Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Le roi du Klondike», sayfa 7

Yazı tipi:

XI
LA PIPE CASSÉE

Whipple le fou avait «frappé» de l'or sur l'Irish Gulch! Non pas de l'or imaginaire, ainsi que la première fois, mais du solide, du tangible, du réel! Pourtant il continuait à en voir partout, sauf là où il en trouvait, avec son inoffensive manie de collectionner les micas plus brillants. Il serait donc facile d'acheter son trou… Naturellement, le Push, dont les agents étaient de véritables argus, voulut arriver premier pour profiter d'une aussi bonne aubaine; et ce fut alors qu'il éprouva une amère déception. Juneau, et non pas Whipple, se dressa devant lui, son éternelle pipe aux dents, et, à la main, une procuration tout à fait en règle. Le Push se montra beau joueur, fit bonne contenance, complimenta le Canadien et, après une grande dépense d'éloquence, risqua une demande.

Cinq mots lui répondirent:

– C'est vingt-cinq mille dollars.

– Quoi?.. Vous avez dit?.. Vous n'y pensez pas! On n'a rien trouvé ailleurs, sur ce maudit ruisselet!

– Whipple a cinq dollars au plat. Essayez vous-même.

– Ça ne prouve pas que tout le claim soit pareil.

Pas de réponse: des jets de fumée de mauvais tabac et un air de n'y plus penser, très inquiétant. Autant négocier avec un bloc de quartz. Et dire que le fou, maintenant, ne voulait plus rien faire sans lui!

– Allons, nous offrirons quinze mille. Mais c'est un vol!

– C'est trente mille dollars, à présent… Boucher et moi, nous savons ce qu'il y a dedans, si vous ne le savez pas… Est-ce oui, est-ce non? C'est moi, Juneau, qui parle, et je commence à être las de cette affaire!

Chien de Canadien français, tête de mule bonne à enfoncer des clous! Le Push eut peur et dit: «Oui».

L'argent fut dûment compté, puis expédié à San-Francisco. Un ami de Boucher emmena Whipple au sud, où une pension viagère devait lui assurer du pain et, dessus, un peu de viande jusqu'à la fin de ses jours… oh!.. oh!.. oh!..

Quand il partit, toute la vieille garde du Yukon vint lui faire ses adieux; mais personne, pas même lui, ne savait qu'une nuit, deux hommes et un traîneau attelé de quinze chiens s'étaient arrêtés près de son puits, juste le temps de vider là dedans quelques sacs du 16. Le Push, cependant, remit à plus tard l'exploitation, qui devait lui causer une nouvelle surprise.

Bien des cœurs endurcis de vieux prospecteurs s'étaient senti remuer au départ de Whipple vers le pays du soleil, vers Los Angeles. – Los Angeles, joyau de la Californie, que viennent parfumer toutes les brises d'Orient, jardin délicieux où le soir, sous les orangers fleuris, les anges, vos parrains, viennent chuchoter doucement, c'est à vous qu'ils rêvaient tous à Dawson, sur le Bonanza, sur le Hunker, sur l'Eldorado, partout où ils grattaient la glace pour y trouver de l'or… Un oiseau qui chante, un enfant qui rit, deux yeux tendres de femme qui aime, des fruits d'or au soleil qui brille, qui chauffe, qui ressuscite les morts, ah! que n'auraient-ils pas donné, les mineurs du Klondike, pour contempler ces merveilles, ne fût-ce que l'espace d'une journée!

Juneau finit par s'en ouvrir à son camarade, Juneau lui-même, dont les côtes d'Alaska redisent encore l'aventureuse vie de pionnier polaire. Boucher lui tint aussitôt de longs discours, ce qui, chez lui, dénotait une réelle inquiétude, et conclut:

– Tu ne seras pas si heureux que tu crois, au sud. Va-t'en faire un bon dîner à Dawson et reviens me dire ensuite si ces festins-là valent nos repas sur le pouce, avec le lard et les haricots d'autrefois.

– Je crois bien que tu as raison, dit Juneau. Mais il y a autre chose… comme qui dirait une voix qui se lève en moi, surtout le dimanche, et qui dit: «Jean-Baptiste, tu as eu du bon et du mauvais temps, et ta vie commence à s'en aller. Que fais-tu par icite? Veux-tu être enterré dans un pays païen où il n'y aura pas de messes pour toi?..»

Et puis, pour la première fois, il lui parla d'une crainte extraordinaire:

– Tu sais qu'icite, le corps gèle sous terre au lieu de pourrir: je ne veux pas ça, moi… Je veux ressusciter avec un corps comme quand j'ai quitté Saint-Paul-l'Ermite, à vingt ans, et pas avec celui d'à présent!

Boucher se tut: lui aussi connaissait des voix pareilles et, peut-être, ces horribles appréhensions. Mais son claim était si riche! L'auriez-vous quitté, à sa place?.. Quand il vit son ami absolument décidé à «sortir» du Yukon, il voulut lui rendre un dernier service. Ce fut donc lui qui se chargea de la transaction financière avec le représentant d'une société minière de New-York. Elle avait déjà fait des offres pour le 23: un jour vint où elle remit au vieux trappeur, en règlement final, soixante-quinze mille dollars.

Quand Juneau eut palpé le papier soyeux des banknotes, quand il les entendit froufrouter sur ses genoux, quand il les vit enfin reluire de leur éclat bleu tout neuf: «Yukon territory, $1000,00», et qu'il en eût compté soixante-quinze, le sang monta à ses pommettes, ses mains se mirent à trembler; la pipe manitou qu'elles tenaient tomba à terre, et le bois trop sec, trop vieux aussi, se fendit, rayant par le milieu la célèbre inscription: «C'est mouë qui suis Juneau».

Quelques larmes coulèrent au creux des rides du trappeur. Surpris, l'acheteur demanda:

– Qu'avez-vous?.. Êtes-vous indisposé?.. Regrettez-vous le marché? Je vous assure que vous n'y perdez pas!

– Ce n'est pas ça, – dit le vieux, pleurant tout à fait; – vous ne pouvez pas guérir ma maladie. J'ai soixante-treize ans et voilà soixante-quinze mille dollars. Pour les avoir, j'ai plus peiné que dix hommes pendant trois fois vingt-cinq ans. Est-ce pas vrai, Boucher?

Boucher baissa la tête, peut-être pour qu'on ne vît pas ses yeux à lui, et Juneau reprit:

– Celui qui n'a jamais eu de misère ne sait pas… Et maintenant que j'ai enfin ce après quoi j'ai couru si longtemps, il va me falloir songer à mourir… C'était si facile autrefois, c'est si dur à présent!.. Ah! monsieur, monsieur, pour vivre encore longtemps, bien longtemps, dites-moi ce qu'il faut faire, si vous le savez!

XII
BIGAMIE

Nos amis du Boulder ne s'inquiétaient plus de leur pain quotidien, depuis le jour où ils avaient enfin «frappé» la veine aurifère. Ce fut à la fin de l'hiver, dans le quatrième puits, au ras de la montagne, qu'ils firent cette trouvaille, précisément à l'heure où ils avaient décidé d'abandonner leur claim. Quand Robert eut lavé l'écuelle où il trouva dix francs, lorsqu'il se fut convaincu que ce n'était pas un accident comme la première fois, il s'en alla trouver Tildenn, dans un tunnel latéral, et lui dit:

– Ce coup-ci, nous tenons la veine! Regardez les pépites: il n'y a pas à s'y tromper.

– C'est vrai, fit Tom. Enfin! Ce n'était pas trop tôt, justes dieux!

Il lança son pic dans un coin, s'accroupit sur un tas de débris et se mit à siffloter. Piquée sur un bout de fer dans le mur, sa chandelle éclairait si mal que Robert se pencha pour le mieux voir:

– Ça ne vous fait pas plus plaisir que ça!

– Mais si, mais si… Quelle chance!

– À quoi pensez-vous, Tildenn?

– Et vous?

– Moi? Au petit…

Tom ne répondit rien: son camarade, le récipient à la main, se mit à remonter l'échelle.

Arrivé au milieu, Robert flanqua le plat contre la paroi, en jurant. Les paillettes d'or redescendirent à l'obscurité d'où elles sortaient et les impassibles murailles continuèrent à s'égoutter, murmures d'eaux frissonnant dans les flaques d'en bas: «Voilà… voilà le bonheur de la vie!»

Il en fut tout autrement avec Pat O'Hara. Cet homme bien portant débuta par une gigue qui eût fait sensation aux foires de Dublin. Suivit une culbute qu'il décora du nom de saut périlleux, puis une visite à chacun des voisins du Boulder. Les distances à franchir compensaient largement le petit nombre de cabanes à voir: ayant oublié que c'était à lui, ce jour-là, de faire la cuisine, il fut très surpris de trouver ses deux associés, à son retour, de fort méchante humeur. Mais le wisky qu'il avait bu un peu partout l'avait rendu plein de bonne volonté: il se hâta de faire griller une couenne de lard à même la poêle, l'entoura de pommes de terre calcinées et servit chaud à minuit sonnant.

Il ne faut pas oublier que la notion du temps se perd vite au pays des jours ou des nuits perpétuelles, et que les gens dorment, mangent et meurent (en Europe, il est décent de ne mourir que la nuit), à n'importe quelle section du cadran. Ce bouleversement physiologique a, bien entendu, son contre-coup spirituel: même à cette heure où la civilisation a inondé le Klondike, les prêtres, les popes et les pasteurs qui s'arrachent l'âme des mineurs n'ont pas encore pu leur apprendre à distinguer le dimanche des autres jours. Pourtant ils n'auraient qu'à leur offrir ce jour-là, un square meal, de bonnes agapes solides et temporelles, après un très court prêche ou sermon…

Le lendemain de la trouvaille, c'était au tour de Robert à cuisiner. Pat, qui était évidemment né coiffé, fit rouler sous son pic plusieurs grosses pépites. Tildenn et le Français, ressaisis par la fièvre de l'or, accoururent l'aider: la précieuse récolte en fut doublée; mais, à midi, il fallut se contenter de haricots froids, bouillis six jours auparavant, et qui commençaient à fermenter. Deux ou trois aventures analogues firent se révolter les estomacs; au bout d'une semaine ils protestèrent carrément:

«Cet empoisonnement ne peut pas durer plus longtemps… Puisque vous êtes riches, payez-vous une cuisinière!»

Une cuisinière! luxe inouï que chaque mineur évoque trois fois par jour, quand il rentre brisé de fatigue à son gîte pour préparer sa pitance. Une cuisinière! les mâchoires en claquaient d'aise à l'avance.

– Seulement, ajouta Robert, il faudra nous contenter d'une Indienne, puisqu'il n'y a pas de blanche qui veuille de ce métier-là en dehors de la ville!

– Beaucoup de vieux Canadiens en ont; mais il en font leurs femmes: il paraît qu'elles ne consentent à travailler qu'à cette condition, plus cent dollars au père… Elles aiment le blanc.

– Elles ne sentent pas bon: elles suent l'huile des saumons fumés qu'elles mangent.

– Comment diable le savez-vous, Pat?

O'Hara, qui était discret, se tut. Tildenn, homme d'action avant tout, reprit:

– Quoi qu'il en soit, on arrive à leur apprendre la cuisine: c'est l'essentiel; le reste ne signifie rien… Pat, mon bon, vous qui semblez les apprécier, pourquoi n'en épouseriez-vous pas une?

– Pourquoi moi plutôt que vous ou Robert? Je suis déjà marié.

Le désert de sable ou de glace est la véritable école d'égalité: les mensonges qui déguisent le corps ou l'esprit y tombent vite en haillons, et l'on se trouve face à face avec autrui, tous les deux aussi nus qu'au sortir du sein maternel. Tom s'en aperçut à ses dépens et dit:

– Eh bien, il ne nous reste plus qu'à tirer au sort. Qu'en dites-vous? Le plus haut point gagne la femme.

O'Hara prit sur une planche un jeu de cartes, si gras qu'on en distinguait à peine les figures: chacun en retira une carte. Tildenn eut un dix de trèfle, Robert un valet et l'ex-policeman un roi.

– C'est vous, Pat!.. décidément, le sort nous donne raison.

– J'ai une épouse, répliqua de nouveau cet homme obstiné. Est-ce que vous voudriez faire de moi un bigame?

– Fi! le vilain mot! il n'y a pas de bigamie en Alaska: il y a des mariages morganatiques. C'est très bien vu, Pat. L'élite seule de la société s'en offre.

– Et puis, si vous êtes de mauvaise humeur, comme à présent, vous la battrez au lieu de l'embrasser; il n'y a rien qui détende autant les nerfs, surtout quand elles se défendent.

Pat proféra un juron qui pèsera lourd contre lui au dernier jour; ensuite il prit son bonnet de fourrure:

– Donnez-moi l'argent! je descends au village indien en dessous de Dawson… Mais, si vous le racontez jamais quand nous serons revenus aux États, vous me le paierez…

– Tout ce que vous voudrez!.. Soyez tranquille, nous n'en soufflerons mot à âme qui vive. Allez: déjà nous avons une faim de loup!

O'Hara disparut. On ne sut jamais ce qui se passa audit campement siwash; seulement, le surlendemain matin, assez tard, il arriva au Boulder avec une vilaine bosse noire au-dessus de l'œil gauche.

– C'est une blanche, dit-il, qui m'a frappé… J'en ai trouvé une: elle sera ici ce soir. Après tout, il y a du bon chez ces créatures-là. Elle n'est pas laide, et son père m'a dit qu'elle savait faire le «bis-quoui». Ils parlent tous chinook, dans cette famille, mais la demande est si considérable que le chef ne peut y suffire, quoiqu'il ait eu treize filles et en attende d'autres. «Moi… bon clouch-man», répète-t-il à chaque instant. Il paraît que ça veut dire «bon homme à squaws». Je lui ai donné cinquante dollars à compte.

– Quoi! avant livraison!

– Livraison de quoi?

– De votre femme, parbleu!

L'Irlandais toussa pour s'éclaircir la voix.

– Il n'y a rien à craindre… car… il est de fait que la petite m'aime. Voilà. Y a pas de ma faute.

Ses deux camarades se précipitèrent au dehors sous le prétexte d'aller chercher du bois. Ils ne pouvaient plus contenir une irrésistible explosion de rire. Quoi! Pat bigame, et déjà amoureux! et sans le moindre remords! Ô corruption adamique!

Il fallut bientôt changer de sujet. Pat vint les rejoindre dans la forêt, où ils se mirent à faire provision de branches mortes. Vers cinq heures et demie, Robert s'en retourna le premier, avec une charge complète sur son traîneau. Il remarqua, en s'approchant, Caton qui aboyait, à côté de Kilippa; son poil se dressait sur son dos, comme si le roquet eût éventé des loups. Il l'appela:

– Caton! Viens, mon petit!

«Mon petit» se sauva un peu plus loin, la queue entre les jambes. Au même instant, deux mains solides serrèrent le cou du Français, deux lèvres charnues s'appliquèrent sur les siennes, tandis qu'une effroyable odeur de poisson pourri lui montait à la tête… Et il entendit des mots entrecoupés:

– Mon gâasson! Mon ché gâasson!

C'était elle, la femme nº 2 de Pat O'Hara, et effroyable, et vieille, et civilisée, elle, une Tagish, à en juger par son baiser sur la bouche et son mauvais canadien de sauvagesse!.. L'infortuné Robert défaillit une seconde, appela à son aide tous les saints du paradis, glissa entre les bras qui l'enlaçaient, et, hors d'haleine, se réfugia sur la colline, à côté de Caton.

– Pas moi! moi pas!.. moi mauvais homme, très pas bon… Lui venir bientôt… là-bas…

Cependant la Tagish, pour mieux saisir sa pantomime, semblait vouloir se rapprocher. Et nul jarret, pas même celui des orignals, ne vaut celui des filles d'Alaska. Mais Tildenn apparut à l'horizon, tirant un autre traîneau, que poussait, par derrière, la victime expiatoire.

Lorsque la squaw reconnut son aimé, elle partit dans sa direction, comme une flèche. Tom qui la vit venir, ne perdit pas la tête; il lâcha sa corde, tourna autour de la charge, et poussa l'Irlandais en avant:

– Pat, c'est votre femme, je pense!

Pat hésitait: Tildenn, alors, le désigna du doigt à la sauvagesse, et elle lui sauta au cou.

– Le voilà, lui, oui, lui! C'est ça, embrassez-vous, et puis faites-nous la cuisine… Holà! Robert, Caton! qu'est-ce que vous faites là-haut!

Un cri d'angoisse l'interrompit, presque celui d'un misérable qui se noie:

– C'est pas celle que j'ai choisie!.. Il me semblait bien… Ça, c'est la femme du vieux… l'autre était toute jeunette… Oh! monsieur, monsieur (dans sa détresse, il se reprenait aux différences de caste), au secours! venez me délivrer! Aurez-vous le cœur de…

«Monsieur» se sauvait; «monsieur» cria brutalement:

– Ça n'a pas d'importance. Pat… Ne faites pas tant de bruit et allez-y gaiement! Montrez-lui le poêle…

Quoique vieille, elle était évidemment rompue aux exercices athlétiques. Elle entraînait O'Hara vers la cabane, avec la force d'un malamute, et elle criait:

– Moi, bonne à tout faire… savante, bon cook, very, very much12.

– Laissez-la faire, Pat! – cria Robert, du haut de son observatoire. – Tout ira bien, vous verrez: il est déjà sept heures!

Même Caton qui le trahit, puisque au mot de cook, il remua la queue:

– Oua! Oua!.. Vite, faites vite, monsieur Pat!

Et Pat disparut dans l'isba. La lune montait à l'horizon, la lune des amoureux. Sur la colline, Robert et Tildenn attendaient l'apaisement qui succède aux crises de demi-épilepsie.

Mais le temps paraît vite long quand on a les pieds sur la glace et la tête entourée de moustiques. Le silence, en bas, s'était fait absolu. Nos deux amis étaient devenus très sérieux. Enfin, Robert s'écria:

– Qu'est-ce que vous regardez comme ça, Tildenn?

– La cheminée, parbleu! Et vous?

– Moi aussi!.. Que diable font-ils là dedans? Voyez-vous de la fumée?

– Non… Ma foi, c'est trop fort. Je n'en puis plus, j'y vais!

Il n'eut pas la peine de descendre. Le vacarme, en bas, recommençait de plus belle. La porte s'ouvrit: l'Irlandais s'élança au dehors, avec un paquet de couvertures sur la tête; la sauvagesse s'y agrippa par derrière. Il se retourna, l'envoya rouler d'une claque en plein visage, et rejoignit ses associés au pas de course.

– Qu'y a-t-il? fit Robert, qui ne riait plus.

– Ce qu'il y a! Cornes de Belzébuth, ce n'est pas une squaw, c'est un démon. Elle sait tout: elle a voulu me faire sauter les yeux avec les pouces! et je n'aurais jamais pu m'échapper si elle n'était pas soûle!

– Soûle! Où a-t-elle trouvé du wisky?

Une certaine rougeur embellit le visage de Pat.

– Ce doit être mon flacon d'arnica qu'elle aura bu… C'est pas délicat, cette race-là.

– Mais, enfin, que vous proposez-vous de faire?

– Attendre à demain. Son père viendra chercher le reste de l'argent. Il la re…

– Vous n'y pensez pas! Nous n'avons rien mangé ce soir!

– Moi non plus. Allons-nous-en quelque part. Je ne retourne plus dans la cabane tant qu'elle y sera. J'ai fini de prendre des sauvagesses, moi, oui-da!

Et comme il était très en colère, et que deux bosses pareilles à la première lui avaient nouvellement poussé au front, Tildenn et Robert se turent: au désert plus que partout ailleurs, il faut attendre d'avoir le sang-froid comme glace avant de risquer un reproche, si légitime qu'il puisse être, à ses compagnons d'infortune.

XIII
IDYLLE ARCTIQUE

Ce fut après cette catastrophe que Robert résolut de se sacrifier à son tour pour la communauté.

Un mois auparavant, au retour d'une exploration vers les Montagnes Rocheuses, il avait campé au bivouac d'un chef chilkoot, sur les bords de l'Indian River: et ce fut là que, pour la première fois depuis son arrivée en Alaska, il aperçut une de ces jeunes Indiennes comme il y en a tant dans les récits de voyages rédigés à domicile, et si peu, hélas! dans la réalité. Elle appartenait à une autre tribu, celle de ces Thlinkits, pêcheurs du golfe d'Alaska, tellement mieux doués, au physique et au moral, que les naturels de l'intérieur. Sans doute, son large et rond visage rappelait trop encore la face si caractéristique des Aleutes; mais il était illuminé par les plus beaux yeux de tigresse apprivoisée qui se pussent rêver, et quand ils se levaient sur les vôtres, il fallait bien détourner le regard, ou rester hypnotisé. Ses bras, ses jambes, sa poitrine, que le travail n'avait pas encore déformés, et auxquels la nature avait donné sans peine ce que tant d'autres voudraient acheter au prix de n'importe quelle callisthénie, une presque parfaite eurythmie de formes, tout ce corps souple enfin de fille rouge, s'était gravé dans la mémoire du Français. Même, il avait éveillé en lui certains sentiments qu'il avait préféré ne pas analyser, et que ses soucis de prospecteur avaient comme étouffés, quand, un beau jour, le diable les ranima dans sa cervelle, au fond de cette anfractuosité que les savants appellent «niche affective». Subitement, la brune enfant y réapparut avec une précision de formes telle que Robert fut convaincu qu'elle serait la cuisinière idéale. Sans plus tarder, il partit à sa recherche, emportant avec lui les bénédictions de ses camarades.

Quarante-huit heures de marche forcée l'amenèrent au campement du chef. Après une pipe ou deux, fumées dans le mutisme qu'exige l'étiquette sauvage, il tira de sa poche un rouleau de dollars et, un à un, les fit passer d'une main dans l'autre:

– Moi chercher squaw pour cuire soupe à moi… Moi donner hiou dolla (beaucoup d'argent).

Entre cette phrase et la réponse, un quart d'heure de silence au moins s'écoula, tandis que, doucement, tintaient les écus. Il n'y a que les races civilisées pour parler à tort et à travers, aussi vite que des enfants. D'autre part, il fut tout de suite évident que le vieux Chilkoot, au contact des Yankees, avait perdu sa primordiale innocence. Car sa réponse fut singulièrement perverse:

– Combien?

Robert, pas commerçant, fit une sottise: il fixa un chiffre.

– Cinquante piastres, et puis deux fois vingt-cinq autres encore.

– Je n'en connais pas, dit promptement le chef.

– Donne-moi ta fille Thlinkit.

Justement, elle arrivait, une sorte de vase en bois sur la tête. La belle, l'admirable statue! Le Chilkoot regarda le jeune homme et secoua sa pipe.

– Aïrélouska13 n'est pas à vendre: elle, très savante, élevée par robes noires d'en bas du fleuve… Elle pour moi, grand chef… Très grand!

– Moi donner cent piastres, et puis encore cent autres.

Tin-tin!.. tin-tin…! Le vieux chef ouvrit les yeux et les oreilles, puis remua la tête, pendant que Robert achevait de la perdre.

– Aïrélouska pas vouloir se marier.

– Moi donner deux cent cinquante!

Ce prix est resté légendaire au Yukon. Il dépassait tout ce qu'avait espéré le Chilkoot. Aïrélouska était difficile à placer: elle n'avait pas cette graisse et cet estomac qui prouvent qu'une squaw peut résister au travail et se contenter de n'importe quelle nourriture. Cependant le vieux tenta un dernier gain et exprima enfin sa pensée de derrière la tête:

– Avec ta carabine?..

C'était la seule Marlin à six coups du Yukon: un véritable bijou, ne pesant que deux kilos et demi, et dont les balles à pointe de plomb et chemise de nickel s'en allaient néanmoins percer le but à mille mètres. Elle était, cette mignonne carabine, la moitié de l'âme de Robert. Désespéré, il se leva pour partir; mais Aïrélouska passa de nouveau devant la tente, avec sa fascinatrice démarche d'Ève triomphant à son insu.

– Ma carabine aussi! cria-t-il – et le cœur lui faisait mal; – et j'y joindrai deux cents cartouches sans puff-puff (fumée); mais ce sera à une condition, chef: je l'emmènerai tout de suite… tout de suite!

Ainsi devint-il maître et seigneur de la belle enfant. Une heure après, profitant des grosses eaux du printemps, au lieu de couper à travers les montagnes, il l'emmenait vers Dawson dans un canot d'écorce. Ce fut une course furieuse en pleine eau blanche, jaillissant presque sur la feuille de bouleau qui les emportait, elle, la brune fille des bois, lui, le descendant de dix siècles de civilisation, tous les deux seuls, – où donc? vers quelles rives de vie ou de mort? Il ne voulait pas se le demander… Pour mieux oublier l'avenir, qui n'est qu'un gêneur, les deux mains sous la tête, tout entier au délicieux présent, il se renversa en arrière. Il se trouvait ainsi le visage tourné vers l'Indienne, au milieu du Yukon, dont les rives commençaient à prendre le sombre vert des étés intenses et courts. Sur la double ligne de bouleaux, d'épicéas ou de peupliers qui fuyait jusqu'à l'horizon, Aïrélouska se détachait en gracieuse silhouette, le buste penché et relevé tour à tour, et ses jeunes seins bombaient sous le maillot bleu de la Compagnie de la baie d'Hudson. L'effort faisait entr'ouvrir ses lèvres, laissait voir de très petites dents serrées, des grains d'ivoire, tandis qu'elle luttait contre les tourbillons, les remous des îles, les perfides barres de sable mouvant du grand fleuve: et, à chaque coup de pagaie, à chaque flexion de poitrine, la jeune grâce haletante de ses quinze ans troublait davantage le cerveau et le cœur de son maître. La dangereuse, l'inoubliable ivresse des bords d'abîme, il la connut ce jour-là, Robert de Saint-Ours. Et c'est pourquoi, en mettant pied à terre, après cette vertigineuse descente, il saisit Aïrélouska par derrière, lui renversa la tête sur son épaule, s'en alla à ses lèvres comme courent aux sources cachées des bois ceux qui meurent de soif.

L'enfant frémit, ses yeux sauvages se fermèrent, puis se rouvrirent tout remplis de rosée. Et Robert le fou allait les boire, lorsque des cris s'élevèrent derrière eux.

– Hallo, Rob! est-ce bon à embrasser une Siwash? Elle a l'air d'être de votre goût, et, ma foi! elle est passable, la petite… Où diable avez-vous bien pu la dénicher?

Ah! ces idiots de flâneurs qui tuaient le temps à monter, à descendre, à remonter les rues de Dawson, est-ce qu'ils ne pouvaient pas, une fois, une seule fois, en leur misérable vie, laisser tranquille un honnête homme qui ne demandait qu'à être seul? Que le scorbut!.. Mais il n'y avait qu'un moyen de s'en débarrasser.

– Venez boire un coup à sa santé, gentlemen. Je vous raconterai son histoire chez Ellis, au «Nouvel Eldorado»… Aïrélouska, darling, attendez-moi ici: je reviendrai bientôt et nous irons camper plus loin.

Il ne ménagea les rasades à personne, et, quand chacun fut de belle humeur, il crut le moment propice pour un petit sermon:

– Oui, elle sera ma femme d'Alaska, ma vraie, vous savez, et je mettrai un écriteau sur la porte de mon wigwam: «Défense d'y toucher» Tant pis pour qui ne saura pas lire!

– Tra la la! Êtes-vous assez naïf, bel amoureux! cria Ellis, un méridional égaré sous le 64e degré de latitude. Votre mascotte a déjà secoué ses mocassins sur Dawson! Moi qui vous parle, tandis que vous buviez tout à l'heure, je l'ai vue prendre la piste indienne de la montagne. Ça vous apprendra à inventer de pareils écriteaux!

Robert sortit au milieu d'une explosion de rires; il courut au canot. Ellis n'avait pas menti, Aïrélouska n'y était plus. Et lui qui avait cru, lui qui s'était imaginé… l'idiot! Comme bien d'autres avant lui, à commencer par Pat, il s'était fait jouer! Mais il pouvait, sans doute, encore la rattraper, s'il se jetait à sa poursuite. Rempli de colère, il prit donc le sentier de la montagne qui surplombe Dawson à l'est. Aïrélouska pouvait courir plus vite que les biches du Klondike: il saurait bien la retrouver, dût-il battre toutes les forêts inexplorées du nord, ou relever un à un ses pas au travers des mousses et des pins centenaires, jusque dans les marais où se rembuchent les bêtes blessées à mort. Et quand, à bout de forces, elle se laisserait rejoindre, alors, oh! alors, il sauterait dessus, il l'étreindrait à faire jaillir de sa peau dorée tout son sang de sauvagesse… Mais par où avait elle passé? Qui aurait pu le dire?

«Mon Dieu, faites que je la retrouve!» dit-il en passant devant la chapelle catholique.

Et, afin de reprendre haleine, il s'assit sur l'unique marche de bois pourri. La nouvelle église des Pères Jésuites, en bas, sur le bord du fleuve, n'était pas encore terminée et l'isba des anciennes missions russes était, en attendant, devenue leur sanctuaire. Elle dominait tout ce marécage que forme la jonction du Klondike et du Yukon, où, trente et un mois auparavant, Leduc, le scieur de long, avait fiché une planche sur laquelle il avait crayonné: Dawson City! Depuis, cinquante mille chasseurs d'or s'y étaient rués des quatre coins du monde, en cette année 1898. Robert les voyait se remuer à ses pieds, monter, descendre cette grand'rue, où ils aimaient à s'entasser vingt heures sur vingt-quatre, sans parler, sans s'arrêter, mais toujours avec le même mouvement d'automates, comme des bêtes qui tournent dans leur cage. Plusieurs avaient des visages désespérés de damnés qui attendent Dieu. Et Dieu ne venait pas. Quelques-uns plus heureux, vautrés à côté d'innombrables chiens dans les rues transversales, la tête sur une pierre, rêvaient; leurs lèvres, parfois, s'entr'ouvraient pour de folles paroles, des histoires de découvertes, des revendications que personne n'écoutait, ou bien encore, dans une extase qui était presque la mort, ainsi que Jacob sur la route d'Haran, ils recevaient les promesses d'en haut: «Je te garderai partout où tu iras, et je te donnerai la terre sur laquelle tu dors…»

Et toujours d'autres mineurs arrivaient des placers, par le Yukon ou la montagne, avec de petits sacs d'or qu'ils avaient hâte d'aller vider loin du désert, sur les bars, dans les théâtres, dans cette Cinquième Rue dont les habitantes parlaient presque toutes le français. – Robert y pensa, un moment, avec une véritable humiliation. Qui donc racontait qu'on n'émigre pas en France? Ce quartier spécial était la preuve du contraire: il était aussi une vivante explication de la bonne opinion qu'on a de nous à l'étranger… Puis, laissant son regard s'envoler par-dessus cette tourbe, il aperçut soudain claquant au vent, le drapeau tricolore de l'agence consulaire. Il dominait le nord de la ville et semblait abriter l'hôpital où d'autres Françaises, elles aussi, étaient venues de Québec, pour guérir les cœurs et quelquefois les âmes… Robert, alors, sentit à la fois la bassesse et la grandeur de sa race gauloise, pétrie d'amour. Puis, le murmure de Dawson reprit tout entier son cerveau, monstrueuse exhalaison des milliers d'énergies grouillant là dans leurs débauches, dans leurs rêves, dans leurs misères et dans leurs richesses.

Et, comme il écoutait, une voix bien connue frappa ses oreilles et le fit tressaillir, toute proche. Il se retourna, ouvrit la porte, aperçut celle qu'il poursuivait. Debout, devant l'autel, Aïrélouska, les bras en croix, la tête levée vers le crucifix, Aïrélouska priait à haute voix. Son attitude extatique était celle que les missionnaires du Yukon aiment à enseigner à leurs catéchumènes. Une bouteille où brillaient des mouches phosphorescentes éclairait en guise de veilleuse la porte du sanctuaire, et ce fut à leurs intermittentes fusées de lumière que Robert put voir l'Indienne. Elle disait:

– Ô mon Dieu, mon Père qui m'as faite! la robe noire avait dit que j'irais plus tard à ton service, aux missions des voiles blancs d'en bas du fleuve. Pourquoi m'as-tu laissé vendre à un mineur?.. Tu sais comme je t'aime: pourquoi ne veux-tu pas de moi?.. La robe noire disait…

Quand elle songea à aller regarder le soleil au dehors, il rasait déjà les montagnes: comme il devait être tard! Elle descendit en courant, traversa Dawson, s'en alla droit au canot. Ellis, qui l'aperçut, cria quelque chose d'inintelligible. Sûr, son maître allait la battre.

12.«Bonne cuisinière, très, très beaucoup».
13.Lune blanche.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
181 s. 3 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre