Kitabı oku: «Le roi du Klondike», sayfa 5
VIII
Nº 16, ELDORADO
Vingt-quatre ans auparavant, Juneau avait reçu de ses amis, à Saint-Paul-l'Ermite, une pipe excessivement compliquée. Elle se composait de deux récipients emboîtés l'un dans l'autre: l'intérieur, il le renouvelait tous les deux ans, quand le tabac l'avait calciné; l'extérieur, toujours le même, représentait un coureur des bois. De sa bouche sortait un ruban: «C'est mouë qui suis Juneau!»
Perdue deux ou trois fois d'abord au cours de ses vagabondages le long des côtes d'Alaska, elle avait toujours fini par revenir au trappeur, grâce à son inscription, si bien que désormais, à l'exemple des Indiens, il n'était pas loin de lui attribuer une vertu magique, et il la gardait comme la prunelle de ses yeux. C'était elle, au lendemain du duel entre Oppenheim et Robert, qu'il fumait dans la cabane de Boucher, au nº 16 de l'Eldorado. Les petites couronnes bleuâtres qu'il en tirait, à temps égaux, s'en allaient se fondre sous le toit de l'isba, avec celles de son ami, assis à côté de lui, et tous les deux, les regardant en silence, rêvaient aux communes misères d'autrefois.
De plus en plus inséparables, les vieux camarades passaient ainsi leurs journées, maintenant que la fortune leur avait souri. Juneau, qui fut toujours prodigue, et dont le claim nº 23, sur le Bonanza, était bien moins riche que celui de son camarade, faisait travailler sa mine par trois hommes, à quart de bénéfice. Boucher, dont le placer était une caverne d'or, prétendait-on, – personne n'était descendu dans son puits unique, si ce n'est celui qui l'avait aidé à le creuser, un Suédois, mort depuis, – Boucher ne quittait presque jamais son repaire, et n'employait plus aucun mineur.
– À quoi bon sortir mon or? N'est-il pas là dedans plus en sûreté que dans une banque?.. Quand j'en ai besoin, je n'ai qu'à descendre dans le trou et à remonter avec un seau.
Cela paraissait incroyable; pourtant, il avait bien fallu se rendre à l'évidence des pépites qu'il en tirait à volonté, plus nombreuses que les cailloux qui les clairsemaient! Les autres claims de ce Whipple Creek étaient si riches, du reste, que les mineurs avaient changé son nom en celui d'Eldorado, tout comme l'avait crié Georges Cormack au jour de sa découverte: «L'El Dorado du monde, mes gars!»
Quand une tête plaisait à Boucher, sa générosité était prodigieuse; les avances qu'il faisait, le mystère du puits inconnu aidant, lui avaient donc valu ce glorieux surnom: «le banquier». Et les histoires les plus fantastiques couraient sur son compte, aux veillées des Indiens Chilkoot ou Tagish, de Circle City à Skaguay et Dyea.
Ce fut chez cet original que Tildenn amena Robert de Saint-Ours quand ils eurent constaté que la barque du jeune homme et ses provisions avaient disparu pendant ses exploits de la veille. Sa nouvelle existence, décidément, commençait sous de fâcheux auspices. À peine entré, il reconnut l'arbitre de sa lutte homérique; il ne put retenir un geste de surprise. Mais Boucher le fit asseoir sur une défense de mammouth, naguère tirée de son puits, et déclara:
– On m'a raconté votre histoire. Ça m'a rappelé le temps où je n'avais pas même d'aussi bons habits que vous sur le corps. Il vous faut absolument de quoi acheter des provisions pour deux ans, pendant lesquels vous «courerez» votre chance… Voulez-vous que je vous les donne?
Le ton du Canadien était brusque, entièrement d'accord avec ses façons de vieux solitaire. Saint-Ours, pris au dépourvu, fut sur le point de s'écrier: «Pour qui me prenez-vous?» Mais, avant même qu'il eût ouvert la bouche, la raison fit taire son amour-propre, d'un cri pareil: «Et pour qui te prends-tu toi-même? Qu'est-ce qui te reste en poche?»
– Vous êtes bien obligeant: j'accepte avec plaisir, répondit le jeune homme. Il est convenu, n'est-ce pas, que ce ne sera qu'un prêt, et que je vous donnerai un intérêt?..
Boucher se fâcha:
– Je ne prête pas de l'argent à intérêt aux pauvres comme vous, moi!.. Et si ça vous fâche, ce que je dis là, tant pis! Je suis comme ça, moi: j'ai mangé plus de misère que vous, et je sais ce que c'est!
Il se leva, prit une écuelle sous son lit, souleva une trappe au milieu du plancher, et commença de descendre les bâtons de l'échelle qui venait affleurer les bords du trou; bientôt il disparut dans l'ombre, tandis que Robert, stupéfait, se penchait sur la bouche de cette glacière.
Les parois, en effet, étaient de glace vive, avec, çà et là, en saillies, des ossements de monstres préhistoriques, d'où tombaient une à une les gouttes d'eau dégelée: – on eût dit qu'ils pleuraient le rapt des trésors confiés à leur garde, ces squelettes qui, depuis des milliers de siècles, depuis le jour où de formidables convulsions du globe les avaient jetés là, avaient attendu la découverte du Klondike.
Il y eut une faible lueur rougeâtre en bas, qui s'évanouit presque aussitôt: Boucher venait d'allumer sa chandelle, et bientôt on entendit le bruit de son pic, qu'il devait manier au fond de quelque tunnel latéral. Juneau sortit d'entre ses lèvres la pipe manitou:
– Asseyez-vous, dit-il. La veine est dure et Boucher est vieux. Ça lui prendra au moins vingt-cinq minutes.
Sur ces entrefaites, la porte s'ouvrit brusquement, et qu'est-ce qui se présenta? Maître Oppenheim, en chair et en os, plus solide que jamais. Il ne vit personne, d'abord, sauf Juneau, auquel il s'adressa en anglais.
– Le banquier est-il ici?
– Oui, il est en bas. Que lui voulez-vous?
– C'est pour un emprunt que je viens… J'ai besoin d'argent pour une petite spéculation, et je me suis dit: «Pourquoi ne pas favoriser un travailleur comme moi, plutôt que les banques régulières de Dawson?»
La pipe manitou tressauta, et tomba sur les genoux de son maître ou de son protégé – on n'a jamais su lequel. – Cependant, Juneau ne dit pas un mot, et Oppenheim continua avec bienveillance:
– Il va sans dire que je lui donnerai toutes les garanties possibles… Peut-être ne me reconnaissez-vous pas. Je suis «monsieur Oppenheim».
Depuis le jour où il avait acquis de la couronne, c'est-à-dire du gouvernement, son claim de Bonanza, Oppenheim, comme disent les Canadiens, était devenu un seigneur. Non pas que son placer contint des richesses extraordinaires: il ne valait même pas celui de Juneau. Mais il y avait trouvé de quoi bâtir le premier restaurant de Dawson, où l'on se chauffait gratis en hiver. Un bar y attendait, avec une salle de jeux, et les consommations ne coûtaient rien aux joueurs sérieux, – ceux qui s'assoient à la table verte avec un sac ou deux de pépites devant eux, et une cuiller, pour y puiser leurs enjeux. De plus, Henry était devenu l'un des membres les plus influents du Push, ce poulpe qui enlaçait Dawson de ses ventouses toujours exsangues, et l'étreignait et le suçait au taux mensuel de… on ne saura jamais quel nombre de millions… pour le plus grand honneur d'une administration anglo-saxonne. Les principaux fonctionnaires qui en faisaient partie… Mais je ne raconterai pas leurs exploits aujourd'hui: c'est encore de l'histoire moderne. Disons seulement qu'Oppenheim en était l'un des maîtres, et que sa suffisance, en de telles heures de prospérité, commençait à être digne de sa musculeuse rondeur.
Juneau, qui avait repris son brûle-gueule, poussa du pied, dans le trou, un morceau de quartz tout pailleté d'or. En bas, le pic s'arrêta et Boucher cria:
– Ohé! Qu'est-ce qu'il y a?
Alors, Juneau, avec son bel accent percheron d'Amérique:
– Y a-t-eune homme qu'a veut emprunter de l'argent.
– Combien?
Oppenheim se pencha à son tour:
– Cent onze mille dollars pour trois mois, au taux de…
Boucher l'interrompit:
– Juneau! est-ce un Anglâ?
– Ouè!
– Alors, dis-lui «d'espérer». Je les prêterai si ça me plaît. Je vais toujours remplir un seau au lieu d'une écuelle.
Henry s'assit sur le lit du propriétaire et regarda autour de lui. Quand il reconnut Robert, jusque-là resté muet, il se leva, et, rempli d'une bonne humeur de vainqueur, lui tendit la main.
– Tiens, c'est vous! Sans rancune, n'est-ce pas?
Robert mit les siennes derrière son dos.
– Gardez votre main pour d'autres: les miennes sont propres.
Bien des fois, par la suite, Tom a raillé cette réponse, qu'il a toujours attribuée à un dépit ou à une envie essentiellement gauloise. S'il se fût aussi rigoureusement examiné, il eût découvert peut-être en son âme une admiration essentiellement yankee pour le Push et pour les banknotes d'Oppenheim.
Quoi qu'il en soit, l'ascension de Boucher détourna toutes les pensées par un véritable coup de théâtre. Le vieux mineur, en effet, portait sur son épaule un seau de gravier, ou plutôt d'or, comme on le vit, lorsque, surpris de trouver l'Allemand, il laissa tomber sa charge par terre: une partie s'en alla rejoindre en bas le quartz de Juneau; l'autre fit un éparpillement sur le plancher.
Boucher ouvrit la bouche, sembla avaler quelque chose qui ne voulait pas passer, et dit avec un réel effort:
– C'est vous, Henry Oppenheim, chez moi!
– Oui, eh bien?
Il y avait trois cent douze ans que les aïeux du vieux avaient quitté la Normandie sur les vaisseaux du roi pour s'en aller au «païs du Canada», mais leur sang coulait encore aussi rusé dans ses veines. Avant de répondre, il fit deux pas vers son chevet, souleva une peau d'ours, en retira une carabine Winchester, et se retourna alors vers «monsieur Oppenheim». Juneau, Tildenn, Saint-Ours se levèrent; il leur fit signe de se rasseoir, et se mit à parler presque à voix basse.
– C'est bien vous que j'ai déjà vu avant-hier. Vous ne changez pas… Moi, je ne suis plus le même depuis le jour – il y a trois ans de cela – où vous avez abandonné un vieillard pour le laisser crever par terre…
– Quoi! c'est vous qui…
– C'est moi, moi, Jean-Napoléon Boucher. Et voilà la pierre sur laquelle ma tête a saigné pendant que vous couriez voler ma part de découverte… Voyez-vous l'or que le sang a lavé?.. C'était ici, au-dessus du trou que j'ai creusé plus tard, et où il y a, Dieu merci, plus de millions que n'en volera jamais le Push… Vous avez bien vu? Vous souvenez-vous à présent? Juneau, ouvre la porte!
– Si le claim est aussi riche que ça, vous devriez me remercier!
– Sortez! filez! Ne revenez plus jamais ici, Oppenheim, ou, de par sainte Anne, je vous tire dessus comme sur un loup!
– C'est bon! – grommela le mastroquet, en battant en retraite; – allez, ne vous égosillez pas ainsi… Que le diable vous emporte bientôt, Boucher: vous êtes assez vieux et assez rancunier pour ça! Quant à votre ami le Français qui me doit de l'argent…
Robert se baissa, ramassa une pépite, la jeta de son côté:
– Tenez, payez-vous. Ça fera un compte de réglé. L'autre le sera un peu plus tard. Vous ne perdrez rien pour attendre!
– Quand vous voudrez. Ah! quelle jolie collection de fous vous êtes, là dedans, parole d'honneur!
Or, voilà qu'un peu plus loin, sur cette même trace de l'Eldorado, où, nuit et jour, passaient des centaines et des centaines de mineurs, Henry Oppenheim rencontra un autre aliéné, un vrai, celui-là, et qui s'en allait rejoindre les premiers, au numéro 16.
C'était Richard Whipple. Ses cheveux avaient blanchi depuis l'heure où, après deux bouteilles de wisky, il avait, sur le comptoir même du marchand de wisky, vendu au Push, quatre mille francs comptant, le claim d'où ils avaient tiré ensuite, eux, trois millions; et ce n'était pas fini. – Après sa vente, Whipple avait pris un autre claim sur un petit affluent de l'Eldorado, l'Irish gulch, derrière chez Boucher; il n'avait rien trouvé au premier puits, mais, après le second, ses amis l'avaient vu descendre la montagne en criant:
– L'or, je l'ai «frappé»! plus riche que celui de Boucher!.. Oh!.. oh!.. oh!..
Aussitôt, on se rua en masse sur l'Irish gulch, on s'écrasa pour y arriver, planter les premiers piquets, et deux mineurs s'entre-tuèrent à coups de hache. Quand l'ordre se fut rétabli tant bien que mal, tout le monde courut voir la découverte de Whipple. Assis par terre, le mineur serrait sur sa poitrine d'énormes cailloux roulés et les embrassait en criant:
– C'est de l'or!.. Je ne le vends pas, celui-là… Oh!.. oh!.. oh!..
Pour ne pas entendre de nouveau son vilain cri de fou, moitié homme, moitié bête, Oppenheim pressa le pas. Whipple lui demanda à manger; il lui tendit un de ces biscuits de matelot qu'on dévorait alors au Yukon en guise de pain, et l'autre s'en alla chez Boucher, où il entra, répétant son éternelle plainte:
– Oh!.. oh!.. oh!.. voyez mon or! qu'il est bon à manger! Ah! qu'il est donc bon!
Il n'y avait plus que Juneau avec son ami dans la cabane, et les pensées qu'ils ruminaient n'étaient pas des plus pacifiques. Tous les deux détestaient Oppenheim et le Push. En voyant leur première victime, Boucher eut une inspiration; il saisit le survenant à bras le corps, et, le regardant dans les yeux:
– Whipple… veux-tu que je vende pour toi ton claim?
– Non… il est plein d'or. Je le garde comme vous, Boucher. On m'a pris l'autre. Oh!..
– Oui, nous savons, Juneau et moi. Mais nous ne sommes pas du Push, nous autres… Si on te le vend, tu auras de l'argent plein, tout plein tes poches, pour t'en aller au sud.
– Vrai?.. Mais je suis riche, moi, et je mange de l'or. Regardez!
– Tiens, voilà de la viande, c'est meilleur: signe ce papier et je te la donne. C'est meilleur à manger, va.
– Non! je…
– Alors, rends-la moi et va-t'en…
Whipple leva sur lui ses yeux de vieux fou derrière lesquels il y avait des larmes qui ne pouvaient pas couler: sous les longs cheveux sales, cette angoisse était horrible à voir. Boucher lui prit la main, le fit signer comme un enfant. Alors il lui rendit la viande: l'homme se mit à rire, il en emplit ses poches, il s'en fourra de gros morceaux dans la bouche et reprit sa route vers sa tanière de l'Irish Gulch. Parfois, entre deux coups de dents, il essayait de dire encore:
«Que c'est bon, de l'or, oh! que c'est bon!»
Juneau, cependant, s'était tourné vers Boucher:
– Qu'est-ce que tu veux faire de cette procuration?
– Tu verras plus tard, mon vieux… Le jour où j'ai roulé en bas du Gold Hill, Richard Whipple est le seul qui ait eu pitié de moi. J'ai une dette envers lui comme envers les autres. Tu m'aideras à la régler… Laisse-moi réfléchir, en attendant, et passe-moi un peu de ton fameux tabac de Saint-Jacques-l'Achigan.
*
* *
Robert de Saint-Ours était retourné à Dawson avec Tildenn afin d'y acheter de nouvelles provisions. Il était convenu qu'il allait s'associer avec l'ancien agent de change et l'ex-policeman, aux mêmes conditions que Mac Donald: fournir à la communauté la même somme de travail et de vivres, et participer à un cinquième des revenus de leur claim du Boulder, le jour où ils y trouveraient de l'or.
En effet, bien que cet affluent du Bonanza se trouvât dans une région où il n'était plus possible d'user du droit de premier occupant, personne encore n'y avait déterré, il serait plus exact de dire dégelé, la moindre pépite. Néanmoins, on fondait de grandes espérances sur le Boulder, et, le soir, après les journées de déceptions, Tom et O'Hara s'en allaient, bras dessus bras dessous, retrouver chez leurs voisins un peu de ces illusions qui sont plus nécessaires au mineur que le sommeil.
Quant à Mac Donald, son histoire, quoique moins douloureuse, était celle de Whipple: pas plus que ce dernier, il n'avait eu foi dans le Bonanza, au lendemain de sa découverte. N'était-ce pas la centième fois qu'on se laissait aller à des «emballements» de ce genre? Aussi, quand il avait trouvé trois mille cinq cents francs de son claim, voisin de celui de Juneau, un mois après son arrivée du Forty Mile, il s'était empressé d'accepter cette offre.
Il fit deux parts de l'argent: la première fut bue aux heures tristes, qui revenaient pour lui plus souvent que pour les autres; la seconde, paraît-il, fut envoyée en Écosse, – à qui? personne ne le savait; on n'avait, au reste, aucun intérêt à l'apprendre… Tom Tildenn, qui avait reconnu un égal sous ses loques de prospecteur, lui avait un jour proposé une association qui se transforma vite en solide amitié, faite de protection chez le gentleman de New-York et de reconnaissance chez celui de Perth. Souvent, au fond de leur puits, où ils abattaient le gravier que Pat remontait ensuite au moyen d'un câble sur un tourniquet, Mac Donald s'était désespéré: il ne fallait pas descendre aussi profond pour trouver l'or, sur son ancien claim de Bonanza! Il paraît qu'on en avait déjà tiré trente fois le prix d'achat… Tildenn lui disait, dans ces moments-là, de rayer de sa mémoire le passé: «Il y a des vies entières perdues à pleurer ainsi sur ce qui ne reviendra plus.» Il lui faisait remarquer qu'au surplus son ancien 24 était loin de valoir le 23, à Juneau, par suite de ces inexplicables sautes de traînées aurifères: pour une transaction du Klondike, son acquéreur ne pouvait se vanter d'avoir fait un marché exceptionnel.
C'était surtout ce dernier raisonnement qui semblait redonner du courage au petit Écossais. Alors Tildenn s'indignait:
– Oubliez donc tout ça! tant mieux pour les autres, s'ils peuvent y trouver des trésors!.. Pour nous, les nôtres sont là-dessous, entendez-vous! Seulement, le lit de roches, le bed rock, au lieu d'être à seize, est peut-être à cent pieds!.. Allons, préparons le feu qui dégèlera cette nuit une autre tranche de terrain. Go ahead!
Ils étaient donc à Dawson, ce jour-là, tous les quatre, pour un de ces achats qui, deux fois l'an, exigent la plus grande sagacité des mineurs. Depuis la découverte des trésors d'Alaska, la variété des boîtes de conserves et des falsifications s'est multipliée à l'infini: bœuf de Chicago, homards de Terre-Neuve, truites des lacs, «liebigs» qui n'en ont que l'étiquette, pâtés de Toulouse, légumes de France ou de Californie, «pommes fameuses» du nord, ananas du sud, etc., etc., – tout ce qui donne de la chaleur comme le lard, de l'énergie comme le sucre ou la saccharine, de l'endurance comme les haricots, de la cervelle comme les pommes, tout ce qui se mange en un mot – sans oublier le chocolat au citron contre le scorbut – tout cela livre au prospecteur des assauts plus terribles que ceux jadis repoussés par le grand saint Antoine. Les qualités, naturellement, varient du médiocre à l'exécrable, mais, pour les deviner, il faut une expérience chèrement acquise aux dépens de l'estomac, ou une astuce que les réclames enluminées de la boîte ne sauraient circonvenir.
La bande du «nº 7, Boulder», était occupée à faire son choix dans les entrepôts de l'Alaska Commercial, parmi une foule d'autres mineurs de toutes les parties du monde, quand l'un d'eux fit jouer le graphophone du magasin. C'était le premier importé sur les rives du Yukon, et il attirait chaque jour une affluence considérable, puisque, pour un dollar, glissé sur le côté, il vous jouait n'importe quel air. Il y eut le déclic d'un ressort, puis une voix criarde annonça: «Blue bells of Scotland10… joué par… pour le Columbia Phonograph Co. of New-York and Paris.»
Un grand silence, tout à coup, se fit dans cette foule, où il y avait beaucoup de highlanders. Mac Donald déposa les boîtes qu'il examinait et se retourna vers l'instrument magique. Qu'est-ce qui chantait là dedans, une âme ou un corps? – et pleurait ainsi tous ceux qui étaient partis ou bien criait aux absents: «Revenez! revenez au pays!..» Les hautes terres apparurent à ses yeux, faites d'amour et de tristesse, et de la cendre des aïeux, tout imprégnées encore de leur vie saine et robuste; et puis ce fut l'ancienne résidence des rois d'Écosse, Perth la jolie, que chanta Ossian, Perth aux eaux délicieuses, le mont Dunsinane, avec le château de Macbeth, le lac Katrine, les ruines des vieux temples catholiques – tandis que pleuraient, chantaient, sonnaient encore une fois, jusque sous le pôle arctique, jusque dans les neiges qui étreignaient l'enfant perdu, les cloches, les cloches bleues d'Écosse!
IX
UNE COURSE À L'OR
Le commissaire de l'or, ce maître sans appel qui tient au creux de sa main tous les sables aurifères du Yukon, avait pour chef de bureau, à cette époque, un homme des plus intelligents. Pas plus que les camarades, il n'était venu au Klondike pour améliorer son état spirituel: des intérêts plus pressants réclamaient son attention. Auteur de trois enfants auxquels il devait se conserver en bon père de famille, au lieu de courir à travers les mousses et leurs milliards de moustiques, loin des glaciers où tant d'autres trouvèrent la richesse et la mort, tranquillement installé derrière son guichet, il attendit l'occasion, et la saisit maintes fois au passage, puisqu'il put se retirer avec deux cent mille dollars au bout d'un an, quand ses tours de passe-passe devinrent trop gênants pour son patron.
Un prospecteur venait-il s'abattre hors d'haleine à sa grille? S'il avait un de ces visages d'honnête homme naïf qui sont une sûre enseigne, il le laissait décrire avec force détails le lieu de sa découverte, lui demandait quelques spécimens de l'or retiré du premier trou, puis se retranchait derrière un manuscrit énorme qu'il se mettait à feuilleter sans que les plus perçants regards pussent y rien distinguer. Au bout de quelques pages, il réapparaissait au guichet, dissimulant à peine la lassitude d'un homme qui se surmène au service d'autrui, et pour quel misérable salaire!..
– Voulez-vous remettre à demain soir l'enregistrement définitif de votre déclaration? J'en prends bonne note, mais il me semble qu'il y a déjà eu quelque prise de possession dans cette région…
– Pas sur mon ruisseau, j'en suis sûr. Il n'y avait pas un seul piquet.
– C'est possible. Je suis tout disposé à vous croire… En ce cas, vous aurez vos droits de découverte. Mais vous me donnerez bien une journée pour débrouiller cet imbroglio (premier soupir, en désignant les registres)… Ils ont été mal commencés, et nous ne savons plus où donner de la tête (deuxième soupir).
Huit à neuf cents mineurs à la porte, derrière vous, attendaient leur tour de guichet, et vingt degrés au-dessous de zéro leur faisaient trouver le temps des autres excessivement long. «Qu'est-ce qu'il récite donc? – A-t-il fini, ce client-là?» Puis un murmure tout à fait énervant, qui vous décidait à battre en retraite avec un juron ou une invocation à votre saint patron, selon votre tempérament. Le résultat, du reste, dans les deux cas, était identique: le registre établissait clairement, vingt-quatre heures après, qu'un autre vous avait précédé de deux jours, et que, par conséquent, il avait seul droit aux mille pieds de découverte. Vous deviez vous estimer heureux s'il restait quelques claims à prendre aux environs, de ceux que, dans sa hâte, le Push avait négligé d'occuper le soir même de votre déclaration. Vraiment, oui, dans les bureaux de l'or, on travaillait jour et nuit.
Évidemment, dans un siècle où Don Quichotte se cache tellement qu'on se demande s'il a jamais pu exister, le plus pratique était d'entrer dans la société coopérative d'Oppenheim. Tildenn l'avait déjà tenté, pour s'en voir à deux reprises refuser l'accès, grâce à l'opposition du restaurateur. Avec son flair habituel, celui-ci prévoyait un redoutable rival. Tom se rendait à Dawson pour renouveler sa demande lorsqu'il rencontra le cuisinier du chef de bureau en question. Ce métis, d'ordinaire, ne montait pas aux mines: cette fois, il portait en bandoulière une demi-douzaine de boîtes de conserves; une hache était enfilée à sa ceinture de cuir, il marchait si vite qu'il répondit à peine au salut du New-Yorkais.
– Bonjour… Je m'en vais me reposer huit jours sur le claim d'Oppenheim!
Tildenn ne lui avait fait aucune question. Cette hâte d'explication commença de l'intriguer. Un peu plus loin, il aperçut un groupe de chemises blanches, des joueurs, des souteneurs, une collection de gentlemen dont le linge propre et les visages rasés proclamaient très haut les avantages matériels du vice sur la vertu, tout au moins au Klondike de 1898. Eux aussi couraient… Assurément, ils avaient quitté Dawson sans prendre le temps de s'habiller de laine, et la nouvelle découverte – qu'est-ce qui aurait pu, autrement, les presser ainsi? – devait être très proche: quelque colline telle que ce fameux Mont d'Or, trouvé par hasard bien longtemps après l'Eldorado gisant à ses pieds, quand des milliers de personnes l'avaient escaladé sans y rien voir…
L'Américain fit volte-face et les suivit de loin. Il n'avait pas de provisions, mais il avait un revolver et, mieux encore, une indomptable volonté. Bientôt, son gibier prit sur la gauche, gravit la montagne du Bonanza, dont la crête dénudée s'en va jusqu'au Dôme du Roi, et, là, obliqua vers le nord-est. Ils suivaient, en hésitant, la voie indiquée par des entailles, aux arbres ou aux buissons, que faisait, évidemment, à coups de hache, le métis d'avant-garde. Pour ne pas être remarqué sur ces sommets, d'où la vue s'étend bien plus loin qu'au creux des vallées, Tildenn dut se laisser distancer. Bientôt, il eut un moment de distraction, fit une centaine de mètres sans retrouver leurs brisées, leva les yeux, aperçut le petit groupe qui descendait dans une vallée de l'autre côté des Dômes, et voulut couper droit sur le point où il l'avait vu disparaître. Or, c'est le plus fantastique des labyrinthes qui s'enchevêtre autour de ces anciens volcans: arrivant du nord, vous descendez au sud et vous venez retomber, après deux jours de marche, exactement dans la vallée d'où vous aviez commencé votre ascension. Notre prospecteur, lui, se mit à suivre une source qui, à quinze cents pieds plus bas, devenait sans doute un ruisseau, probablement celui de la découverte. Pour écouter le pas de ceux qui le précédaient, il s'arrêta, retenant même son haleine: rien ne parvint à ses oreilles, si ce n'est le vol d'une corneille troublée dans sa sieste. Il prit son revolver, l'abattit d'une balle, et la fourra dans sa poche sans trop se rendre compte de ce qu'il faisait; puis, il se remit en marche sur une piste d'orignal, qui s'enfonçait dans les noirceurs des bois d'en bas.
Peut-être finirait-il par retrouver les autres… Six heures après, il s'arrêtait, égaré, sous un ciel gris d'où la pluie commençait à tomber, au pied d'un chaos de montagnes d'où s'égouttaient de tous côtés les glaces éternelles. Pourquoi ne pas se le dire carrément, puisqu'il le pressentait depuis son coup de feu? Oui, il était perdu, dans une région absolument inconnue, après avoir traversé d'innombrables ruisseaux plus enchevêtrés encore dans sa mémoire que dans cette fantastique région, – perdu pas très loin du Bonanza, sans doute, mais sans le moindre point de repère, et, ce qui était plus grave, sans allumettes ni briquet! Comment suivre la pratique indienne, si sage en de telles circonstances, s'asseoir, fumer une pipe, reprendre le fil de ses idées?.. Et il pleuvait comme il ne pleut qu'en Alaska: des filets continus ruisselant de quelque diabolique écumoire d'en haut; ils traversaient ses habits comme autant de petites aiguilles froides, tout le long du corps, jusque dans les bottes, où le pied, se gonflant, faisait déborder l'eau à chaque pas.
Enfin il s'arrêta sous un arbre, tira sa corneille, l'écorcha au lieu de la plumer, pour aller plus vite, et la porta à ses lèvres: malgré sa faim, le cœur lui chavira devant cette chair mouillée et sanglante, et comme il grelottait sous ses habits qui formaient maintenant éponge, il recommença à avancer. Maintenant les jarrets lui faisaient mal chaque fois qu'il soulevait les jambes pour mettre un pied devant l'autre; néanmoins, il alla toute la nuit, à travers un déluge qui noyait ces crevasses, presque aussi mortes que celles de la lune. Malgré lui, l'épouvante d'une agonie prochaine, quelque part dans la mousse moisie, comme il était arrivé à tant d'autres, s'empara de son esprit. Il avait beau la chasser, elle revenait toujours, elle s'embusquait derrière chaque buisson, lui sautait dessus avec chaque branche qui le frappait au visage, et répétait, aussi régulière que le gémissement de la pluie: «Tu vas mourir bientôt… tu vas…»
Et lui qui, jusque-là, n'avait jamais eu peur de la mort, lui qui avait vu, sans baisser les yeux, des revolvers braqués sur son front, il se mit à courir. Pourtant, il marchait depuis plus de trente-six heures. Ses jambes auraient pu le porter longtemps encore, mais le souffle lui fit défaut: il butta contre une racine, tomba sous un arbre, et, la face vers le ciel, resta étendu sans se relever, quoiqu'il n'eût pas absolument perdu connaissance.
La mousse, s'enfonçant sous son poids, lui faisait une auréole d'eau rougeâtre: il lui sembla rentrer dans cette terre dont il était sorti jadis, il y avait des siècles, et qui, maintenant, allait le délivrer de l'horrible misère humaine. Comme il y dormirait bien, là, tout de son long, une fois qu'il ne sentirait plus la pluie ou l'anéantissement de l'être si loin, si loin du monde entier! Puis, soudain, il eut une reprise de vie dans cet abandon. Il pensa à l'effroyable distance qui le séparait de la civilisation et d'Aélis. Saurait-elle jamais ce qu'il était devenu lui, l'élégant clubman de New-York, si plein de force, deux ans auparavant, de son avenir, peut-être même de sa différence avec les autres créatures moins privilégiées, – et, maintenant… maintenant, guenille de chair et d'os, bonne à pourrir au fond de ce ruisseau du pôle! Qu'est-ce qu'elle ferait, elle?.. Ah! il y avait de l'or dedans… ou bien du mica… Mica ou or, ça lui était égal, à présent… Et Aélis elle-même, pouvait-elle l'empêcher de mourir là?.. car c'était la fin…
Une ombre, qu'on eût dit celle d'un jeune arbre en marche, passa devant ses yeux d'halluciné. Était-ce vraiment un orignal à gigantesques andouillers qui, debout devant lui, frappait le sol du pied et ronflait un défi à l'homme à terre? Tout n'était donc pas mort ici-bas? Il songea à son revolver, pour faire feu, et, comme un éclair, la pensée de la poudre sur quelques feuilles séchées dans les mains lui traversa le cerveau… Le feu, c'était la résurrection, c'était la vie, c'était le triomphe! Comment n'y avait-il pas pensé! «En vérité, il était un rude coureur des bois, prêt à se laisser mourir parce qu'il était simplement égaré sans provisions au Yukon!»