Kitabı oku: «Le roi du Klondike», sayfa 2
III
LE «VENDREDI NOIR»
La machine humaine est bien délicate et fragile; mais ces grands jours de la corbeille où l'on vit trois mille six cents heures en une seule, de onze heures à midi, en plein choc de «taureaux» à la hausse et d'«ours» à la baisse, ces jours inoubliables galvanisent des mourants, centuplent l'énergie des vivants et feraient même ressusciter les morts, si le diable ne réservait à ceux-là le plus raffiné des supplices, celui de suivre la cote sans prendre part au jeu.
Ah! certes, ils durent cliqueter singulièrement, les squelettes des feus rois de la Bourse, en ce jour de septembre où la puissance qui, jadis, leur donna l'empire du monde, l'or, monta de 143½, cours de l'ouverture, à 150 cours de onze heures et, en deux ou trois soubresauts électriques, jeta New-York, jeta le monde dans la même frénésie que jadis Israël aux pieds de l'idole.
– Six points et demi en une heure, dix-neuf depuis la reprise d'août!.. Où allons-nous? cria Titi, qui avait envie de réaliser.
Le sang monta à ses tempes, l'allégresse de ses yeux encore jeunes disaient de quel côté il se trouvait. Sa voix, d'ailleurs, se perdit dans le brouhaha de la foule avec un rugissement de Bloch:
– 200? Ça montera à 200!.. Je parie cinquante mille dollars que ça touchera 200! Qui tient ce pari, messieurs?
On ne regarda même pas le chèque brandi en l'air. Vraiment, c'était bien la peine de parler d'une misère de deux cent cinquante mille francs, quand cet enragé de William Belden, se ruant, tête baissée, à droite et à gauche, achetait, à chaque coup, un million de dollars, vous entendez bien, cinq millions de francs! Derrière lui, deux secrétaires pointaient et répétaient à voix haute ses transactions épileptiques «Un… deux… trois… six!..» Les «ours» se regardèrent indécis!.. Sept! huit millions! Et William n'avait pas même changé sa chique de côté? Jusqu'où irait-il? Qu'est-ce qu'il pouvait bien avoir appris avant les autres?
La formidable phalange des baissiers, que hérissaient douze cent cinquante millions à découvert, se mit à osciller comme une muraille avant un tremblement de terre; la fièvre serra les gorges sèches, les yeux s'agrandirent, tout près de la folie, la congestion spéciale à la Bourse gagnait les têtes les plus solides. On murmurait – qui donc? oh! tout le monde et personne:
– Il n'y a que cent millions d'or sur le marché; le gouvernement en a quatre cents dans les caves du Trésor, mais il paraît qu'ils le tiennent…
Même, un petit homme noir, qu'on ne vit plus une fois qu'on lui eut sauté dessus, cria:
– La clique a garanti dix pour cent de ses profits au cousin de la présidente!
– C'est faux! Tenez bon! ils vont sauter. Le gouvernement va vendre son or!
– Allons donc! les acheteurs exigent la liquidation.
– Refusez; tenez ferme! est-ce que les reports sont faits pour les chiens? Je parie…
Ce que voulait parier le chef des baissiers, on ne le sut jamais, parce que Belden et sa clique disparurent, furent remplacés par Edgar, la tête du syndicat, le numéro un, et qu'alignée derrière lui la dernière charge des «taureaux» s'avança avant qu'on eût le temps de respirer trois fois. Il commença par acheter vingt millions de dollars; ses troupes appelèrent les options qu'elles possédaient, près de cinq cents millions de francs. On leur rit au nez: seulement, les bouches se tordaient d'une façon bizarre en découvrant les dents, et ils le remarquèrent. Edgar acheta six autres millions, fit monter le prix jusqu'à 159; plusieurs baissiers commencèrent à liquider, et il redoubla de sa voix de gong sonnant la déroute et le triomphe:
– 160 pour un million? Qui me vend un million à 160?
Pour la première fois de cette inoubliable journée, il se fit quelques secondes d'un silence tel qu'on entendit parfaitement la respiration de cette bête monstrueuse, qui règne sur les nations civilisées, la Bourse. Puis, il y eut une bousculade au pied de la petite tribune où se tenaient deux employés à visage impassible, quoiqu'en réalité leurs nerfs fussent tendus comme des cordes d'arc. Le premier poussa une clef, la grande aiguille de l'indicateur oscilla un peu, descendit sur 158, commença à remonter; le second frappa un rappel sur son Morse, et les trois chiffres prestigieux, 160, apparurent à Chicago juste au moment où l'aiguille de New-York les indiquait sur le cadran.
– Allons, messieurs, donnez-moi un million à 160! qui veut me le vendre?
Personne ne répondit. L'heure était venue où chacun, à son insu, laisse tomber son masque, grimaces d'enfants mal élevés ou corrects, mais toujours hypocrites. En doutez-vous? Regardez leur roi Bloch: pour reprendre haleine, il est sorti de la mêlée; adossé au comptoir d'Aélis, il écoute une voix plus forte que les hurlements de ses troupes, car elle chante l'or arraché aujourd'hui par brassées: c'est elle qui, malgré ses efforts, fait battre son cœur trop vite, reçoit et lance à torrents le sang qui brûle les veines et les artères, les dessine enfin en ce hideux réseau sur son visage de bête à l'image de Dieu. Et, tandis qu'il prête l'oreille, un des relais du comptoir se met à épeler au passage un télégramme de Washington: d'instinct, Bloch le déchiffre, au bruit, sans que personne s'en doute, pas même Aélis, attentive, elle aussi, à son poste. La dépêche, d'ailleurs, n'est pas destinée à la Bourse: elle ne fait que la traverser sur ses fils et passer plus loin, comme des milliers d'autres chaque jour.
Mais il était écrit que cet heureux homme l'attraperait au passage. Elle arrêta net dans ses veines ce sang de spéculateur si enfiévré tout à l'heure. Car elle disait:
Secrétaire du Trésor, Washington, à sous-secrétaire du Trésor, New-York. —Mettez en vente vingt millions d'or du gouvernement.
– Dites donc, Bloch, quel feu d'artifice! crie Tom Tildenn, très excité. Ça va merveilleusement! J'ai gagné mon million! Je le rejoue: il m'en faut trois autres à la clôture!.. 160½! Bravo! 160¾!.. Go ahead, boys!
L'artillerie des fins de bataille tire partout à la fois, autour de la corbeille, aux quatre coins de la salle, sous le péristyle et jusque dans les rues voisines, où se masse maintenant New-York. Le relais télégraphique s'est tu. Bloch se redresse, un peu pâle:
– Parbleu! c'est ce que j'ai toujours prédit. Nous clôturerons à 170, vous verrez, par Jupiter!
Il s'éloigne rapidement, appelle son secrétaire, l'envoie à Belden, fonce lui-même sur Edgar, les poings en avant, puisque le salut de la conspiration dépend tout entier de sa hâte. Il arrive enfin à ses côtés, lui passe les mains autour du cou, pour ne rien laisser échapper des nouveaux ordres d'achat qu'il lui donne – sans doute – dans le tuyau de l'oreille… et c'est fait.
C'est fait. Pendant ce temps, Tom, qui vient de crayonner ses dernières dépêches, retourne acheter ce qu'on offre dans la corbeille. L'aiguille à 160¾ lui fait oublier Aélis. Ah! s'il la regardait une fois! Deux yeux de femme qui aime ou qui a pitié le suivent, le rappellent, lui crient, mieux que la bouche frémissante qui voudrait parler, qui ne peut pas:
«Par grâce! ne faites rien: restez avec moi!»
Mais, grisé qu'il est par le souffle de la Bête, il ne comprend pas, il n'entend plus, il s'en va droit à son destin. Aélis se lève, fait un geste, ouvre les lèvres:
– Tom! Vous allez…
Tout à coup, entre elle et lui, se dresse son serment du premier jour…
«…Sur le Christ qui scelle cette bible, je jure une discrétion pleine, entière, absolue…»
Et la jeune fille retombe assise, le front dans ses mains, muette comme celles qui vont mourir.
Tildenn, d'abord surpris, croit à une méprise, rentre dans le tourbillon, se met à la tête des «taureaux», achète à n'importe quel prix, pour enfoncer les derniers carrés de Waterloo et faire en un mot, comme il l'a chanté, trois petits à son million.
À une heure et demie, une rumeur étrange s'insinue dans la salle, arrive jusqu'à la corbeille, en est victorieusement repoussée, mais pour y revenir à travers toutes les bouches, cette fois, comme à travers tous les cerveaux, et s'afficher enfin sous la forme du télégramme officiel que Bloch avait lu, en esprit, avant le destinataire:
Mettez en vente vingt millions d'or du gouvernement.
– Le Trésor commence à vendre!.. Le Trésor vend son or!
Comme trois autres mots, deux mille quatre cents ans auparavant, ces quelques lettres détraquèrent les intelligences, affolèrent les volontés, firent comprendre aux plus obstinés que c'était bien la fin. Dix mille furies se déchaînèrent dans le parvis du tabernacle où croulait l'idole: les hommes se tordirent sous leurs fouets, ils crièrent devant la ruine, pire que la mort; leurs traits se convulsèrent à en expirer d'effroi si les Euménides leur eussent alors présenté des miroirs, car, sauf les contorsions de la strychnine, il n'y a rien au monde de plus effrayant que les convulsions du jeu. Et ce fut dans un ouragan de liquidation, parmi les râles de gosiers dont on eût dit la trachée-artère ouverte, la vie s'enfuyant à gros bouillons, ce fut dans un effondrement subit de trombe que s'acheva la journée de l'amoureux d'Aélis. De 161 l'or retomba, en, fermeture, à 135, sur un chaos de ruines ou de faillites, et les générations à venir parleront du «Vendredi noir» tant qu'il y aura sous le ciel d'Amérique une Bourse pour les batailles des «ours» et des «taureaux».
Seul maintenant, sous le péristyle, Tom Tildenn regardait sans bouger la foule courir par les avenues étincelantes.
Fini, c'était fini. Millionnaire à midi et mendiant à trois heures: drôle de situation… Plus un dollar, saisissez-vous?.. Une lutte si dure, un tel effort de muscles, ainsi que jadis, à l'Université, pour le câble disputé pouce à pouce par deux équipes rivales. Et puis, quoi? Après? un coup de tonnerre et un krach: la panique, la défaite; ruiné et battu à plate couture, voilà tout… Est-ce qu'il avait encore des os dans le corps, une cervelle dans le crâne, ou bien de la gélatine partout?.. et qui faisait si mal!.. Qu'est-ce que ce tintamarre là-bas? L'elevated sonnant l'airain ou la Bourse tintant l'or? Irait-il en prendre un peu? Sans doute; mais il n'avait plus rien dans le corps, rien qu'un malaise indéfinissable, une envie de se dissoudre en quelque chose de mou qui ne sentirait plus, qui rentrerait sous terre… «Ah! Dieu, pourquoi me frapper ainsi?»
Ses nerfs le forcèrent à crier: une décharge électrique, bien sûr, ou une douleur fulgurante, l'ataxie… Non, ce n'était qu'une main de femme sur son épaule. Il se retourna, reçut en plein visage l'éclair de deux yeux violets tout près des larmes, baissa la tête et fit un effort pour se ressaisir. C'était Aélis.
– Monsieur Tildenn! Je vous ai cherché partout! Pourquoi vous êtes-vous sauvé si vite?.. Est-ce si grave que cela? Vous me faites peur.
– Rien du tout, mademoiselle: c'est bête… un léger éblouissement… sans doute, votre soudaine apparition…
Il crut sourire, et la jeune fille eût plutôt voulu le voir pleurer. Elle lui prit les mains.
– Au nom du ciel! ce n'est pas le moment de plaisanter. Dites-moi où vous en êtes. On dit à la corbeille que vous avez perdu. Mais vous vous relèverez, n'est-ce pas?
– Oui, sans doute. Oui.
– Êtes… êtes-vous ruiné?
Tom éclata de rire, et Aélis se cacha le visage.
– Ruiné! mieux que ça; dix ruines, vingt ruines, de quoi travailler trois vies d'hommes avant de régler mon passif!
– Dieu, Dieu qui nous vois! Je l'ai pressenti quand vous êtes venu parler à Bloch!
– Vous étiez là? Oh! pardon, c'est vrai, je me le rappelle. Ce n'est que plus tard que je vous ai perdue de vue.
– Je m'en suis aperçue, allez! J'aurais donné le monde pour que vous pussiez lire ma pensée à ce moment-là: vous aviez réalisé, n'est-il pas vrai?
– Pourquoi? Est-ce que vous saviez quelque chose?
– Mais oui! L'ordre du Trésor a sonné au relais, sous mon comptoir, dix minutes au moins avant l'affichage du télégramme: Mettez en vente…
– Je sais, je sais, ne le redites pas… Je souffre, j'ai la tête vide et pleine, elle a envie de se fendre. Serrez-moi les mains. Bien… Vous parliez du télégramme. Great Scott! Bloch était là. A-t-il sonné devant lui?
– Derrière son dos. Qu'est-ce que cela fait?
– Ça fait qu'il a réalisé à temps, lui qui lit le duplex comme la cote! ça fait qu'il a vendu quand il nous conseillait d'acheter!.. Ça fait qu'il nous a tous mis dedans, moi le premier, et que vous, vous l'avez aidé!
– Monsieur!
Aélis retira ses mains. Tildenn continua de divaguer:
– C'est comme ça, ma petite… Ça fait mal, allez!.. Êtes-vous contente? Vous aussi, vous étiez contre moi. Ruiné… bah!.. Un mot, un seul mot, et elle me sauvait!
– Est-ce que je pouvais le dire, ce mot? Ah! que vous êtes dur!..
– Dur? Non, je me sens mou, tout mou!.. Elle n'a pas voulu parler, elle n'a pas même tendu la main à celui qui se noyait devant elle, Aélis, vous savez, la jolie fille…
– Monsieur! monsieur Tildenn! Calmez-vous! Savez-vous ce que vous dites?
– Oui, je le sais. Vous m'avez trahi, mademoiselle.
– Et mon serment?
– Votre serment?.. Un serment, allons donc! Qu'est-ce que c'est que ça à côté de la vie d'un homme?.. Moi, surtout, à qui vous aviez souri ce matin, moi qui, avec ce mot de vous, aurais pu gagner cinq, dix, quinze millions comme Belden, comme Edgar, comme Bloch!.. Laissez-moi seul, miss d'Auray.
– Vous êtes injuste, vous êtes égoïste, vous êtes cruel, Tom Tildenn, mais vous êtes si malheureux que je ne vous abandonnerai pas à présent. Je ne pouvais pas oublier mon serment pour vous; je peux oublier ma fierté de femme. Voulez-vous m'accompagner jusqu'à ma porte? C'est loin, la promenade au grand air vous remettra, et, puisque ce matin, nous roulions en phaéton, eh bien! n'est-il pas juste que, ce soir, nous allions à pied?
*
* *
Madame Pat' O'Hara, blanchisseuse de gros et de fin, dans la 109e rue, avait toujours un fer à la main et un œil sur la porte de son vis-à-vis, «une créature de vingt ans, disait-elle, qui s'en croyait et se faisait appeler miss parce qu'elle travaillait au marché des gros bonnets, en bas de la ville». Malgré la pommade, les cheveux rouges de la bonne femme se dressèrent droit en l'air quand elle vit un homme embrassant la petite d'Auray sur le seuil de son logis.
– En pleine rue, oui, ma chère, c'est comme ça! Je l'ai vue de mes yeux comme je vous vois là. Et à bouche que veux-tu!.. Si encore elle avait eu la respectabilité de se cacher… Je l'ai dit souvent, hein? ces créatures finissent nécessairement par mal tourner… Une goutte, ma chère?.. À votre bonne santé!
C'est ainsi que la Pitié donna à Tom Tildenn, ruiné, ce que l'Amour n'avait pu obtenir, au matin de sa richesse. Le «vendredi noir» lui prit une fortune et lui donna une fiancée. La 109e rue en fut scandalisée affreusement.
IV
PAT' O'HARA
Deux hommes valent mieux qu'un; trois est chiffre qu'il faut respecter en lui-même, sans discuter; mais, au delà de ce nombre, une agrégation de cerveaux humains ne vaut pas le jugement d'un âne, et cela depuis la tour de Babel. Pour l'oublier, ou mieux, pour protester, les peuples tendent de plus en plus à la forme de gouvernement parlementaire et les individus ne manquent jamais de se réunir quand ils sont las de se croire des êtres raisonnables. C'est pourquoi ils furent huit policemen, sanglés dans leurs redingotes bleu sombre, qui s'en vinrent frapper, quelques jours plus tard, à la porte du ménage O'Hara. Celui qui marchait en tête de la colonne, un sergent, halait, au bout d'une corde, un roquet jaune dont la fureur eut tôt fait d'ameuter le quartier. Par derrière, les sept subordonnés encourageaient la pauvre bête à avancer, du bout de leurs bottes, et, de temps à autre, ils se retournaient, sourcils froncés, vers les gamins qui surgissaient partout du sol, comme des maringouins avant un orage. Enfin, la petite troupe arriva au nº 203½ et, sans parlementer, fit irruption dans le logis du camarade:
– Sainte mère de Dieu! cria madame O'Hara. Et qu'est-ce que vous voulez faire avec cette bête jaune chez des gens qui se respectent, monsieur le sergent?
– La petite charogne! elle vient de me mordre le doigt! fit le sergent exaspéré. Faites excuse, madame, mais j'aimerais mieux emmener Pat lui-même au poste! Au nom du ciel où, bien sûr, vous irez un jour, prenez-la, madame, car c'est pour votre mari. Nous venions en surprise-party: ce bâtard que voilà s'est mis à faire autant de bruit que les trois cornets à piston de la fanfare! Mais c'est un vrai chien du Labrador, et on dit qu'ils valent leur pesant d'or en Alaska. Prenez-le, pour l'amour de la police de New-York!
– Vrai, vous êtes tous ben honnêtes, messieurs, et, quand Pat rentrera, i'va jurer d'émotion tout plein, sûr!.. Il est allé queri du butin, mais i'sera bientôt de retour. Asseyez-vous, en attendant, où vous pourrez, sur les corbeilles de linge, à la ronde… On n'est pas riche, mais on sait recevoir des amis, de bons amis comme vous… Tenez, escuzez-moi, mais i' faut que je pleure… Dites-moi, sergent, qu'est-ce qu'i va faire là-bas, mon homme?
Le sergent se retourna vers son escouade sans y trouver la moindre inspiration; alors il allongea deux coups de pied au chien jaune, qui se mit à hurler en regardant madame O'Hara. Elle se pencha vers lui:
– Oui, qu'est-ce qu'i fera là-bas, sans moi? Cette idée de gagner une contrée barbare ousqu'il n'y a point de policemen! Est-ce toi qui me remplaceras, dis, Caton?
Et ce roquet de mauvais caractère, que pas une caresse ou pas un juron n'avait pu émouvoir tout à l'heure, cette bête jaune se dressa contre la bonne femme, et, voyant beaucoup d'angoisse sur sa figure de vieille, aboya doucement:
– Oui, madame, je vous le promets! Ouah, ouah!..
– C'est un miracle, s'écria le sergent. Ah! les femmes, elles en savent plus long que les autres créatures! Madame a trouvé du premier coup un nom qu'il aime!
– Les chiens du Labrador parlent le français, – dit modestement Brigitte O'Hara, – et je l'ai appelé du nom d'un savant de Paris, aux anciens temps, par devant leur révolution. Tiens! voilà Pat! Escuzez-moi, je reviens dans la minute.
Elle courut réquisitionner chez l'épicier la goutte avec des cigares, des plus gros et des plus forts, et aussi, pour servir et tenir le crachoir, trois ou quatre jupons du voisinage. Pendant que s'organisait ainsi cet impromptu, qui fit époque dans le quartier, Pat venait de déposer, au milieu de ses amis très intrigués, un paquet de hardes.
– Que diable est-ce que c'est que ça, Pat? demanda le sergent. Serait-ce le butin que vous apportâtes sur le dos, il y a vingt et un ans, en débarquant des vieux pays? Vous rappelez-vous?.. Quelle mauvaise mine vous aviez à cette époque!
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, – répondit Pat, très important. – Ce colis renferme mon costume de mineur!.. Attendez, je vais le passer derrière votre dos, et vous verrez s'il ne me va pas mieux que l'uniforme!
– L'habit ne fait pas le moine! hasarda timidement une des dernières recrues du sergent.
– Au diable les niaiseries d'Europe! Est-ce qu'il ne fait pas le policeman?.. Voilà: comment me trouvez-vous?
Le poing sur la hanche, la poitrine en avant, comme au jour de Saint-Patrick, il était si beau que Brigitte s'arrêta sur le seuil avec ses amies:
– V'là mon homme! Pour un homme, c'en est un!
Lui ne l'entendait plus. Il oubliait même le cruchon qu'elle serrait tendrement dans ses bras. Son habit de laine, strié de mille et une bigarurres d'arc-en-ciel en déliquescence, l'hypnotisait autant que ses admirateurs, et se serait mis à en compter les coutures si Caton eût gardé le silence. Mais ce bout de chien n'avait du chacal que la ressemblance physique: il avait le courage de ses opinions, et il aboya franchement son aversion pour de tels oripeaux. Il fallut expliquer au futur prospecteur le cadeau de ses camarades, l'intelligence qu'il cachait derrière ses mauvais yeux, la sauvegarde enfin qu'il serait pour lui là-bas: et O'Hara prouva immédiatement sa reconnaissance en distribuant à la ronde des bols de wisky. Puis, pour la trente-deuxième fois en cinq jours, il recommença son histoire, avec orgueil, avec modestie, en y ajoutant une douzaine de fioritures à l'eau-de-vie. Et, plus heureux que des rois de la Bourse, buvant, fumant, crachant, les huit policemen l'écoutèrent dans une véritable piété.
– C'est comme je vous le dis! Y a pas de mon mérite, mais fallait encore être décidé comme je le suis. C'est survenu le jour que je me présentai chez mosieu Tom Tildenn.
– Titi? interrogea l'étourneau qui avait déjà parlé une fois de trop.
– Son Honneur Tildenn, mon nouveau chef! corrigea sévèrement O'Hara. Il faudra vous défaire de vos familiarités, mon fils! Ça vous nuirait dans le Corps!.. À doncques, il était ruiné, comme je l'ai su après, par une de ces machinations de damnés capitalistes, qui sucent du sang d'homme ici comme en Irlande…
Le sergent était de Belfast: il approuva d'une rasade.
– Bien dit, Pat! À votre santé!
– Et moi qui l'ignorais, j'étais allé le voir, histoire d'entendre ce qu'il dirait parce que je ne l'avais pas stoppé au parc le jour qu'il y galopait, à preuve que…
– Du souffle, O'Hara, reprenez du souffle! dit le sergent. Vous me coupez le mien, à parler si vite… D'ailleurs, ces explications ne regardent point votre supérieur… Belles dames, à votre santé!
– Dieu vous le rende, monsieur le sergent! firent Brigitte et ses amies, le verre aux lèvres.
L'une d'elles alla chercher un second cruchon, et le narrateur reprit:
– «Môssieu O'Hara, me dit-il (c'est un vrai gentleman), je n'ai plus un sol! Vous êtes plus riche que moi! Hormis l'existence, il ne me reste plus rien. «Saints du saint paradis, ayez merci de nous!» criai-je, car jamais humain ne fut plus étonné que moi ce jour-là; «j'en suis bien marri pour vous, monsieur Tildenn, vous me pardonnerez d'être venu. Mon nom est O'Hara, de la 109e rue, et prêt à saisir ceux qui vous ont dépouillé, pour vous servir!»
– Mon mari est né avec un porte-voix dans la bouche, dit madame O'Hara. Rien ne l'embarrasse pour s'esprimer comme un ministre.
« – Y a pas d'offense, me répond-il en riant, continua Pat-Chrysostôme; pauvre je suis, riche je redeviendrai: pour ça, je m'en vas en Alaska.» Mes gars, je vous le dis, un feu d'artifice partit dans ma tête à ce nom-là, et mon bon ange me souffla en même temps une pensée…
– Ton bon ange? Ton mauvais diable, mon homme! c'est moi, ta femme légitime, qui te le déclare. Oh! Pat, Pat! comment as-tu pu!..
– Paix, femme! tu parleras après moi. C'est pour ton bien. Toujours qu'une voix, ange ou diable, me coule à l'oreille: «Patrick O'Hara! va avec lui! tu feras fortune!» Justement, lui qui n'avait rien ouï, comme de raison, me disait:
» —Policeman, quand je reviendrai, je vous promets de me rappeler votre gracieuseté du parc. Je n'oublie jamais un service.
» – Que saint Patrick, mon patron, bénisse Votre Excellence! Moi itou, je veux ramasser de l'or. Prenez-moi avec vous!
»Il me regarda de côté, et je crus être devant notre docteur, quand on se fait porter malade, histoire de ne pas se surmener; puis il dit:
» – Patrick, vous êtes solide, il n'y a pas à dire le contraire; mais pour aller là-haut, il faut être maigre et pas marié.
» – Merluche je deviendrai assez vite, Votre Honneur, au régime des conserves, et, pour ce qui touche à ma moitié, elle restera domiciliée à New-York, comme par devant, jusqu'à ce que…
– Je ne veux pas, Pat: c'est toi, toi que je veux! larmoya Brigitte.
– Allons, allons, la vieille, passe-moi le cruchon au lieu de m'interrompre. Pas celui-là: le sergent l'a vidé… Sans reproche, hein?.. Merci. Et je te rapporterai des richesses et des falbalas pour t'en aller sur la Cinquième Avenue, et nous aurons à dîner, ce jour-là, toute la police de New-York.
– Bravo! Vive O'Hara d'Alaska! crièrent ses amis enthousiasmés.
Le wisky commençait à râcler les gorges, que cicatrisait la fumée des havanes; la conversation devint bruyante autour de la carte des glaciers aurifères, devant le petit sac de peau de daim où l'ex-policeman mettrait les pépites glanées chaque jour. On admira le mercure qui, paraît-il, soutire l'or là où il y en a, comme un pick-pocket dans la veste d'autrui; et le sergent offrit de recommander le futur mineur à un sien cousin qui balayait une banque de quatre à six: ça lui servirait à se faire ouvrir un compte pour ses dépôts d'Alaska. Seulement la jeune recrue proposa une autre banque, et, comme Dieu a créé de toute éternité les Irlandais pour se casser mutuellement la tête, la surprise-party du sergent et de ses sept hommes se termina par une bagarre telle que jamais Caton n'en revit une pareille au cours de ses fantastiques aventures vers le pôle Nord.
Quant à son maître, il avait depuis longtemps roulé dans un coin, et souriait à la voix mystérieuse, diable ou ange, qui lui scandait cette phrase avec le balancier de l'horloge:
«Va avec lui! Tu feras fortune!»
Pour le réveiller, il fallut, le lendemain, à la première heure, le seau d'eau et le balai de Brigitte, plus cette désagréable apostrophe:
– Brute! oh! brute d'homme! est-ce que tu pourras mieux te soûler quand tu l'auras enfin, ta fortune maudite?
*
* *
Une scène bien différente s'était passée la veille au couvent des Ursulines de la 132e rue, où, du temps de son grand-père, Aélis avait obtenu la couronne d'honneur de sa division. Elle sonna au tour, par derrière lequel on voyait sans être vu, et dit:
–Ma sœur, voulez-vous me passer la clef du troisième parloir des religieuses? Je suis Aélis d'Auray et je voudrais causer avec la mère Saint-Joseph.
Sans répondre un mot, la tourière lui envoya ce qu'elle demandait, et la jeune fille s'en alla, par les appartements déserts, jusqu'à la double grille du dernier parloir. Elle s'assit tout contre, s'y accrocha même, pour retrouver le passé, la jeunesse insouciante et pure, les prières et les jeux; tout ce qui se levait dans l'ombre du cloître l'y accueillait, malgré cette barrière, et lui criait de mille voix aimantes: «Aélis! Ô Aélis, revenez-nous!» Elle n'entendit pas la porte intérieure s'ouvrir, des pas glisser dans le parloir comme ceux d'une morte; elle ne se réveilla qu'au doux appel de mère Saint-Joseph: «Bonjour, ma petite fille!» et lorsqu'à travers le réseau opposé elle put saisir le doigt de la bonne religieuse.
– Ma mère!.. mère Saint-Joseph!.. que je suis heureuse de vous revoir!
– Pas plus que moi, Aélis. Vous nous aviez un peu négligées, ces temps derniers.
– C'est vrai… mais, en retour, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer.
– Ah! je sais, je devine!.. Eh bien, vous êtes faite pour le monde…
– Est-ce qu'on peut rien vous cacher, mère? ou bien, êtes-vous sorcière?.. Oui, vous ne vous trompez pas, je vais me marier, ou plutôt je me suis fiancée!
La religieuse contempla ce pur ovale qu'elle trouvait – était-ce un péché? – plus beau que celui de la Vierge, dans la chapelle:
– Est-il bon, au moins, votre jeune homme, Aélis? Est-ce un fervent catholique?
– Il est né de parents catholiques, et c'est une des raisons qui m'a décidée. Mais il est aussi indifférent que tolérant, je crois, en matière spirituelle.
– Il faudra le ramener à la foi vive, mon enfant. Ce sera votre mission, puisque Dieu vous a indiqué la voie du mariage pour y faire votre salut… et le sien.
La jeune fille ne répondit rien; elle soupira. Mère Saint-Joseph, qui n'avait pas besoin de paroles pour lire les âmes de ses élèves, reprit doucement:
– Est-ce que cela vous effraie?
– Oh! mère, non! Je pensais à autre chose.
– À quoi? Vous ne me cachiez rien, jadis!
Une rosée d'aurore monta au radieux visage; Aélis baissa les yeux et dit:
– C'est demain qui me fait peur.
– Mais enfin, vous le connaissez, ce jeune homme, mon enfant… Vous savez ce qu'il vaut… Toute jeune fille a des terreurs au moment de faire le grand pas… Est-ce que vous avez pensé à la vie religieuse?
– Mère, oui, quelquefois… Je ne puis… je ne peux pas me faire à l'idée du mariage.
Cette fois, ce fut au tour de mère Saint-Joseph à garder le silence; très rouge, elle resta longtemps la tête appuyée contre la grille. Puis elle murmura, de cette voix qui faisait qu'on pouvait l'aimer sans la voir:
– Pauvre, pauvre petite Aélis! C'est la même pensée qui amène derrière ces grilles beaucoup d'entre nous… Il vous faudra surmonter cela, si vous l'aimez véritablement.
– Je l'aime, ma mère, puisque je me suis fiancée. Mais je suis tourmentée…
– Il ne faut pas l'être: il faut prier. J'ai toujours cru que vous étiez née pour le monde. Vous y pourrez faire beaucoup de bien. Nous prierons toutes Dieu pour vous. D'ailleurs, vous ne vous mariez pas demain, n'est-ce pas?
– Ah! non, par exemple!.. Nous attendrons peut-être longtemps, car le vendredi noir a ruiné M. Tildenn, et il faut qu'il regagne de quoi vivre.
Mère Saint-Joseph n'avait pas entendu parler du «vendredi noir». Était-ce possible?.. Aélis le narra dans tous ses détails, tellement que quatre heures survinrent à l'improviste. Il fallut se séparer: deux doigts fuselés se touchèrent encore à travers les grilles, deux âmes s'effleurèrent pour se donner le baiser de paix; et puis mère Saint-Joseph, de son pas de morte, retourna à l'éternité; et Aélis d'Auray, plus calme et plus forte, s'en revint à la vie du dehors, au tourbillon de New-York.