me semble.—Voici, je te salue, mon ami. Ne pense pas qu'un étranger se soit arrêté devant ta tombe!

O mon vieux! je t'en prie! comprends bien que c'est moi!

Je ne suis pas venu te voir, l'année dernière, mais il faut me pardonner. J'avais, en somme, beaucoup d'affaires. Toi qui es mort et qui jouis de cette belle suspension d'hostilités, tu ne te doutes plus de la quantité d'actions inutiles qui mangent la vie de nous autres vivants… et, dans cette vie, les morts, les morts les plus chers, tiennent si peu de place!

Ma dernière visite, je te l'ai faite pendant l'hiver de… je ne sais plus au juste… enfin… il y a déjà quelque temps. Il faisait froid, très froid, et bien que j'eusse mis un gros manteau, je grelottais, debout devant ce marbre où le jour de ta mort est inscrit. Je tremblais tellement que mes souvenirs eux-mêmes semblaient gelés et que je me rappelais à peine les heures où, devant moi, tu avais vécu ta belle existence.

Aujourd'hui, mon pauvre ami, il fait un merveilleux temps d'arrière-saison, un temps clair, tendrement aéré par des souffles qui nous apportent, qui m'apportent, devrais-je dire, une érotique et somnifère senteur de pin.—C'est un splendide jour.

Parlons de toi, veux-tu?

Te doutes-tu que la brise est libre comme l'était ton rire?… te doutes-tu?… Ah! Dieu pitoyable!

Je ne sais pas si tu m'écoutes, si tu m'entends—non, je ne le sais pas avec certitude, mais qu'importe, puisque je te parle et que, peut-être, tu me réponds!

Dans le temps, lorsque nous nous promenions dans la colline et que tu causais avec les arbres, puérilement, les passants pouvaient croire que tu agissais comme un fou, mais je gage bien que celles des branches auxquelles tu t'adressais et qui vivent encore, te sont reconnaissantes du bruit de tes paroles, et c'est pour cela qu'au-dessus de ta tombe, semble toujours flotter un peu de musique.

Oui, mon ami, il fait beau, tu étais bon, et je sais que, l'un à l'autre, nous nous manquons beaucoup.

Je ne te dédie pas cette page de prose, car tu sens bien qu'elle est écrite pour toi seul. Que les autres ne le sachent pas, cela me fait plutôt plaisir.

Allons! assez causé, mon ami!

Mais, crois-moi! ne regrette pas trop le monde, ce monde des vivants. Il est tout aussi sale qu'au jour où tu l'as quitté si subitement.—Rien ne s'est amélioré: ni les hommes, ni les choses. Quant aux bêtes, je ne sais pas! Seuls quelques morts ont gagné un peu de gloire, dans nos souvenirs. Toi dont la dépouille participe maintenant à la vie inconsciente de la terre, tu as peut-être réalisé ce que notre vie a su jusqu'à présent donner de mieux: une promesse.

Malheureux corps réduit de mon meilleur ami! je ne viendrai plus ici avant longtemps. On s'habitue aux pires choses et je veux, lorsque je rends visite à tes ossements blancs, conserver cette sensation étrange de descendre vers toi jusque dans la farouche mort.

Marseille.